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L’Information grammaticale n° 145, mars 2015 45
Mari WIKLUND
LA PERCEPTION DE LA PONCTUATION
DE L’ÉTRANGER D’ALBERT CAMUS
À TRAVERS LA PROSODIE DE SON AUTEUR
1. INTRODUCTION
Cet article portera sur la relation entre les signes de ponctua-
tion et la prosodie de la parole. Il est connu que la fonction
de la ponctuation est véhiculée par des moyens prosodiques
dans la langue parlée. Ou bien le contraire : les effets créés
par la prosodie à l’oral sont exprimés – d’une manière
incomplète – à l’aide de la ponctuation à l’écrit (Blanche-
Benveniste, 2010 ; Chafe, 1988 ; Védénina, 1989). En effet,
selon Védénina (1989 : 137), « la ponctuation est née de la
nécessité d’adapter la forme graphique à la langue parlée,
de fixer à l’écrit le découpage de la chaîne parlée, marqué
à l’aide de la prosodie de la phrase ». La relation entre les
signes de ponctuation et la prosodie fait ainsi partie d’une
problématique plus grande, celle des rapports entre le code
oral et le code écrit (Védénina, 1989 : 137).
Dans cet article, nous aborderons la problématique
mentionnée ci-dessus d’un point de vue expérimental.
Plus précisément, nous présenterons ici les résultats d’un
test de perception où 28 informateurs ont entendu les cinq
premières pages de L’étranger d’Albert Camus. Leur tâche
a consisté à ajouter tous les points et les virgules au texte
écrit correspondant uniquement sur la base des indices
prosodiques. Il s’agissait donc d’une tâche de ponctuation
libre à partir d’un texte oralisé. La durée de l’enregistrement
était de 4 min 38 sec. Les informateurs l’ont entendu deux
fois. Le texte sonore était lu par l’auteur lui-même dans une
émission de radio transmise par R.T.F. en France en 1954.
Dans nos études antérieures, nous avons défini les proto-
types oraux des signes de ponctuation du point de vue de
la production de la parole (Lehtinen, 2007, 2008). Nous
avons remarqué que la plupart des points étaient marqués
avec une chute mélodique associée à une pause. Les
virgules, quant à elles, étaient typiquement marquées avec
une montée mélodique suivie d’une pause. Nos études
ultérieures s’appuyant sur des tests de perception ont montré
que ces prototypes oraux ne concernaient pas seulement
la production orale du texte écrit mais aussi la perception
du texte sonore (Wiklund, 2012, 2013, 2014).
L’objectif du test de perception présenté dans cet article était
de découvrir les types de mouvements mélodiques (montées
et chutes) qui étaient conçus par les informateurs comme des
indices d’un point ou d’une virgule. Autrement dit, il est déjà
connu que les points sont associés aux chutes mélodiques
suivies d’une pause, tandis que les virgules sont associées
aux montées mélodiques suivies d’une pause. Mais il existe
des montées et des chutes différentes. Ces mouvements
mélodiques légèrement différents sont-ils tous associés à la
présence des points et des virgules au même titre ou y a-t-il
des différences à noter ?
Le test a été mené à l’université de Helsinki (Finlande)
en 2011. Les informateurs (n = 28) étaient des étudiants
en philologie française. Leur âge moyen était de 22,7 ans.
La majorité (81,5 %) d’entre eux était des femmes. La langue
maternelle de tous les informateurs était le finnois, mais ils
avaient un niveau avancé en français. Le fait d’avoir utilisé
des informateurs de langue maternelle finnois met en valeur
le caractère translinguistique présumé de la conception de
la relation entre les signes de ponctuation et la prosodie.
Les résultats de ce test seront comparés ici aux résultats
d’un test antérieur, mené en 2010 1. Le test antérieur a réuni
13 informateurs qui étaient également des étudiants en
philologie française. Leur âge moyen était de 22,1 ans. Le fait
du hasard, il n’y avait pas d’hommes dans le groupe. La
langue maternelle de la plupart des informatrices (11) était le
finnois, mais il y avait aussi deux francophones natives dans
le groupe
2
. Le texte et l’enregistrement utilisés étaient les
mêmes dans les deux tests. La différence entre les tests était
que dans celui mené en 2010, il fallait choisir entre un point ou
une virgule sur des places pré-indiquées par des traits, tandis
que dans le test de 2011, les signes de ponctuation pouvaient
être placés à tout endroit, sans aucune obligation. Le premier
test à choix forcé a porté uniquement sur ce qui permettait
d’opposer les points et les virgules, tandis que le deuxième
a porté sur les traits considérés comme des indices de point
ou de virgule (par rapport à l’absence de ponctuation). Dans
les deux tests, il a été demandé aux informateurs de faire
leurs choix sur la base des indices prosodiques et non pas
sur la base des indices sémantiques et syntaxiques. Le fait
que les majuscules aient été supprimées du texte a mis en
valeur le rôle de la prosodie 3.
1. Les résultats de ce test antérieur sont présentés dans Wiklund
(2012). Les résultats des deux tests sont également abordés dans Wiklund
(2013, 2014). Ces deux dernières publications portent cependant sur la
subordination, et les résultats des tests de perception n’y constituent qu’un
élément secondaire.
2. Les résultats des informateurs francophones ne différaient pas de
ceux des informateurs finnophones.
3. Par la suite, il serait également intéressant de faire un test où les
informateurs disposeraient uniquement du texte sous forme écrite, et ils
devraient y ajouter les points et les virgules exclusivement sur la base des
informations sémantiques et syntaxiques.
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Méthodologiquement, le travail relève de la phonétique
instrumentale et expérimentale. Sur le plan théorique, il
s’appuie sur l’approche prédictive présentée par Mertens
(1987, 1993, 2008, 2011). Le modèle est basé sur une descrip-
tion détaillée des contours intonatifs du français. De plus,
cette approche cherche à expliciter toutes les contraintes
prévisibles portant sur la prosodie d’un énoncé. D’une part,
il s’agit de tenir compte des contraintes phonologiques,
telles que l’accentuabilité de mots, d’autre part, les formes
prosodiques sont analysées par rapport à la structure
syntaxique de l’énoncé. Sur ce plan, le modèle repose sur les
notions de dépendance, de construction et de macrosyntaxe
(Blanche-Benveniste et al., 1990). Pour décrire la relation
entre les unités syntaxiques, nous employons également des
notions de la grammaire cognitive (Langacker, 1987, 1991).
Les résultats du premier test de perception (par la suite, nous
nous référerons à ce test par l’abréviation « test2010 ») on t
montré que le prototype oral du point avait deux variantes
légèrement différentes (Wiklund, 2012). En effet, le proto-
type oral du point peut consister en un contour intonatif
descendant qui atteint le plancher de la tessiture du locuteur,
suivi d’une pause. Ou bien, il peut consister en un contour
intonatif descendant moins profond, qui n’atteint pas le
plancher de la tessiture du locuteur, suivi d’une pause. Le
premier contour indique la fi nalité, tandis que le deuxième
constitue un contour de la continuation mineure. Mertens
(1987, 1993, 2008, 2011) utilise l’acronyme « B-B- » pour se
référer au premier type de contour descendant, qui atteint
donc le niveau infra-bas ou le plancher de la tessiture du
locuteur. En ce qui concerne le contour intonatif descendant
moins profond, qui n’atteint pas le plancher de la tessiture
du locuteur, Mertens (ibid.) s’y réfère par l’acronyme « BB ».
Le prototype oral de la virgule a aussi deux variantes
différentes (Wiklund, 2012). La montée intonative est une
composante nécessaire du prototype. Il peut cependant
s’agir soit d’une syllabe haute et stable (« HH ») soit d’une
syllabe dynamique qui va du bas vers le haut (« BH »). Selon
Mertens (1987, 1993, 2008, 2011), les deux types de montées
constituent des contours de la continuation majeure. Le
mouvement intonatif peut être suivi d’une pause, mais cela
n’est pas nécessaire (Wiklund, 2012).
Selon Védénina (1989 : 35), la virgule est un signe qui refl ète,
en principe, la pause. L’auteur distingue cependant trois types
de virgules, qui ne sont pas toutes « prononcées », c’est-à-
dire marquées par la présence d’une pause (p. 142). Ces
trois types différents sont : 1) les virgules sémantiques ; 2) les
virgules stylistiques et 3) les virgules syntaxiques. Les deux
premiers types sont toujours marqués à l’audition, tandis que
le troisième type ne l’est pas toujours. Nous reviendrons à
ces notions plus bas dans les analyses des exemples.
Les résultats des tests de perception menés par Baldwin
& Coady (1978) ont montré que les signes de ponctuation
individuels variaient de « crucial » à « redondant » en fonction
de l’ordre des mots précédent. Cela met en évidence le
rôle des informations sémantiques et syntaxiques dans la
perception des frontières prosodiques et discursives. Selon
les auteurs (p. 374-375), les règles de ponctuation de l’écrit
ne constituent que des conventions « vides » qui ni annoncent
ni expliquent la lecture d’un texte incluant des signes de
ponctuation. Steinhauer (2003), quant à lui, a découvert
que les virgules servaient de déclencheurs visuels pour la
démarcation de frontières prosodiques. Il a aussi été prouvé
que la prosodie et « son analogue visuel », la ponctuation,
contribuaient de façon signifi cative à la compréhension et à
la reconstruction dans la mémoire du discours oral et écrit
(Cohen, Douaire & Elsabbagh, 2001).
2. ANALYSE
2.1. Contour de la fi nalité (B-B-)
Il est bien connu que le point constitue le signe de ponctuation
indiquant la fi nalité (Catach, 1996 ; Drillon, 1991 ; Grevisse
et Goosse, 2011 ; Riegel, Pellat et Rioul, 2004 ; Védénina,
1989). Il en va de même pour le contour intonatif descendant,
où l’intonation baisse jusqu’au plancher de la tessiture du
locuteur (Delattre, 1966 ; Di Cristo, 1998 ; Mertens, 1987,
1993, 2008, 2011 ; Morel & Danon-Boileau, 1998 ; Rossi,
1999). Le premier exemple présente un contour de ce type.
(1) Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-
midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir.
(Camus, 1942 : 9)
La forme prosodique de la deuxième proposition de la
première phrase est présentée dans le prosogramme 1.
Le trait épais donne une estimation de la hauteur perçue
par un auditeur moyen. Les traits fi ns correspondent aux
différents paramètres acoustiques. Le trait fi n renforcé par
Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi.
Prosogramme 1.
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des traits épais donne la fréquence fondamentale. Le trait
fi n supérieur donne l’intensité, et le trait fi n inférieur indique
le signal sonore fi ltré. La ligne en zigzag indique les parties
voisées (Mertens, 2004). Comme le trait épais le montre bien,
la dernière syllabe /di/ du mot « après-midi » est prononcée
à un niveau mélodique très bas. En effet, le groupe intonatif
constitué par cet énoncé se termine au niveau infra-bas
(Mertens, 1987, 1993, 2008, 2011). Le contour descendant
est suivi d’une pause dont la durée est de 0,8 secondes.
L’occurrence correspond donc au prototype oral du point
(Lehtinen 2007, 2008, Wiklund 2012).
Dans le test2010, où il s’agissait de faire un choix forcé
entre la virgule et le point, tous les informateurs ont opté
pour le point. Dans le deuxième test (te s t 2011 ), où les
informateurs étaient libres de placer ou non un signe de
ponctuation, le résultat était similaire : le point a été noté par
93 % des informateurs. Cela n’est pas étonnant, puisque la
phrase suivante commence par le mot ainsi, ce qui indique
clairement le début d’une nouvelle phrase 4.
Les résultats des deux tests suggèrent que la combinaison
d’une pause et d’une chute intonative descendant jusqu’au
niveau infra-bas constitue pour les auditeurs un signe
prosodique indiquant la présence d’un point.
La phrase qui se termine forme ainsi un ensemble indé-
pendant dont le profi l ne sera pas submergé par celui de la
phrase suivante (Langacker, 1987, 1991) 5.
2.2. Contour de la continuation mineure (BB)
Bien que la chute intonative descendant jusqu’au niveau
infra-bas indique la fi nalité, il n’en va pas de même pour
les chutes intonatives moins profondes. Selon Mertens
(1987, 1993, 2008, 2011), une chute à intervalle majeur,
qui n’atteint cependant pas le niveau infra-bas du locuteur,
indique la continuation mineure. Les résultats de nos tests
de perception concordent avec cette théorie. La première
4. Il a été demandé aux informateurs de faire leurs choix sur la base
des indices prosodiques et non pas sur la base des indices sémantiques et
syntaxiques. Néanmoins, il est diffi cile d’ignorer complètement la séquence
suivante dans la lecture d’un texte.
5. Le « profi l » d’une phrase signifi e ici la façon de laquelle l’ensemble
de la phrase apparaît à la perception.
phrase du roman (exemple 2, prosogramme 2 a) en présente
un bon exemple. En effet, elle se termine par le contour
« BB » indiquant la continuation mineure. La deuxième phrase
(exemple 2, prosogramme 2 b) se termine par le contour
« B-B- » qui constitue donc un signe de la fi nalité.
(2) Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais
pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée.
Enterrement demain. Sentiments distingués. »
(Camus, 1942 : 9)
Dans cette phrase, il y a une chute à intervalle majeur entre
la syllabe accentuée (morte) fi nale et la syllabe pénultième
(est). La chute est cependant moins profonde que dans le
premier exemple où l’intonation a baissé jusqu’au niveau
infra-bas. Par conséquent, il s’agit (prosogramme 2 a)
du contour « BB » qui n’indique pas la finalité mais « la
continuation mineure » (Mertens, 1987, 1993, 2008, 2011).
Autrement dit, bien que le contour apparaisse à la fi n d’un
groupe intonatif, il constitue seulement une frontière faible
par rapport à ce qui va suivre (ibid.).
Les résultats de nos tests de perception étayent cette
hypothèse : dans le test2010, tous les informateurs ont mis
un point ici. En revanche, dans le test2011, où les places des
signes de ponctuation n’étaient pas indiquées, seulement
25 % des informateurs ont mis un point ici. Les autres y ont
mis une virgule ou ils y ont laissé un espace vide. Il s’agit
donc ici d’un signe de ponctuation dans une certaine mesure
« redondant » (Baldwin & Coady, 1978).
Ces résultats montrent que, effectivement, le contour « BB »
n’est pas perçu comme un indice de la fi nalité au même
titre que le contour « B-B- ». Par conséquent, il n’est pas
non plus aussi fortement associé à la présence d’un point.
Il est cependant possible que – bien qu’il ait été demandé
aux informateurs de faire leur choix uniquement sur la base
des indices prosodiques – la présence de la conjonction de
coordination ou au début de la phrase suivante joue aussi
un rôle sur ce plan. En effet, il peut être diffi cile d’ignorer
sa présence, et elle donne facilement l’impression d’une
phrase qui continue.
Du point de vue de la perception auditive, le profi l de cette
phrase est moins indépendant que dans le cas de l’exemple
précédent. Le contour «BB » indique ici que le profi l de l’unité
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.
Prosogramme 2 a.
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qui se termine sera partiellement submergé par celui de
l’unité suivante (Langacker, 1987, 1991).
La deuxième phrase (prosogramme 2 b) se termine par le
contour « B-B- », qui atteint le niveau infra-bas. Le contour
descend donc ici plus bas que dans le cas précédent où il
s’agissait cependant aussi d’un contour descendant 6 . Par
conséquent, il y a une frontière maximale et donc terminale.
Comme la frontière apparaissant à la fin de la phrase
précédente est plus faible, cette frontière terminale sert
à regrouper les deux phrases dans une unité prosodique
maximale (Mertens, 1987, 1993, 2008, 2011). En raison
de la présence de la conjonction de coordination « ou »
et du lien de dépendance qu’il y a entre le complément
circonstanciel « peut-être hier » et le verbe de la première
phrase, le regroupement intonatif semble motivé sur le plan
syntaxique. Par suite du regroupement, les profi ls de ces
phrases s’infl uencent mutuellement, mais l’ensemble qu’elles
forment a un statut autonome par rapport à ce qui va suivre
(Langacker, 1987, 1991). La phrase suivante commence par
j’ai reçu, ce qui indique clairement le début d’une nouvelle
unité syntaxique et sémantique.
Dans le test2010, tous les informateurs ont reconnu le signe
de ponctuation comme un point. Le tes t 2 011 a confi rmé ce
résultat : en effet, 96 % des informateurs ont mis un point à
la fi n de cette unité. Il s’agit donc d’un signe de ponctuation
d’une importance cruciale (Baldwin & Coady, 1978).
2.3. Contours de la continuation majeure (HH, BH)
À l’écrit, un groupe qui se termine par une virgule sera
nécessairement suivi d’un ou de plusieurs groupes dont
le dernier se termine par un signe de ponctuation fort
(Védénina, 1989 ; Catach, 1996 ; Drillon, 1991 ; Grevisse et
Goosse, 2011 ; Riegel, Pellat et Rioul, 2004). A l’oral, le même
effet est typiquement créé par un contour montant (Delattre,
1966 ; Di Cristo, 1998 ; Rossi, 1999 ; Morel et Danon-Boileau,
1998) ou par un contour de la continuation majeure (Mertens,
1987, 1993, 2008, 2011).
Dans le modèle de Mertens (1987, 1993, 2008, 2011), les
contours montants constituent des frontières faibles. Deux
6. Cette phrase se termine à 84,5 Hz, tandis que la fi n de la phrase
précédente (cf. prosogramme 2 a) se situe à 98,4 Hz.
types de contours montants indiquent la continuation
majeure : la montée stable (HH) et la montée dynamique (BH)
(Mertens, 1987, 1993, 2008, 2011). Dans le corpus étudié,
les deux types de montées sont employés pour marquer la
présence d’une virgule (Wiklund, 2012).
Dans l’exemple 3, la virgule après le mot ainsi est marquée
avec une montée stable suivie d’une pause de 0,5 secondes.
(3) Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé
deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les
refuser avec une excuse pareille.
(Camus, 1942 : 9)
Dans le test2010, tous les informateurs ont mis une virgule ici,
ce qui n’est pas étonnant eu égard au contexte syntaxique.
Dans le deuxième test, où les places des signes de ponc-
tuation n’étaient pas indiquées, 57 % des informateurs ont
mis une virgule ici. Les autres y ont laissé un espace vide.
Cela montre que la syllabe haute (stable), même suivie de
pause, n’est fi nalement pas si fortement corrélée avec la
présence d’une virgule. Il est clair que la combinaison de
ces traits prosodiques n’est pas conçue comme l’indice d’un
point. L’absence de ponctuation est cependant aussi une
interprétation possible.
Il s’agit ici d’une virgule syntaxique indiquant une frontière
grammaticale entre le segment ainsi et le segment suivant.
Par conséquent, le marquage prosodique de la virgule ne
serait pas obligatoire ici (Védénina, 1989 : 142). Néanmoins,
en plus de la fonction grammaticale, cette virgule a une
fonction stylistique : elle sert à mettre en valeur la relation
causale entre ce qui vient d’être dit et ce qui va suivre.
En raison de cette fonction stylistique, le marquage proso-
dique devient nécessaire (ibid.). En effet, Védénina remarque
que « l’intonation et la ponctuation sont polyfonctionnelles.
Pour former la phrase, elles n’accomplissent pas une seule
mais plusieurs fonctions […] » (1989 : 143).
Védénina (1989 : 142) affi rme que les virgules sémantiques
et stylistiques sont toujours marquées à l’audition par la
présence d’une pause équivalente dans la chaîne parlée.
Les virgules syntaxiques, quant à elles, ne sont pas néces-
sairement marquées d’une pause, s’il s’agit d’une phrase
courte (ibid.). Dans les phrases à plusieurs syntagmes, en
revanche, il y a souvent un marquage prosodique, mais la
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.
Prosogramme 2 b.
L’Information grammaticale n° 145, mars 2015 49
nature de ce marquage est obscure (ibid.)
7
. Nos résultats
suggèrent cependant que la nature de ce marquage est
assez claire : il s’agit d’une pause associée à une montée
intonative (« HH » ou « B H »).
Dans l’exemple suivant (prosogramme 4), il y a deux virgules
qui sont prosodiquement marquées uniquement avec une
montée stable – sans pause.
(4) Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée
et tout aura revêtu une allure plus offi cielle.
(Camus, 1942 : 10)
Dans le test2010, tous les informateurs ont noté les deux
virgules. Dans le te s t 2011, en revanche, ces virgules n’ont
pas été notées de manière écrasante : en effet, seulement
7. Selon Védénina (1989 : 142), « dans les phrases à p lusieurs syntagm es,
on distingue le segment dit syntaxiquement inattendu, mais on ne peut pas
affi rmer y avoir entendu la pause, ni un autre procédé articulatoire comme
l’infl exion de la voix, par exemple ».
une personne a mis les deux virgules. La seconde virgule
a été notée par quatre informateurs et la première par deux
informateurs. Tous les autres ont laissé un espace vide
aux deux endroits. Les résultats du test 2 011 suggèrent
ainsi que la perception de la place d’une virgule devient
signifi cativement plus diffi cile si la montée intonative n’est
pas suivie d’une pause.
Le fait que ces virgules ne sont pas marquées par la présence
de pauses dans la chaîne parlée est probablement lié à leur
nature : en effet, il s’agit ici clairement de virgules syntaxiques
qui sont, d’après Védénina (1989 : 142), des signes purement
visuels. Du point de vue de la perception, il s’agit donc de
signes de ponctuation plutôt redondants (Baldwin & Coady,
1978). Il est cependant notable que bien que les virgules
ne soient pas indiquées ici par la présence de pauses,
elles entraînent chacune une montée intonative nette dans
la chaîne parlée. De ce point de vue, on ne peut pas dire
qu’il s’agirait uniquement de signes visuels. Il s’agit plutôt
Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir.
Prosogramme 3.
Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus offi cielle.
Prosogramme 4.
50 L’Information grammaticale n° 145, mars 2015
de déclencheurs visuels pour la démarcation de frontières
prosodiques (Steinhauer, 2003). Mais nous sommes d’accord
que le marquage prosodique est moins fort ici que dans
les cas correspondant au prototype oral de la virgule, où le
mouvement intonatif est donc associé à une pause.
Les occurrences où un point est prosodiquement marqué
par les indices du prototype oral de la virgule nous semblent
particulièrement intéressantes. Le cinquième exemple
présente un cas de ce type.
(5) J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à
ses besoins.
(Camus, 1942 : 11)
Ici, le point est marqué avec une montée dynamique suivie
d’une pause (prosogramme 5). Cette combinaison de traits
serait typique d’une virgule. Par conséquent, tous les infor-
mateurs du test2010 ont mis une virgule ici au lieu d’un point.
Les résultats du test de 2011 sont plus dispersés : 64 % des
informateurs ont laissé un espace vide ici, et exactement un
quart des informateurs y ont mis une virgule à la place d’un
point. De ce fait, près de 90 % des informateurs n’ont pas
associé cette prosodie à la présence d’un point.
D’un côté, ces résultats montrent donc clairement que ce type
de prosodie n’est pas conçu comme l’indice de la présence
d’un point. De l’autre côté, comme 64 % des informateurs
ont laissé un espace vide ici, les résultats montrent qu’il ne
suffi t pas d’avoir la confi guration syllabe haute + pause pour
déclencher l’association avec la présence d’une virgule. Il est
cependant notable que la durée de la pause apparaissant
ici est seulement de 0,3 secondes. Il est possible qu’un
nombre plus important d’informateurs aurait mis une virgule
ici, si la pause avait été plus longue. Lorsque le marquage
prosodique a été interprété comme un signe de virgule, les
informateurs l’ont probablement inconsciemment considéré
comme une virgule stylistique qui sert à mettre en valeur la
relation causale entre ce qui vient d’être dit et ce qui va suivre.
De toute façon, ce type de marquage prosodique relie le profi l
de la phrase qui se termine à celui de la phrase suivante
(Langacker, 1987, 1991). Le fait que les deux unités sont
perçues comme un ensemble semble particulièrement clair
dans les cas où l’informateur a laissé un espace vide à la
place du signe de ponctuation.
Dans l’exemple 6, la présence d’un point est marquée
uniquement avec une montée dynamique, sans pause.
(6) Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus
heureuse ici.
(Camus 1942 : 11)
Dans le test2010, personne n’a interprété cette prosodie
comme l’indice de la présence d’un point. Tous les infor-
mateurs ont mis une virgule ici. Dans le test 2 011, deux
informateurs ont mis une virgule ici. Tous les autres y ont
laissé un espace vide. Personne n’y a mis un point. À la
lumière de ces résultats, on peut donc dire qu’une montée
intonative sans pause n’est pas du tout conçue comme
l’indice d’un point. En fait, les résultats du test2011 suggèrent
J’ai lu le dossier de votre mère.
Prosogramme 5.
Vos salaires sont modestes.
Prosogramme 6.
L’Information grammaticale n° 145, mars 2015 51
que ce type de prosodie est associé surtout à l’absence de
ponctuation.
Ce type de marquage prosodique indique donc que le profi l
de la phrase qui se termine est complètement dépendant
du profi l de la phrase suivante (Langacker, 1987, 1991).
L’unité qui se termine et l’unité qui la suit sont ainsi perçues
comme un ensemble.
2.4. Manque de changements intonatifs
Le texte utilisé dans les tests de perception comporte
aussi trois occurrences du point qui sont produites sans
changements prosodiques – c’est-à-dire avec une intonation
plate et sans pause. Le dernier exemple présente deux
occurrences de ce type.
(7) « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distin-
gués. » Cela ne veut rien dire.
(Camus, 1942 : 9)
Dans cet exemple, il y a trois phrases nominales consécutives
qui se terminent par un point. Les deux premiers points
sont passés sans changements prosodiques. Seulement le
dernier est marqué avec un contour de la fi nalité suivi d’une
pause. Le mot « mère » porte un accent initial, mais l’accent
fi nal suivant apparaît seulement à la fi n du mot « distingués ».
Par conséquent, les trois phrases sont regroupées dans un
seul groupe prosodique (Mertens, 1987, 1993, 2008, 2011).
Les phrases forment ainsi un ensemble où leurs profi ls sont
unis (Langacker, 1987, 1991).
Dans le test2010 les deux premiers points ont été interprétés
à 100 % comme des virgules. Cela relève probablement du
fait que la virgule constitue un signe de ponctuation faible.
On peut s’attendre à ce que les signes de ponctuation forts
portent des indices prosodiques plus nets que les signes
faibles. Dans le te s t 2011, 75 % des informateurs ont laissé
vides les places des deux premiers points du texte de Camus.
Seulement deux informateurs ont mis un point après les
deux phrases.
Les résultats des tests de perception montrent qu’une
intonation plate sans pause est le plus souvent associée à
l’absence du signe de ponctuation. Si on impose un choix
forcé entre le point et la virgule, c’est la virgule qui est choisie.
3. CONCLUSION
Selon cette étude, le contour B-B- suivi d’une pause est
fortement associé à la présence d’un point. Le contour BB,
qui est donc moins profond, n’est pas aussi fortement associé
à la présence d’un point. À la lumière du modèle de Mertens
(1987, 1993, 2008, 2011), cela semble normal, puisque le
contour BB y indique la continuation mineure, tandis que le
contour B-B- y indique la fi nalité.
Dans la lecture produite par Camus, les deux contours sont
cependant employés pour marquer la présence d’un point.
Sur ce plan, on peut donc constater une différence entre
la production – probablement plus ouverte à la diversité
des interprétations – et la perception – probablement plus
rigoureusement codifi ée.
Les résultats montrent aussi que le point graphique interprété
à la lecture de manière non prototypique ne donnera jamais
lieu à une association perceptive avec le point ; il donnera
lieu à une association avec la virgule ou avec l’absence
de toute ponctuation. Surtout dans les cas où le contexte
syntaxique le favorise.
La virgule correspond à une diversité de contextes séman-
tiques et syntaxiques, et à une diversité de réalisations en
production de lecture orale. Nos résultats montrent que
la perception connaît également des catégories diverses.
Cela est lié à la nature très instable et polysémique de ce
signe de ponctuation. Par conséquent, il y a des virgules
réalisées différemment, interprétées en perception comme
des virgules ou comme des continuatifs sans ponctuation.
Nos résultats montrent que la perception de la place d’une
virgule devient signifi cativement plus diffi cile si la montée
intonative n’est pas suivie d’une pause. Néanmoins, sur le
plan de la perception, la syllabe haute stable, même suivie
de pause, n’est pas très fortement corrélée avec la présence
d’une virgule.
Une intonation plate est le plus souvent associée à l’absence
de signe de ponctuation. S’il faut choisir entre le point et la
virgule, c’est typiquement la virgule qui est choisie.
Mari WIKLUND
University of Helsinki
« Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. »
Prosogramme 7.
52 L’Information grammaticale n° 145, mars 2015
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Assemblée générale de la S.I.G.
Samedi 11 avril 2015
à 10 heures
Institut de Français, Paris-Sorbone
Entrée au
17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris