Content uploaded by Heloise Berkowitz
Author content
All content in this area was uploaded by Heloise Berkowitz on Sep 23, 2015
Content may be subject to copyright.
GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121 41
Héloïse BERKOWITZ
Comment une idée abstraite peut
devenir un dispositif de gestion : le
cas du développement durable (1)
Par Héloïse BERKOWITZ
i3-CRG, École polytechnique, CNRS, Université Paris-Saclay
heloise.berkowitz@hec.edu
Introduction (1)
L’idée de développement durable - à savoir celle que la
vie des générations futures pourrait être mise en péril
par les comportements de la génération actuelle - est
l’une des plus abstraites qui soient. En effet, elle touche
à la survie de notre planète dans les années à venir, mais
elle reste peu concrète dans sa défi nition même : « [est
durable] le développement qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la capacité des générations
futures à répondre à leurs propres besoins » (WCED,
1987). Comment déterminer les « besoins présents » et
que sait-on de « ceux des générations futures » ? Cette
idée concerne tout le monde et personne. Pourtant, elle
a des applications concrètes dans l’entreprise. Jusqu’à
présent, le développement durable a été étudié, d’une
part, en tant qu’idée abstraite et en tant que programme
politique (DASGUPTA, 2007 ; MEADOWCROFT, 2000 ;
REDCLIFT, 2005) et, d’autre part, en tant qu’ensemble
de pratiques managériales essentiellement au niveau
des fi rmes (ACQUIER, 2009 ; AGGERI et al., 2005 ;
AUBOURG et al., 2011 ; GARRIC et al., 2007 ; McELROY
et VAN ENGELEN, 2012). Jusqu’ici, l’ensemble des
mécanismes qui font qu’une idée aussi abstraite que
peut l’être le développement durable réussisse à se
concrétiser en un dispositif managérial micro-local n’a
(1) L’auteur adresse tous ses remerciements à Hervé Dumez,
aux deux relecteurs anonymes de cet article et aux Annales des
Mines, éditrices de Gérer & comprendre, pour leur aide précieuse.
pas été complètement exploré. C’est notamment le cas
du rôle des méta-organisations, qui sont des dispositifs
hybrides à la fois internes et externes aux fi rmes, volon-
taires et contraignants et qui créent une sorte de conti-
nuité entre l’extérieur et l’intérieur de la fi rme. Cet article
vise à identifi er et à présenter un à un ces différents
mécanismes. Pour suivre cette chaîne d’engrenages, il
se centrera sur un secteur particulier, celui de l’énergie,
et plus particulièrement sur l’industrie pétrolière, puis il
se focalisera sur une entreprise en relevant, le groupe
Major.
Le matériau empirique collecté comprend une vingtaine
d’entretiens menés dans des organisations spéciali-
sées dans le développement durable au niveau global
et dans le secteur pétrolier (Global Business Initiative
for Human Rights - GBI, Voluntary principles for
Security and Human Rights - VPSHR, Initiative pour
la Transparence dans les Industries Extractives - ITIE,
par exemple), dans des associations professionnelles
(International Oil and Gas Producers - IOGP, Eurofuel,
etc.), chez Major (direction du Développement durable,
notamment), un matériau qui comprend également
l’étude de documents publics (rapports de développe-
ment durable de Major de 2002 à 2012, rapports d’ONG,
études de sites Internet et de documents internes).
Il convient de préciser que l’objet de cet article n’est pas
de mener une évaluation de ce que sont les pratiques
de développement durable dans les entreprises en
général, et dans le secteur pétrolier en particulier (et,
Le développement durable est une idée abstraite. Par quel enchaînement de mécanismes une
telle idée peut-elle avoir un effet sur la gestion de fi rmes, et ce, au niveau le plus opérationnel ?
Cet article décrira tout d’abord cet ensemble de dispositifs en mettant notamment l’accent sur
le rôle des méta-organisations. Il s’interrogera ensuite sur la complexité organisationnelle qui
en découle.
42 GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121
L’ÉPREUVE DES FAITS
plus particulièrement, chez Major). Il est bien d’essayer
de comprendre comment une idée abstraite (comme
l’est le concept de développement durable) peut se
transformer en un dispositif de gestion (AGGERI, 2014 ;
AGAMBEN, 2007 ; DUMEZ & JEUNEMAÎTRE, 2010). Il
s’agit de comprendre la nature performative de la notion
de développement durable, c’est-à-dire les dispositifs
par lesquels une idée agit, change des pratiques, pour
reprendre le titre de Austin, How to do things with words.
L’article aborde la question de l’évaluation uniquement
sous l’angle des dispositifs : par leurs rapports, leurs
campagnes, les ONG évaluent en permanence ce
que les fi rmes font en matière de développement
durable, et ce mode d’évaluation est lui-même un des
dispositifs qui orientent les pratiques des fi rmes dans ce
domaine.
Dans une première partie, notre enquête portera sur
les engrenages ou sur les dispositifs institutionnels et
stratégiques qui permettent de transformer la notion
de développement durable en mécanismes de gestion
ayant des effets sur les pratiques des entreprises
au niveau opérationnel. Il s’agit de mener un travail
descriptif (DUMEZ, 2013) de ces mécanismes (cogs
and wheels, ELSTER, 1989 : 3), qui ne conduisent pas
nécessairement à une dilution ou à une marginalisation
(ACQUIER, 2009) de l’idée de développement durable,
mais constituent une forme de performation au sens de
Latour, c’est-à-dire la réalisation d’un objectif commun
(« Ni le public, ni le commun, ni le « nous » n’existent :
il faut les faire être. Si le mot performation a un sens,
c’est bien celui-là » - LATOUR, 2012 : 352). L’idée de
développement durable a donc bien trouvé des appli-
cations pratiques : il reste à nous interroger sur la
manière dont une fi rme vit stratégiquement ce type de
performation. La seconde partie de cet article montre-
ra la complexité organisationnelle engendrée par les
dispositifs décrits dans la première partie, mettant en
évidence un risque d’hypocrisie (BRUNSSON, 2002 ;
DUMEZ, 2012) ou de découplage organisationnels
(BROMLEY et POWELL, 2012).
Cela étant posé, l’enquête peut commencer.
De l’idée abstraite aux dispositifs de
gestion
C’est par une série d’étapes successives que peut
s’opérer la transformation d’une idée abstraite et
globale en des dispositifs de gestion locaux.
Comment la notion de développement durable a
gagné les entreprises
Au début des années 1970, notamment avec le rapport
du Club de Rome (MEADOWS et al., 1972), l’environ-
nement devient un problème central, et c’est l’ONU,
institution planétaire et globale, qui en fait un problème
à l’échelle de la Terre en convoquant, en 1972, un
sommet de chefs d’État à Stockholm. L’ONU reste dans
sa tradition : elle s’adresse aux États, s’appuie sur des
ONG, mais elle ne traite pas avec les entreprises. La
notion de développement durable est conçue comme
relevant du politique. Il faudra trente ans et le Sommet
de 2002 à Johannesburg pour que les entreprises
soient invitées aux Sommets de la Terre.
Pourtant, il est apparu clairement que la notion de
développement durable (défi ni, comme on l’a vu, en
1987, par la WCED) restera abstraite, si elle n’est pas
mise en œuvre d’une manière ou d’une autre par les
entreprises qui constituent, au même titre que les États
et peut-être même encore plus qu’eux, une source de
problèmes environnementaux et d’atteintes portées
aux droits de l’homme.
L’ONU va donc mettre en place des dispositifs
particuliers pour impliquer les entreprises. Il s’agit
de ce qu’Ahrne et Brunsson (2008) ont appelé des
méta-organisations, c’est-à-dire des organisations
dont les membres sont eux-mêmes des organisations.
En 2000, est créé le Pacte Mondial (Global Compact)
qui repose sur dix principes touchant aux droits de
l’homme, aux droits du travail, à l’environnement et à la
lutte contre la corruption. Par une simple lettre de son
PDG, une entreprise peut y adhérer en déclarant que
la société qu’il représente s’engage à respecter ces dix
principes dans sa stratégie, sa culture et ses activités
quotidiennes. Ensuite, l’entreprise s’engage à publier
régulièrement la manière dont elle a progressé dans sa
mise en œuvre des principes édictés par le Pacte. Sur
le site Web, il est précisé que le Pacte n’est pas :
• juridiquement contraignant ;
• un moyen de surveiller et de contrôler les entreprises ;
• une norme, un système de gestion ni un code de
conduite ;
• un organe de réglementation ni une agence de rela-
tions publiques.
Cependant, le Pacte est bien l’amorce d’un mécanisme
de gestion. En effet, les entreprises s’engagent (nous
l’avons vu plus haut) à publier ce qu’elles font afi n de
mettre en application les dix principes fondamentaux et
à montrer leurs progrès en la matière. Le Pacte leur
fournit un modèle : les entreprises doivent décrire de
manière précise une ou plusieurs initiatives qu’elles
ont prises, et elles doivent mesurer leurs progrès (des
indicateurs de mesure leur sont suggérés).
Le Pacte prévoit un classement non pas des perfor-
mances des entreprises, mais de la qualité de la divul-
gation de leurs initiatives et des progrès qu’elles sont
censées faire. En imposant une forme de transparence
aux entreprises, le Pacte permet aux parties prenantes
(notamment aux ONG) d’évaluer par elles-mêmes
la performance des fi rmes. Comme il est précisé sur
son site Web : « […] L’objectif du Pacte mondial […]
consiste à changer les pratiques des entreprises par
le biais de la transparence, du dialogue et de l’examen
par les parties prenantes. »
Sur ce même modèle, l’ONU a créé d’autres dispo-
sitifs, comme en 2010, le Women Empowerment
Leadership Group, qui est destiné à promouvoir la parité
hommes/femmes.
Ces méta-organisations sont des dispositifs (AGGERI,
2014 ; AGAMBEN, 2007 ; DUMEZ et JEUNEMAÎTRE,
2010), qui sont le support de stratégies collectives
déployées par des entreprises (ASTLEY et FOMBRUN,
GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121 43
Héloïse BERKOWITZ
1983). Les dispositifs onusiens reposent sur des
actions locales : les entreprises travaillent entre elles à
l’échelle régionale pour mettre en œuvre les principes
défi nis de manière globale. En revanche, l’action n’est
pas sectorielle. Or, nombre de problèmes de dévelop-
pement durable (environnement, droits de l’homme)
sont spécifi ques à tel ou tel secteur.
Comment la notion de développement durable est
traitée au niveau sectoriel
Les initiatives prises par l’ONU rejoignent celles qui sont
mises en place par les entreprises au niveau sectoriel
dans différents domaines et que l’idée de développe-
ment durable recouvre (environnement, social, etc.).
Dans les années 1960 et 1970, l’industrie pétrolière,
qui était déjà soumise à des pressions pour améliorer
ses performances environnementales et sociétales,
a elle-même décidé de créer des méta-organisations
spécialisées.
En 1963 est créé le CONCAWE (CONservation of
Clean Air and Water in Europe), un dispositif par
lequel les fi rmes pétrolières mènent des recherches
communes en matière d’impacts environnementaux,
cela avant même que ne soit apparue l’idée de dévelop-
pement durable. Puis, en 1974, est créée l’IPIECA, qui
se présente comme « the global oil and gas industry
association for environmental and social issues ». Cette
association mondiale regroupe trente-six entreprises
pétrolières multinationales (dont les six super-majors)
et sept compagnies nationales. Afi n de toucher les plus
petites entreprises du secteur, l’association compte
aussi parmi ses membres seize associations d’entre-
prises pétrolières représentant un total de quatre cents
fi rmes. Ses activités couvrent l’ensemble des sujets
touchant au développement durable : environnement,
climat, santé, responsabilité sociale, droits de l’homme.
L’IPIECA organise des groupes de travail et produit
des guides de pratiques sur des sujets variés, comme
les mécanismes de règlement des plaintes (grievance
mechanisms) au niveau opérationnel, ou encore la
gestion et la réduction des déchets provenant d’une
pollution par les hydrocarbures.
La recherche que nous avons menée nous a
conduite à recenser, dans le secteur pétrolier, dix-huit
méta-organisations professionnelles spécialisées dans
les problèmes environnementaux et sociaux.
Comment les entreprises sont impliquées dans le
travail des méta-organisations
Une fi rme telle que Major est impliquée dans la plupart
des méta-organisations qui jouent un rôle dans le
secteur pétrolier. Les coûts d’adhésion sont généra-
lement proportionnels au chiffre d’affaires de la fi rme,
mais ils restent modiques. Sa participation au travail des
méta-organisations permet à une fi rme de peser sur les
règles que le secteur s’applique « volontairement » (ces
guillemets indiquent les réserves que l’on peut appor-
ter à cette notion), les fi rmes se trouvant prises par-de-
là leur « volonté » dans ce que Bastianutti et Dumez
(2012) ont appelé un « champ de responsabilisation »)
et elle constitue une source d’information essentielle
(BERKOWITZ et DUMEZ, 2015). Concrètement, la
fi rme est représentée dans les méta-organisations par
des collaborateurs spécialisés issus de ses différentes
directions (dans le cas de Major, il s’agit de sa direction
du développement durable, de sa direction juridique et
de sa direction des relations publiques).
Major délègue donc un certain nombre de collaborateurs
auprès des méta-organisations : ainsi, pour chaque
méta-organisation dont la fi rme est membre, on
trouve en général un interlocuteur privilégié. Ces
méta-organisations coordonnent des groupes de
travail se réunissant le plus souvent semestriellement,
et chaque fi rme met à leur disposition, à tour de
rôle, des locaux pour la tenue de ces workshops.
À propos de l’IPIECA, un collaborateur de Major
explique que « l’organisation est complexe, très
structurée par des groupes de travail, des task forces,
des sous-groupes de travail. On essaie de trouver des
bonnes pratiques pour le secteur, et d’échanger. » Il
existe une relative continuité entre le travail dans les
méta-organisations et le travail dans les fi rmes, ce qui
atténue la frontière supposée exister entre la fi rme et
son environnement.
Comment la notion de développement durable est
traitée dans la fi rme, au niveau des directions
Le fait que la direction de Major ait décidé de l’adhésion
de la fi rme à certaines méta-organisations spécialisées
dans les questions de développement durable et que
des collaborateurs de l’entreprise participent au travail
de ces méta-organisations ne permet pas à lui seul
de mettre en place des pratiques opérationnelles. Un
nouvel engrenage permettant de mettre en relation
les directions fonctionnelles impliquées dans les
méta-organisations avec les directions opérationnelles
est assuré par des dispositifs particuliers, les comités.
Les représentants délégués aux méta-organisations
participent en effet à différents comités, qui
constituent l’interface privilégiée avec les directions
opérationnelles : lors des réunions, les collaborateurs
font état sur chaque sujet de l’avancement des
discussions au sein de telle ou telle méta-organisation,
après quoi ledit comité décide de la marche à suivre
pour mettre en œuvre les best practices, les principes
directeurs défi nis, ou les règles de reporting.
« En interne, chez Major, il y a un comité de coordi-
nation droits de l’homme, co-organisé par la direction
Éthique et par l’équipe Droits de l’homme du [service]
juridique. Ce comité se réunit de trois à quatre fois
par an. Il regroupe toutes les directions impliquées :
sûreté, achats, communication fi nancière, ressources
humaines, etc. Nous sommes des organisations très
grandes, très lourdes. Avant de passer au comité
exécutif, les gros projets passent en comité Risque,
qui regarde différents aspects : fi nanciers, juridiques,
opérationnels. Les droits de l’homme sont pris en
compte dans cette évaluation du risque. On les intègre,
ensuite, dans les process existants par l’élaboration
d’une feuille de route : cette feuille de route défi nit des
actions pour toutes les directions » (un collaborateur de
Major). C’est ainsi qu’a été défi nie la directive Sociétale
Groupe, qui, adoptée en 2012, donne la position de la
44 GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121
L’ÉPREUVE DES FAITS
« Dans les années 1960 et 1970, l’industrie pétrolière, qui était déjà soumise à des pressions pour
améliorer ses performances environnementales et sociétales, a elle-même décidé de créer des
méta-organisations spécialisées. […] En 1974, est créée l’IPIECA, qui se présente comme « the
global oil and gas industry association for environmental and social issues ». »
Photo © IPIECA
GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121 45
Héloïse BERKOWITZ
maison mère sur les droits de l’homme, notamment.
Chaque branche a ensuite l’obligation de transposer
cette directive Sociétale, qui constitue, par conséquent,
le « plus petit dénominateur commun, [le] minimum
minimorum » (un collaborateur de Major), et les fi liales
sont ensuite auditées afi n d’évaluer l’adaptation de
cette directive par chacune d’entre elles.
Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, les
comités ne sont pas organisés en miroir des méta-or-
ganisations : ils n’ont pas nécessairement de champs
de spécialisation qui soient clairement délimités. Ainsi,
les droits de l’homme, par exemple, sont abordés
aussi bien lors des réunions du comité de coordina-
tion des droits de l’homme que lors de celles du comité
d’éthique. L’objectif énoncé de ces comités « n’est pas
de donner des ordres top down, mais de fédérer des
énergies, des valeurs, de remonter des innovations, de
partager les bonnes idées, de défi nir des indicateurs
de performance, d’animer une famille de métiers » (un
collaborateur de Major).
Major
Major est l’un des principaux groupes pétroliers ver-
ticalement intégrés mondiaux. Il a des activités dans
chaque segment de l’industrie pétrolière, depuis la
production d’essence jusqu’à sa distribution dans les
stations-services, en passant par la pétrochimie et les
énergies nouvelles.
Major est présent dans plus de 130 pays, avec près
de 100 000 collaborateurs, et son chiffre d’affaires
(en 2013) est de l’ordre de 250 milliards de dollars.
Résultat de plusieurs fusions antérieures, le groupe a
réorganisé en 2012 ses activités en trois branches :
Les activités Amont couvrent l’exploration et la
production de pétrole, ainsi que les activités liées
au gaz.
Le secteur Raffi nage-Chimie regroupe, quant à lui, le
raffi nage, la pétrochimie, la chimie de spécialités et
les activités de transport.
Enfi n, le secteur Marketing & Services rassemble
l’approvisionnement et la commercialisation de
produits pétroliers, ainsi que l’activité Énergies
nouvelles.
MAJOR
Amont Raffi nage &
Chimie
Marketing &
Services
Comment la notion de développement durable est
traitée dans la fi rme, au niveau opérationnel
Comme l’énonce le Pacte Global des Nations Unies,
l’objectif est que la stratégie de développement durable
se retrouve à l’échelon le plus opérationnel. À ce niveau,
on trouve donc une déclinaison des principes généraux
défi nis à l’échelon global, mais précisés dans le cadre
des méta-organisations dont l’entreprise est membre,
des dispositifs locaux et des dispositifs de reddition des
comptes et d’évaluation. Pour gérer l’impact environ-
nemental et sociétal de ses activités au niveau le plus
concret, Major a mis en place un dispositif nouveau,
les Community Liaison Offi cers (CLO), qui pratiquent
des audits indépendants et assurent le reporting via les
méta-organisations et leurs procédures (telles celles du
Pacte Global, comme le résume la Figure 1 de la page
suivante).
Les communautés locales concernées par les opéra-
tions de l’entreprise (qui sont de plus en plus les peuples
indigènes, tels que défi nis par la déclaration des
Nations Unies et la convention n°169 de l’Organisation
Internationale du Travail - OIT) constituent des parties
prenantes relativement nouvelles dans les rapports de
développement durable du secteur pétrolier, et notam-
ment dans la stratégie de Major. À partir du moment où
un pays est signataire de la convention n° 69 de l’OIT,
la consultation de ses communautés locales devient
obligatoire pour toute compagnie opérant dans une
région habitée par des peuples indigènes.
De manière générale, on constate que les parties
prenantes « locales » occupent une place croissante
dans les rapports annuels des fi rmes (AUBOURG et
al., 2011). C’est pour s’assurer que ses opérations
respectent les principes du développement durable
dans ses relations avec ces parties prenantes que Major
a créé les CLO. Recrutés dans les pays où Major opère
et disposant souvent d’une expérience dans les ONG,
ceux-ci constituent des relais entre les communautés
locales et l’entreprise. Chaque fi liale d’Exploration et de
Production (E&P) de Major est en charge de la mise
en place de ces CLO, qui, par leur connaissance de
la langue et des coutumes combinée à une compré-
hension de l’industrie pétrolière, facilitent le dialogue
entre la fi lière et les communautés environnantes. Les
CLO ont non seulement un rôle de sensibilisation aux
risques (sismiques, par exemple), mais assurent aussi
l’encadrement du recrutement local et sont des relais
entre d’éventuels plaignants et la fi liale.
En Bolivie, par exemple, le gouvernement a ratifi é, en
février 2007, une loi sur les hydrocarbures qui met en
place un processus détaillé de « consultation et de parti-
cipation » des peuples indigènes aux projets pétroliers
et gaziers. La fi liale Major E&P Bolivie a donc entamé,
en novembre 2007, une consultation des peuples
Guaraní sur un projet de puits d’exploration et elle a été
amenée à dédommager (dans la plupart des cas fi nan-
cièrement) les communautés affectées. En outre, diffé-
rents programmes de développement local ont été mis
en place, tels que des projets agricoles. L’encadrement
de ces projets ainsi que la surveillance de leurs impacts
environnementaux ont été rendus possibles grâce aux
sept CLO recrutés (parmi lesquels quatre Guaranis).
46 GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121
L’ÉPREUVE DES FAITS
Les CLO ont été formés par Major et les procédures
sont extrêmement formalisées et rigoureuses, sur un
mode « militaire » : « Localement, on a des CLO : ils ont
des process ; c’est militaire... Le sociétal, c’est militaire,
et ça ne peut être que militaire […] Mon enjeu, c’est de
faire en sorte que j’aie en place les bonnes personnes,
bien formées, qu’elles aient les process, qu’on leur
fournisse les bons indicateurs, qu’il y ait un suivi… »
(un collaborateur de Major).
Les actions menées ont été auditées par des cabinets
spécialisés dans l’audit éthique et par des ONG, telles
qu’International Alert et CDA Collaborative : « Pendant
trois semaines, sur place, ils procèdent à une évaluation
des process : est-ce que la fi liale a bien mis en place
un code de conduite respectueux de celui du groupe ?
Ensuite, ils interviewent les parties prenantes et voient
si, au niveau perception, c’est bien la même chose. À
la fi n, il y a un debrief avec le comité de direction de la
fi liale […] On s’intéresse à ce qui va bien, aux bonnes
pratiques, mais on se centre aussi sur ce qui va mal, les
points de non-conformité. La fi liale va alors élaborer un
plan d’action et elle a six mois pour remédier, selon ses
priorités ou [selon] le contexte local, aux points les plus
importants » (un collaborateur de Major).
Les audits externes viennent appuyer la politique de
reporting exigée par les méta-organisations auxquelles
la fi rme a adhéré volontairement (IPIECA ou Pacte
Global, comme on l’a vu).
Indépendamment de cette forme d’auto-évaluation, les
entreprises sont soumises à des évaluations critiques
de la part des ONG (par exemple, Les Amis de la Terre
(2014)), ce qui crée un champ de controverses.
En mettant en évidence les différents engrenages qui
permettent à une idée abstraite globale comme l’est le
développement durable de se transformer en dispositif,
cette première partie a décrit un processus de perfor-
mation au sens de Callon (2007 : 330) : « Le succès (ou
l’échec) d’un acte de langage ne devient clair qu’à la fi n
des tests auxquels il est soumis, à travers la coopération
qu’il déclenche, les oppositions et les controverses qu’il
engendre. » L’enquête a permis de mettre en exergue le
rôle joué par les méta-organisations créées par l’ONU
et/ou par le secteur. Leur statut est particulier, car elles
sont, en tant qu’organisations autonomes, extérieures
aux fi rmes, tout en étant le prolongement de celles-
ci : les fi rmes en sont membres et elles fournissent les
personnels qui, dans les groupes de travail, vont parti-
ciper à l’élaboration des décisions qui seront prises.
De la même manière, les méta-organisations sont des
dispositifs reposant sur le volontariat (les fi rmes sont
libres d’y adhérer ou non) et, en même temps, leurs
décisions ont souvent une dimension de contrainte
pour la stratégie de chacune des fi rmes (les membres
doivent respecter les règles émises par la méta-organi-
sation). Notre article a ensuite mis en évidence à l’inté-
rieur d’une fi rme (Major) le rôle des comités en relation
avec le travail effectué dans les méta-organisations
et, enfi n, celui de dispositifs ad hoc conçus par cette
fi rme au niveau local, les CLO. Notre enquête a égale-
ment mis en lumière le rôle de l’évaluation soit sous la
forme du reporting auquel les entreprises s’engagent
quand elles adhèrent aux méta-organisations, soit sous
la forme d’audits externes commandés par la fi rme à
des organisations indépendantes ou menés à l’initiative
d’ONG. Puisque performation il y a, la question se pose
Directive groupe
Comités
Directions opérationnelles
Directions spécialisées,
Collaborateurs dédiés
Reporting,
communication
Règles, Principes DD,
Capacity building
Firme
Filiales E&P, Terrain
(CLO)
ONU
Méta-organisations
Figure 1 : La chaîne de concrétisation du développement durable : d’une idée abstraite, à l’échelle de l’ONU, à des pratiques concrètes,
à l’échelle du CLO.
GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121 47
Héloïse BERKOWITZ
Enfant montrant une feuille souillée de pétrole repêchée dans un étang, Goi, delta du Niger, janvier 2013.
« Les communautés locales concernées par les opérations de l’entreprise (qui sont de plus en
plus les peuples indigènes, tels que défi nis par la déclaration des Nations Unies et la convention
n° 169 de l’Organisation Internationale du Travail - OIT) constituent des parties prenantes relativement
nouvelles dans les rapports de développement durable du secteur pétrolier. »
de savoir comment celle-ci est vécue par les fi rmes sur
le plan stratégique.
Nous allons essayer de montrer maintenant que ces
dispositifs conduisent à une complexifi cation organi-
sationnelle, qui, elle-même, conduit à une aggravation
potentielle de ce que des auteurs ont appelé hypocrisie
organisationnelle (ou découplage organisationnel).
Figure 2 : Exploration géologique dans le bloc Ipati, Bolivie.
Source : Gazprom.
Les conséquences pour l’entreprise :
complexité et découplage ?
De la même manière que le développement durable est
passé d’une idée abstraite à des dispositifs concrets
de gestion, l’approche en termes de mécanismes
donne l’image d’une série d’engrenages bien ajustés.
Mais du point de vue des fi rmes, le vécu opérationnel
est assez différent : ainsi, un responsable de Major
emploie les mots « bazar », « myriade », ou bien encore
« cacophonie ».
Le « bazar » fait référence au nombre de méta-orga-
nisations dont l’entreprise est membre (comme le sont
la plupart de ses grands concurrents). Chaque sujet
possède sa (voire même ses) méta-organisation(s).
Sur les droits de l’homme, Major est un membre actif
de l’IPIECA et du GBI, mais aussi des VPSHR. Sur
les questions environnementales, on retrouve encore
l’IPIECA, mais aussi le CONCAWE, le World Business
Council for Sustainable Development (WBCSD) et
le World Ocean Council (WOC) : l’entreprise peine à
recenser toutes les méta-organisations dont elle est
membre…
Photo © George Osodi/PANOS-REA
48 GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121
L’ÉPREUVE DES FAITS
La « myriade » renvoie, quant à elle, aux standards et
aux obligations de reporting. Comme nous l’avons vu,
les méta-organisations défi nissent des standards (par
exemple, API Standard 2015 - Requirements for Safe
Entry and Cleaning of Petroleum Storage Tanks) et des
guides de reporting (comme, The Petroleum Industry
Guidelines for Reporting GHG Emissions de l’IPIECA),
qui contraignent plus ou moins fortement les fi rmes
membres et qui se superposent.
En matière de reporting extra-fi nancier, Major s’est
volontairement soumise à de nombreuses normes. Par
exemple, la norme de la Global Reporting Initiative (ou
GRI) qui est la référence internationale en matière de
reporting extra-fi nancier et pour laquelle la fi rme doit
rédiger un rapport spécifi que chaque année. En outre,
Major est membre du Global Compact et a adhéré à l’ini-
tiative LEAD, ce qui l’oblige à produire tous les ans une
communication sur les progrès effectués par rapport à
vingt-et-un critères de « sustainability leadership », en
plus du reporting Global Compact en tant que tel.
La fi rme produit aussi un reporting intégré selon les
règles de l’International Integrated Reporting Council
(IIRC), qui prennent en compte des évaluations globales
sur les performances fi nancières, sociales, environne-
mentales et de gouvernance. Enfi n, l’IPIECA est aussi
à l’origine d’un guide de reporting environnemental et
social spécifi que à l’industrie pétrolière, qui impose
notamment des due diligences qualitatives encadrant
les relations avec les communautés locales, ainsi qu’à
celle de l’évaluation des grievance mechanisms (précé-
demment mentionnés).
La communication sur les indicateurs de développe-
ment durable (DD) doit donc respecter de nombreuses
règles qui soumettent Major à un examen approfondi,
et elle engendre un système de reporting qui est lourd
à piloter à l’échelle de la fi rme (ESSID et BERLAND,
2013). Cette multiplication des normes d’évaluation et
de communication extra-fi nancières traduit un manque
d’uniformité et de stabilité des guides de reporting,
ainsi qu’une prolifération des entrepreneurs institu-
tionnels (ACQUIER et AGGERI, 2008) dans le champ
organisationnel du reporting environnemental et social,
ce qui accroît la complexité de la tâche pour Major. En
d’autres termes, le management durable conduit à la
création de nouvelles technologies invisibles (BERRY,
1983) parfois peu cohérentes et lourdes, qui struc-
turent la façon dont Major évalue ses fi liales et dont elle
communique à propos de ses performances environne-
mentales et sociales.
Ces « myriades » de standards et de reportings
conduisent à une impression de cacophonie, puisque
les acteurs parlent tous, en même temps, à des inter-
locuteurs différents. La situation est encore aggravée
par la multiplicité des agences de notation spécialisées
dans le développement durable et dans la respon-
sabilité sociale de l’entreprise (RSE). Ces agences
effectuent des enquêtes annuelles sur les fi rmes pour
le compte d’indices d’investissement, comme le Dow
Jones Sustainability Index. Ces enquêtes peuvent se
faire soit via des questionnaires écrits, soit via des due
diligences physiques, et elles conduisent à un classe-
ment des fi rmes sur la base de métriques de perfor-
mances environnementales et sociales souvent discu-
tables (McELROY et VAN ENGELEN, 2012).
Un responsable de Major résume les choses ainsi :
« Sur la GRI, cela reste volontaire… Mais si nous
arrêtions, nous aurions beaucoup de questions de la
part des parties prenantes. Donc, il est diffi cile, pour les
entreprises, de réduire la voilure et de dire qu’elles ne
communiquent plus sur telle ou telle chose. Cela nous
accapare beaucoup […] Devoir communiquer plusieurs
fois, d’une part, cela prend du temps et, d’autre part,
cela suscite des questions supplémentaires. Si l’on
se place du point de vue des entreprises, une simpli-
fi cation serait souhaitable. En plus, il y a des initiatives
concurrentes, des gens qui se cherchent. On espère
que cela va converger vers quelque chose où les entre-
prises, comme les parties prenantes, y trouveront leur
compte. »
Les structures organisationnelles mises en place par
les fi rmes refl ètent cette complexité de leur environne-
ment. Chez Major, la diversité des sujets du développe-
ment durable est traitée, comme on l’a vu, non pas au
sein de la seule direction du Développement durable
(DD), mais par toutes les directions et par toutes les
fi liales, grâce au dispositif transversal des comités. Ces
comités constituent une façon de lutter contre la margi-
nalisation de la démarche DD (ACQUIER, 2009), dont
la charge serait sans cela limitée à la seule direction
DD de Major.
Si cette organisation interne transversale a l’avan-
tage de faciliter la communication et la dissémination
des décisions DD au sein des différentes directions,
elle pose néanmoins des problèmes d’effi cacité. Lors
des entretiens chez Major, quelqu’un nous a confi é :
« Même nous, en interne, nous ne connaissons pas
forcément tous les comités ».
Les comités restant en lien avec le DD sont effective-
ment très nombreux : comité coordination des droits
de l’homme, comité d’éthique, comité de pilotage
Rapport RSE, comité de pilotage Environnement,
comité de pilotage Sociétal, comité Climat Énergie,
comité de pilotage Capital Développement et comité
Risque. Chaque enjeu semble donc avoir son comité,
et un nouveau comité peut être créé dès lors qu’un
comité existant se révèle peu effi cace : « L’analyse
qui a été faite en début d’année, c’est que ce comité
ne fonctionnait pas de la meilleure des façons. Donc,
on va créer un nouveau comité, avec une composition
différente. » Mais si la fi rme tente de gérer, en interne,
la complexité de son environnement au moyen de
structures organisationnelles elles-mêmes complexes
(le catalogue de ses comités), elle participera elle
aussi à la complexifi cation de cet environnement.
Alors même qu’il nous explique que Major est face
au « bazar » des méta-organisations, un responsable
de l’entreprise nous fait part de son projet de création
d’une nouvelle méta-organisation sur un nouveau sujet
en relation avec des sujets existants traités par d’autres
méta-organisations.
En fi n de compte, l’interaction entre les stratégies des
acteurs extérieurs aux entreprises et celles des entre-
prises elles-mêmes aboutit à une extrême complexité,
GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121 49
Héloïse BERKOWITZ
qui s’accroît en dynamique. Alors que les engrenages
décrits plus haut tendent à mettre en harmonie les
discours et les pratiques opérationnelles des fi rmes,
à performer l’idée de développement durable, cette
complexité place les entreprises dans des situations
d’hypocrisie organisationnelle (BRUNSSON, 2002 ;
DUMEZ, 2012) ou de découplage organisationnel
(BROMLEY et POWELL, 2012).
La notion d’hypocrisie organisationnelle ne doit pas
être prise dans un sens moral : elle désigne simple-
ment la situation d’entreprises qui, dans un environ-
nement complexe et contradictoire (CHEVALIER,
2013), peuvent tenir des discours qui, d’une part, ne
sont pas totalement cohérents entre eux parce qu’ils
s’adressent à des interlocuteurs divers et, d’autre part,
sont en décalage avec leurs pratiques. La communi-
cation doit réussir le tour de force à la fois de proté-
ger juridiquement les intérêts de l’entreprise, de gérer
les apparences de l’entreprise « idéelle » (VILLETTE,
1988) et de répondre aux demandes des différentes
parties prenantes. Dès lors, le discours tenu, parfois
d’une extrême pauvreté, ne répond pas aux demandes
des ONG : « Le texte fi nal est très appauvri par rapport
à ce que l’on aurait pu écrire de manière plus large,
alors que les ONG attendraient plus de franchise. On
doit combattre en interne une certaine timidité d’un
certain nombre de personnes. »
En réalité, l’entreprise a de plus en plus de diffi culté à
maîtriser le discours sur elle-même (VILLETTE, 2012).
Une ONG peut à tout moment relever une contradiction
dans les multiples discours qu’elle est obligée de tenir,
ou entre l’un de ses discours et ses pratiques opéra-
tionnelles : les entreprises se retrouvent donc soumises
à ce que Bastianutti et Dumez (2012) appellent un
champ de responsabilisation, un champ fait de confl its
potentiels et de tentatives de les désamorcer à travers
l’établissement de partenariats ou la participation à des
méta-organisations. Ce que montre l’étude du dévelop-
pement durable est le fait que ce champ est de plus en
plus diffi cile à maîtriser et que les tentatives déployées
par les entreprises tant en interne qu’en externe pour
ce faire renforcent in fi ne sa complexité.
Conclusion
À travers l’analyse du cas Major, nous avons essayé
de montrer comment le développement durable, en
tant qu’idée abstraite et globale, peut engendrer, par
un enchaînement de mécanismes, des dispositifs
concrets locaux. L’idée de développement durable
telle que promue par les institutions internationales
(comme l’ONU) est construite collectivement via les
méta-organisations. L’implication de Major dans ces
méta-organisations se concrétise par la participation
de collaborateurs issus de ses différentes directions
(direction Développement durable, direction Éthique,
etc.) aux travaux desdites méta-organisations, ces
collaborateurs retransmettant ensuite l’information
à des comités internes à la fi rme. Ces comités
pilotent et coordonnent l’application des principes du
développement durable, telle la directive Sociétale
Groupe qui se décline ensuite dans les fi liales
opérationnelles. Enfi n, le dernier chaînon, le plus local,
est celui du CLO, qui sert d’interface entre la fi liale
opérationnelle et les communautés locales. Afi n de
surveiller les progrès en matière de développement
durable (notamment le respect des peuples indigènes),
Major procède ensuite au reporting et communique
sur ses activités Développement durable. L’implication
volontaire de Major dans ces méta-organisations,
qui produisent standards et règles de reporting à la
base de classements d’investissements socialement
responsables, soumet la fi rme à de multiples
technologies invisibles (BERRY, 1983), lesquelles,
au lieu de réduire la complexité de l’information,
l’accroissent, augmentant aussi les procédures
d’évaluation sur la base de métriques problématiques
(McELROY et VAN ENGELEN, 2012). Cette complexité
du reporting et de la communication extra-fi nancière
se double d’une complexité organisationnelle à la
fois interne (multiplication des comités) et externe
(multiplication des méta-organisations dans lesquelles
Major est engagée). Confronté à la multitude des
sigles qui peuplent les pages de cet article (WBCSD,
ITIE, WEP LG, CONCAWE, IPIECA, VPSHR), le lecteur
a d’ailleurs pu faire par lui-même l’expérience de cette
complexité...
Ce cas montre en effet une situation où l’organisation
semble produire de la désorganisation (DURAND,
2013) à la fois interne et externe, qui est susceptible
de renforcer les situations d’hypocrisie organisation-
nelle ou de découplage. Le cas illustre une volonté
de cadrage qui s’accompagne de multiples déborde-
ments (CALLON, 1998). Il serait intéressant d’étudier
plus précisément cette désorganisation d’un point de
vue managérial pour en analyser les effets. À un autre
niveau d’analyse, il pourrait être pertinent de compa-
rer les secteurs entre eux, afi n de mettre en lumière
d’éventuelles différences de structuration intra- et
inter-organisationnelle, ainsi que les spécifi cités de
l’industrie pétrolière en la matière.
BIBLIOGRAPHIE
ACQUIER (A.), « Du « développement durable » au
« développement rentable » : chronique de la margi-
nalisation d’une démarche de développement durable
dans une grande entreprise », Annales des Mines -
Gérer et comprendre, n°98 (4), pp. 38-50, 2009.
ACQUIER (A.) & AGGERI (F.), « Entrepreneuriat institu-
tionnel et apprentissages collectifs. Le cas de la Global
Reporting Initiative (GRI) », Management international,
12 (2), pp. 65-80, 2008.
AGAMBEN (G), Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris,
Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2007.
AGGERI (F.), ABRASSART (C.), PEZET (E.)
& ACQUIER (A.), Organiser le développement durable :
expériences des entreprises pionnières et formation de
règles d’action collective, Paris, Vuibert, 2005.
AGGERI (F.), « Qu’est-ce qu’un dispositif stratégique ?
Éléments théoriques, méthodologiques et empiriques »,
Le Libellio d’Aegis, vol. 10, n°1, pp. 47-64, 2014.
50 GÉRER & COMPRENDRE - SEPTEMBRE 2015 - N° 121
L’ÉPREUVE DES FAITS
AHRNE (G.) & BRUNSSON (N.), Meta-organizations,
Edward Elgar: Cheltenham, Glos, UK, Northampton,
MA, 2008.
ASTLEY (GW.) & FOMBRUN (C.), “Collective Strategy:
Social Ecology of Organizational Environments”,
Academy of Management Review, 8 (4), pp. 576-587,
1983.
AUBOURG (N.), CANEL-DEPITRE (B.) & RENAULT-
TESSON (C.), « Les rapports de développement
durable : d’une logique globale à une logique locale.
Le cas de Major - Raffi nerie de Normandie », Annales
des Mines - Gérer et comprendre, n°106 (4), pp. 15-26,
2011.
BASTIANUTTI (J.) & DUMEZ (H.), « Pourquoi les
entreprises sont-elles désormais reconnues comme
socialement responsables ? », Annales des Mines -
Gérer et comprendre, n°109 (3), pp. 44-54, 2012.
BERKOWITZ (H.) & DUMEZ (H.), « La Dynamique des
dispositifs d’action collective entre fi rmes : le cas des
méta-organisations dans le secteur pétrolier », L’Année
Sociologique, vol. 65, n°2, pp. 333-524, 2015.
BERRY (M.), « Une technologie invisible ? L’impact des
instruments de gestion sur l’évolution des systèmes
humains », Centre de recherche en Gestion de l’École
polytechnique, 1983.
BROMLEY (P.) & POWELL (W.), “From Smoke
and Mirrors to Walking the Talk: Decoupling in the
Contemporary World”, The Academy of Management
Annals, 6 (1), pp. 483-530, 2012.
BRUNSSON (N.), The organization of hypocrisy: Talk,
Decisions and Actions in Organizations, Copenhagen
Business School Press, 2002.
CALLON (M.) (éd.), ‟The laws of the market”, The
Sociological Review, Basil Blackwell: Oxford, 1998.
CALLON (M.), ‟What does it mean to say that economics
is performative ?”, in Do economists make markets ?
On the performativity of economics, MACKENZIE (D.),
MUNIESA (F.) & SIU (L.) (éd.), Princeton University
Press: New Jersey, 2007.
CHEVALIER (F.), « Le développement durable : entre
l’idéal des solidarités et les inévitables contradictions
du réel », in PERRETI (J.M.) (éd.), Tous solidaires :
les meilleures pratiques par 91 professionnels, Paris,
Éditions Eyrolles, 2013.
DASGUPTA (P.), ‟The idea of sustainable develop-
ment”, Sustainability Science 2 (1), pp. 5-11, 2007.
DUMEZ (Hervé) & JEUNEMAÎTRE (Alain), ‟Callon
(Michel) & Foucault (Michel) and the ‟dispositif” When
economics fails to be performative: A case study”, Le
Libellio d’Aegis, vol. 6, n°4, pp. 27-37, 2010.
DUMEZ (H.), « L’hypocrisie organisationnelle », in
SAUSSOIS (J.M.) (éd.), Les organisations - État
des savoirs, Paris, Éditions Sciences Humaines,
pp. 255-261, 2012.
DUMEZ (H.), Méthodologie de la recherche qualitative,
Paris, Vuibert, 2013.
DURAND (R.), La Désorganisation du monde, Lormont,
Le Bord de l’eau, 2013.
ELSTER (J.), Nuts and Bolts for the Social Sciences,
Cambridge University Press: Cambridge, 1989.
ESSID (M.) & BERLAND (N.), « Les indicateurs de la
RSE dans les entreprises françaises. La complexité
responsable », Revue française de gestion, 39 (234),
pp. 27-41, 2013.
GARRIC (N.), LEGLISE (I.) & POINT (S.), « Le rapport
RSE, outil de légitimation ? Le cas TOTAL à la lumière
d’une analyse de discours », Revue de l’organisation
responsable, 2 (1), pp. 5-19, 2007.
LATOUR (B.), Enquête sur les modes d’existence :
une anthropologie des Modernes, Paris, Éditions La
Découverte, 2012.
Les Amis de la Terre, Repousser les limites. La ruée
vers les gaz et huiles de schiste en Patagonie argentine,
Montreuil, 2014.
Mc ELROY (M.W.) & VAN ENGELEN (J.M.), Corporate
Sustainability Management: The Art and Science of
Managing Non-fi nancial Performance, Routledge,
London, 2012.
MEADOWCROFT (J.), ‟Sustainable development: a
new(ish) idea for a new century ?”, Political Studies, 48
(2), pp. 370-387, 2000.
MEADOWS (D.H.), MEADOWS (D.), RANDERS (J.)
& BEHRENS (III W.), The Limits to Growth: A Report to
The Club of Rome, Universe Books, New York, 1972.
REDCLIFT (M.), ‟Sustainable development (1987-
2005): an oxymoron comes of age”, Sustainable
development, 13 (4), pp. 212-227, 2005.
VILLETTE (M.), L’homme qui croyait au management,
Éditions du Seuil, 1988.
VILLETTE (M.), « Ethnographie d’une écriture institu-
tionnelle : la brochure Diversité et Cohésion sociale
d’une entreprise exemplaire. Journal ethnographique
de Tristan d’Inguimbert », Genèses (4), pp. 134-155,
2012.
WCED (World Commission on Environment and
Development), Our common future, Oxford University
Press, Oxford, 1987.