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METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I-
Recherches historiques sur les conceptions mythologiques et
astronomiques précédant la philosophie aristotélicienne
4
5
METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I-
Recherches historiques sur les conceptions mythologiques et
astronomiques précédant la philosophie aristotélicienne
PAR
Régis LAURENT
VILLEGAGNONS-PLAISANCE EDITIONS
16 bis rue d’Odessa
75014 PARIS
www.editions-villegagnons.com
6
7
A paraître aux éditions villegagnons-plaisance :
METAPHYSIQUE :
- Régis LAURENT : Métaphysique du temps chez Aristote - II -
POESIE METAPHYSIQUE :
- VILLEGAGNONS : Bisinca
VILLEGAGNONS-PLAISANCE EDITIONS, 2009
ISBN: 978-2953384604
8
9
A Frédéric…
Remerciements:
Correction du manuscrit :
Chloé, Claudine, Jacqueline
Couverture et dessin : Armelle Trouxe
Mise en page : Olivier Guillaume
10
11
SOMMAIRE
PROLOGUE ..................................................................................... 15
LE TEMPS DANS LE PROTREPTIQUE D'ARISTOTE.
INTRODUCTION ET PROBLEMATIQUE .................................... 19
A. DE L’ÉTERNITÉ À LA TEMPORALITÉ: DE L’INITIATION. ............. 28
B. DE LA TEMPORALITÉ À L’ÉTERNITÉ : DE LA SAGESSE DANS LA
DURÉE. ............................................................................................ 43
II. LE TEMPS DANS LA POÉSIE GRECQUE TRAGIQUE
& DANS LA POÉSIE ÉPIQUE D'HOMÈRE. LE TEMPS
CIRCULAIRE INTROUVABLE. ..................................................... 53
A. DU DESTIN OU LA POÉSIE TRAGIQUE COMME TECHNIQUE DE
VOILEMENT DU TEMPS. .................................................................... 58
B. DU HÉROS OU LA POÉSIE ÉPIQUE COMME TECHNIQUE DE
DÉVOILEMENT DU TEMPS. ................................................................ 68
III. LE TEMPS DANS LA MYTHOLOGIE D'HÉSIODE &
DANS LA THÉOPHANIE PYTHAGORICIENNE. LES
SOURCES SACRALES DU TEMPS CIRCULAIRE DANS LA
GRÈCE CLASSIQUE. ...................................................................... 85
A. DU MYTHE DE CRONOS OU LA STRUCTURATION DU TEMPS
UNIVERSEL EN «ÂGES DU MONDE». ................................................. 87
B. DES MYSTÈRES PYTHAGORICIENS OU LA STRUCTURATION DU
TEMPS DE L’HOMME EN PHASES DE VIE INDÉPENDANTES DE L’UNITÉ
CORPORELLE. ................................................................................ 113
IV. DU TEMPS MYTHIQUE PLATONICIEN AU TEMPS
SCIENTIFIQUE IONIEN. LES RACINES DE LA
PHILOSOPHIE DU TEMPS D’ARISTOTE. ................................ 129
A. DE L’IDÉOLOGIE PLATONICIENNE OU LE TEMPS MYTHIQUE
COMME TENTATIVE DE VOILEMENT DU TEMPS INITIATIQUE. .......... 133
B. DE LA SCIENCE ASTRONOMIQUE IONIENNE OU L’AVÈNEMENT DU
TEMPS CONCEPTUEL COMME OUVERTURE DU MONDE VERS LE
DEVENIR. ....................................................................................... 165
BIBLIOGRAPHIE ......................................................................... 225
INDEX NOMINUM ....................................................................... 237
12
13
«Poursuivre des oiseaux au vol:
voilà ce que serait la rech erche de la vérité.»
Proverb e de source indéterminée cité pa r :
ARIST OTE, Métaph., , 5, 1009b 40
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
15
PROLOGUE
Ce livre est le premier chapitre de notre thèse de
doctorat en philosophie effectuée entre septembre 2001 et octobre
2008. Nous ne présentons que cette partie dans la mesure où la thèse
développée dans les deux autres a posé problème, tant aux premiers
lecteurs que furent les universitaires qu’à nous même. En effet, une
dichotomie s’est imposée à la fin de sa rédaction dont nous avons eu
le plus grand mal à déterminer l’origine ou les influences éventuelles.
De plus, nous n’étions pas encore persuadés de sa valeur heuristique et
de sa fidélité avec la pensée même d’Aristote. Cette thèse consisterait
à avancer que l’on pourrait distinguer qualitativement, mais pas
séparer quantitativement, l’existence et l’être du temps. Nous avons
donc soumis notre développement à un nouvel examen qui a consisté
à revoir l’ensemble de nos sources afin de vérifier, point par point, les
tenants et les aboutissants d’une telle prise de position théorique.
Nous ne proposons ici que les sources grecques ; les sources
médiévales, dont le thomisme, seront abordées dans la deuxième
partie, en marge de nos analyses textuelles du corpus aristotélicien. Ce
livre présente ce qui nous a semblé constituer les conditionnements
qui ont pesé sur la résolution de la question du temps effectuée par le
Stagirite. La méthode dite historico-sociologique qui sera développée
est empruntée au français Pierre-Maxime Schuhl
3
et notre exégète des
textes aristotéliciens sera également un universitaire des années 30,
Werner Jaeger. Nous sommes revenus à cette méthode par le
3
Cette méthodologie est exposée dans sa thèse de doctorat parue sous le titre Essai
sur la formation de la pensée grecque. Introduction historique à une étude de la
philosophie de Platon. P.U.F, 1934, pp. 7-12.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
16
truchement de notre formation en linguistique
4
. L’apport de la
linguistique de Ferdinand de Saussure est fondamentalement
incompatible avec la méthode historico-comparative, pourtant utilisée
également par Werner Jaeger, et qui perdure au sein des Universités.
Nous privilégierons donc la voie dénotative, par le biais de la
sociologie, à la voie connotative, avant d’inverser ce rapport en
métaphysique. Il sera donc peu question d’Aristote et encore moins de
métaphysique ici. Néanmoins, nous pensons que la sélection des
sources grecques effectuée rendra déjà manifestes les options
théoriques qui seront rejetées par la suite. Si la substance peut être
définie comme tout ce qu’elle n’est pas, la position d’Aristote au sujet
du temps peut également être déterminée par tout ce qui est rejeté par
son modèle en cours de conceptualisation.
Nous n’avions, au début de ce travail, qu’une connaissance sommaire
du temps grec précédant l’époque dans laquelle vivait Aristote. Or, il
nous semblait qu’il était impossible de traiter cette notion dans le
corpus aristotélicien sans, avant tout, engager ces quelques recherches.
Nous ne nous serions jamais lancés dans cette entreprise de
reconstruction sans le travail remarquable effectué par Catherine
Darbo-Peschanski du C.N.R.S. C’est à partir de son ouvrage
Construction du temps dans le monde grec ancien
5
que, pierre par
pierre, nous avons tenté de dresser un paysage historique rendant
compte de la notion de temps avant Aristote. C’est ce qui justifie le
sous-titre de ce livre : Recherches historiques sur les conceptions
mythologiques et astronomiques précédant la philosophie
aristotélicienne. Ensuite, l’ensemble des informations collectées n’a
pas été rangé selon un modèle historique. Notre but, au sein de ce
travail, n’est nullement de faire une étude historique. Pour cela, il
aurait, du reste, fallu un concept de temps initial. Or, ce concept de
temps occidental, utilisé par les historiens, est largement redevable à
la modélisation d’Aristote. Ainsi, nous nous serions retrouvés au cœur
d’une véritable pétition de principe qui aurait consisté à inscrire le
4
La première version du travail de Werner JAEGER, qui est un prolongement de sa
thèse de doctorat de 1912, a été rédigée en allemand sous le titre ARISTOTELES.
Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, en 1923. La version en anglais
est parue en 1948. La traduction française que nous avons utilisée, a été effectuée à
partir de ces deux textes par Olivier SEDEYN et est parue aux éditions de L’Eclat
en 1997.
5
Catherine DARBO-PESCHANSKI (sous la direction de), Constructions du temps
dans le monde grec ancien, C.N.R.S, 2000, 493 p.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
17
temps que nous recherchions sur un temps implicitement déjà défini.
Les éléments collectés ont donc été soumis aux concepts en cours de
dévoilement sans présupposé historique. Ainsi, l’on verra
successivement des interrogations sur la distinction entre temps
linéaire et circulaire, des questionnements sur la notion d’intervalle ou
encore des réflexions sur la notion de télos ; tout cela afin de préparer
au mieux la réflexion métaphysique qui suivra.
Les occurrences des philosophies qui ne sont pas grecques, au sein de
cette étude, ne se justifient que par la didactique. C’est à cette seule
fin que nous parlerons compendieusement de F. Nietzsche, G.W.F
Hegel, M. Heidegger, ou encore G. Vico. C’est parce que certains ont
déjà une connaissance de ces pensées que nous nous sommes appuyés
sur ce savoir afin de parvenir plus rapidement à la compréhension des
thèses qui seront émises. En outre, nous pensons fermement qu’une
démonstration sans conviction ne sert que celui qui la produit
6
. Quant
au rapport de la pensée du Stagirite à celle de Platon, nous espérons
que ce travail montrera, de manière aussi limpide que possible, la
distinction existant entre une idéologie et une véritable pensée
conceptuelle. Disons-le ici, nous ne soutiendrons nullement la thèse
convenue selon laquelle il y aurait une filiation obvie entre ces deux
pensées. Ce lien sera brisé en revenant au pythagorisme. Il nous
semble qu’on a tôt fait d’avancer que Platon serait un grand
représentant du pythagorisme alors que, nous le verrons, il nous
semble que la maîtrise aristotélicienne de la pensée des pythagoriciens
est bien supérieure. Le lecteur pourra considérer que l’on passe trop de
temps sur le pythagorisme ne voyant pas, d’emblée, l’intérêt d’une
telle étude afin de rendre compte de la pensée du Stagirite. Il faut bien
souligner ici que l’enjeu d’un tel travail va déterminer ensuite le
rapport entre la philosophie de Platon et celle d’Aristote. On avancera
également que la place que nous donnons au théologue que fut
Hésiode n’est pas compatible avec la vision habituelle de l’histoire de
la philosophie. Nous répondrons que cette place ne doit pas être
entrevue selon un modèle historique linéaire ; elle ne se justifie qu’eu
égard à une question particulière qui est celle de la nature du temps.
Enfin, on sera probablement surpris par les sources «phéniciennes»
que nous dégagerons afin de saisir la vision ionienne du monde. Nous
6
Cf. Fernando GIL, La conviction, Flammarion, 2000 (p. 224, pour s’en tenir à la
théorie de la connaissance aristotélicienne).
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
18
avons songé, à plusieurs reprises, à abandonner cette partie
conflictuelle de notre travail. Mais, c’est encore une fois notre
compréhension du pythagorisme qui justifiera une telle prise de
position.
Nous présenterons donc notre étude sur le temps grec précédant la
pensée du Stagirite par un commentaire d’un de ses premiers livres, le
Protreptique
7
. Nous verrons alors se dégager deux temps différents,
un temps initiatique circulaire d’inspiration platonicienne et un temps
philosophique dont Aristote serait le défenseur. Afin d’interroger cette
dichotomie, nous retournerons aux conceptions poétiques. Les
Tragiques nous permettront d’offrir une première esquisse du temps
grec. Ensuite, l’œuvre épique d’Homère montrera le nouage existant
entre la notion grecque de temps et la sphère religieuse. L’œuvre
d’Hésiode viendra parachever cette vision initiatique. C’est alors que
nous plongerons au sein du pythagorisme. Notre compréhension de ce
courant nous permettra alors de bien distinguer cette vision du monde
de celle des Ioniens. Nous tenterons, ensuite, en revenant aux premiers
penseurs ioniens que furent Thalès et Anaximandre, de montrer que
c’est bien cette vision milésienne du monde qui semble avoir été
retenue par la pensée aristotélicienne afin de fonder sa première
modélisation du concept de temps. Enfin, dans notre prochain
ouvrage, nous verrons revenir les pensées des théologoï. C’est la prise
en compte de ce retour des notions de l’école «italique» qui nous
contraindra à nous interroger sur la division entre être et existence du
temps. On «supposera» que cette division pourrait trouver une assise
au sein même de l’histoire de la pensée, dans cette lutte entre la vision
ionienne du monde et celle dite «italique». Le pythagorisme en
proposera une synthèse fragile, synthèse sans cesse à dénouer et à
renouer afin de comprendre les tensions qui ont traversé la pensée
grecque.
7
Il est difficile de comprendre un commentaire de texte sans avoir, en premier lieu,
lu le texte lui-même. Cette lettre d’Aristote est disponible, en français, sur notre site
internet : www.aristote.net1.fr.
LE TE M PS D ANS LE PR OT RE PT IQ UE
D'AR IS T O TE .
IN T RO DUC TI ON ET P R OB LE MA TI QU E
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
20
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
21
«Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don
qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons
tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature
enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne
limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je
t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde,
afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne
t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-
même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur
habile, tu achèves ta propre forme.»
Jean Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate.
8
Des trois ouvrages de jeunesse d'Aristote, retrouvés ou
reconstitués à partir d’éléments doxographiques à la fin du XIXe
siècle, que sont l'Eudème, le papyrus Sur la philosophie et le
Protreptique, ce dernier demeure, de l'avis du plus grand nombre, un
texte incontournable afin d'introduire la pensée du Stagirite
9
. Nous
allons proposer un commentaire de cette introduction à la philosophie,
qui peut manifestement servir d'introduction générale à la philosophie
tant les problématiques rencontrées et leurs résolutions détermineront
notre compréhension de cet art grec pour les siècles qui suivront.
L’analyse détaillée de cette lettre nous permettra ensuite de disposer
d’une base saine afin d’appuyer notre développement sur le temps au
sein de ce vaste corpus aristotélicien.
Précisons, en premier lieu, que l’approche que nous souhaitons
développer qui consiste à mettre en avant le Protreptique comme
point de levier d’une compréhension raisonnable de l’œuvre du
Stagirite n’est pas arbitraire. Nous ne faisons par là que reprendre une
ancienne tradition philosophique qui avait fait de ce texte un véritable
«manifeste», comme l’avance le Canadien D.-S. Hutchinson
10
:
«Aristotle’s Invitation to philosophy was among the most famous and
influential books of philosophy in the ancient world. For about a
millennium, from the middle of the fourth century BCE, when the
Cynics philosopher Crates read it to a shoemaker in his workshop in
Athens, to the early sixth century CE, when the neo-platonist
8
Jean PIC de la MIRANDOLE, De la dignité de l’homme, trad. Yves Hersant, éd.
L’Eclat, 1993.
9
Bertrand DUMOULIN, Recherches sur le premier Aristote (Eudème, De la
philosophie, Protreptique), Vrin, 2000 (1981).
10
D.-S. HUTCHINSON & M.-R. JOHNSON, Aristotle. Invitation to Philosophy,
Toronto, 2002, p. 2.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
22
philosopher and stratesmen Boethius, languishing under sentence of
death in a prison cell in Ravenna, recalled ideas from the mind and
adapted them in his own Consolation of Philosophy, Aristotle’s book
inspired dozens of generations of readers to appreciate a
philosophical approach to life.”
Depuis Cicéron (Ier siècle av. J.-C.) avec son Hortensius
11
, véritable
exhortation à la philosophie destinée aux citoyens romains, jusqu'à
Boèce (VIème siècle) avec son ouvrage La consolation de
philosophie
12
, la majorité des protreptiques sont une reprise de cette
introduction à la philosophie du Stagirite. Toutefois, reprendre une
tradition sans en comprendre les raisons, c’est prendre le risque de
reproduire les erreurs de l’histoire. Si nous voulons commencer par un
des premiers écrits d’Aristote, c’est qu’avant tout nous pensons, avec
le philologue Werner Jaeger, qu’il est possible de trouver une
cohérence temporelle dans les changements d’une pensée d’un auteur.
En cela, nous ne partageons nullement la conception systémique des
interprètes aristotéliciens tel Octave Hamelin
13
. S’il existe un corpus
fini de textes du Stagirite, cette finitude n’implique pas qu’il faille
recourir à une approche synchronique des concepts, comme l’énonce
clairement ce philologue
14
:
«Le système ne signifie donc pas la façade visible extérieurement, la
construction dogmatique et sans vie d’un savoir total, édifié à partir
d’un ensemble multiple de découvertes et de disciplines particulières,
mais la hiérarchie profonde de concepts fondamentaux qu’Aristote fut
le premier à réaliser.»
Or, si nous voulons analyser la croissance d’un concept au sein d’une
pensée, il nous faut admettre avant tout que celle-ci possède le
changement au niveau du fond conceptuel, c’est-à-dire que la pensée
ne jaillit pas d’un seul coup à la manière stoïcienne. Notre tâche étant
ensuite d’analyser le concept de temps, ces précisions
méthodologiques nous permettront de ne pas confondre le fond avec la
11
L’ouvrage est perdu. Pour une reconstruction historique, se référer à Michel
RUCH, L’Hortensius de Cicéron. Histoire et reconstruction, Paris 1958 et pour un
prolongement sur la dimension initiatique de cette philosophie, «Cicéron et
l’Orphisme.», Revue des Etudes Augustiniennes, 1960, vol. VI, n° 1, pp. 1-10.
12
BOECE, La consolation de philosophie, intro. & trad. par Jean-Yves Guillaumin,
Les Belles Lettres, 2002 (trad. 1973, éd. Loeb).
13
Octave HAMELIN, Le système d’Aristote, 1985 (1920). De plus, Octave
Hamelin ne consacre aucune partie au temps dans le corpus aristotélicien, comme si
le temps était absent de la pensée du Stagirite.
14
W. JAEGER, Aristote, Fondements pour une histoire de son évolution, trad. de
l’anglais par O. Sedeyn, éd. L’éclat, p. 387.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
23
forme que nous souhaitons saisir, c’est-à-dire les changements de la
pensée du Stagirite sur le temps avec notre compréhension historique
des changements au sein d’une pensée en général. Il est, de plus,
difficile d’aborder cette philosophie sans distinguer quelques strates
historiques qui constituent aujourd’hui des présupposés. Par exemple,
Raymond Weil confessait il y a finalement si peu de temps
15
:
«Il est finalement difficile de dépouiller l’étude d’Aristote de tous les
Aristoteles dixit que l’on a pu détacher de son œuvre…»
Son œuvre, telle qu’on l’envisage aujourd’hui, est recouverte
d’interprétations si nombreuses qu’il est de nos jours délicat de
déterminer à quel courant de pensée appartient telle ou telle
interprétation. Il nous semble cependant que l’influence majeure fut
celle des néo-platoniciens et que l’enseignement des textes du
Stagirite doit encore beaucoup à ce courant majeur de la pensée
occidentale. De plus, si l’on considère que cet enseignement ne
constituait qu’une prolongation de celui qui était professé au sein de
l’Ecole d’Athènes elle-même, on ne saurait passer outre cette
influence historique. L’Ecole d’Athènes, dont l’enseignement
commence à Platon (IVe siècle av. J.-C.) pour finir à Damascius (VIe
siècle), demeure donc une source majeure qui irrigue toujours notre
compréhension actuelle de la pensée d’Aristote
16
. Au sein de cette
école, l’enseignement d’Aristote se faisait avant l’enseignement de
Platon et cela pour des raisons qui ne laissent nulle place à la
chronologie historique, comme le précise Marie-Claire Galparine
17
:
«Aussi, il y a des étapes dans la paideia philosophique et un ordre
obligé : on commence par Aristote. Ce sont les « petits mystères »
dont nous parle Marinus dans la vie de Proclus. A ceux-là doivent
succéder les « grands mystères » platoniciens et chaldaïques. Le
corpus des études est présenté comme une initiation. Et l’époptie, la
vision du dieu est au plus profond du sanctuaire dans l’aduton du
temple.»
15
R. WEIL, «De l’état présent des questions aristotéliciennes», in L’information
littéraire, 1959, n° 1; cf. également son ouvrage Aristote et l’histoire, Klincksieck,
1960.
16
C’est le décret Justinien de 529 qui ordonnera la fermeture de l’Ecole d’Athènes
au nom de la lutte contre, je cite: «…l’enseignement des hérétiques, des juifs et des
païens.», Cod. Just. , I, 5, 18, 11, 10, in Corpus juris civilis, I II, éd. Krueger.
17
Marie-Claire GALPARINE, introduction à sa traduction du livre de
DAMASCIUS, Des premiers principes. Apories et résolutions, Verdier, 1987, p. 15.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
24
Que l’enseignement de la philosophie soit en même temps une
initiation religieuse, voilà ce que recouvre le terme de «secte»
18
.
Lorsque Diogène Laërce (IIIe siècle) écrira son histoire de la
philosophie, qui demeure un témoignage incontournable pour les
études antiques, il intitulera naturellement son ouvrage Vie, doctrines
et sentences des philosophes illustres de chaque secte
19
. Ce n’est qu’à
la lumière de cette dimension que l’on peut comprendre pourquoi,
sous l’empire romain, la religion chrétienne adoptée, on fera fermer
les écoles philosophiques, non pour condamner un savoir vain, mais
bien pour empêcher le développement des initiations qui ne seraient
pas encadrées par les rites de cette religion élue
20
.
Si donc, au sein de l’Ecole d’Athènes, l’enseignement était
accompagné d’une «initiation», la progression par apories successives
du savoir devant mener à la vision du dieu, notre intention dans le
présent travail sera tout autre. En effet, cette vision propédeutique
entraîne, ce nous semble, un présupposé théorique trop lourd à porter
au regard des faits historiques : la convergence supposée des thèses
platoniciennes et celles développées par le Stagirite. A faire tendre le
savoir vers une unification béate au nom d’une théologie qui se devait
d’être une synthèse de toutes les connaissances (symphonia), on a
voulu confondre les thèses de Platon et celles d’Aristote jusqu’à
réduire la pensée du deuxième à la pensée du premier. On a avancé
récemment [Rémi Brague, 2008] que cette union sacrée entre Platon et
Aristote aurait duré jusqu’à l’œuvre du Byzantin Georges Gémiste (dit
Pléthon, XVe siècle) qui, lors d’un concile à Florence en 1439, scellera
ce divorce. Se rangeant du côté de Platon, son œuvre traduite par
Marsile Ficin en 1484, offrira alors à la Renaissance sa vision
historique qui culminera lors de la Réforme. On ne peut imaginer
18
Ce terme de «secte» n’a pas le sens péjoratif que lui a légué l’histoire romaine.
Au sens grec «hetaireia» (une hétairie) est une association d'amis, de compagnons,
forme corporative que toutes les écoles philosophiques ont revendiquée.
19
Selon les manuscrits, le titre de cet ouvrage est fluctuant. Toutefois, selon le
traducteur Robert Genaille, c’est ce titre qu’il convient d’adopter même si, paradoxe
des paradoxes, c’est un autre qui a été retenu pour l’édition Garnier-Flammarion de
1933 et celle de poche de 1965, titre tronqué de cette dimension initiatique, p. 10.
Constat identique dans la nouvelle traduction chez Le Livre de Poche, (La
Pochothèque, Classiques modernes, trad. sous la direction de Marie-Odile Goulet-
Cazé. Intro., trad. et notes de J.-F. Balaudé, L. Brisson, J. Brunschwig, T. Dorandi,
M.-O. Goulet-Cazé, R. Goulet et M. Narcy).
20
Cf. Pierre HADOT, Le problème du néoplatonisme alexandrin, Hiéroclès et
Simplicius, pp. 9-10, Paris, 1978.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
25
ensuite l’ampleur des efforts constants et répétés fournis, tant en
France
21
qu’en Italie ou encore en Pologne
22
, par le courant thomiste
de l’Eglise catholique, afin d’introduire de nouveau l’œuvre du
Stagirite comme étalon du savoir. L’analyse du concept de temps chez
Aristote sera pour nous l’occasion de montrer que la filiation
théorique entre Platon et Aristote demeure problématique.
Nous partirons donc des premiers textes du Stagirite afin de trouver
les racines de son questionnement sur le temps. Cette étude, au lieu de
remonter vers les mystères platoniciens, à la manière de
l’enseignement prodigué au sein de l’Ecole d’Athènes, descendra vers
le réalisme humain où l’on rencontrera le plus grand élève du Lycée,
Théophraste. N’est-ce pas, du reste, suivre le cours de l’histoire que de
descendre vers le travail philosophique de Théophraste plutôt que de
remonter vers la pensée platonicienne ? Peut-on continuer à envisager
l’œuvre d’Aristote avec un enseignement de type platonicien ? N’est-
ce pas tout simplement nier la réalisation de sa pensée au sein du
Lycée ? Durant toute la première partie livrée au sein de cet ouvrage,
nous tenterons également, en suivant cette thèse, de chasser la
dimension initiatique du savoir qui ne nous semble pas une dimension
propre à sa philosophie. Pour arriver à pareille fin, nous proposons de
commencer par le début en commentant le Protreptique.
Quel est le statut du temps dans cette lettre officielle écrite par le
Stagirite ? Ensuite, nous tenterons d’introduire la problématique
dégagée dans son contexte historique afin de donner chair aux
concepts mis en avant. Nous verrons alors que c’est la figure
d’Hésiode qui se dégagera sous les strates historiques que nous
soulèverons. Si Homère doit être considéré comme «le prince de la
tragédie», Hésiode devra être considéré comme le maître de la vision
grecque du temps, avant l’arrivée de la thèse magistrale du maître des
philosophes que fut Aristote.
21
Cf. Etienne GILSON, Le Thomisme, introduction au système de Saint Thomas,
1919, 6ème édition.
22
Par exemple l’école de Llov, en Pologne, est fondée suite à l’encyclique Aeterni
Patris de Léon XIII du 04 août 1879, encyclique qui prônait un retour à la
philosophie d’Aristote.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
26
Le Protreptique est une lettre assez conséquente adressée à Thémison,
un prince de Chypre
23
. Ce type de missive adressée à un souverain
faisait partie des civilités auxquelles les membres d’une école devaient
s’adonner afin de rechercher une protection, mais aussi les moyens de
fonctionnement financiers d’une telle institution. En effet, comme
l’avance Aristote dans cette même lettre, la philosophie ne peut et ne
doit procurer aucun profit économique; c’est pourquoi son devenir
dépend en grande partie d’un financement qui lui est extérieur. Je cite
ce fragment tiré du Protreptique [fragment 52]
24
:
«Ceux qui se préoccupent de philosophie ne reçoivent pas de
rétribution de la part des hommes.»
C’est d’ailleurs la situation dans laquelle se retrouvera Aristote après
avoir quitté l’Académie. Platon ayant nommé à sa succession son
neveu Speusippe
25
, afin que cette école reste au sein de sa famille
26
,
23
D’après Rémi BRAGUE, ARISTOTE aurait eu 33 ans lors de la rédaction de
cette lettre datée de - 350. Elle serait une réponse à un texte d’ISOCRATE intitulé
De l’échange, in Aristote et la question du Monde, P.U.F, 1988, p. 58. En effet,
Aristote est né en - 384 à Stagire (près de l’actuelle Stavro, au nord-ouest de la
Chalcidique); on lui attachera donc l’épithète moderne d’Aristote «le Stagirite». On
ne peut comprendre pourquoi Aristote aurait répondu à l’Antidosis d’Isocrate (-436,-
330) si l’on ignore que son école était la rivale de l’Académie. Stagire ayant été
détruite, Aristote mourra dans la demeure familiale maternelle, à Chalcis, l’actuelle
capitale de l’île d’Eubée, en - 322. On ne saurait rien de cette lettre si un autre
philosophe, JAMBLIQUE (250,330), n’en avait pas repris de larges extraits dans
son propre Protreptique, un demi-millénaire plus tard, cf. Jamblique, Protreptique,
trad. Edouard des Places, Les Belles Lettres, 1989.
24
Fragment 52, trad. de l’anglais par Yvan Pelletier, fragment retrouvé dans le
Protreptique de Jamblique, VI, 40, 15 ; cf. également, XENOPHON, Mémoires sur
Socrate, I, VI; plus tard, les Stoïciens reprendront cette thématique qui consiste à
avancer que sont des sophistes les penseurs qui demandent une rémunération contre
leur pensée.
25
ARISTOTE se procurera les livres de SPEUSIPPE en les achetant à prix d’or,
trois talents (18000 francs-or), selon Diogène LAERCE, Vie…, I, p. 200, qui reprend
un témoignage de PHAVORINOS (Mémoire, livre III). C’était le prix à payer pour
connaître l’évolution théorique de l’Ecole, dont il avait voulu être le maître et dont il
sera à jamais séparé, Penser avec Aristote, Eres, 1991, p. 417. (Allocution de J.
Brunschwig au colloque de l’U.N.E.S.C.O. organisé à la mémoire d’Aristote).
26
Le père de PLATON était Ariston, un proche de Périclès, qui serait un des
derniers descendants de la royauté athénienne, celle de Cèdrus. Sa mère, Perictoné,
serait de la branche même de SOLON. L’échec poétique (ses trois premiers
ouvrages) et politique de Platon (l’affaire Socrate...), l’amena naturellement à
défendre une institution puissante: l’Académie. On comprend par là quel risque il y
avait à nommer ARISTOTE à la tête de l’Ecole, lui qui n’était qu’un métèque.
Aristote, en effet, n’était pas athénien, loin de là, il était macédonien.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
27
Aristote trouvera en Hermias une nouvelle protection avant qu’il
n’accepte l’invitation du roi de Macédoine et qu’il ne devienne le
précepteur du prince Alexandre
27
. A partir des fragments conservés de
cette lettre, nous montrerons qu’Aristote développe de nombreuses
conceptions philosophiques dont une partie rend compte de sa
première conception du temps. Dans un premier temps, nous avons
tenté de dégager un concept de temps ayant une certaine univocité,
mais force a été de constater qu’il en existe manifestement deux, bien
distincts, qui se chevauchent et qui se croisent, sans qu’Aristote en ait
la pleine conscience. Précisons encore qu’il s’agit d’un écrit de
jeunesse, que le philologue Werner Jaeger pense pouvoir situer
chronologiquement avant l’Ethique à Eudème, et que nous plaçons,
pour notre part, en introduction de ce travail philosophique sur le
temps, pour des raisons didactiques.
La première conception du temps exposée est celle qui place l’éternité
avant la temporalité humaine, conception dont nous tenterons de
trouver les racines au sein des croyances orphiques et
pythagoriciennes. Ce serait une certaine initiation, une certaine
révélation, qui rendrait possible le déclenchement d’une série
28
, la
temporalité humaine. La seconde approche du temps s’oppose à la
première dans la mesure où celle-ci consiste à placer l’éternité comme
point final d’une série ; la contemplation du Bien étant une quête
nécessitant un temps long d’apprentissage. Nous essayerons de
développer de façon plus approfondie la première conception du
temps. Pourquoi ? Car c’est celle dont Aristote est redevable à Platon,
conception qu’il abandonnera assez rapidement puisque l’on verra que
déjà, dans cet essai de jeunesse, une autre conception vient poindre au
seuil de sa recherche d’autonomie. Une deuxième conception est en
germe dans ce texte, c’est celle qu’Aristote conservera dans toute son
œuvre. Considérons donc, en premier lieu, l’approche temporelle
héritée de l’enseignement de Platon dont Aristote restera l’élève
pendant une vingtaine d’années.
27
Sur ce passage, on peut se référer au chapitre V du livre de W. JAEGER,
Aristote, Fondements pour une histoire de son évolution, ouvrage déjà cité.
28
Le premier terme d’une série sera appelé hénade, par les néoplatoniciens comme
SYRIANIUS, JAMBLIQUE et PROCLUS. On retrouvera aussi ce terme au sein de
la philosophie de PLOTIN, synonyme de celui de monade, comme dans la pensée de
G.W. LEIBNIZ.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
28
a. D e l ’ é te rn i té à l a t e m po r al it é: d e
l ’ i n i t i a t i o n .
Le but d’Aristote dans cette lettre sera de sensibiliser Thémison à la
sagesse philosophique. Une définition de celle-ci est donnée dans la
partie XI
29
:
«Nous posons donc en principe que le bonheur est la sagesse et une
sorte de savoir, ou bien la vertu, ou encore la joie la plus grande, (ou
même) tout cela ensemble.»
30
Aristote défend la thèse selon laquelle la sagesse est le bonheur par
excellence ; s’il existe d’autres sources de bonheur, c’est bien le
bonheur de la contemplation qui est coextensif à la sagesse suprême.
Son argumentation est construite autour d’une opposition entre les arts
d’imitation d’en bas (de la nature) et les arts d’imitation d’en haut (du
Ciel). Si les arts comme la médecine, l’architecture, la gymnastique,
se contentent d’imiter la nature
31
, la philosophie est une sorte
29
Nous nous appuyons sur la nouvelle traduction de Jacques FOLLON (Mille-et-
une-nuits, 283, 2000) qui a été effectuée à partir des bases textuelles de Ingemar
DURING (Göteborg, 1961), A.H. CHROUST (Notre Dame, I.N. 1964) et David
ROSS (1955). En 1999, Yvan PELLETIER a également proposé une traduction
française des travaux en anglais de Anton-Herman CHROUST (d’après les
fragments de W.D. ROSS) que nous utiliserons également. Nous avons consulté
avec intérêt la nouvelle traduction anglaise des canadiens HUTCHINSON &
MONTE RANSONE JOHNSON, déjà citée. Précisons ensuite que l’édition de
référence pour la philologie demeure celle en langue allemande de I. DURING,
Aristoteles Protreptikos, Frankfurt, 1969. Enfin, nous avons privilégié les fragments
provenant du Protreptique de JAMBLIQUE qui ne posent plus guère de problème
d’authenticité. En revanche, si l’on considère que cet ouvrage de Jamblique n’était
que la deuxième partie de son livre intitulé De secta Pythagorica, il conviendra de
ne pas négliger cette dimension initiatique qui n’existait peut être pas, en cet état,
dans la mouture initiale d’Aristote.
30
Ce fragment a été retrouvé dans l’ouvrage de Jamblique, Prot. XII, 59. 26-60.1.
Ed. J. Follon, p. 38. La traduction de Pelletier donne: «# 90. C’est pour cela que
nous définissons le bonheur tour à tour comme la sagesse, comme une sorte de
sagesse, comme l’excellence, comme le plus grand plaisir, ou comme tout cela à la
fois.», p. 14.
31
ARISTOTE, dans ce texte, ne range pas la poésie dans l’ensemble des arts
d’imitation, comme le fera PLATON. Le respect du poète, voilà ce qui distingue la
pensée d’Aristote de l’idéologie de Platon. Que Proclus compare Platon au grand
poète grec, HOMERE, voilà qui est historiquement trompeur: «Platon est un autre
Homère non seulement quand il est inspiré et compose des mythes, mais encore
quand il fait le philosophe et l’orateur.», Commentaire sur la République, trad. A.-J.
Festugière, Vrin, 1970, I, VI, p. 19.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
29
d’imitation du Ciel. Aristote trouve en Pythagore et Anaxagore
l’autorité qui va garantir le dire engagé. Pourquoi la divinité nous a-t-
elle engendrés ? «Pour contempler le Ciel
32
» aurait répondu
Pythagore
33
:
«#16. Voici maintenant l’intention dans laquelle la nature et le dieu
nous ont engendrés, nous de tous les êtres. Interrogé sur ce que ce
pouvait bien être, Pythagore répliqua : « Pour regarder le ciel.». Et il
a ajouté qu’il était lui-même un regardeur de la nature, et que c’était
dans cette intention qu’il était venu à la vie.»
C’est donc du Ciel que le philosophe tirerait la garantie de son
discours, comme le timonier s’oriente avec les étoiles, comme
Anaxagore admettait qu’il devait bien exister un «noûs kubernêtês»
34
,
c’est-à-dire un intellect pilote
35
:
«Cependant il est clair que, parmi les artisans, le philosophe est le
seul dont les lois soient stables, et les activités droites et belles. Seul,
en effet, il vit en ayant le regard tourné vers la nature et le divin, et, à
l’instar d’un bon timonier (qui s’oriente avec les étoiles), c’est après
avoir arrimé les principes de sa vie aux réalités éternelles et fixes
qu’il s’élance et vit lui-même.»
32
Ed. J. Follon, p. 17 et ce qui suit: «…et lui-même déclarait être un contemplateur
de la nature et être venu à la vie en vue de cela.».
33
Trad. Y. Pelletier, p. 5 = Jamblique, Prot. IX, 51. 11-15; cf. également le
fragment suivant tiré de la même source en IX, 5,. 7-10.
34
L’attribut de caractère que recouvre le terme de philosophe possède une histoire
loin d’être claire. HERODOTE rapporte ces propos de Crésus, s’adressant à Solon,
le politicien, poète, sage (I, 30): «Etranger d’Athènes, dit Crésus à Solon, tu as chez
nous une immense réputation à cause de ta science, sophia, et de tes voyages,
puisque c’est par le désir de savoir (
) que tu as parcouru le vaste
monde pour le contempler.». Il y aurait donc une distinction entre la sophia, qui est
une maîtrise de la connaissance et la philosophia qui est un désir de connaissance, de
recherche. En somme, le philosophos ne serait qu’un homme curieux, alors que le
sophos aurait travaillé ce trait de caractère jusqu’à en faire un statut social à part
entière, au sein d’une Ecole. CICERON, dans ses Tusculanes, reprend cette
distinction en parlant de PYTHAGORE, je cite, en V, III, 9: «Il préférait parler de
sophia et traiter de sophos, celui qui, faisant profession de sagesse, aurait atteint la
perfection la plus haute de l’âme, et de philosophos, celui qui est épris de sagesse.».
Pourtant, on sait, par la Vie de Pythagore de JAMBLIQUE, que Pythagore se
présentait toujours comme philosophe (philosophos) et jamais comme sage (sophos).
35
Ed. J. Follon, p. 26. La traduction de Pelletier donne p. 9 (Jamblique, X, 55. 26-
56.2): «#47. C’est que lui seul vit avec le regard fixé sur la nature et sur le divin.
Attaché, comme un bon timonier, à ce qu’il y a d’éternel et d’immobile, il en tire les
principes de sa vie et vit en maître de soi.». Nous avons rapproché ce fragment de
«l’intellect pilote» d’ANAXAGORE car il nous semble qu’il convient de filer la
métaphore du navire afin de comprendre que l’orientation de sa barre n’est possible
que par une lecture du Ciel.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
30
Le philosophe
36
se tourne donc vers le Ciel car ce n’est qu’en ce seul
lieu qu’il existerait des réalités éternelles et fixes, un tout parfait que
recherche le sage. Après avoir contemplé l’éternité, le philosophe se
lancerait dans la vie fort de la stabilité de ces lois, la marche droite et
belle…
37
. La résonance platonicienne est ici manifeste. Cette
conception est clairement exprimée à travers le mythe de la caverne du
livre VII de la République. Dans ce mythe de Platon, il y a d’abord
une montée dans le monde des intelligibles, puis, après avoir
contemplé le Soleil qui représente le Bien, une descente dans le
monde sensible. Or, la métaphore utilisée est identique, il y a une
corrélation entre le Bien, le Tout et le Ciel puisque c’est par la
médiation du Soleil que le Bien est mis aux mains des mortels; ces
derniers passant des enfers, de la Nuit, du Tartare à la lumière
38
. On
peut aisément dégager des entrailles de ce mythe la source d’un
raisonnement fondamental sur le temps. Platon indique que c’est
d’abord le Soleil qui produit les saisons et que les hommes sont depuis
leur enfance enchaînés et donc immobiles (516b). C’est donc bien le
rapport au Ciel (et particulièrement la relation avec le Soleil) qui
introduirait l’homme dans une certaine temporalité, réglée et
36
Dans la pensée platonicienne, on retrouve la même distinction, la philosophie
n’est qu’un trait de caractère qu’il définit comme suit dans le Charmide (155a): «…
celui qui est prêt à goûter à toutes les études, qu’un élan joyeux porte à étudier, qui
est insatiable, voilà celui que nous dirons, avec justice,
.». La
philosophie serait une voie qui mène à la sagesse, voie qui passera par l’acquisition
d’une science des essences, l’épistémè, comme on peut le lire dans le premier
protreptique de PLATON, l’Euthydème, (288d). Enfin, cette discipline, sous de
multiples influences, essentiellement mathématiques et religieuses, dont nous
parlerons brièvement, deviendra la science du Beau dans le Banquet (210d), le
philosophe serait un homme «…assez pris de force et de croissance pour voir qu’il
existe une certaine connaissance unique, celle dont l’objet est le Beau.».
ARISTOTE, au sein de ce développement, fait état de la période tardive de la
conception platonicienne, celle, justement, qui replacera le Beau et la contemplation
au centre de l’acquisition de la sophia.
37
Ed. Follon, p. 26 : «Cependant, il est clair que, parmi les artisans, le philosophe
est le seul dont les lois soient stables, et les activités droites et belles.». Nous
renvoyons aux ouvrages de la période tardive du père Marie-Dominique PHILIPPE
(op.) et particulièrement Les Trois Sagesses. Entretiens avec Frédéric Lenoir,
Fayard, 1994. Plus fondamentalement, on trouvera la racine de ce questionnement
dans son ouvrage intitulé: Une philosophie de l’être est-elle encore possible ?
Fascicule I, Signification de la Métaphysique, éd. Téqui, 1975.
38
Sur ce sujet, on pourra se référer à l’ouvrage de Clémence RAMMOUX, La Nuit
et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Flammarion, 1986.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
31
harmonieuse, puisque le temps provient bien de ce lieu (530a)
39
.
Ensuite, l’homme doit se détourner de son indicible devenir pour
contempler le Ciel à l’avenir régulier. Je cite le passage idoine (518d):
«L’organe de l’intelligence doit se détourner du devenir avec l’âme
tout entière jusqu’à ce qu’il soit capable de contempler l’être et ce
qui, de l’être, est le plus lumineux: ce que nous avons appelé le Bien,
n’est-ce pas ?»
Le devenir pourquoi s’en détourner ? Pour contempler le mouvement
régulier des planètes qui procure à l'homme la permanence de ses
règles, c’est un premier point
40
. Mais ce n’est pas tout, Platon va relier
le devenir avec l’opinion (533d) et donc les règles stables avec un
retrait de l’opinion. La retraite de la Caverne est, avant tout, une
séparation d’avec le devenir, un certain refus du temps, une mise à
l’écart du monde temporel. Cette conception est celle que nous
retrouverons dans le proème de Parménide, ce que nous verrons
lorsque nous traiterons, de façon plus fondamentale, le rapport de la
pensée au temps. Pour l’heure, et en guise d’introduction, contentons-
nous de parler d’une certaine notion de temps sans aller plus avant
dans sa définition, en suivant le mythe de Platon. Enchaînés par le cou
et par les pieds, les hommes seraient privés du mouvement de l’âme et
du corps et par conséquent du temps, avant que la vision de certaines
images leur soit offerte. A la suite de quoi, cette contemplation en
quelque sorte assimilée, métamorphoserait l’homme en un philosophe
formé une fois pour toutes à la sagesse ; maître de lui-même pour le
reste de sa vie, seul guide de lui-même à travers le temps. Comment
cela serait-il possible ? Sommes-nous en présence d’une
39
Martin HEIDEGGER proposera une lecture du mythe de la caverne en excluant
le Soleil comme point de bascule entre le sensible et l'intelligible. Le refus de
l'héliocentrisme se retrouve chez tous les chrétiens car la notion d'Incarnation
implique que ce soit la Terre qui soit au cœur du Monde, in Questions II, trad. A.
Préau, Gallimard, p. 133. Et, pour ce constat et les autres commentaires
contemporains de ce mythe, cf. J.-F. MATTEI, Platon et le miroir du mythe, P.U.F,
2002 (1996), pp. 109-135, p. 126. Précisons, en outre, que J.-F. MATTEI admet que
l'image idéologique de la caverne n'est pas conforme à la structure des autres mythes
de PLATON, cf. pp. 118 &139. A ce niveau d’analyse, une lecture de «la vision du
chariot» d’Ezéchiel du Livre ne serait pas de trop.
40
Déjà, dans l’Athènes de PLATON, on utilisait le calendrier attique sur lequel
figurait l’ensemble des fêtes religieuses. Le 16 du mois d’hékatombaiôn, par
exemple, les Athéniens fêtaient la synoikia, in J. Bertrand et M. Brunet, Les
Athéniens à la recherche de leur destin, A. Colin, 1993, p. 46. Dans la période
d’Aristote, il revint à CALLIPPE, un astronome, élève d’EUDOXE, d’entreprendre
un nouveau calendrier qui portera son nom, cf. Werner JAEGER, op. cité, p. 354.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
32
métamorphose irrationnelle ? Existerait-il une mue idéelle possible
des humaines conditions ? Ou bien, tout bonnement, s’agit-il d’un
mythe dont le sens restera à jamais voilé à la raison humaine et surtout
à la raison du peuple ?
41
Il convient de revenir au début de ce mythe
afin de comprendre combien tout cela avait été posé d’emblée. Platon
l’avait annoncé au début de son récit (516b):
«Après cela il en arriverait à cette réflexion, au sujet du soleil, que
c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans
le monde sensible, et qu’il est cause, d’une certaine manière, de tout
ce que lui-même et les autres voyaient dans la caverne.»
Le philosophe, par ce passage étrange, va donc s’approprier le temps
constant et régulier du Ciel. Son temps propre sera à l’image du temps
des astres rythmé par le Soleil
42
. Chaque moment de sa vie gardera
donc désormais l’image de l’éternité céleste. Le plan des étoiles logé
en son âme lui permettra ensuite de se guider à travers les vicissitudes
de la vie humaine. C’est pourquoi l’image du timonier que reprend
Aristote condense parfaitement l’ensemble de cette mythologie. Mais,
plus encore, c’est lui-même qui désormais va produire les saisons et
les années de la Cité. L’homme n’est donc pas seulement à l’image du
temps du Ciel, par ce passage, il devient le temps du Ciel; c’est-à-dire
qu’il lui reviendra d’introduire le kosmos dans la Cité, en résumé
l’ordre raisonnable. Il n’est donc pas uniquement le maître de lui-
même, mais également le maître du monde car c’est bien lui qui
dorénavant devra faire la pluie et le beau temps
43
. Maître des arts et de
la politique, le philosophe-roi serait l’œil qui voit tout, tel l’âne
d’Apulée…
44
41
F. FRONTISI-DUCROUX, «Figure du temps: la métamorphose.», in C.
DARBO-PESCHANSKI, Constructions du temps dans le monde grec ancien,
C.N.R.S., 2000, pp. 49-63.
42
Notons que lorsqu'on a ouvert la nécropole de la famille royale macédonienne
(Philippe et sa femme Olympias), le 8 novembre 1977, bien après le passage des
Celtes, on a aussi eu la confirmation que l'emblème de la Macédoine, qui dominait
alors Athènes, était un Soleil rayonnant…
43
En Grèce archaïque, au sein des lieux de culte non athéniens, on vénérait des
Dieux pour que le travail agricole de la terre se passe au mieux, c’est pourquoi Zeus
était simplement le «faiseur de la pluie et du beau temps.», François de
POLIGNAC, «Changer de lieu, changer de temps, changer la cité: sites et
déplacements de la construction du temps dans l’Athènes archaïque.», in op. cité, pp.
143-154, p. 151.
44
Si l’on a avancé que le philosophe se devait d’être un homme curieux, reste que
ce terme n’a aucun équivalent en grec. Il revient à CICERON d’avoir introduit le
substantif latin de curiositas, d’où provient le terme français «curieux», «In
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
33
C’est ici que nous souhaitons rejoindre la critique politique sévère de
la philosophie platonicienne qu’a effectuée Michel-Pierre Edmond.
Par cette poudre mythologique envoyée aux yeux des citoyens, Platon
s’attribue tout simplement la place centrale dans le fonctionnement de
la culture. Cependant, la culture, qu’elle soit grecque ou orientale,
française ou européenne, peut-elle avoir un centre et ce centre peut-il
être incarné par un personnage ? Nous sommes en droit d’en douter, et
c’est encore ce doute que met en avant Michel-Pierre Edmond, doute
dont voici la teneur
45
:
«Le philosophe devient, à la place du poète, le nouveau personnage
dans lequel la société est conviée à rechercher son identité et à se
remettre en question parce qu’il lui tient un discours public et
vérifiable sur elle à la lumière de ces nouveaux points de repère. La
fiction politico-philosophique se substitue à la fiction poétique; elle
devient une sorte de milieu optique dans lequel passe la cité et où elle
accède à une visibilité inhabituelle: elle s’y voit telle qu’elle est et
telle qu’elle devrait être. Platon est très certainement le premier à
avoir mis en cause le futur et célèbre «miracle grec».»
Cette place démesurée attribuée au philosophe serait donc, selon
Michel-Pierre Edmond, une des causes de la décadence grecque. En
effet, cette position omnipotente va impliquer que la figure du
philosophe sera nécessairement au centre de la cité. Le philosophe
sera donc au centre de la culture, il devra rendre compte du temps
présent. Bien entendu, il en ira de même pour le temps passé dont il
reviendra désormais à ce personnage nouveau de faire état à la place
des aèdes, des rhapsodes, des historiens tel Thucydide, etc… Quant
curiositate oxypeinos», («Je suis affamé de curiositas.»), aurait-il confessé, selon
Alonso TORDESILLAS. Sur l’histoire de ce terme, on ne peut que renvoyer au livre
de Maria TASINATO, traduit en français par J.-P. Manganaro et préfacé par Alonso
TORDESILLAS, La Curiosité. Apulée et Augustin, Verdier, 1999. C’est
certainement ce trait de caractère qui avait frappé PLATON, chez son élève
ARISTOTE, jusqu’à lui prêter le sobriquet d’anagnoste (le liseur). On reconnaît
toute l’ironie de Platon dans le choix de ce terme, puisqu’un anagnoste était, le plus
souvent, un esclave qui faisait lecture à un aristocrate athénien. En effet, les
Athéniens, y compris les philosophes et les poètes, ne lisaient jamais de livres, mais
les faisaient lire. Le fait qu’Aristote soit le premier philosophe de l’histoire de la
pensée à lire directement les textes anciens, montre clairement que «…sa soif
d’informations…», comme l’avance J. BRUNSCHWIG (art. cité), devait être trop
importante pour se contenter des sources orales, sources dont il était pourtant
bienséant de maintenir l’usage. Nous estimons donc que, bien qu’absent du
vocabulaire grec, le trait de caractère qu’est la curiosité, est pleinement manifesté
par la figure d’Aristote. La langue est si trompeuse !
45
M.-P. EDMOND, Le philosophe-roi. Platon et le politique, Payot, 1991, p. 149.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
34
aux savants qui rendent compte du futur au sein de la cité, les poètes,
ils seront muselés afin de laisser aux philosophes cette place
centrale
46
.
Il y a dans cette conception de la philosophie platonicienne quelque
chose qui tient plus de l’hybris que de la vérité ; une position face au
pouvoir qui tranche avec celle que va adopter Aristote. Ce dernier
préférera, on le sait, le retrait de la cité, retraite au Lycée, bien loin de
toutes ces frasques platoniciennes… Et nous allons voir que cette
scission d’avec Platon, sur le statut de cette activité, commence dès ce
Protreptique. Cette conception platonicienne du philosophe-roi,
maître du «monde», Aristote s’en détournera non sans ironie. A ce
propos, il devient de plus en plus délicat de suivre Pierre Aubenque
lorsque ce dernier avance la thèse selon laquelle Aristote conserverait
cette vision d’un temps de dévoilement originaire
47
:
«Le temps n’est donc plus le lieu de l’oubli, comme le pensait Platon,
ni celui du dévoilement, comme semble l’avoir cru un moment
Aristote. Oubli et dévoilement supposent l’existence d’une vérité
absolue, indépendante de la connaissance humaine, et qui existerait
en soi au début ou au terme de l’histoire, c’est-à-dire en dehors du
46
L’ensemble de la connaissance précédant l’acte philosophique sera alors classé
dans le registre de la mythologie, avec le sens péjoratif que prendra ce terme chez
PLATON. En effet, désormais, le discours (mûthos) sera scindé en deux parties: la
première traitera du discours vrai du philosophe (l’épistèmé) et le reste, c’est-à-dire
la tradition des anciens, sera relégué dans le registre de la mythologie. Sur ce sujet
délicat, nous nous appuyons sur la thèse de Luc BRISSON, Platon, Les mots et les
mythes, Maspero, 1982. Pour notre part, nous voyons là la naissance d’un acte
particulier de parole, la source politique du discours idéologique, domaine alors
inconnu des cités monarchiques, oligarchiques et de la démocratie naissante. Il n’est
donc pas surprenant de trouver de tels énoncés idéologiques dans La République de
PLATON. Je cite (II, 382 d, op. cité, p. 150) : «Un peuple recourt à la mythologie
quand il ignore comment se sont véritablement passés les événements de son passé
lointain et cette fausseté mythologique doit paraître le plus vrai possible.». Peut-on
trouver une meilleure définition de l’idéologie ? N’est-ce pas le premier acte
nihiliste de la philosophie ? Ce sera, du moins, la thèse de F. NIETZSCHE qui
fulminera après avoir pris conscience de cette surimposition du politique dans le
domaine des arts de la pensée: «Peu à peu tout ce qui est véritablement hellénique
est rendu responsable de la décadence (et Platon est tout aussi ingrat envers
Périclès, Homère, la tragédie et la rhétorique que les prophètes envers David et
Saül). La décadence en Grèce est une objection contre les bases de la culture
hellénique: erreur fondamentale des philosophes – conclusion : le monde grec
disparaît.», F. NIETZSCHE, La volonté de puissance, trad. H. Albert, Mercure de
France, 1930, I, p. 308.
47
Pierre AUBENQUE, Le problème de l’Etre chez Aristote, P.U.F, 1994, p. 91.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
35
champ effectif de l’histoire humaine. Aristote ne renoncera jamais
tout à fait à cette conception…»
Au contraire, nous pensons que non seulement Aristote abandonne,
dès sa jeunesse, cette conception du temps initiatique, mais plus
encore, le Stagirite est le premier penseur à s’inscrire, par son écriture-
même, dans l’histoire. Platon, reprenant un temps initiatique et
traditionnel, se gardera bien d’écrire, Aristote lui, n’étant pas soumis à
cette obligation sacrale, lira directement les textes et penchera lui-
même sa pensée sur ses supports. Si donc la conception du temps
développée dans ces passages est bien initiatique, comme nous le
soutenons, comment Aristote va-t-il penser la dimension temporelle
de manière strictement philosophique
48
?
Ce débat peut être relancé à la lumière d’un autre passage de ce
Protreptique où Aristote fait mention des îles des Bienheureux. Ce
lieu de connaissance de l’éternité peut être le Ciel, comme l’avance
Aristote dans cette lettre en suivant Platon, mais ce peut être
également un Ciel nouveau, un autre «monde» imaginaire, «monde»
dont le site serait les îles des Bienheureux
49
:
«On verrait que nous disons là tout ce qu’il y a de plus vrai si
quelqu’un nous transportait en pensée, par exemple, dans les îles des
Bienheureux. Car là-bas on n’aurait besoin de rien et l’on ne
retirerait aucun avantage d’aucune autre chose: il ne subsisterait que
la pensée et la contemplation, ce que même maintenant nous disons
être la vie libre. Mais si c’est vrai, comment ne se sentirait-il pas
honteux à juste titre, celui d’entre nous qui, l’occasion se présentant
d’habiter dans les îles des Bienheureux, en serait incapable par sa
propre faute ?»
48
Le régime politique athénien, dans lequel Aristote exerçait son activité, n’offrait
aucun droit civique à un métèque, en application du principe d’autochtonie. On sait,
par exemple, que le Lycée n’était pas une propriété d’Aristote puisque ce dernier
était privé de tout droit foncier ; son testament retrouvé à Chalcis le confirmera et
selon W. Jaeger (op. cité, p. 325), c’est THEOPHRASTE qui en aurait eu l’acte de
propriété.
49
Ed. Follon, p. 23 (Jamblique, IX, 53.2-15), la trad. de Pelletier donne ( p. 8): «#
41.On verrait encore mieux que tout ce que nous disons est vrai, si quelqu’un
voulait bien nous amener aux îles des Bienheureux. Là, plus aucun besoin, et rien ne
s’avèrerait utile à autre chose, car là, il ne reste plus qu’à penser et à contempler,
ce dont nous disons même ici et maintenant que voilà la vie libre. Si cela est vrai,
comment ne pas ressentir une honte justifiée si, l’opportunité nous advenant de vivre
ainsi sur les îles des Bienheureux, nous y manquions par notre propre faute ?».
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
36
Cette conception d’un lieu où l’homme serait constamment en contact
avec l’éternité reprend peut-être l’ancien mythe de l’Atlantide
50
, mais
il tente surtout, par le biais d’un mythe, de démontrer que le seul
bonheur possible est bien dans la contemplation de l’éternité et que
cette connaissance de l’éternité peut être ramenée sur terre, même si
cette terre n’est qu’une terre imaginaire...
51
Ajoutons que, à notre connaissance, c’est aussi le seul endroit dans
l’ensemble du corpus aristotélicien où Aristote fait mention d’une
faute, d’une certaine honte liée au passé, de ce registre rhétorique que
l’on a coutume de rassembler sous la coupe de la culpabilité
52
. Cette
idée d’une certaine culpabilité, idée dont on ne retrouvera aucune trace
dans l’ensemble de l’Ethique d’Aristote que nous proposerons de
parcourir, d’où tire-t-elle sa source ? En fait, Aristote, dans ce texte,
fait référence à ces deux mythes platoniciens, mais il aurait très bien
pu choisir d’autres mythes dans ce catalogue dont la plupart
véhiculent la même vision. On peut faire mention de l’allégorie des
poissons du Phédon
53
, du mythe de Glaucos ou de l’allégorie des
50
Ce mythe est rapporté par PLATON dans le Timée (17a) et dans le Critias (27c).
Pierre VIDAL-NAQUET dégage toute l’ironie de ce récit qui n’a d’autres buts que
de disqualifier la tradition des anciens. Nous serions en présence du mythe le plus
faux de toute la tradition grecque, un pastiche, Luc BRISSON, Platon, Les mots et
les mythes, Maspero, 1982, p. 22.
51
Cette conception des îles des Bienheureux est liée à la modélisation platonicienne
du temps que nous aborderons un peu plus loin. Pour l’heure, reprenons ce que nous
en dit Rémi BRAGUE: «La légende grecque précise-t-elle aussi que, sous le règne
de Zeus, Cronos détrôné n’est nullement relégué dans un ailleurs indéterminé et
désœuvré, mais qu’il vit exilé aux îles des bienheureux, sur lequel il règne.», Rémi
Brague, «L’isolation du sage» , Du temps chez Platon et Aristote, P.U.F, 1982, p.
91. On retrouve cette conception chez HESIODE, Travaux…, (169) et dans les
Olympiques de PINDARE (2, 70). Pour PLATON, les îles des bienheureux sont la
représentation de la vie philosophique. L’Académie représentera cette île dans la
Cité, ce lieu des bienheureux. Après de longues vicissitudes, l’école platonicienne
choisira les environs du gymnase d’Akadémos afin d’y situer ce lieu philosophique
(l’Académie). ARISTOTE, de son côté, après s’être installé à Assos, sur la côte de
Troade et Mytilène, restera en Macédoine, avant de revenir à Athènes, à 45 ans,
fonder l’école péripatéticienne, le Lycée, ce jardin d’étude, comme le dira W.
Jaeger.
52
Bien entendu ARISTOTE fait état de la honte (aiskuné) dans son œuvre, mais
sans l’intégrer au sein de son éthique singulière, cf. notamment Rhétorique, 78b 24,
83b 12-13, 85a 13 et 90a 2.
53
PLATON, Phédon, 109-110, trad. Luc Brisson.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
37
bestiaux de La République
54
, etc… Après une longue lecture de
l’ensemble de ces mythes et de ces allégories, Pierre-Maxime Schuhl
donne comme source à cet ensemble une tradition unique, peut-être
alimentée ponctuellement par des découvertes véritablement
scientifiques, mais qui demeure profondément religieuse, l’orphisme
et le pythagorisme
55
:
«De la même manière, dans les grands mythes de l’âme, le schème
abstrait d’une destinée individuelle, dominée par l’idée d’un jugement
qui implique chute et expiation, s’illustre d’images de plus en plus
riches dans le Gorgias et le Phédon, la République et le Phèdre, pour
reparaître plus rapidement dans le Timée et les Lois. Ces images sont
empruntées, soit aux traditions orphiques et pythagoriciennes, dont on
peut faire remonter la source jusqu’à la civilisation minoenne, soit
aux notions scientifiques les plus récentes, comme dans le Phédon
(…), tandis que celle du monde des bienheureux met à profit de
nouvelles recherches géographiques…»
Nous reconnaissons bien, dans ces moutures, le travail poétique, en
tous points similaire au travail onirique, qui vise à intégrer des
découvertes scientifiques récentes - les éléments diurnes - avec les
éléments nocturnes du passé, c’est-à-dire la tradition culturelle
56
.
Toujours est-il qu’il semble bien que cet héritage soit celui des
pythagoriciens, comme l’avancera également Werner Jaeger
57
et c’est
encore la raison pour laquelle les néo-platoniciens seront si attirés par
ce texte d’Aristote
58
.
54
PLATON, République, X, 611 pour le premier mythe et IX, 586 pour le
deuxième.
55
P.-M. SCHUHL, La fabulation platonicienne, Vrin, 1968, p. 44.
56
C’est PLOTIN qui rapprochera, bien avant le fondateur de la psychanalyse S.
FREUD, l’activité mythologique de l’activité onirique, cf. Ennéades, V, 5, §12.
57
W. JAEGER, Aristote. Fondements pour une histoire de son évolution, p. 61, je
cite : «Les néo-platoniciens étaient attirés par le caractère ascétique et religieux de
l’ouvrage. Ils le tenaient pour une preuve du platonisme supposé d’Aristote ou, en
tout cas, pour un moyen de concilier les contradictions entre Platon et la doctrine
aristotélicienne.».
58
PLOTIN rapportera cette mythologie à celle d’Empédocle (Ennéades, IV, 8) et
PORPHYRE à celle de l’Antre des Nymphes de l’Odyssée d’Homère…, selon P.-M.
SCHUHL, op. cité, p. 45. Si nous avons retrouvé plusieurs références de la
conception d’Empédocle dans l’Iliade d’Homère, notamment au chant VII, il
resterait à expliquer pourquoi, tant dans les conceptions d’HOMERE que dans celles
d’EMPEDOCLE, cette mythologie ne s’accompagne aucunement de mauvaise
conscience ou d’une certaine culpabilité. Du reste, quand le philologue F.
NIETZSCHE reprendra tout cela à son compte, le surhomme, par l’avènement de
Zarathoustra, s’efforcera en parcourant ce «rite» d’apporter une nouvelle qui est
celle d’une vision par delà le bien et le mal, une vision qui n’est donc qu’un retour à
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
38
Une confirmation peut être procurée par cohérence interne au texte, il
s’agit de la fin de la lettre où Aristote nous fait part d’un certain rite
initiatique dont il n’est pas malaisé de trouver la source dans le
pythagorisme, pythagorisme sous lequel Aristote a trouvé une autorité
fondatrice de son art, comme nous venons de le voir ; c’est d’ailleurs
ce qui était l’opinion la plus répandue dans l’Ecole d’Athènes
59
:
«Lequel donc, portant son regard sur ces choses, se croirait heureux
ou bienheureux, lequel d’entre nous, qui, dès le début, avons été
naturellement constitués (ainsi que l’affirment les célébrants de rites
initiatiques) comme si nous étions tous destinés à une punition ? Car
c’est bien là ce que disent, sous l’inspiration divine, les Anciens : ils
affirment que l’âme purge une punition et que nous vivons pour expier
de grands péchés.»
Péché, faute, culpabilité, voilà qui est constitutif d’une certaine
croyance orphique
60
. Mais c’est surtout le rapport entre cette croyance
et l’initiation qui explique la conception du temps qui perdure dans le
discours d’Aristote, encore sous l’emprise de son maître Platon. Les
cultes initiatiques ont en commun de faire croire qu’il existe une
connaissance éternelle à laquelle on pourrait accéder par une initiation
qui procurerait une révélation
61
. Et c’est bien cette croyance en une
certaine «révélation» qui expliquerait pourquoi l’éternité est placée
avant la temporalité. Si l’éternité est placée avant la temporalité, cela
Empédocle, voire à Homère; une vision qui est celle d’un monde sans culpabilité,
une vision, donc, qui n’est certainement pas la vision du pythagorisme ou de
l’orphisme! Ainsi parlait Zarathoustra, III, «De la vision et de l’énigme», trad. M.
de Gandillac, Folio, Essais, 1985 (Gallimard, 1971).
59
Ed. Follon, pp. 41-42, trad. Pelletier, p. 16, Jamblique, VIII, 47.21-48.2.
60
Sur les cultes initiatiques grecs et le rapport au temps, on pourra consulter avec
intérêt le chapitre «La figure de Chronos dans la théogonie orphique et ses
antécédents iraniens.» de l’ouvrage Mythes et représentations du temps, C.N.R.S,
1985, pp. 37-55.
61
Les Grecs ne donnaient aucun crédit à ces croyances que les philosophes avaient
reprises afin de donner une autorité à leur dire. C’est ce que ne cesse de rappeler F.
NIETZSCHE, dans sa Généalogie de la morale (trad. Hildenbrand & Gratien,
Gallimard, 1971, pp. 106-107) : «Pendant très longtemps, les Grecs se sont servis de
leurs dieux pour écarter d’eux la mauvaise conscience, pour pouvoir jouir d’une
liberté de leur âme : donc dans un sens contraire à l’usage que le christianisme a
fait de son Dieu. «Misère! Dit-il - il s’agit du cas d’Egisthe, c’est-à-dire d’un cas
très grave -. «Misère! Ecoutez les mortels mettre en cause les dieux! De nous seuls
leur viendraient tous leurs maux, quand ce sont eux, par leur propre sottise, et
même contre le destin, qui se créent leurs malheurs.». F. Nietzsche reprend ici un
passage de l’Odyssée d’HOMERE, I, 32-34, passage que nous analyserons peu
après.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
39
n’est possible que si l’on accède à une certaine révélation qui est une
visée d’un tout idéal et parfait. Une fois initié, on aura beau jeu de
guider sa vie avec discernement ; la temporalité déroulée des
humaines conditions gardera alors le sceau indélébile de cette
vision…
Suivant Pythagore et Platon, Aristote admet donc qu’il serait possible
d’accéder à une connaissance de l’éternité qui mettrait, ensuite, le
philosophe sur le bon chemin, celui de la conduite droite. Et c’est en
ce sens que l’on peut donc bien affirmer que l’éternité précède la
temporalité ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas adéquation entre le temps de
l’âme et le temps du corps ; l’exclusion du corps étant la condition
sine qua non d’une telle perspective. En effet, c’est bien ce que
montrera définitivement Aristote à la fin de sa lettre adressée à
Thémison, en se servant d’une comparaison foudroyante
62
:
«Car la subjugation de l’âme par le corps ressemble tout à fait à
quelque chose comme ceci : de même, en effet, que les Etrusques, à ce
qu’on affirme, torturent souvent leurs prisonniers en liant les morts
aux vivants face à face et membre contre membre, de même l’âme
paraît étirée et collée à tous les membres sensitifs du corps.»
Aristote ne compare pas moins le corps avec les morts et l’âme avec
les vivants !
63
Ceci confirme au moins une chose, c’est qu’au sein de
cette conception platonicienne reprise par le jeune Aristote, pour que
l’homme devienne sage, pour qu’il atteigne la pleine vie de son âme,
pour qu’il partage cette part divine qui est en lui, il faudra
nécessairement qu’il abandonne ce corps mortel et avec lui la
sensation. C’est à ce niveau de lecture que l’on peut vraiment prendre
conscience qu’Aristote est encore pleinement sous le joug de Platon
64
.
Pourquoi ? Parce que dans tout le reste de son œuvre, on verra revenir
les sens comme fondement même de la connaissance, par le
truchement de l’induction. De plus, et c’est ce qui paraît paradoxal,
62
Ed. Follon, p. 42. Pelletier retient, (Jamblique, VIII, 48. 9-13): «#103. De fait,
c’est bien ainsi qu’apparaît l’union de l’âme avec le corps. On dit en effet que les
Etrusques torturent souvent leurs prisonniers en enchaînant face à face des morts à
des vivants, en ajustant membre à membre, c’est bien ainsi, aussi, que l’âme semble
étendue et attachée à tous les membres sensibles du corps.».
63
Cf. PLATON, Phédon, 82e 2 sq.
64
Pour une critique de cette approche, F. NIETZSCHE, «Que signifient les idéaux
ascétiques ?», La généalogie de la morale, III, pp. 111-195. Soit dit en passant:
«Selon l’ascète, la vie est un chemin pris par erreur, et que l’on doit finalement
refaire en sens inverse, jusqu’à son commencement ; ou bien une erreur que l’on
réfute…», p. 138.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
40
Aristote place au fondement de toute sa démonstration de sa lettre que
c’est la vision qui rend possible toute connaissance et surtout toute
possibilité de contemplation ; tout au long de sa lettre, il ne cesse de se
servir d’analogies avec la vision et de citer l’œil comme exemple. Or,
comment pourrait-on avoir accès à la sagesse si l’on se prive des sens
dont la vision est un élément constitutif ? A ce sujet, la position du
Stagirite est pourtant déjà fermement établie en d’autres lieux de ce
texte. Deux fragments scellent définitivement le rapport entre la
sensation et la vie. Refuser la sensation, c’est refuser radicalement la
vie elle-même
65
:
«…si on enlève la sensation, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue,
comme si c’était la vie même qu’on enlevait en enlevant la sensation.»
Aristote se dégagera assez rapidement de cette approche sacrale
platonicienne en maintenant la sensation. Et, en ne reléguant
nullement le corps à un rang inférieur, c’est la connaissance qui sera
sauvée et la vie elle-même qui sera respectée. On retrouve, du reste,
dans le 3ème livre de son Traité de philosophie, un essai concluant qui
reprend les mêmes considérations tout en intégrant de nouveau le
corps et la sensation qui nous permettent de contempler la beauté
luxuriante du monde. Comme l’avance P.-M. Schuhl, on assiste alors
à une «réhabilitation du monde sensible» afin de rendre au lecteur «le
goût de la beauté»
66
:
«Aristote l’a dit admirablement : supposons des hommes qui aient
toujours habité sous terre dans de bonnes demeures bien éclairées,
ornées de statues, de peintures, et fournies de tout ce que possèdent en
abondance ceux qu’on appelle les heureux de ce monde ; supposons
qu’ils ne puissent jamais aller sur terre, mais qu’ils sachent par la
renommée, pour l’avoir entendu dire, qu’il y a une volonté divine, une
puissance divine. Enfin, à ce moment donné, le sein de la terre
s’ouvre, et de leurs retraites profondes, les voici qui peuvent sortir, et
parviennent en ces lieux que nous habitons : soudain, ils voient la
terre, les mers, le ciel ; ils connaissent les grands nuages majestueux
et la force des vents, ils voient le soleil, en connaissent la grandeur, la
beauté et aussi l’efficience, qui lui fait répandre la lumière diffuse du
65
Trad. Y. Pelletier, p. 12, Jamblique, VII, 44. 9-13. Un autre fragment confirme
cette prise de position (p. 33 chez Follon, trad. Pelletier p. 12, Jamblique, VII, 44,
17-20) : «Si donc la vie est digne de choix grâce à la sensation, et si la sensation est
une certaine connaissance, alors nous choisissons aussi la vie parce que, grâce à
elle, l’âme est capable de connaître.».
66
Fragment 12 de D. ROSS; ce passage a été retrouvé dans le De natura deorum de
CICERON (37) et nous suivons la traduction du latin de P.-M. SCHUHL, op. cité, p.
54.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
41
jour dans le ciel entier. Puis, quand la nuit obscurcit la terre, ils
voient le ciel entier orné par les astres qui l’illuminent, la clarté
changeante de la lune, tantôt croissante et tantôt décroissante; les
levers et les couchers de tous ces astres, leurs cours immuables fixés
de toute éternité ; voyant tout cela, assurément ils estimeraient qu’il y
a des dieux, et que ces grandes choses sont leur œuvre.»
Quelles différences constatons-nous entre ce développement et un
mythe d’obédience pythagoricienne comme celui de la caverne ? La
différence fondamentale est la suivante : le stade précédant la
contemplation n’est plus décrit comme un enfer, un purgatoire, une
damnation que l’homme devrait purger par sa propre existence ; il n’y
a aucune référence à un péché originel, une faute à combler, une dette
à rembourser aux dieux, au prix de la négation de son corps ou du
sacrifice de quelques bœufs… Au contraire, dans cet état, les hommes
vivent déjà dans l’opulence et la joie. Seulement, ils sont privés de la
contemplation du Ciel et c’est la raison pour laquelle ils ne peuvent
savoir que les Dieux existent, que toute la beauté du monde, c’est à
eux qu’ils en sont redevables.
Cependant, un obstacle se dresse rapidement si l’on élit cette thèse. En
effet, si les hommes vivent déjà dans l’opulence et le bonheur
pourquoi auraient-ils besoin des Dieux
67
? C’est que toute cette
opulence, ce bonheur, n’est en fait qu’artificiel, ce n’est qu’un apparat
de bonheur, au pire de l’ostentation. Le vrai bonheur, le bonheur
suprême qui sera l’objet des deux Ethiques, est de vivre en essayant
67
Nous verrons que nous sommes en présence d’une autre tradition religieuse, c’est
la conception iranienne que reprendra PLATON à la fin de sa vie. C’est celle aussi
que suivra F. NIETZSCHE. Pour F. Nietzsche, ceci n’est rendu possible que par la
reprise d’une ancienne doctrine ésotérique issue du mazdéisme. Les textes mazdéens
de l’Iran de l’époque sassanide (et peut-être aussi les textes antérieurs, ce qu’il
conviendrait de vérifier) expliquent que le monde durera 9000 ou 12 000 ans, selon
qu’il existe deux ou trois trimilleniums avant le déroulement du monde. Le
deuxième ou troisième trimillenium engage le cycle total et l’homme ; enfin, le
troisième ou quatrième verra l’avènement de la fin du cycle global, par l’avènement
de la figure de Zarathoustra. A ce sujet, W. JAEGER nous donne les informations
suivantes (op. cité, p.132) : «A partir de cette époque, l’Académie s’intéressera
vivement à Zarathoustra et à l’enseignement des Mages. L’élève de Platon,
Hermodore, examina la religion astrale dans sa Mathématique ; il en dériva par
étymologie le nom Zarathoustra, en déclarant que ce nom signifie «Adorateur des
étoiles».». On sait, enfin, que cette phase marque la fin de la lutte entre le bien et le
mal, la fin de la lutte entre Ormuzd (le bon qui deviendra Zeus) et Ahriman (le
mauvais qui deviendra Hadès).
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
42
d’atteindre la partie de son âme qui est en prise avec le divin et c’est
d’ailleurs par cette démonstration qu’Aristote achèvera sa lettre
68
:
«Rien de divin ou de bienheureux n’appartient donc aux hommes, à
part cette seule chose digne d’être prise au sérieux : ce qu’il y a en
nous d’intelligence et de sagesse. En effet, parmi les choses qui sont
nôtres, celle-là paraît être la seule immortelle, la seule divine.»
Arrivés au terme de cette lecture du Protreptique, il convient de
résumer ce que nous venons d’apprendre sur cette première
conception du temps. Si l’on suit cette voie, c’est bien l’éternité qui
serait antérieure à la temporalité humaine. Une connaissance de
l’éternité serait nécessaire au gouvernement de l’âme pour que, quand
celle-ci décide de se temporaliser singulièrement, elle soit conduite
selon des règles bonnes, conduisant à la construction du Bien au sein
de la Cité. Mais, il est surtout important de souligner qu’il existe un
moment, un passage, un «rite» qui permet à l’homme de prendre
conscience que c’est lui qui produit le temps. Dès lors, on peut
avancer que les mythes platoniciens développés insistent sur un
moment crucial où l’homme prendrait conscience que le temps n’est
pas ce qui lui est extérieur, comme le pensent les autres hommes, mais
qu’au contraire l’appropriation de celui-ci fait de lui un philosophe qui
sait se gouverner par lui-même. Encore inscrit dans la tradition
pythagoricienne et sous l’influence de la pensée tardive de Platon, qui
était celle de toute l’Académie, Aristote admet donc qu’il est possible
d’avoir accès à une contemplation immédiate ou initiale qui guiderait
les pas de l’homme une fois pour toutes. Cette contemplation est celle
du Ciel, seul lieu où réside depuis toujours une constante de temps, un
cycle permanent dont le comportement du philosophe est le reflet.
Mais le Ciel est également, pour le Stagirite, la métaphore la plus
compatible avec la nature du divin. Imiter le Ciel c’est donc, de la
même manière, imiter la nature de Dieu ; c’est avoir accès à la nature
divine qui est en nous et que le sage se doit de copier pour atteindre
l’excellence du bonheur, la vie la plus parfaite.
Voilà, compendieusement, ce que l’on peut dire de cette première
conception du temps. Soulignons, afin de poser le premier jalon de
notre problématique, que c’est cette conception temporelle initiatique
qui rendra compte du temps circulaire. On tentera de situer son origine
historique au sein de l’univers poétique et mythologique. Nous
verrons alors si cette vision temporelle a une source astronomique
68
Ed. Follon, p. 42, trad. Pelletier, p. 16, Jamblique, VIII, 48. 9-13.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
43
précise. Mais, avant tout, il convient de faire état de la deuxième
conception du temps développée dans cette lettre. Il semble en effet
que plusieurs passages peuvent nous incliner à penser qu’il existe
d’autres conceptions sur le temps non réductibles à la vision
initiatique mentionnée. Nous pensons que ces premières réflexions
témoignent de l’ébauche d’une véritable pensée singulière du temps
au sein de la philosophie aristotélicienne. C’est ce que nous proposons
de monter maintenant en commentant quelques extraits de cette lettre.
b. D e l a t e m po r al it é à l ’ é t e rn it é : d e l a s a ge s se
da n s la du ré e .
La deuxième conception du temps développée dans cet écrit est celle
qui place l’éternité au bout de la temporalité. L’éternité n’est plus ce
qui déclenche une série, mais ce qui la ponctue, si l’on veut bien
maintenir cette comparaison mathématique ; c’est son achèvement
pour le dire sans comparaison. L’éternité est donc dans l’instant final
qui achève l’ensemble du temps passé : c’est la question de la mort
des humaines conditions. Nous avons là le terreau sur lequel le
Stagirite viendra appuyer sa conception temporelle tout entière,
conception qui sera ensuite nouée autour du concept d’entéléchie
69
.
Or, cette conception n’est plus platonicienne dans la mesure où l’âme
semble périr en même temps que le corps
70
. Par là, on doit
comprendre que c’est la conception d’une vie après la mort qui est
rejetée et avec elle la doctrine de la réincarnation. Que tout cela soit
69
L’entéléchie (
, entélékheia) rend compte du futur. Disons
simplement, dans le cadre de cette introduction, que la notion d’entéléchie
n’implique nullement une relation univoque entre le futur et le devenir (téléologie)
et n’implique pas davantage la notion théologique de Providence et encore moins la
notion protestante tardive de progrès. Aussi, peut-on se contenter, ici, du
questionnement suivant que propose SOPHOCLE : «Les hommes ont loisir de
connaître beaucoup de choses en les voyant ; mais l’avenir, il n’est pas de devin,
avant de l’avoir vu, qui connaisse ce qu’il sera.», Ajax, vv. 1418-1420, trad. J.
Grosjean.
70
Sur le dualisme platonicien, un petit article du canadien Thomas More
ROBINSON analyse simplement mais non moins clairement cette conception,
«Caractères constitutifs du dualisme âme-corps dans le corpus platonicum», kairos
kai logos, 11, 1997, pp. 1-28.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
44
radicalement anti-platonicien, c’est ce que nous allons démontrer
maintenant.
En premier lieu, Werner Jaeger nous dit à ce sujet
71
:
«A côté de l’opinion platonicienne selon laquelle l’âme se souvient de
l’autre monde, il pose que l’âme se souvient de ce monde ci.»
Aristote met donc fin au temps traditionnel, au temps cyclique, au
temps de la métempsycose. Ce temps dans lequel les âmes sont prises,
enlacées dans un cycle universel où elles ne sont que de passage dans
un corps. C’est alors d’un temps de l’âme qui est corrélatif d’un temps
du corps dont il sera question dans ce développement. L’âme est
soumise au même temps que le corps. C’est pourquoi la sagesse ne
peut être atteinte qu’à la fin d’une vie humaine, à la fin de sa vie
biologique humaine. Voilà une conception du temps que gardera
Aristote, sa vie entière, c’est-à-dire jusqu’à la fin de sa vie. Nous
avons là la première ébauche du concept d’entéléchie aristotélicien ; le
premier essai d’un couplage entre l’âme et le corps, couplage que sa
conception entéléchique ne cessera de nouer dans un essai
philosophique qui frôlera la perfection
72
. Toutefois, si la figure du
cercle du Ciel offrait d’emblée une continuité au temps platonicien,
comme nous l’avons dégagé au sein du mythe de la caverne, comment
le Stagirite va-t-il rétablir la continuité de celui-ci s’il abandonne cette
analogie ? D’où pourra bien provenir la propriété de continuité
nécessaire à la permanence tant du Ciel que des phénomènes
physiques ? Comment ensuite rendre compte du continu temporel
qu’est la durée des humaines conditions et plus encore de ses
institutions ? Nous analyserons ces questions plus théoriquement dans
notre prochain livre. Avant tout, rendons compte du temps général
dont fait mention Aristote au sein de cet écrit. Essayons de saisir cette
conception du temps au sein de son contexte historique, avant de la
propulser dans le domaine théorique.
71
Werner JAEGER, op. cité, p. 50.
72
La conception entéléchique aristotélicienne est d’emblée nouée avec le rapport
qu’entretient le corps avec son âme. Si l’âme, comme le corps, meurt, alors il n’y a
plus antériorité formelle de l’âme sur le corps. Ce qui nous vaudra cette synthèse du
De l’Ame: «Mais puisque aussi c’est un corps de telle qualité - ayant en effet la vie-
le corps ne sera pas l’âme ; car le corps n’appartient pas aux réalités qui sont selon
le sujet, mais il est plutôt sujet et matière. Nécessairement donc, l’âme est substance
comme forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Or la substance est acte.
L’âme est donc acte d’un corps de cette qualité.», II, 1 412a 16-22, trad. J. Tricot.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
45
Le Stagirite admet d’abord qu’il y a un certain «processus» de
perfectionnement dans les humaines conditions ? En effet, on constate
que la vie humaine va de l’enfant sans lois pour guider ses actions à la
sagesse qui est proche de la mort. Le temps serait-il le seul garant
d’une telle évolution ? Voyons ce que nous dit le Stagirite. Sur
l’enfant, il est avancé qu’il est dénué de sagesse, il reprend
l’expression populaire
73
:
«…pas de couteau à un enfant !»
Les adultes sans culture sont, pour lui, comparables à des esclaves
74
qui ne font que faire des choix par imitation. Il reprend, toujours selon
Werner Jaeger, un extrait d’un des papyri d’Oxyrhynque retrouvés en
Egypte
75
:
«Tout comme un homme serait ridicule s’il était intellectuellement et
moralement inférieur à ses esclaves, ainsi il nous faut penser qu’un
homme est misérable si ses biens ont plus de valeur que lui-même…
La satiété engendre la licence, dit le proverbe. La vulgarité jointe au
pouvoir et aux biens engendre la folie.»
Précisons que dans la Constitution d’Athènes Aristote prête à Solon la
reprise de ce proverbe en le couplant davantage avec la sphère
politique, ce qui semble plus conforme au sens initial qui se dégage ici
de l’original
76
. Mais, dans sa missive, le sens littéral peut être
conservé ; les enfants sont bien le premier stade d’une évolution qui
mène à la sagesse et dont la hiérarchie sociale doit refléter les strates.
Le plus sage sera nécessairement le plus vieux et par conséquent il
devra se situer en haut du pouvoir. Enfin, la vieillesse, même sans
véritable culture, semble donner à l’homme une certaine autorité.
Dans tous les cas, avance Aristote, si l’homme est proche de sa fin, il
est nécessairement proche de son accomplissement et par voie de
73
Ed. Follon, p. 12, la traduction de Pelletier, qui suit celle de Chroust, introduit
une paraphrase de Stobée (III, 3.25), p. 3 : «Le proverbe «Pas de couteau pour un
enfant !» veut dire de ne laisser aucun pouvoir aux mains des méchants.». Afin de
ne pas entrer dans des querelles philologiques, nous n’avons cité que des fragments
retrouvés dans le Protreptique de JAMBLIQUE, c’est la raison pour laquelle nous
ne croyons pas nécessaire de suivre la paraphrase de STOBEE.
74
Le même terme désigne en grec, comme en latin, l’enfant et l’esclave, «pais»:
puer. Nous sommes là dans un même registre de neutralité de l’enfance, Les
Athéniens à la recherche d’un destin, p. 187.
75
Werner JAEGER, op. cité, p. 56 (note 6, p. 435). Nous reprenons l’extrait donné
par W. Jaeger, (fragment 57 du Pap. Oxyrh. Vol. IV, pp. 83 sq.) dont une partie
seulement a été divulguée par ARISTOTE.
76
ARISTOTE, Constitution d’Athènes, XII, 2, Les Belles Lettres, 1996, p. 23.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
46
conséquence il doit y avoir quelque chose de Bien en lui. Il y aurait
donc une certaine préséance du corps sur l’âme, au regard de ce qui
est en train d’advenir, ce qui est aux antipodes de la conception
platonicienne que nous avons développée peu avant. Voici comment
Aristote nous fait part de son argumentation
77
:
«D’autre part, l’accomplissement naturel est ce qui s’accomplit
naturellement en dernier lieu dans l’ordre de la genèse, quand la
genèse s’effectue continûment. Aussi est-ce d’abord ce qui relève du
corps humain qui arrive à l’accomplissement, puis c’est ce qui relève
de l’âme (c’est-à-dire que l’accomplissement du meilleur vient
toujours, en quelque sorte, au terme de la genèse). Donc l’âme vient
après le corps, et ce qui, parmi les qualités de l’âme vient en dernier
lieu est la sagesse. Car nous voyons que c’est naturellement la
dernière chose à être engendrée chez les hommes. Et c’est pourquoi la
vieillesse fait valoir ses droits sur ce seul bien.»
Si l’on suit cette lettre littéralement, il faut considérer en premier lieu
que la nature humaine suit une direction temporelle qui va de la
naissance à la mort
78
. Cette temporalité est ensuite divisée en deux
temps qui sont corrélatifs : le temps du corps et le temps de l’âme.
C’est parce que ces temps sont pour ainsi dire «homogènes» que
77
Ed. Follon, p. 16, Jamblique, IX 51. 16-52. 5. Conscient de l’importance capitale
de ce fragment pour le reste de notre démonstration, nous donnons la traduction de
Y. Pelletier qui conserve ce sens intégralement, je cite p. 5: «# 18… En outre, la fin
assignée par nature à un être, c’est ce qui, à observer sa génération, est de nature à
s’accomplir en dernier, une fois que tout le processus de cette génération s’est
complété sans interruption. Ainsi, c’est d’abord ce qui concerne le corps des
hommes qui prend fin, et seulement plus tard ce qui concerne l’âme ; toujours, de
toute manière, la fin du meilleur arrive plus tard dans la génération. Donc, l’âme
vient plus tard que le corps, et pour ce qui concerne l’âme, c’est la sagesse qui vient
en tout dernier lieu. Nous voyons bien, en effet, que c’est là ce qui, par nature, vient
en tout dernier lieu chez les hommes; c’est bien pourquoi c’est celui-là seul, entre
les biens, que le vieil âge se réserve.». Cette équipotence entre corps et âme peut
être pondérée par le fragment # 21 de Pelletier ; toutefois ni Choust, ni Ross ne
retiennent ce fragment qui provient pourtant de Jamblique, cf. note 13, p. 6. Seuls
donc le fragment # 32 : «Or l’âme est supérieure au corps, puisqu’elle est par
nature plus apte à commander.» (Jamblique, VI, 38. 14-15) et le fragment # 57 :
« Ceci étant, l’âme est supérieure au corps, car elle est davantage apte à diriger…»
peuvent venir pondérer cette approche.
78
Cette préséance, ce n’est rien d’autre que le respect de la vie humaine, et plus
généralement, chez le Stagirite, de la vie biologique qui comprendra toutes les
espèces non-humaines (animaux, végétaux). La vie est antérieure à toute pensée,
c’est pourquoi l’étude des animaux et des plantes est l’une des plus belles
manifestations de ce sentiment respectueux envers la vie. Nous renvoyons à son De
Longitudine et brevitate vitae, in Parva Naturalia, Vrin, 1951, pp. 119-129.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
47
l’évolution de l’un entraîne l’évolution de l’autre ; c’est-à-dire qu’il
est impossible que la sagesse, fin du temps de l’âme, soit au début du
temps de la nature charnelle, dans l’enfance. De même,
réciproquement, il est impossible que la fin du corps de l’homme ne
s’accompagne pas d’une certaine sagesse ; il est impossible que
l’homme vieux ait une âme d’enfant dépourvu de règles. Or, si
l’évolution génétique de l’homme est naturelle, comment la sagesse
culturelle aura-t-elle le loisir de se développer ? Si le temps est un
critère nécessaire, il n’est aucunement suffisant
79
. L’âme se développe
grâce à l’éducation, ce qui est la condition minimale de l’acquisition
du bonheur, nous enseigne ici le Stagirite. Et, si l’animal acquiert
rapidement une certaine autonomie vitale, l’homme, lui, doit
multiplier les arts pour assurer sa subsistance de manière continue et
jusqu’à son terme biologique
80
:
«Un exemple immédiat est celui des genèses : n’est-il pas vrai que
certaines semences, en quelque terre qu’elles tombent, germent sans
protection, alors que d’autres ont en outre besoin de l’art du
cultivateur ? A peu près de la même façon aussi, certains animaux
assument par eux-mêmes toute leur nature, alors que l’homme a
besoin de beaucoup d’arts pour sa préservation, aussi bien lors de la
genèse première, que, plus tard, pendant la nutrition.»
Parmi les choses engendrées, le jeune Aristote distingue celles
engendrées par nature et celles engendrées par un art qui toutes deux
tendent vers un but, (quant à celles engendrées par le hasard, elles en
sont dépourvues). La Nature tend vers un but supérieur à l’art humain
puisque les arts se contentent d’être une simple imitation de la
79
Cependant, si vraiment l’évolution entre ces deux temps est corrélative, à quoi
bon enseigner la sagesse à des jeunes gens alors que leur temps naturel ne leur
permet pas cette acquisition ? PLATON répondra que l’enseignement de la sagesse
et de la philosophie ne peuvent être possibles qu’en construisant des mythes. Nous
n’en voulons pour preuve que ce passage où PROTAGORAS s’interroge sur cette
question, en présence de Socrate : «Voulez-vous que je vous présente cette
démonstration, vieillard parlant à des jeunes gens, sous la forme d’un mythe, ou
sous celle d’un discours explicatif ?» et Protagoras de se répondre : «...il me semble
qu’un mythe sera plus agréable.», PLATON, Protagoras, 320c. ARISTOTE, de son
côté, en conformité avec sa conception de la puissance, défendra qu’il est préférable
de leur donner une «capacité à» devenir sage. Au Lycée, les cours du matin étaient
adressés aux membres de l’Ecole qui étaient susceptibles d’accomplir un tel devenir
philosophique, W. JAEGER, op. cité, p. 326.
80
Ed. Follon, p. 15, Pelletier, p. 4, Jamblique, IX, 49. 26-50.12.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
48
Nature
81
. C’est pourquoi l’homme, afin d’atteindre la fin ultime de
l’éducation qui est la sagesse, doit multiplier les arts pour parvenir à
sa pleine autonomie, comme les choses naturelles qui assurent leur
propre subsistance
82
. Nous avons là la raison pour laquelle la
philosophie ne peut être autre chose qu’une synthèse générale des
autres arts. L’homme, pour être sûr de bien assumer la pleine autarcie
de son âme, doit maîtriser l’art des arts particuliers : la philosophie.
Une deuxième raison explique cela, c’est l’histoire elle-même de la
philosophie, qui est le dernier art chronologiquement né à Athènes. La
fin étant aussi l’accomplissement d’une chose, que la philosophie soit
née après les autres arts, montre clairement que c’est l’art par
excellence, l’accomplissement total des autres arts particuliers.
Nous voyons donc la conception temporelle du Stagirite se consolider
et par là-même s’éloigner davantage de la pensée platonicienne. Le
temps de l’âme est corrélatif du temps du corps. De là découle
nécessairement l’idée selon laquelle il n’y a plus de temps cyclique en
son sein. Ce sera, pour ainsi dire, le principe fondamental de l’édifice
éthique du Stagirite. On doit saisir que tout cela n’est rendu possible
que par la permanence du corps qui soutient la durée culturelle sur
laquelle, nous le verrons, le caractère habituel (éthos : éthique) de
l’homme pourra s’inscrire. Le tout étant enveloppé par le respect
premier et fondamental de la vie humaine, laquelle s’inscrit dans la vie
biologique plus globale où règnent également les animaux ou encore
les végétaux
83
. De ce fait, on peut comprendre que le Stagirite fasse
entrer les humaines conditions dans un intervalle entre naissance et
mort, ce sera la durée propre d’une éthique possible. Mais, plus
encore, c’est la fin qui va ordonner le déroulement d’une série
temporelle. Ceci est valable pour le temps de l’homme, en relation
81
On trouvera une bonne introduction à cette question dans l’ouvrage de M.
Crubellier & P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Seuil, Essais, 2002,
pp. 235-260.
82
Cet idéal d’autarcie, qui était véhiculé par la culture essentiellement athénienne,
est parfaitement exprimé par un passage de sa Politique : «De plus, la cause finale et
la fin, c’est ce qu’il y a de meilleur; or se suffire à soi-même est à la fois une fin et
ce qu’il y a de meilleur.», I, 2, 1252b 8, trad. Jean Aubonnet.
83
Il est remarquable, à cet égard, que lorsque ARISTOTE analysera le champ du
politique, il n’en conservera pas moins le terme de zôon politikon, l’animal de sa
Politique, l’homme dans la cité, conservera donc toujours un ancrage au sein de sa
dimension biologique, dimension qu’il partage avec les autres espèces de la Nature,
Ethique à Nicomaque, I,5, 1097b 11, IX, 9, 1169b 18, VIII, 14, 1162a 17-18,
Ethique à Eudème, VII, 10, 1242a 22-23 ; Politique, I, 2, 1253a 7-8.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
49
avec son corps, mais aussi pour l’histoire, comme le montre le statut
de la philosophie lui-même. Ce qui est le plus parfait est
nécessairement à la fin, c’est pourquoi la philosophie est
incontestablement l’art par excellence. En somme, la «fin» est
l’accomplissement de toute chose, c’est le point initial qui peut nous
faire comprendre que, si cette philosophie est une défense de la
continuité temporelle qui culminera dans le concept d’habitude au
sein de son Ethique, l’analyse de cette «fin», qui ordonne toute cette
temporalité, nous replongera de nouveau dans l’éternité...
84
Si, au sens
étymologique, le terme grec «entéléchie» (en-tel-echia) signifie en
français «ce qui possède la fin», reste que ce sens sera impossible à
déterminer si nous ne savons pas de quelle «fin» (télos) Aristote s’est
fait le défenseur. L’analyse de la conception temporelle du Stagirite ne
peut donc faire l’économie d’une compréhension fondamentale du
concept d’entéléchie et cette conception elle-même sera
nécessairement suspendue à des considérations finales. Compte tenu
de l’ampleur de cette problématique, nous tenterons de poser quelques
garde-fous en encadrant cette dernière par une analyse historique.
C’est précisément ce qui justifie le travail présenté au sein de cet
ouvrage. Pourquoi ne pas analyser d’emblée les concepts
aristotéliciens ? Parce qu’avant tout Aristote était un grand témoin de
son époque et un grand historien. L’ensemble de ses concepts est donc
toujours porteur de dimensions historiques et sociologiques profondes.
Passer outre ces dimensions, ce serait condamner son travail à la
logique, à la connotation. Or, Aristote, comme l’ont souligné la
plupart des commentateurs, est un philosophe réaliste. Il convient
84
Que la mise en place des concepts gémellaires de «puissance» et «acte», qui
rendent compte du concept d’«entéléchie», s’effectue bien dans cette lettre, voilà qui
n’est pas une thèse projetée par nous sur son contenu pour les besoins de la
démonstration… Tout cela est encore plus explicite si l’on donne la valeur qui lui
revient au fragment suivant : « # 80. Si on parle d’user de quoi que ce soit, donc,
cela va comme suit : si la puissance est rapportée à un acte unique, on en use quand
on fait justement cela; mais si on la rapporte à plusieurs actes, on en use quand on
exécute le meilleur. Par exemple, pour les flûtes, on en use soit simplement quand on
joue, soit quand on en joue au mieux. Il en va pareillement pour les autres activités.
Ainsi, on doit affirmer qu’user d’une puissance, c’est le fait de celui qui en use
correctement plutôt que de celui qui en use tout court, car c’est ce à qui appartient
par nature une puissance que revient d’en user bien et exactement.», Pelletier, p. 13,
Jamblique, XI, 57.23-58.3. Cf. également # 75. «Manifestement, vivre se dit en deux
sens : en rapport à sa puissance et en rapport avec son actualité.».
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
50
donc de «réaliser» son concept de temps, ou pour le dire comme les
linguistes modernes, de le «dénoter» au sein de son univers.
Mais revenons désormais à la problématique que nous avons souhaité
développer autour de ce texte. Nous avons dégagé une conception du
temps radicalement différente de celle présentée dans la première
partie. Le temps de l’âme du philosophe n’est plus déclenché par une
connaissance antérieure, par une certaine vision de l’éternité, mais
bien au contraire, l’éternité semble au bout de la course des humaines
conditions. Le tout et l’achèvement temporel sont consubstantiels.
C’est pourquoi la vision d’une certaine totalité, le Bien qui est
corrélatif au bonheur et à la sagesse suprême, ne pourrait être acquise
qu’après un long cheminement dans le temps humain. La véritable
sagesse est donc nécessairement consubstantielle avec la vieillesse.
Toutefois, reste que l’on est en droit de se poser les questions
suivantes : comment ordonner cette fin par rapport au mouvement
continu du temps ? Comment penser le concept d’entéléchie au regard
des humaines conditions ? Plus encore, l’âme humaine est-elle
engagée dans le temps ? Existe-t-il un devenir de l’homme dans le
monde dans lequel il s’inscrit ? Peut-on véritablement parler d’un
futur abstrait, comme s’il existait une sorte d’Âme du monde ? En
d’autres termes, comment Aristote, à partir des prémisses posées dans
ce Protreptique, va-t-il rendre compte du temps et en particulier de sa
continuité ?
Dans la partie qui va suivre, nous proposons de venir expliciter la
division que nous avons utilisée afin de rendre compte de ce
commentaire. Il y aurait un temps qui serait de l’ordre de l’initiation et
dont Platon serait le défenseur. Ce temps serait circulaire, comme l’est
la marche des astres sur leur orbe. C’est la notion de circularité du
temps qui en garantirait la permanence, c’est-à-dire la continuité. D’un
autre côté, Aristote serait le premier philosophe à modéliser une
conception du temps strictement philosophique. Si c’est bien le cas,
peut-on déterminer les sources qui seront au fondement de son
analyse ? Quels sont véritablement les emprunts effectués par le
Stagirite afin d’arriver à une telle modélisation du concept de temps ?
Son intuition est-elle philosophique, théologique ou encore poétique ?
Nous tenterons, en premier lieu, de donner corps au temps grec lui-
même par le truchement d’une approche historico-sociologique afin de
déterminer les sources aristotéliciennes. En cela, nous ne ferons que
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
51
reprendre la méthodologie proposée par Pierre-Maxime Schuhl qui
avançait
85
:
«Pour donner sa vraie valeur à la pensée des philosophes d’un pays et
d’une époque déterminée, il faudrait d’abord pouvoir la situer par
rapport aux périodes précédentes, la replonger dans les milieux
sociaux au sein desquels elle se développa.»
Soulignons que la méthode historico-sociologique, telle que la
développera Pierre-Maxime Schuhl, ne doit pas être confondue avec la
méthode historico-comparative en usage au sein de la philologie et sur
les cendres de laquelle le linguiste Ferdinand de Saussure viendra
asseoir la linguistique moderne. Loin de constituer un déterminisme
conceptuel, cette méthode ne fait que lever le voile sur les
conditionnements qui pèsent sur la marche conceptuelle tout en lui
offrant ses conditions a priori d’existence
86
.
Nous aborderons d’abord les conceptions temporelles des poètes
épiques et tragiques. Ensuite, nous analyserons le temps circulaire au
sein de la mythologie d’Hésiode et dans la théophanie orphique.
Enfin, nous quitterons le temps circulaire en abordant l’héritage ionien
de la pensée du Stagirite. L’approche platonicienne du temps ne sera
pas négligée au sein de cet essai, pour autant que nous réussirons à la
libérer des pensées mythologiques auxquelles elle semble enchaînée
de manière irréversible. Nous verrons alors le temps aristotélicien se
dégager de manière progressive de son environnement culturel et de
son héritage historique, avant de l’analyser de manière plus analytique
dans notre prochain livre. Cependant, n’engageons pas de manière
trop hâtive de divisions entre histoire et modélisation philosophique,
dans la mesure où nous verrons que la plupart des questions que nous
soulèverons au sein de cette approche historico-sociologique se
retrouveront au niveau philosophique et métaphysique. La
métaphysique tend toujours à rebours conceptuel vers le réel. C’est la
raison pour laquelle, par exemple, le Stagirite sera aussi passionné, au
niveau éthique, par les proverbes… Plus logiquement, notre approche
historico-sociologique offrira un cadre de réflexion à notre
85
Voir la préface de la thèse de doctorat de Pierre-Maxime SCHUHL publié sous le
titre Essai sur la formation de la pensée grecque…, ouvrage déjà cité, p. XI.
86
Ces deux conceptions se rejoignent cependant autour d’un point commun, le
refus de partir de la langue afin d’envisager le concept. Ferdinand de SAUSSURE
avancera, en effet, je cite : «…c’est une mauvaise méthode que de partir de mots
pour définir les choses.», Cours de linguistique générale, éd. Tullio de Mauro,
Payot, 1972, p. 31.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
52
problématique. Elle procurera une sorte de somme des possibles qu’il
nous reviendra de réduire afin d’isoler, à la manière de l’approche
scientifique, le concept visé : le concept d’entéléchie. Répétons-le, le
concept d’entéléchie est le noyau dur de la conception temporelle de
cette philosophie, il en est le soleil pour prendre une métaphore
héliocentrique, la terre à suivre d’autres modèles…
Après avoir enraciné notre problématique dans le corpus, en
commentant le premier texte du Stagirite qu’est le Protreptique,
envisageons désormais l’introduction de cette dernière au sein de son
environnement sociologique et historique. Ce faisant, nous
mentionnerons plusieurs textes aristotéliciens mineurs dont les
témoignages historiques seront autant de bornes qui baliseront notre
parcours philosophique.
II. L E TE MP S DA NS LA PO ÉS IE G RE CQ UE
TR A GIQ UE & DA NS LA PO ÉS IE É PIQ UE
D'H O M ÈRE .
LE TE MP S C IRC UL AI R E IN TR OU VAB LE .
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
54
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
55
«…avec la Grèce, nous atteignons un des points où a été brisé
le cercle dont l’humanité est si souvent prisonnière.»
Pierre-Maxime SCHUHL
87
Que la Grèce archaïque et classique ait défendu une conception
circulaire du temps, voilà la doxa qui a été véhiculée par tous les
philosophes au moins germaniques. S’autorisant soit de Platon, soit
des pré-platoniciens, l’ensemble de ces penseurs aura, jusqu’à ce
siècle, pour des raisons qui demeurent obscures, maintenu que le
temps de la tradition grecque était bien circulaire. Seul le philosophe
Emmanuel Kant, en maintenant le temps dans la stricte raison, ne sera
pas tombé dans cet écueil. Seul peut-être également Soren Aabye
Kierkegaard, en retournant au fondement du christianisme, aura
échappé à cette thèse des plus surprenantes
88
. En revanche, il n'en ira
pas de même pour les successeurs d’Emmanuel Kant, pour G.W.F
Hegel avec les phases circulaires de sa Phénoménologie de l’Esprit
89
,
pour F. Nietzsche avec la mise en place de son mythe de l’éternel
retour
90
et enfin pour M. Heidegger avec la circularité de son concept
de Dasein
91
. Il existe bien depuis la mise en place de l'idéologie
87
Essai sur la formation de la pensée grecque. Introduction historique à une étude
de la philosophie platonicienne, P.U.F, 1949, p. 66.
88
La philosophie de Soren Aabye KIERKEGAARD est exempte d’idéologie, c'est
la raison pour laquelle on ne retrouvera pas de temps circulaire au sein de sa pensée,
ni l'idéologie d'un retour à l'idéal grec.
89
Nous avons lu avec un grand intérêt la thèse de Christophe BOUTON, parue chez
Vrin, en 2000 et intitulée : Temps et Esprit dans la philosophie de Hegel de
Francfort à Ièna. Il nous semble au sortir de cette lecture que la théorie hégélienne
du temps est plus redevable de l’eschatologie judéo-chrétienne que d’une théorie
ionienne du temps. Cependant, ce propos peut être pondéré si l’on considère que le
jeune Hegel a fait sa thèse de doctorat sur l’astronomie (Titre : Les Orbites des
planètes, trad. F. de Gandt, Vrin 1979). Il conviendrait, avant de poser des
conclusions hâtives sur cette pensée, de déterminer si les modèles astronomiques
étudiés ne lui ont pas permis de se doter d’un modèle temporel l’aidant à surpasser
l’eschatologie chrétienne avec laquelle il était en prise de manière foudroyante.
90
Nous reviendrons sur ce modèle dans le cadre de ce travail.
91
Sur Martin HEIDEGGER, nous renvoyons au paragraphe 63 de Etre et temps où
il est affirmé et même confessé, je cite: «Nier le cercle, vouloir le camoufler ou
même le surmonter, c'est consacrer définitivement cette méconnaissance. Il faut
s'efforcer au contraire de plonger au milieu du cercle dans le but de s'assurer, dès le
départ de l'analyse du Dasein, la vue complète sur l'être circulaire du Dasein.»,
trad. de l'allemand par F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 375, (315 pour les autres
éditions du chalet). Que le Dasein soit circulaire, voilà qui est au fondement de la
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
56
allemande, une thèse fondamentale sur le temps, thèse consistant à
avancer que le temps grec était circulaire. Et c'est bien grâce à ce
retour à l'idéal grec que la preuve même de cette circularité peut être
administrée. Ces philosophies, sous couvert de nouveauté
conceptuelle, ne feront en fait que replonger le temps dans une
mythologie de type platonicien. Ce travail n’étant pas une étude sur la
philosophie allemande, nous nous contenterons de faire remarquer que
cette conception circulaire du temps, que l’on croit issue de la
tradition grecque, ou que l’on projette sur cette tradition pour des
raisons religieuses ou idéologiques, est vraiment le point initial d’une
conception qui rendra toute conciliation impossible avec la raison,
raison qui, elle, envisage toujours, comme le montrera si bien
Emmanuel Kant, dans sa Critique de la Raison Pure, la succession
92
.
La rationalité d’Emmanuel Kant s’oppose à l’idéologie germanique. Il
convient donc de faire retour aux sources grecques afin de s’éloigner
théologie heideggerienne. Christian SOMMER dans son ouvrage, Heidegger,
Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’Etre et temps
(Vrin, 2005) analyse parfaitement le sens de cette prise de position, je cite p. 58 :
«Entre les termes extrêmes que sont le terme de départ (péché) et le terme d’arrivée
(perfection), seuls les trois termes fieri (justification)/esse (justice)/agere (bonnes
œuvres) constituent à proprement parler le mouvement de progression, mouvement
qui est un cercle, un circuit sempiternel (currunt semper). Le chrétien passe du
péché à la justice, du non-être spirituel (non esse in spiritu), à l’être spirituel (esse
in spiritu), par la justification, et cette justification est son devenir spirituel (fieri
spiritu).». Est même envisagée une sortie digne de cette philosophie au terme de ce
travail. Comment sortir du «péché», de l’«angoisse», du «souci» ? Il convient tout
simplement de relire saint AUGUSTIN : «Examinons de plus près avec Augustin 1
Jn 4, 18 «Il n’y a pas de crainte dans l’amour» dont Heidegger ne citait pas la
suite : «Au contraire, le parfait amour bannit la crainte.». La crainte introduit à
l’amour : «La crainte prépare en quelque sorte la place de la charité.» : «Mais
quand la charité commence à habiter le cœur, elle chasse la crainte qui lui a
préparé la place »…», p. 270. C’est par la charité que l’on se libère du souci et que,
du même coup, le temps semble s’ouvrir par l’avant, ce que nous nommons le
devenir. Cf. également André COMTE-SPONVILLE, L’être-temps, P.U.F, 1999, p.
98, je cite : «Il faut lever ici l’interdit heideggerien, se libérer du souci et de
l’angoisse, pour revenir enfin aux Grecs, à l’ousia comme présence et à la parousie
du monde: être c’est être présent et il n’y a rien d’autre.».
92
C’est justement cette succession qui implique, au niveau de la raison, la notion de
série numérique au sein du KANTISME, je cite : «Le temps est en soi une série (et
la condition formelle de toutes séries), et c’est pourquoi on peut y distinguer a
priori, par rapport à un présent donné, les antécédents comme conditions (le passé),
des conséquents (de l’avenir).», Critique de la Raison Pure, III, 285, trad.
Delamarre & Marty, Pléiade, I, 1980 p. 1074.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
57
définitivement de l’idéologie germanique véhiculée par G.W.F Hegel,
F. Nietzsche et surtout Martin Heidegger.
Nous poserons donc le questionnement qui suit : le temps grec était-il
circulaire ? Nous n’aurons pas la prétention de donner une réponse
définitive à cette question. Toutefois, si les quelques développements
qui vont suivre peuvent donner un petit éclairage et sont susceptibles
d’offrir quelques linéaments rationnels à la notion même, nous
estimerons avoir bien préparé ce que nous n’allons aucunement
aborder dans la suite de notre travail, c’est-à-dire la conception
religieuse de la circularité du temps. De plus, nous n’administrerons la
preuve rationnelle de cette illusion que dans la partie théorique, au
regard du commentaire de la Physique d’Aristote. Il s’agira alors de
montrer, à suivre les développements aristotéliciens, que si une
conception céleste peut être circulaire dans la mesure où le Ciel est
dénué de conscience, une telle conception est impossible afin de
rendre compte du temps humain puisque la conscience humaine ne
peut admettre qu’un instant du futur passe par le présent pour
rejoindre le passé (ou inversement) et ainsi former un cercle ou un
cycle ; sans quoi il faudrait considérer qu’il existe deux instants co-
présents, ce qui est impossible
93
. L’analogie au temps du Ciel
(Ouranos), pour rendre compte du mouvement du temps de l’âme,
serait donc une illusion dangereuse afin d’envisager la nature des
humaines conditions. Mais laissons la théorie, laissons pour l’heure
cet argument parménidien et faisons état de la tradition philosophique.
Le temps de la tradition grecque était-il circulaire ou bien sommes-
nous en présence d’une illusion transcendantale qui aurait été
alimentée par les religions, par le truchement des doctrines de
l’émanation ? Voyons, en premier lieu, ce qu’il en est dans le registre
poétique en abordant brièvement les auteurs tragiques et l’œuvre
d’Homère.
93
Dans une communication à l’école Polytechnique du 11 mai 2006, le physicien
Etienne KLEIN envisage cette impossibilité en avançant le même argument que le
nôtre. Il conforte sa thèse en offrant une autre démonstration qui est la suivante :
pour qu’il y ait un deuxième cercle qui demeure le premier, condition sine qua non
de la notion de retour, il faudrait que le système en question ait oublié le premier
cercle lorsqu’il repasse dans le présent, afin d’engager une nouvelle courbe. Ce
développement est pertinent dans la mesure où nous verrons que la question de
l’Oubli sera une dimension importante du pythagorisme, pythagorisme qui défend
cette circularité du temps. La question de l’oubli est au temps universel ce que la
question de la privation (steresis) est au temps physique.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
58
a. D u d es ti n o u l a p oé si e t ra gi qu e c om me
te c hn i qu e de vo i le me n t du t e mp s .
A ce sujet, le premier soupçon se retrouve sous la plume de
l’helléniste Jacqueline de Romilly qui avance, dans un ouvrage de
référence Le temps dans la tragédie grecque, qu’il conviendrait de
poser des réserves à propos de ce pont-aux-ânes de la philosophie
universitaire
94
:
«On admet en général que les anciens Grecs s’attachaient plus à ce
qui reste qu’à ce qui change, à la permanence qu’à l’évolution. On
leur a prêté volontiers des doctrines comme celles du temps cyclique
et de l’éternel retour. En cela, on a fort exagéré. Mais il est vrai qu’ils
aimaient l’idée d’un cosmos, d’un univers en ordre, dans lequel le
temps présiderait à des alternances régulières plutôt qu’à un progrès
ouvert ou à de perpétuelles transformations. Le temps pour eux
constituait plutôt une menace: ce n’était pas une évolution où l’on
souhaitait de s’insérer.»
Jacqueline de Romilly, afin d’appuyer cette thèse, passe en revue les
œuvres des poètes tragiques (Eschyle, Euripide, Sophocle). Et, de
facto, émerge rapidement un étrange constat, le temps semble
complètement absent des productions poétiques. Ni divin, ni objectif
et encore moins sacral, le temps semble être une notion flottante, à
laquelle pourtant chaque poète s’évertue à donner une parure.
Madame de Romilly, forte de ce constat, avance alors
95
:
«Le temps n’existait pas dans la tradition grecque. Les poètes
orphiques ont peut-être été les premiers à lui faire sa place. Mais,
dans les œuvres littéraires qui nous ont été conservées, on voit que
chacun, au fur et à mesure que l’importance du temps se découvre et
s’accroît, est amené à lui prêter des traits de plus en plus personnels
et vivants.»
Qu’il y ait eu une influence orphique sur la modélisation grecque de la
temporalité, voilà ce que nous analyserons, de manière plus
approfondie, peu après. En revanche, que tous les poètes tragiques
aient développé une certaine conception du temps subjective,
singulière, propre au sujet, voilà ce sur quoi nous voulons donner
quelques précisions. Il semble bien, en effet, au regard des œuvres
94
Jacqueline de ROMILLY, Le temps dans la tragédie grecque, Vrin, 1995,
(1971), pp. 26-27.
95
Jacqueline de ROMILLY, Le temps dans la tragédie grecque, p. 41.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
59
conservées
96
, qu’aucun de ces aèdes n’aurait développé une
conception objective et encore moins circulaire de ce dernier,
qu’aucun ne se serait taillé la part du lion
97
dans cette histoire. Voici,
en guise d’ouverture, quelques morceaux de cette formidable
mosaïque intersubjective faisant état du temps conté par les aèdes
tragiques. Sophocle avance, en premier lieu, dans sa pièce Electre,
que
98
:
«Le temps est le Dieu qui aplanit tout.»
Et, dans sa pièce Ajax
99
:
«Le temps immense, infini, fait naître toutes les choses encore cachées, et
quand elles ont paru à la lumière, il les voile en lui-même…La voûte obscure
de la nuit recule devant le jour…Le sommeil qui s’empare de tous les êtres
délie ceux qui sont enchaînés.»
Et, un peu plus loin, toujours dans cette même pièce Ajax
100
:
«Le temps étendu et innombrable donne force à ce qui se cachait, et éteint ce
qui brillait.»
De son côté, Euripide, le poète que l’on dit le plus tragique, avance
qu’il est «né de personne», dans sa pièce Béllérophon
101
, qu’il est «le
père des jours», dans ses Suppliantes
102
et le compare enfin, dans
Héraclès, à
103
:
96
Précisons que, sur près d’un millier d’œuvres littéraires composées par les poètes
tragiques, nous n’avons conservé que trente-deux d’entre elles. Par exemple,
SOPHOCLE qui en a écrit cent vingt-trois, n’est connu qu’à travers sept de ses
tragédies. Ce qui a fait dire à GOETHE, dans ses Ecrits sur l’art : «Combien peu de
ce qui s’est passé a été mis par écrit, combien peu de ce qui a été écrit a été sauvé.».
Aussi convient-il de rester prudent lorsque l’on veut attribuer à tel aède ou rhapsode,
une conception plutôt qu’une autre…
97
A priori, il n’existe aucun rapport entre le temps et la figure du lion dans
l’univers grec si ce n’est sous l’influence du mithriacisme plus tardif . En effet, dans
de multiples représentations le temps apparaît symbolisé sous forme de lion,
représentations qui semblent être de sources mithriaque et iranienne. Luc BRISSON
avance: «A la suite de G. Zoega, F. Cumont a vu une personnification du Temps
dans cette divinité léoncéphale, qui aurait même pu avoir été appelée Aion
(=Saeculum), nom que les spécialistes modernes lui donnent fréquemment ; puis,
remontant du Mithriacisme à ses sources iraniennes, il a aussi fait sienne
l’hypothèse suivant laquelle cette divinité mithriaque est une réplique du Zurvan
akarana (= le Temps illimité) iranien.», in «La figure de chronos dans la théogonie
orphique et ses antécédents iraniens», art. cité, p. 47.
98
SOPHOCLE, Electre, v. 179.
99
SOPHOCLE, Ajax, vv. 646-647, trad. J. Grosjean, Gallimard, La Pléiade.
100
SOPHOCLE, Ajax vv. 668-673, trad. idem.
101
EURIPIDE, Bellérophon, v. 303.
102
EURIPIDE, Suppliantes, v. 787.
103
EURIPIDE, Héraclès, v. 506.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
60
«un flot au cours perpétuel.»
Mais, ce poète admet également, si l’on en juge par ce fragment, que :
«Le temps est incapable de préserver nos espérances : sa tâche accomplie, il
s’envole.»
Enfin, on lui attribue encore ce dernier fragment
104
:
«Sans se lasser, le Temps, dans une évolution ininterrompue poursuit son
cours éternel, s’engendrant lui-même.»
Pindare, quant à lui, admet qu’il est le «Père de toutes choses»
105
et il
lui attribue surtout cette fonction importante, le temps serait, je cite
106
:
«…le témoin de l’authentique vérité.»
Solon, qui était également un grand poète, compte sur lui de la même
manière pour, je cite : «…révéler la vérité.»
Enfin, Théognis déclare, dans la même fibre, que la nature du
temps
107
:
«fait la lumière.»
Qu’est-ce à dire ? Simplement que chaque poète prend sa part du
temps qui lui est propre et tente de lui donner une définition qui
convient à la situation du récit. Le temps semble in situ, adapté aux
personnages et arrive au moment opportun (kairos). Pour user d’un
terme latin, on dira que ce temps est le tempus des hommes, c’est un
temps singulier. C’est ce que nous dit si bien Marcel Conche, en
venant préciser la nature du temps grec
108
:
«Voilà ce que signifie le temps pour ce qui est «dans» le temps :
n’avoir qu’une durée de vie limitée, une part de temps. Or, c’est là
aussi ce que la notion de «destin»,
(d’un mot qui signifie
«part» et de
, obtenir en partage), a signifié originellement
pour les Grecs : que chacun n’a qu’une part -limitée- de vie, une part
de temps.»
En somme, il semblerait qu’il ne soit pas possible de théoriser le
temps, de l’objectiver
109
et, plus encore, cette conception objective
104
EURIPIDE, Fragment DK 7 B 1, cité par Reynal Sorel, Orphée et l’orphisme,
P.U.F, 1995, p. 49.
105
PINDARE, Olympique, II, vv. 17-19.
106
PINDARE, Olympique, X, vv. 53-54.
107
Cf. également les fragments des SIMONIDE (de Céos & d’Amorgos), cités par
P.-M. SCHUHL, op. cité, p. 160.
108
Marcel CONCHE, Temps et destin, éd. De Mégare, 1980, p. 1.
109
Ce sera, on le sait, la thèse de MONTAIGNE, grand lecteur des poètes grecs. Et
Marcel CONCHE de rajouter : «Montaigne suit peut-être Epicure qui ne voulait pas
que l’on définisse le temps, disant qu’«il ne faut pas prendre en échange d’autres
termes comme meilleurs» (A Hérodote, §72), le point de départ de la réflexion
devant être le temps lui-même, tel qu’il se donne immédiatement dans l’évidence
(energia)». Ibid., p. 9.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
61
circulaire serait ignorée de la tragédie grecque, comme de l’épopée et
par extension de la doxa grecque. Le temps semble être consigné dans
la subjectivité, du moins reste-t-il enveloppé dans l’action d’un sujet
in situ ; c’est un tempus singulier.
D’ailleurs, on peut encore revenir à la Poétique d’Aristote qui donne
une confirmation satisfaisante à cette prise de position. On est
véritablement surpris de constater qu’Aristote ne parle en aucune
manière du temps dans cet ouvrage. Il n’y a rien à rechercher dans sa
Poétique qui soit, de près ou de loin, en rapport avec cette notion.
Nous sommes en présence d’une analytique sémantique qui ne laisse
nulle place au temps. Si l’on admet, avec le Stagirite, que le but de la
poésie est bien le plaisir, on comprendra aisément que le temps n’a
rien à faire dans ces histoires
110
. Le plaisir n’est jamais suspendu, il est
de l’ordre de l’instant et est distribué dans l’espace, spatialité du
théâtre qui nie la temporalité du livre
111
. C’est du reste pour cette
raison qu’une tragédie se doit de se maintenir dans le cadre d’une
seule «révolution du soleil
112
», sans quoi elle ne pourrait être
scénarisée. Précisons que cette seule occurrence du temps, dans ce
traité, ne sert en fait qu’à séparer le genre tragique du genre épique,
lequel ne possède pas de contrainte spatiale et donc de borne
temporelle, comme l’avance Victor Goldschmidt
113
:
«La fameuse indication (négligée dans toute la suite du traité) sur la
révolution du soleil ne prétend pas décrire la temporalité tragique qui
a ses mesures propres et dépendantes de l’unité de l’action (…); elle
sert simplement à distinguer l’ «étendue» de la tragédie de celle du
poème épique.»
Dans la Poétique, le temps semble donc constamment rapporté à
l’espace par l’entremise de l’action qui est pour Aristote le moteur du
genre poétique. On pourrait également avancer que le Stagirite a traité
du genre poétique en méconnaissant cette activité, n’en retenant que
l’aspect technique et négligeant par là même sa dimension interne
véritable
114
. Cependant, ce serait ignorer que lui-même a composé
110
Victor GOLDSCHMIDT, Temps physique et temps tragique chez Aristote, p.
220.
111
ARISTOTE avançait, en effet, je cite: «Il est donc normal que les hommes
tendent aussi au plaisir, puisque pour chacun d’eux le plaisir achève la vie, qui est
une chose désirable.», Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, X, 5, 1175a 16-17.
112
ARISTOTE, Poétique, 1449b.
113
V. GOLDSCHMIDT, Temps physique et temps tragique chez Aristote, p. 346.
114
A travers ce passage, nous répondons à une attaque qui nous semble
véritablement partielle de Florence DUPONT qui dans son pamphlet Aristote ou le
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
62
nombre de poèmes
115
et qu’il a consacré au moins cinq ouvrages à ce
genre : le dialogue Sur les Poètes, les Difficultés homériques, les
Victoires aux Dionysies, les Didascalies et le recueil Sur les
Tragédies
116
. Plus théoriquement, nous allons appuyer notre prise de
position sur un jugement d’autorité, celui de Victor Goldschmidt qui,
lui, a consacré un ouvrage d’une rare qualité à ce sujet. Que le temps
objectif soit absent de la structuration du récit de l’acte poétique, que
nous soyons dans le registre de l’épopée, de la tragédie ou de la
comédie, voilà ce que le Stagirite avait constaté et voilà comment
Victor Goldschmidt nous fait part de cet état de fait surprenant
117
:
«A partir de là, on pourrait, pour finir, s’interroger sur le rôle du
temps dans la Poétique. – Il a été dit très justement qu’
118
«Aristote ne
donne aucun fondement métaphysique pour le temps dans la poésie
(…). Le traitement du temps dans la Physique (IV, 10-14) n’a pas de
relation assignable avec notre problème». On admettra donc que le
traité ne saurait fournir que des éléments d’une réponse à une
question qui n’y est jamais posée comme telle.»
Nous appuyons l’autorité de notre jugement sur ce travail qui, lui-
même, trouve une autre autorité dans les travaux d’Else, ce par quoi
l’on comprendra que la conviction semble toujours le produit d’un
accord collégial. On est unanime à reconnaître que le temps est absent
de ce texte, unanimité qui doit donc faire office de démonstration, du
moins croyons-nous que cela suffira pour emporter une certaine
conviction
119
. De plus, au sein de ce registre poétique, nous nous
refusons à toute démonstration, afin de respecter le matériau sur lequel
nous exerçons notre activité. Ceci précisé, ajoutons qu’à la fin de son
vampire du théâtre occidental (Aubier, 2007), avance qu’Aristote aurait désincarné
la tragédie.
115
L’Hymne à Hermias montre qu’ARISTOTE était loin d’être un novice dans le
registre poétique, cf. W. JAEGER, Aristote…, pp. 116-117. C’est sur la base de cet
hymne que le Stagirite sera, à la fin de sa vie, condamné.
116
V. GOLDSCHMIDT, Temps physique et temps tragique chez Aristote, p. 400.
117
V. GOLDSCHMIDT, Temps physique…., p. 407, W. JAEGER, Aristote, p. 337.
118
Gerald F.ELSE, Aristotle’s poetics…, 1957, p. 575, n. 15, cité par Victor
GOLDSCHMIDT.
119
Dans son De l’âme, en III, 3, 428a 20-24, trad. R. Bodéüs, ARISTOTE indique
en effet: «Mais, en fait, l’opinion s’accompagne de conviction. On ne saurait, en
effet, se forger des opinions sans être convaincu. Or la conviction ne se prête à
aucune des bêtes, tandis que la représentation se prête à beaucoup. De plus, si toute
opinion entraîne la conviction et celle-ci la persuasion, la persuasion, de son côté
entraîne la raison. Or quelques-unes, parmi les bêtes, sont effectivement pourvues
de représentations, mais pas de raison.».
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
63
livre remarquable sur le temps physique et poétique chez le Stagirite,
Victor Goldschmidt achoppe véritablement sur cette question.
Comment est-il possible que la catégorie du temps, si importante pour
Aristote, notamment pour comprendre sa Physique, soit absente de la
littérature ? Comment la poésie, ce genre si proche de l’être, cette
écriture même de l’être qui se dit, pouvait-elle ignorer cette
dimension ? On ne sera alors pas surpris que ce philosophe fasse le
même constat que celui posé par Jacqueline de Romilly, concernant le
temps en général et le temps circulaire en particulier. Il n’existe pas de
temps objectif au sein de la pensée grecque et pas davantage de temps
circulaire, si l’on en juge par le genre tragique
120
:
«On voit assez, enfin, qu’il n’y a rien ici qui puisse fortifier le lieu
commun selon lequel les Anciens n’auraient connu qu’un «temps
cyclique». Aussi bien n’est-ce pas le cercle qui s’oppose au temps
physique, mais ce tout qu’Aristote situe hors du temps, qu’il n’a pas
rattaché explicitement à la durée infinie dont jouissent les êtres
éternels, mais que Plotin appellera éternité. Que ce terme soit repris
dans la théorie hégélienne du temps pourrait attester qu’il ne s’agit
pas ici d’archéologie.»
Que dire de plus ? Si ce n’est que cette assertion rend manifeste le
questionnement que nous tentons d’animer dans le présent
développement. Premièrement, admettons qu’il n’existe aucune
conception dans la poésie tragique grecque qui viendrait soutenir que
le temps serait circulaire. Deuxièmement, prenons acte que si nous
voulons nous arrêter sur le temps dans la culture grecque, il ne s’agit
pas, comme l’énonce si bien Victor Goldschmidt, «d’une entreprise
archéologique». On comprend aisément que le genre poétique
maintenant la subjectivité du temps permettait à chacun de prendre la
part de temps qui lui revenait. Le temps serait donc subjectif,
précisément en suivant ce souhait, toujours manifesté les poètes, de ne
pas voler la parole de l’autre, de ne pas lui ôter son temps propre, de
rendre la part de temps à chaque homme. Il n’y aurait aucun modèle
théorique du temps dans la poésie grecque dans la mesure où cela
ferait partie du bain culturel grec lui-même. Il ne semblait exister
aucun temps objectif à cette période, du moins tel que nous
l’envisageons aujourd’hui.
Il convient alors de souligner que, si l’on admet l’existence d’un
temps dans la poésie grecque, ce n’est le fait que d’une projection de
nos conceptions actuelles sur ce genre ; la plus grande méprise
120
V. GOLDSCHMIDT, Temps physique et temps tragique chez Aristote, p. 418.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
64
demeurant la confusion entre le monothéisme occidental et le
polythéisme grec. En effet, au sein de la conception religieuse
grecque, polythéiste, chaque sujet aurait son temps propre scandé par
le cycle de la nature ; chacun aurait donc la liberté d’avoir sa propre
conception du temps, sommaire certes, mais bien en adéquation avec
sa vie singulière. En revanche, le monothéisme implique que
l’ensemble des tempera des sujets soit soumis à un temps objectif : un
Chronos divin
121
. Olivier Boulnois, venant introduire les fameuses
Sentences canoniques de Pierre Lombard, reprend cette assertion de ce
moine médiéval au terme de son noviciat, assertion rendant compte du
couplage entre le Dieu chrétien et un temps objectif. Dieu est présenté
comme noué au temps, de sorte qu’il en châtre l’ensemble de ses
attributs et qu’il retient tout devenir
122
:
«Dans le sein de sagesse, il enferme, fixe et retient perpétuellement
tous les temps, passé, présent, futur, sans subir l’avènement de rien de
nouveau ni le passage de rien de passé.»
Le kronos divin du christianisme implique donc que l’ensemble des
tempera singuliers des hommes y soit soumis et la construction d’un
temps objectif, pour en rendre compte, deviendra inévitable (horloge,
calendriers des saints, sonnerie de cloche). Afin de masquer ce
polythéisme grec, Hegel appuiera son Dieu chrétien sur la figure de
Cronos, reprenant l'essai de fusion opéré entre monothéisme et
polythéisme par les néo-platoniciens
123
. Il semble que ce travail
d'unification commence dès Cicéron (-106,-43), avec ses recherches
sur Saturne, en rapport avec le Cronos hésiodique et le chronos
121
Olivier BOULNOIS, La puissance et son ombre de Pierre Lombard à Luther,
Aubier, 1994, p. 27. Je cite: «Le devenir est extérieur à Dieu...». C'est la raison pour
laquelle saint THOMAS créera un nouveau temps médian, il s'agit de l'aevum qui
mesure ce qui dans l'être ne change pas: «L'aevum diffère du temps et de l'éternité,
comme tenant le milieu entre eux.», avancera l'Aquinate. Cette conception rendra
compte de ce qui est permanent aux créatures ; ce qui est sub specie aeternatis, dira
B. SPINOZA, Somme. Théologique, I, q. 10, art.5, p. 213 & art. 4.
122
Pierre LOMBARD, Sentences, distinction 42, 618 D. Ces sentences, à partir du
XIIIè siècle et durant tout le Moyen-Age, serviront d’introduction à la théologie
pour tous les moines, de tous les ordres. Saint BONAVENTURE (franciscain), saint
THOMAS d’Aquin (dominicain) seront obligés de s’y soumettre, Guillaume
d’OCKHAM, à partir de son commentaire l’Ordinatio, sera classé comme hérétique,
puis viendra LUTHER… Le temps est objectif, faut-il admettre, sans quoi c’est la
mise au ban de l’Eglise ; G.W.F HEGEL et ses amis du séminaire de Tübingen en
retiendront la leçon… Cf. également, G. VICO, Science Nouvelle, p. 73.
123
Rémi BRAGUE, Du temps chez Platon et Aristote…, p. 86.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
65
temporel
124
. Notons, enfin, que le terme de polythéisme semble une
création de Philon d'Alexandrie (- 13, + 54) et que les latins ne
semblent pas avoir cru que les Grecs étaient polythéistes. Sénèque (-
55, + 39), par exemple, prétend que ce sont des sornettes
125
.
Cependant, si cela est bien le cas, alors comment auraient-ils pu lire et
comprendre ne serait-ce que l’œuvre d’Homère et plus
spécifiquement, ici, la poésie tragique ? Ces premières précisions nous
permettent de ne pas projeter sur cette étude notre propre conception
du temps qui n’est en aucune manière compatible avec la vision
grecque. A suivre le temps dans la tragédie grecque, rien ne vient
encore alimenter l’hypothèse d’un temps objectif, comparable à celui
qui sera adopté par le christianisme, et encore moins que ce temps
serait de nature circulaire.
Une seule notion est venue éclaircir notre problématique, celle de
destinée moira qui semble entretenir des rapports ténus avec le genre
tragique. En fait, si la notion de temps semble être absente de la
tragédie, c’est qu’elle ne s’est pas encore dégagée d’une notion de
laquelle elle émergera, la notion de destin ; du moins est-ce
qu’Eschyle défend dans son Prométhée enchaîné
126
:
«- Coryphée -: j’ai bon espoir qu’un jour, dégagé de ces liens, tu
pourras avec Zeus traiter d’égal à égal.
- Prométhée - : Non. Pour cela, l’heure fixée par la Destinée qui tout
achève (Moira télesphoros) n’est pas encore arrivée. Ce n’est
qu’après avoir ployé sous mille douleurs que je m’évaderai de ces
liens. L’adresse est de beaucoup la plus faible en face de Nécessité.
- Coryphée - : Que gouverne nécessité ?
- Prométhée - : Les trois Destinées et les Erinyes à l’implacable
mémoire.»
Au niveau politique, ne pas prendre la part de temps d’un autre
homme serait ce premier acte de partage qui rend possible la vie en
commun : l’isonomie qui est au fondement de la démocratie
athénienne. Le temps ne semble pouvoir se déployer que lorsque
l’homme a pris sa part de destin et qu’il la met en relation avec
124
CICERON, De la nature des dieux, II, XXIII, XXVIII & II, XXIV-XXV, trad.
E. Bréhier, in Les Stoïciens, La Pléiade, 1962, pp. 431-432, plus particulièrement.
125
SENEQUE, De beneficiis, IV, 7.
126
ESCHYLE, Prométhée enchaînée, v.v. 510-520. Nous renvoyons aussi à
l’article de Jean FRERE, «Avenir et moira : d’Homère à Platon», in L’avenir, actes
du congrès de l’association des Sociétés de philosophie en langue française, Vrin,
1987, pp. 181-185, p.184. Jean FRERE cite ce passage des Euménides, «Le Chœur :
Ainsi s’achève l’accord de la Moira avec Zeus dont l’œil voit tout.», vv. 1045-1047,
p. 184.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
66
d’autres parts de destin afin de tenter de vivre en commun. Toutefois,
cette approche nous semble encore manquer de cohérence. Si le temps
est caché aux hommes, voilé qu’il est par les Dieux, nous ne voyons
pas comment une destinée commune pourrait être partagée ? Il doit
bien y avoir un temps qui se manifeste quelque part au sein de la
tragédie afin que les acteurs partagent une communauté de destin…
Certes, il existe bien des péripéties au sein de la tragédie qui dévoilent
l’existence d’un temps, mais il semble que le propre de la tragédie soit
encore et toujours de le masquer. C’est en venant exposer sa
conception des péripéties secrètes que Françoise Létoublon retrouve
un temps possible dans les tragédies d’Eschyle. Analysant le
Prométhée enchaîné, elle nous fait part de ce temps caché, de ce
temps secret
127
:
«Cette péripétie, impliquant la maîtrise du temps futur par Prométhée
dans l’économie dramatique de la pièce, met en évidence la
profondeur de ce thème de la pièce, il s’agit de la mention du Secret
que détient Prométhée, du Nom de la personne qui dans l’avenir peut
détrôner Zeus, l’action d’un autre peut mettre fin un jour fin à ce
pouvoir. La révélation du nom de cet autre peut donner à Zeus le
moyen d’éviter cette issue, et l’arme de Prométhée qui lui donne la
maîtrise du temps, c’est ce nom caché, ce silence qui tient le futur en
réserve (515-525).»
Si le temps est voilé, c’est qu’une partie de celui-ci ne peut être révélé
à l’homme, il s’agit du futur. Le futur appartenant aux dieux, le temps
devra rester caché. Il n’y a de destin que si le temps appartient à une
autre sphère que celle de l’homme : le registre des dieux. Néanmoins,
le silence, le mutisme, ne sont-ils que les seules manières de maintenir
le temps voilé ? Pas tout à fait. Il y a bien un temps qui se terre dans la
tragédie mais ce dernier, décidément, n’arrive pas à s’imposer sur la
scène du monde des humaines conditions. Néanmoins, les modes du
voilement sont également les modes du dévoilement et l’on ne saurait
s’en tenir au nominalisme comme seul accès au temps révélé aux
hommes. Ce n’est qu’après la lecture de l’ouvrage de Jules Vuillemin,
intitulé Eléments de poétique, que nous avons pu entrevoir cette
possibilité d’accès au temps tragique
128
. Si les conceptions du temps
tragique sont embryonnaires, elles doivent nécessairement se retrouver
127
F. LETOUBLON, «Les paradoxes du Prométhée», Sileno (janv.-déc.1986),
1987, p. 21 ; cité par J. VUILLEMIN, op. cité, page suivante, p. 51.
128
Jules VUILLEMIN, Eléments de Poétique, Vrin, 1991, chap. 1, partie 1,
intitulée «La reconnaissance dans l’épopée et dans la tragédie (Aristote, Poétique,
chap. XVI)», pp. 29-40.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
67
dans l’infiniment petit, dans l’analyse des signes. Sans revenir à la
doctrine médiévale des signatures chère à Michel Foucault, Jules
Vuillemin avance, en prenant appui notamment sur un passage
d’Electre d’Euripide («Quel signe as-tu vu, demande-t-elle au
Vieillard, auquel je puisse croire ?»), que le signe qui est de trois
sortes (naturel, convenu ou arbitraire
129
) permet la reconnaissance des
hommes entre eux et nous ajouterons également qu’il leur permet de
prendre conscience de leur appartenance à une communauté de destin.
Si le signe naturel (une cicatrice par exemple) permet la
reconnaissance physique, les signes convenus et arbitraires permettent
les reconnaissances culturelles
130
. C’est par les signes que les dieux
s’adressent aux hommes et c’est par la lecture de ces derniers que les
hommes peuvent convenir d’un temps commun, d’une communauté
de destin. Dès lors, c’est par le temps collégial tiré de la communauté
que les temps singuliers pourraient se projeter dans le futur. Dans la
tragédie grecque, le futur, le temps, sont toujours à envisager à travers
la catégorie de l’Autre. Si l’autre est là, c’est qu’indéniablement je
suis dans un temps quelconque.
Enfin, ce serait tout bonnement se substituer au savoir des dieux que
d’entreprendre de qualifier le temps tragique. Dans la mesure où seuls
les dieux ont la maîtrise du temps, on ne peut en aucun manière savoir
si ce temps était linéaire ou circulaire. Ceci ne signifie nullement que
le temps et le futur ne puissent être conceptualisés. Aristote aura
même la prétention cachée d’en faire une science, tout du moins est-ce
que nous révèle un passage de son De mémoria et Reminiscentia
131
:
«Le futur ne peut pas faire l’objet du souvenir, il est plutôt objet
d’opinion et d’attente (il pourrait exister une science de l’attente,
comme il en existe une, suivant certain, de la divination).»
Cela signifie simplement que l’objet de la tragédie grecque est de
voiler techniquement le temps aux hommes. A défaut d’une science de
l’attente, l’on doit bien avouer que les poètes tragiques maîtrisaient
une technique de l’attente, laquelle n’était rendue possible que par un
voilement initial du temps. «…tous les éléments d’une tragédie
complexe figurent en puissance.», répétera également Jules
Vuillemin
132
. Ce n’est donc nullement au sein de ce genre qu’une
129
Ibid., p. 33.
130
Cf. F. de SAUSSURE, op. cité, p. 99, je cite «Nous appelons signe la
combinaison du concept et de l’image acoustique.».
131
ARISTOTE, De mémoria et Reminiscentia, 449b 10-11, Vrin, 1951, p. 57.
132
Jules VUILLEMIN, Eléments de poétique, op. cité, p. 53.
Régis LAURENT, METAPHYSIQUE DU TEMPS CHEZ ARISTOTE - I -
68
quelconque conception rationnelle du temps pourrait être retrouvée. Il
est encore moins probable d’y débusquer un temps circulaire dans la
mesure où ce genre a pour office, répétons-le une dernière fois, de
voiler le temps. Seuls les dieux connaissent le devenir et c’est à partir
de cette connaissance initiale qu’il leur revient ensuite de redéployer
le cours des destinées humaines, le plus souvent par l’intermédiaire du
chœur. Dans ce cadre tragique, on est donc loin de reconnaître avec
Xénophane
133
:
«Les dieux ne révèlent pas toutes choses aux hommes dès le
commencement, mais ceux-ci en cherchant tout au long du temps,
parviennent à découvrir le meilleur.»
Abordons désormais la poésie épique d’Homère afin d’analyser ce
qu’il en est du temps circulaire, dont nous avons noté ici l’absence.
b. D u hér os ou la po ési e épi que com me
te c hn i qu e de dé voi le me n t d u t em ps .
En premier lieu, pour la poésie épique d’Homère, force est de
constater qu’une conception du temps objective et analytique est tout
bonnement absente, aussi bien dans l’Iliade que dans l’Odyssée. La
conception mythique se passe du temps dans la mesure où elle doit
être in illo tempore, conformément au schème posé par Mircéa
Eliade
134
:
«Comme Moses Finley, grand connaisseur de la société d’Ithaque et
du monde homérique, l’a observé en son temps, il n’est rien qui ait
une dimension historique dans les poèmes. Tout est « intemporel
(timeless), comme dans les fables où tout arrive «une fois pour toutes»
(once upon a time). Même les personnages lorsqu’ils se retrouvent à
vingt années de distance, Ulysse et Pénélope sont les mêmes, au
physique comme dans leurs sentiments.»
133
XENOPHANE, fragment B 18, cité par Anna KELESSIDOU, «L’avenir chez
les présocratiques : de Thalès à Démocrite», in L’Avenir, Congrès des sociétés de
philosophie en langue française, Vrin, 1987, pp. 250-253, p. 252.
134
Mircéa ELIADE, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969, p. 139. Cf.
aussi M.-L. FINLEY, The use and abuse of history. Londres, 1975, pp. 14-16, cité
par Eva CANTARELLA, «Introduction à l’Odyssée.», in Odyssée, Les belles lettres,
poche, I, 2001, p. XVIII. Pour un approfondissement de cette question, nous
renvoyons à Pierre VIDAL-NAQUET, «Temps des dieux et temps des hommes.»,
Revue d’histoire des religions, 1960, p. 55, sq.
RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE TEMPS PRE-ARISTOTELICIEN
69
Précisons que l’Odyssée est un récit épique que l’on attribue
généralement à Homère. Un problème se pose pourtant à ce sujet. On
sait désormais que l’expédition des Achéens et des Eoliens contre
Troie est une expédition réelle que l’on peut situer dans l’intervalle (-
1193/-1184)
135
. Or, nous savons aussi qu’Homère est un aède qui a
réellement existé et qui vécut au VIIIe siècle. Il y a donc plus de cinq
siècles entre le périple réel et sa narration faite par Homère. On peut
donc émettre l’hypothèse que, pendant plus de cinq siècles, ce récit a
été transmis oralement par de multiples aèdes, en des versions toutes
différentes, avant qu’Homère en donne la meilleure mouture orale.
Ensuite, la version homérique a dû s’imposer et cela toujours par la
voie orale puisque Homère n’a écrit ni l’Iliade, ni l’Odyssée. La
première édition des poèmes homériques a été commandée par le
tyran Pisistrate (-600,-528). On sait qu’avec l’aide de son fils
Hipparque, Pisistrate créa une commission qui aura pour tâche de
consigner par écrit les vers d’Homère. Une première édition sera alors
constituée et conservée dans la première bibliothèque publique
d’Athènes. Ensuite, on trouve d’autres versions assez disparates sous
forme de papyri dans la grande bibliothèque d’Alexandrie, là où les
poètes grecs s’exileront au temps d’Aristote, chassés qu’ils avaient été
d’Athènes par l’idéologue Platon
136
. Enfin, ce récit servira de livre de
lecture pour l’ensemble des petits Athéniens et ensuite pour
l’ensemble des Grecs; ce qui avait fait dire fort justement à G.W.F
Hegel, après Thucydide
137
:
«Homère est l’élément où vit le monde grec, comme l’homme dans l’air.»
Ce qui est une reprise poétique de la fameuse sentence de Platon
138
:
«Homère doit être considéré comme le Prince de la tragédie.»
Que nous fassions une part belle à l’œuvre d’Homère, dans notre
tentative de compréhension du temps grec, s’autorise donc de ce qui
précède. Que cet héritage soit ensuite assimilé par la théorie
135
Gilbert BOUCHARD, L’Odyssée d’Homère, intro., Société des Ecrivains, 2001.
136
Il est probable, ensuite, que ce texte ait été de nouveau remanié pour donner
encore d’autres versions. Des grammairiens comme Zénodote d’Ephèse (-320,-240),
puis Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace (-220,-143) ont travaillé
sur ces vers, afin de les standardiser. Il est probable, enfin, que c’est des mains
d’ARISTARQUE que la version la plus stabilisée soit issue.
137
G.W.F HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Vrin,
1963, p. 171.