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R éseaux de chercheur s C u l t u r e s , I d e n t i t é s e t d y n a m i q u e s
s o c i a l e s
A g en c e un i v e r s i t a i r e d e l a F r a n c o p h o n i e
P a t r i m o i n e s , t o u r i s me , d y n a m i q u e s s o c ia le s :
é t u d e c o m p a r a t i v e d e n o u v e a u x u s a g e s e n E uro p e
r a pp o r t s ci e n t i f iq u e
convention P2-2092RR509
R a pp o r t r é a li s é s o u s l a d i r e c ti o n d e D e n is C e r c l e t
p ar
S t oy a n A n t o n ov, T zv e t an a B a c h v a r ov a , D o m i n iq u e B e l k is ,
B i an c a B o t e a, D e n i s C er c l e t , O l i v i e r G i v re ,
K r a ss i m i r a K ra s t a n o va , F r a n ç o is P o r t e t, S m a r a n da Vu l tu r,
M e g le n a Z l a tk o v a
Centre de recherches et d’études anthropologiques
U n i ve r s i t é L u m i è r e -Ly o n 2
novembre 2006
1
Patrimoines, tourisme, dynamiques sociales :
étude comparative de nouveaux usages en Europe
Liste des membres de l'équipe de recherche......................................................................2
Introduction........................................................................................................................3
La question de la dynamique sociale.................................................................................5
Denis Cerclet
Trois points de vue sur les notions de Société, Territoire et Patrimoine..........................10
Textes réunis et présentés par Bianca Botea
Les dynamiques sociales à l'épreuve de nouveaux usages
Pluralité des acteurs et position(s) du chercheur, Olivier Givre, Stoyan Antonov.....................26
Un passeur de frontières patrimoniales…, François Portet.........................................................32
Espace public – espace privé. Patrimoine et tourisme, Meglena Zlatkova.................................40
Patrimonialisation, espace politique, reconnaissance, Dominique Belkis.................................44
Du « territoire » à la « territorialisation », Bianca Botea..........................................................48
L’objet et le patrimoine, Smaranda Vultur..................................................................................52
Patrimonialisation et esthétisation, Denis Cerclet......................................................................54
Enjeux économiques et enjeux sociaux de la patrimonialisation, Krassimira Krastanova..........62
Actes des rencontres de Plovdiv, 27 avril 2005................................................................66
Textes réunis par Krassimira Krastanova
Actes des rencontres de Lyon, 19 septembre 2005...........................................................99
Textes réunis par Denis Cerclet
Actes des rencontres de Lyon, 19 et 20 février 2006......................................................134
Textes réunis par Dominique Belkis
1
LISTE DES MEMBRES DE L'ÉQUIPE DE RECHERCHE
Stoyan Antonov, Maître de conférences, université Paisij Hilendarski de Plovdiv
Tzvetana Bachvarova, Assistante, université Paisij Hilendarski de Plovdiv
Dominique Belkis, Maître de conférences, université Jean-Monnet de Saint-Etienne
Bianca Botea, Attachée temporaire d'enseignement et de recherche, université
Lumière-Lyon 2
Denis Cerclet, Maître de conférences, université Lumière-Lyon 2
Olivier Givre, Chargé de mission, Parc naturel régional du Haut-Jura
Krassimira Krastanova, Professeure, université Paisij Hilendarski de Plovdiv
François Portet, Conseiller pour l’ethnologie, Direction régionale des affaires
culturelles Rhône-Alpes
Smaranda Vultur, Maître de conférences, université de l'Ouest de Timisoara
Meglena Zlatkova, Assistante, université Paisij Hilendarski de Plovdiv
2
Introduction
Dans le projet que nous avons proposé nous envisagions de nous attacher à mieux
comprendre le rôle que peuvent jouer des projets patrimoniaux au regard des
dynamiques sociales. Ou plus exactement de mieux cerner ce que l’on peut entendre
par dynamiques sociales en prenant des projets patrimoniaux élaborés dans une
perspective touristique comme analyseur. Effectivement, dans un contexte qui se
caractérise à la fois par des processus de mondialisation — que certains qualifient
d’homogénéisants — et de particularisation, il nous importait d’aller voir comment
penser cette contradiction entre le local et le monde pour aller vite. Le patrimoine
semble bien de prime abord l’un des leviers de la conservation des particularismes,
de la légitimation des frontières ou pour le moins de la diversité des territoires et des
cultures. Mais ces processus de patrimonialisation semblent tellement bien partagés
que l’on en vient à se demander si ils ne sont pas l’effet d’une mondialisation.
A travers ce questionnement, nous tenions à rompre avec une certaine approche des
sociétés locales, définies par une logique interne, une spécificité propre — la
mondialisation est alors perçue comme une dissolution de l’être — afin de prendre en
compte la dimension plastique des assemblées humaines qui se constituent autant de
l’intérieur que de l’extérieur. Dans ce cas, la mondialisation ne serait ni un processus
homogénéisant ni un processus d’émiettement et de particularisation mais bien une
planétarisation des états de tension permanents — mais qui se situaient à d’autres
échelles — et qui sont constitutifs des modes de regroupements humains. La
mécanique quantique nous a appris que l’on ne pouvait penser à la fois la position
d’une particule et son mouvement. Sans doute est-ce là une manière simple de dire le
changement de paradigme que les sciences sociales sont en train de vivre ? Après
nous être focalisés sur les positions des uns et des autres, sur ce qui les distinguait,
nous apprenons à observer et à rendre compte du mouvement.
Dans l’introduction de notre projet, nous disions bien la conscience que nous avions
de ne pas être les premiers à penser ce changement : Leach, Evans-Pritchard,
Balandier … ont été les initiateurs d’une anthropologie dynamique qui prenait en
compte les effets du temps sur l’être des sociétés et les faisaient rentrer dans l’ère du
changement. Leurs inspirations ont été diverses et si Leach fait référence aux
mathématiques, d’autres ont fait appel à la dialectique marxiste. Mais
vraisemblablement l’idée de dynamique doit être à nouveau interrogée car les
conceptions du temps des années 50 et celles qui ont cours aujourd’hui divergent
sensiblement. Il importe donc, dans le cadre de ce travail, de prendre la mesure de la
notion de patrimoine et de questionner la conception du temps qui transparaît dans
cet intérêt pour les choses du passées. L’espace — car dans les projets que nous
avons étudiés, il est toujours question d’une construction particulière de l’espace —
serait-il à penser indépendamment ? Nous ne le croyons pas car ces deux dimensions
semblent tellement bien imbriquées qu’il est à se demander s’il elles ne sont pas que
des caractéristiques d’un même mouvement : le processus.
La dimension comparative que nous avons adoptée nous permet de relativiser
certaines modalités locales et, en revanche, de percevoir des préoccupations
communes aux acteurs d’ici et là. Nous disions qu’il n’y a vraisemblablement pas de
3
conception universelle du développement et que nous aurions intérêt à aller voir
précisément les théories en actes de la culture, de la société, de la localité et de
l’économie qui présidaient au montage de ces projets.
Lors de la définition de notre projet, nous espérions mieux cerner ce que l’on peut
entendre par dynamiques sociales en prenant comme analyseur des projets
patrimoniaux élaborés dans une perspective touristique. Il s’avère que notre
cheminement a été plus complexe : nous avons analysé des projets dans la
perspective des dynamiques sociales et c’est notre réflexion sur ce thème qui nous a
conduit à réinterpréter ces actions patrimoniales. Et nous n’avons pas à nous en
plaindre.
Nous entendons par « nouveaux usages » les pratiques liées au patrimoine qui relève
du domaine de l’action. Et c’est sans doute l’une des raisons pour laquelle nous
trouvons ces nouveaux usages dans des localités qui refusent le déclins dans le sens
où, souvent d’anciennes activités sont à l’abandon et que le patrimoine est mis en
œuvre pour recréer de l’activité, du lien. L’expression anglaise to be connected dit
assez bien ce dont il est question : avoir un lien, un rapport avec qui peut être de
parenté ou plus simplement être en relation, avoir des relations. Ces nouveaux usages
interviennent pour suppléer aux échanges qui dérivaient d’une activité économique.
Pour éviter la désertification, la marginalisation voire la disparition : comment rester
dans le mouvement social d’échanges.
Cela pose nécessairement la question du statut du patrimoine. Ce n’est plus une
collection d’objets qui existe en soi parce que dans ces nouveaux usages ce n’est pas
l’objet qui prime ; ce sont les habitants, la population qui se mettent à penser leur lien
et qui cherchent comment donner sens à leurs relations. Le patrimoine est alors à
comprendre comme un media parce qu’il est avant tout objet de médiation. Et nous
avons bien vu, à travers les différents projets que nous avons approchés, que certains
parviennent à élaborer une proposition patrimoniale cohérente et suffisamment
significative pour parvenir à créer des flux. En revanche, d’autres ne sont pas en
mesure de concevoir un projet suffisamment attractif soit par manque de ressources
soit par manque de cohérence du projet. Dans ces cas, on assiste alors à une
accumulation de micro activités qui sont censées constituer de la valeur : un peu de
tourisme vert, un peu de patrimoine architectural, un peu d’histoire … qui donnent
lieu à une mise en fiche d’excursions de quelques heures. C’est la richesse de
l’inventaire qui doit être à même d’attirer le chaland et non la construction d’une
cohérence à même de fournir des éléments pour une interprétation du local.
Ces démarches ne prennent toute leur signification, ne sont révélées – devrions-nous
dire – que lorsqu’elles sont validées, inventées par des visiteurs, des touristes, des
consommateurs. Comme le disait Marcel Duchamp, à propos de l’œuvre d’art, « ce
sont les regardeurs qui font les tableaux »1. La signification n’est véritablement
perceptible et cognitivement efficiente que dans la relation et, de fait, dans l’action.
Et peut-être est-ce là une piste pour approcher la dynamique sociale ?
1 Duchamp du signe, ed. revue et augmentée, Flammarion, 1994.
4
La question de la dynamique sociale
Denis Cerclet
La question de la dynamique sociale n’est pas si simple à aborder. Georges Balandier
écrivait2 « L’étude diachronique et relationnelle des sociétés dites hier “primitives”
prépare à une telle et nécessaire exigence. Elle permettra d’instaurer – et c’est urgent
– une anthropologie dynamique ». Il s’élevait contre les façons de penser les sociétés
traditionnelles qui conduisait « à valoriser l’aspect statique » alors que ce qu’il lui
semblait important de mettre en avant ce sont « les incompatibilités et les
discordances, les conflits d’intérêts et les types de stratégies auxquels peuvent
recourir les groupes et les individus »3. Pour étayer son point de vue, Balandier
rappelle l’apport de Henry Lefebvre qui « a mis en évidence la “double complexité”
des sociétés paysannes : “complexité horizontale” qui se saisit dans les structures “de
même date historique” […] ; “complexité verticale” qui tient à “la coexistence de
formation d’âge et de date différents”. Les deux complexités “s’entrecroisent, se
recoupent, agissent l’une sur l’autre” ». Balandier se rapproche de Bastide. Ils ont en
commun de chercher à sortir de l’importance accordée au “milieu interne” et à la
seule “causalité interne”, comme le faisait Durkheim, pour s’intéresser aux contacts
culturels. Ils se font l’écho d’un regard nouveau porté sur les sociétés : il n’y a pas
d’équilibre social parfait et les sociétés sont amenées à innover pour résoudre les
problèmes liés à l’hétérogénéité des formations sociales et aux discordances ; il n’y a
pas de société isolée car toutes entretiennent des rapports avec l’extérieur et toutes
ont des liens directement ou à distance avec le monde industriel.
Balandier synthétisait son approche par une triple complexité : « celle qui tient au
mouvement interne de la société et de la culture considérées, celle qui résulte de leurs
relations locales avec des sociétés et des cultures “voisines”, celle qui est issue du
contact avec les foyers de modernisation »4.
Pour bien comprendre cette conception de la dynamique, je dirai que : c’est
l’hétérogénéité, le déséquilibre qui est à la source des relations entre composants
(internes et externes) et que c’est l’action du temps qui est créatrice “d’hétérogénéité
et de discordances”. La dialectique “de la continuité et des discontinuités” inscrit la
société dans « une création permanente ; elle est, à la fois donné et projet »5. En ce
sens, la tradition n’est pas incompatible avec le changement, mieux c’est la tension
qui naît de la confrontation entre tradition, continuité et changement qui est à
l’origine de la dynamique.
En résumé, il y a trois modes de différenciation : celui du temps, celui du dedans et
celui du dehors. Ils mettent en cause de manière permanente l’intégrité de la société ;
celle-ci est plurale et toujours en train de se faire : « Rien n’est jamais acquis ; la
reproduction des rapports sociaux – et la continuité – ne sont pas assurés
2 “Dynamiques externes des sociétés archaïques”, In Traité de sociologie, publié sous la direction de
Georges Gurvitch, PUF, 1968, T.II, 446-462, 462.
3 Ibid., 461
4 Ibid., 448.
5 (1971) Sens et puissance, PUF, 70
5
mécaniquement »6. De ce point de vue, les fêtes, les rituels et les formes de
« théâtralisation de l’existence » (Duvignaud) apparaissent comme des moyens de
reformer la société et de lui conférer un équilibre relatif car jamais acquis.
Cette conception des choses est très actuelles et nous pourrions nous en satisfaire et
partir de là pour analyser du point de vue d’une anthropologie dynamique de
nouveaux usages du patrimoine. Cependant, certains points méritent d’être
interrogés : l’expérience individuelle, le dedans et le dehors, le donné et le projet, le
temps.
Le développement des sciences cognitives et du constructivisme, nous amène à
accorder un rôle prépondérant à l'expérience individuelle dans la construction des
connaissances; c'est l'occasion de jeter un nouvel éclairage sur les processus mentaux
en situation de société. Ainsi, la contribution des chercheurs qui s’inscrivent dans le
constructivisme renouvelle la manière de penser la relation individu/société. Parce
que le constructivisme n'est pas une théorie objective où la réalité est vue comme
extérieure à l'individu et où l'esprit agit comme un "décodeur" de stimuli extérieurs.
Les phénomènes extérieurs ne sont significatifs que dans la mesure où ils sont perçus
par l'individu en tant que membre d’une société. Ainsi, la réalité est une construction
personnelle et individuelle déterminée par des expériences du monde social. De fait,
il devient bien difficile d'isoler l'individu de la société et réciproquement; la frontière
entre ces deux pôles va s'amenuisant, pour nous conduire vers une interdépendance
fondamentale.
La dynamique est du côté de l’action, au sens de Nietzsche, c’est-à-dire que
l’individu est l’auteur du monde. C’est, d’une certaine manière, rompre avec la
phénoménologie. Alors que Jacques Bouveresse, en suivant les traces de
Wittgenstein, s’était élevé contre Le Mythe de l’intériorité7, Jocelyn Benoist s’élève à
son tour contre celui de l’extériorité : « Symétriquement, la référence au donné8
semble constituer comme une sorte de “mythe de l’extériorité”, mais c’est en fait la
même chose : les deux thèses (que je me sois intérieur à moi-même et que le donné
me soit extérieur) s’appuient sur la même représentation des choses, à savoir qu’il y
ait un intérieur et un extérieur, et que la survenue de quoi que ce soit doive être
conçue comme le passage d’un milieu à l’autre. […] La donation se conçoit comme
le passage de quelque chose du milieu extérieur au milieu intérieur, si cela a un
sens. »9 Peut-on imaginer un donné qui ne serait pas dit, formé, constitué, organisé ?
Ces critiques élaborées à l’encontre de l’intériorité et de l’extériorité sont à prendre
au sérieux, non seulement dans le domaine du rapport que l’individu entretient avec
le monde, mais dans notre mode d’organisation du monde, dans nos manières de
faire des mondes. Ceux-ci, car c’est bien d’un pluriel qu’il s’agit, ne peuvent plus
être pensés comme autonomes, individués. Hannah Arendt, lorsqu’elle aborde la Vita
activa, rend bien compte de ce changement de paradigme : « Les hommes vivent
6 Ibid., 292.
7 Bouveresse J. (1897) Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez
Wittgenstein, Les Editions de Minuit.
8 En s’autorisant un grand raccourci, la phénoménologie s’intéresse aux modes de donnée des choses,
à leur façon d’apparaître et de se présenter, à la façon que la réalité a d’apparaître et de se donner.
9 Benoist J. (2001) L’idée de phénoménologie, Beauchesne, 48.
6
maintenant dans un tout continu aux dimensions de la Terre, où même la notion de
distance, qui reste inhérente à la plus rigoureuse contiguïté d’objets distincts,
succombe sous l’assaut de la vitesse ».10 La science moderne a pensé le monde
comme après une explosion, toutes les êtres, les choses et leurs composants sont
dispersés et visibles en eux-mêmes. Les mutations contemporaines me semble à
comprendre comme l'effet d'une implosion ou tous les êtres, les choses et leurs
composants se resserent en un tout. Cependant, peut-on penser un monde uniforme,
statique ? Manifestement non, parce que c'est un monde vivant, en perpétuelle
construction.
Ainsi, le regard s’est porté sur les manières de faire – sans doute est-ce une leçon
tirée du changement continuel que de penser que rien n’est permanent – car les
appartenances peuvent être éphémères et les jeux de rapprochement des uns et des
autres laissent plutôt penser à des formes d’attachement provisoires et à des
coagulations qui appellent la dispersion. La dynamique serait alors à entendre
comme un mouvement permanent. En ce sens, nous ne pouvons plus fonder notre
approche sur l’inter-, sur la relation car cela reviendrait à dire que préexistent des
unités stables entre lesquelles s’organise le mouvement. Ni sur une démarche
génétique voire généalogique car, pour recourrir à Nelson Goodman, la question
qu’est-ce que l’art ne peut pas produire de réponse et nous en sommes tenus à nous
interroger sur les conditions qui font qu’il y a art. L’art n’existe pas en tant que tel ;
ce n’est qu’une forme de vie, une vie inséparable de sa forme, une vie qui n’existe
que lorsqu’il y a des manières, des possibilités de vie, lorsqu’il y a des projets.
Il en est de même pour l’identité, l’ethnie, le territoire … qui ne désignent plus des
choses en soi mais les effets fluants des processus, des actions dans lesquelles des
individus sont engagés. En ce sens, il devient difficile de penser la dynamique à
partir d’un état de tension qui résulterait du fonctionnement d’un système stable : un
système bipolaire même inégalitaire peut être dit stable si les deux pôles sont
aisément et durablement identifiables et si les relations qu’ils entretiennent sont
normalisées. La dynamique renvoie aux systèmes chaotiques qui sont dits tels
lorsque les mouvements produisent ici et là des comportements particuliers : même
la répétition peut être associée à une création car elle ne conduit pas à l’identique.
« Le passage du “quoi” et du “pourquoi” au “comment”, selon Hannah Arendt,
implique qu’en fait les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des
mouvements éternels, mais forcément des processus »11. Nous sommes dans le
domaine du faire, qui rompt avec la question de l’Etre pour s’intéresser aux
modalités, aux moyens, aux manières de faire. Le processus repose sur l’expérience
humaine, irréversible et imprévisible et cette conception ne peut être étrangère à celle
que nous avons du temps.
Doit-on continuer à penser le temps en dehors de l’action ? Alfred-North Whitehead
critique la conception de l’espace qui le fait découler des relations entre les objets
(qui ne sont pas éphémères et qui ne permettent donc pas de saisir les temps
successifs) et il préconise une théorie de la relation entre les événements dont résulte
un espace-temps. Pour lui, « La situation d’un objet [la situation est la relation de
l’objet aux événements] bien identifié n’est pas une nécessité inhérente à un
10 Arendt H. (1961) Condition de l’homme moderne, Calman Levi, Agora Pocket, 1983, 317.
11 Ibid., 370.
7
événement. Partout où et chaque fois que quelque chose se poursuit, il y a un
événement. Bien plus, partout et chaque fois, en eux-mêmes, présupposent un
événement, car l’espace et le temps en eux-mêmes sont des abstractions tirées des
événements. »12 C’est-à-dire qu’il y a un espace-temps parce qu’il y a des choses qui
arrivent et, selon Whitehead, « hors des choses qui arrivent il n’y a rien ».
Nous savons l’intérêt que Gilles Deleuze a porté à la philosophie de Whitehead et
l’importance qu’il a donné à l’événement. Lisons ce qu’il en dit13 : « Dans tout
événement, il y a bien le moment présent de l’effectuation, celui où l’événement
s’incarne dans un état de choses, un individu, une personne, celui qu’on désigne en
disant : voilà le moment est venu ; et le futur et le passé de l’événement ne se jugent
qu’en fonction de ce présent définitif, du point de vue de celui qui l’incarne ». Mais
il faut compter avec l’autre versant de l’événement, la contre-effectuation, « qui n’a
pas d’autre présent que celui de l’instant mobile qui le représente, toujours dédoublé
en passé-futur ». C’est une manière de dire que l’événement se déroule bien au
présent mais que ce présent est tellement éphémère qu’il peut n’être qu’un leurre qui
s’abandonne au passé et espère le futur.
Cela rejoint bien les conceptions du temps développées par Reinhart Koselleck14 puis
François Hartog15. Reinhart Koselleck met en avant deux catégories historiques – le
champ d’expérience qui est « le passé actuel dont les événements ont été intégrés et
peuvent être remémorés »16 et l’horizon d’attente qui désigne la préoccupation pour
le futur et qui tend « à ce-qui-n’est-pas-encore, à ce-qui-n’est-pas-du-champ-de-
l’expérience, à ce-qui-n’est-encore-qu’aménageable »17 – et développe une réflexion
à propos de la distance qui se creuse entre champ d’expérience et horizon d’attente.
François Hartog pense le présentisme comme une extension du présent tant en
direction du futur que du passé et interprète ce phénomène comme le résultat d’un
catastrophisme à propos du futur, guidé par l’incertitude, l’imprévisibilité et les
principes de responsabilité et de précaution et un manque de confiance vis-à-vis d’un
passé qui ne peut se libérer du récit qui le rend audible mais sous-entend la
construction voire la manipulation.
Etonnamment le patrimoine s'est trouvé au cœur de l'expérimentation que les sociétés
occidendales – rejointes par biens d'autres et par les groupes en voie de constitution –
ont conduit au cours du siècle dernier pour affirmer une nouvelle conception de
l'espace-temps ou plus exactement l'indispensable référencement à un espace-temps
de toutes activités humaines. Je disais “étonnamment” car le patrimoine est plus
sûrement perçu comme le domaine par excellence d'expression du conservatisme
alors que nous ne pouvons nier qu'il fut bien l'équivalent d'une création
contemporaine. N'oublions cependant pas que la fréquentation du patrimoine relève
de la résonance cognitive car elle ne demande pas de se former à de nouvelles
esthétiques. Pouvons-nous dire alors qu'il s'agit d'une mimesis ? Dans La
12 Whitehead A.-N. (1920) Le concept de nature, Vrin, 1998, 92.
13 Deleuze G. (1969) Logiques du sens, Les Editions de Minuit, 177-178.
14 Koselleck R. (1990) Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Editions de
l’Ehess.
15 Hartog F. (2003) Régimes d’historicité. Présentisme et expérinces du temps, Le Seuil
16 Koselleck, Le futur passé, 311.
17 Ibid., 311.
8
Poétique, Aristote, dénit le théâtre comme une mimesis, une
“représentation”18 des “hommes en action”, “au moyen d'une
action”. La mise en valeur du patrimoine est une représentation,
comme au théâtre, une manière de donner vie ici et maintenant à
quelque chose qui est antérieur à cet instant. Ce terme de
représentation est bien à entendre comme ce qui fait être à
nouveau présent, ou continuellement présent. C’est un travail
constant d’interprétation et de constitution des modalités d’une
présence au monde. Une manière de s’inscrire dans un processus
dont les signications ne sont révélées que dans la relation et
l’action qui l’a provoquée ; elles sont donc toujours à renouveler, à
re-présenter et à expérimenter dans une perspective qui est tout à
la fois interne et externe, sans que l’on puisse délimiter ces
espaces car aucune césure ne les sépare. Ainsi la dynamique n’est
pas à entendre entre pôles distingués mais comme l’expression
d’un processus continu.
18 Plutôt que comme imitation, ainsi que le suggèrent Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot dans les
notes explicatives de leur traduction du texte d’Aristote La Poétique, ed. du Seuil, 1980, note 3 du ch.
1 (47 a 16), 144.
9
Les notions de patrimoine/société-culture/territoire
en Roumanie, Bulgarie et France
Introduction et conclusion de Bianca Botea
L’analyse des différentes actions de patrimonialisation et de tourisme culturel
rencontrées dans les trois pays nous a obligés à revenir sur les significations de ces
notions dans les trois langues et dans la tradition historique et politique de chaque
pays.
Récemment, nous avons pu faire le constat d’une utilisation de plus en plus fréquente
du terme « territoire » (et de certaines conceptions de cette notion en France) dans le
discours des hommes politiques ou des professionnels de la culture en Roumanie et
en Bulgarie. Rappelons-nous que le mot « patrimoine » avait suivi le même chemin
quelques années auparavant. Cette présence, soudainement fréquente, du mot
territoire dans le discours des professionnels de la culture, nous avait frappés par la
résonance de la langue « de bois » d’une langue « importée » et par les dissonances
entre ce langage pas-encore-apprivoisé-ou- accommodé dans le contexte local.
Une interrogation des significations de ces notions dans chaque pays méritait alors
notre attention afin d’éclaircir ces notions et éventuellement de comprendre ce que
cette circulation des notions produit en termes de changements de leur conception et
en termes de transformation au sein de ces sociétés.
Comprendre le sens de ces notions dans le contexte local ou national de leur
circulation devient une exigence méthodologique dans de tels projets de recherche
comparatifs à l’échelle européenne, et en particulier celui des nouveaux usages du
patrimoine en Europe. Dans le contexte de l’élargissement européen et de la
mondialisation, non seulement les individus circulent et s’inscrivent dans des réseaux
de mobilité, les notions circulent aussi, ainsi que certaines conceptions de celles-ci.
Mais la mondialisation n’aboutit pas toujours à des phénomènes d’homogénéisation
culturelle ou politique. Elle est en même temps le moteur de situations de diversité
par le déploiement spécifique de tels phénomènes « mondialisés » dans des situations
diversifiées et multiples.
Cette tension entre local et global, présente aussi sur le terrain de la langue, est au
cœur des dynamiques sociales. Ces notions de patrimoine/société-culture/territoire
permettraient-elles alors de rendre compte de ces situations complexes de tensions
entre local et global et de penser la dynamique sociale ?
10
Les notions de patrimoine/société-culture/territoire En Bulgarie
PATRIMOINE
наследство‘nasledstvo’ = l’héritage, le bien des ancêtres transmis aux héritiers, à
la nouvelle génération.
Cette notion recouvre cette activité de transmission et en même temps l’objet de cette
transmission, les biens hérités.
En Bulgarie, la construction de la notion de patrimoine émerge en même temps que
la construction de l’identité nationale, et l’expression bulgare « l’héritage culturel et
historique » fait penser à son rôle symbolique. Le souci de préserver et d’exposer le
patrimoine s’articule clairement avec l’idée que ce patrimoine porte de la valeur
parce qu’il contient le passé, aide à retrouver les racines, l’origine du groupe et parce
qu’il exprime en même temps la spécificité de la culture. En s’entremêlant avec la
conception de l’histoire, qui met en jeu le lien et la continuité entre le passé et la
contemporanéité, le patrimoine s’inscrit dans le processus de la construction de
l’identité nationale bulgare.
L’idée du patrimoine dans l’acception de l’Unesco ne trouve pas de place dans les
définitions scientifiques ou dans les actions pratiques. Cependant, dès le début de
20ème siècle, apparaît la notion d’héritage naturel car à ce moment-là ont été fondés
les musées naturels-scientifiques (qui correspondent à la notion française de musée
d’histoire naturelle). L’autre étape de considération de la nature comme patrimoine
est liée à la constitution des « objets » naturels (rivières, montagnes, forêts, la mer
etc.) comme l’héritage national en leurs donnant le statut de parcs, réserves, zones
naturelles protégées et préservées. Nous pouvons trouver un parallèle entre la gestion
de l’héritage naturel et la gestion des musées où les objets sont décontextualisés et
exposés.
Au fur et à mesure se développe l’idée de passage de l’héritage au patrimoine. Le
regard se déplacera de l’objet exposé au patrimoine vivant, par la création des villes-
musées et des zones protégées, habitées réellement par leurs habitants, par les fêtes et
festivals institutionnalisés (Koprivshtitsa). Dès cette époque (les années 1960-1970),
le « patrimoine bulgare » commence à être mis plus visiblement au profit du
développement du tourisme. A cette époque, apparaissent aussi les images et les
labels du patrimoine bulgare comme par exemple la rose bulgare, le tombeau de
Kazanluk, l’architecture typique de maisons de l’époque de la Renaissance,
l’hospitalité des Bulgares etc. On observe qu’après 1989 le patrimoine commence à
être utilisé comme ressource du tourisme et du développement local.
SOCIĖTĖ
Nous partons de la présentation de la société comme mode d’existence du social dans
le cadre de l’Etat. Pendant le XXe siècle, la société bulgare a changé trois fois de
cadre politique (capitalisme, socialisme, post-socialisme/transition) et l’intégration à
l’UE au XXIe siècle impose aussi d’autres changements. Les ruptures socio-
politiques provoquées par la succession d’époques historiquement et
idéologiquement très différentes - le passage du XIXe au XXe siècles comportant
ainsi deux guerres, plus une « guerre froide » - ont fait surgir d’importants
changements au niveau des structures sociales. Ces ruptures fortes dans une période
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courte de seulement un siècle amènent un besoin récurrent de création d’images,
d’emblèmes, de symboles et de systèmes de valeurs.
Nous ne pouvons parler, pour la Bulgarie, d’une société moderne qu’après la
Libération de 1878, quand se constitue l’Etat national. A cette période-là, on passe
d’une communauté (société traditionnelle) à la société moderne (structure de classes
dans le sens politique et économique). La création de l’Etat national amène aussi à
une nouvelle structure sociale : la diversité des communautés ethniques et religieuses
de l’époque ottomane laisse la place à une majorité bulgare et aux minorités des
« autres ». Jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, la formation de ces
minorités dépend fortement du cadre religieux.
La politique de l’Etat socialiste a exigé de gommer toutes les différences (culturelles,
religieuses, économiques, entre les sexes, etc.) en imposant l’idéologie communiste
afin de créer la société socialiste développée.
La chute du communisme permet de commencer à penser le « processus de
démocratisation ». L’objectif du nouveau modèle de société est de créer une « société
civile » qui s’exprime par une restructuration du domaine du social,
l’hétérogénéisation des citoyens et des communautés et de supprimer les obstacles à
l’existence et à la visibilité des différences et des diversités.
TERRITOIRE
En bulgare, les termes décrivant le territoire s’utilisent aussi en lien avec les entités
sociales et vice-versa. Par exemple, selo, grad (village, ville) servent à signifier le
territoire d’habitation ainsi queaussi leurs habitants ; obshtina commune, dont le
premier sens est l’entité sociale, signifie surtout le territoire de la commune, voire le
bâtiment de l’administration communale.
селище‘selishte’
= lieu d’habitation permanente (село ‘selo’ village ; град ‘grad’, ville);
= commune – origine, appartenance, unité administrative (obshtina)
- Il s’agit d’une construction mythologique et folklorique : fondée
traditionnellement par les habitants en fonction de la qualité du milieu ;
traditionnellement il y a des rites liés à la construction des maisons et fait partie de
zemlishte ; il a un Saint protecteur et le lieu se sacralise rituellement par des offices,
des fêtes et des réunions selon le calendrier religieux ;
- construction profane : aujourd’hui « le territoire » du lieu d’habitation se construit
par les rituels laïques et étatiques ;
- gestion administrative.
землище ‘zemlishte’ – terroir – lieu d’habitation au milieu d’un environnement
naturel, lieu d’habitation plus la campagne/ le sol, la nature ; déterminé par des
limites.
- construction symbolique – les bornes sont stables et se construisent et
reconstruisent physiquement ou rituellement en cas de destruction
- Dans la notion de territoire sont inclues les propriétés de la terre (occupée par les
habitants) et la propriété commune du village
- dimension de localité
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край ‘krai’ – pays, petit territoire, aire culturelle et naturelle
- il a des limites historiques et culturelles mais pas administratives et politiques ; les
limites sont souples.
- la marque la plus forte qui exprime le territoire du pays est la culture locale qui
appartient aux habitants (les « groupes ethnographiques ») et qui est censée être
reconnue par les autres
- il porte la dimension régionale et peut être partagé par des unités administratives
différentes ou par des zones frontalières de pays différents (montagnes des
Rhodopes)
страна ‘strana’ – pays- territoire national délimité par les frontières nationales
- territoire géographique et « officiel ». L’usage le plus fréquent renvoie à la
dimension administrative et étatique ; le territoire du pays se construit aussi au sens
national/ethnique : le territoire national est le territoire du pays ;
- territoire imaginaire qui se présente comme « bulgarsko ethnichesko zemlishte » -
le pays historique habité par les Bulgares, le pays des mémoires
земя ‘zemia’ – terre – espace physique, globe, sol, pays d’origine
La notion de territoire en langue bulgare exprime deux types de rapport à l’espace :
- territoire patrimonial qui englobe les symboles, les valeurs, les mémoires, la
question de l’appartenance et de l’attachement
- territoire administratif qui renvoie fréquemment, de manière désirable, aux aires
culturelles historiques et à l’organisation des unités territoriales à partir de ces
dernières ; mais les territoires administratifs et les aires culturelles historiques ne
correspondent pas toujours.
Conclusion
L’image du territoire national se construit à partir de la représentation sur la propriété
du pays de la part des autochtones (Thraces) et des premiers venus (Slaves et
Protobulgare). Toutes les « autres » populations venues par la suite dans cette région
(des nomades de l’époque du Moyen Age jusqu’aux Ottomans, Tziganes ou migrants
du monde contemporain) se considèrent comme habitants mais pas comme
propriétaires. Les événements du type « processus de régénération » renvoient à la
même conception qui exige que « les autres » doivent partir dans leur pays d’origine.
Les années 1990 imposent une recherche vers de nouvelles représentations
concernant l’Etat, le territoire, le modèle de la nation. Les rapports entre la nation et
le territoire se transforment du territoire ethnique national au « territoire partagé » -
le modèle de l’Etat national civique où tous « les autres » partagent aussi le territoire
où ils habitent. Cette conception fait changer la conception du patrimoine qui
aujourd’hui englobe le patrimoine de tous les habitants vivants au fil des siècles sur
« ce territoire ».
Les changements dans la société bulgare d’après 1989 provoquent des modifications
dans la façon de valoriser « notre » territoire. Car le modèle ethnique ne suffit pas
pour légitimer la communauté nationale qui se transforme en communauté civile. La
religiosité se revalorise comme ressource de construction d’un territoire, dans un
contexte plus large où les religions monothéistes portent la vision du modèle des
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grandes civilisations. Pour cette raison nous pouvons parler d’un processus de
résacralisation du territoire national par la revitalisation des lieux sacrés et par la
création de nouveaux lieux de culte (surtout chrétiens et islamiques). Ce processus
inclut également la revitalisation du patrimoine « bulgare » de l’époque des Thraces
qui valorise et surexpose plutôt des lieux du culte et des sites sacrés, par rapport aux
années 1970-1980 quand l’accent a été mis sur l’ « art » et la « culture » des Thraces.
Cette tendance trouve sa place dans la construction des territoires locaux sur la base
d’une revalorisation du patrimoine « d’autochtone/propre/unique/authentique » qui
en même temps porte les valeurs universelles (religieuses, symboles du sacré, culture
et civilisation). Nous pouvons nommer cette dynamique « self-exotising » dont
l’objectif est de « marchandiser » le patrimoine dans une logique économique du
tourisme.
14
Les notions de patrimoine/société-culture/territoire En Roumanie
PATRIMOINE
1. « Patrimoniul » est pensé en terme de Grand patrimoine national (ce qui ne veut
pas dire uniquement des monuments historiques), utilisant comme cadre de
production patrimoniale la référence à l’Histoire nationale et les « traditions » du
peuple.
Jusqu’à récemment, le patrimoine faisait référence à des objets d’un passé
fermé sur lui-même, désignés par l’Etat.
- le « festivisme » des époques communistes supposait une mise en scène
strictement décorative de la diversité culturelle au service de l’unité nationale (les
« représentants » des minorités nationales, des enfants, des ouvriers, des paysans, des
femmes/hommes, etc.). Simulacre d’une démocratie réelle, cette mise en scène était
une forme de glorification des succès de la société communiste qui s’inventait un
avenir aussi illustre que le passé. Cette mise en scène permettait de suggérer une
continuité par rapport au passé glorieux de la nation (Ceausescu se revendiquait de la
filiation des Voïvodes roumains – héros nationaux)
2. Tendance plus récente : Cette conception plus ancienne du patrimoine coexiste
avec une autre conception qui fait référence à une histoire de la vie quotidienne, des
mémoires locales, à un patrimoine ouvert à une diversité des publics.
- L’objet patrimonial sort d’une certaine manière de la tutelle de désignation de
l’Etat pour devenir un objet de négociation et de production des publics différents
(génération différentes, diverses catégories d’acteurs, groupes ethniques, etc.).
Exemple : L’exemple de la ville de Timisoara où il existe douze monuments
concurrents pour célébrer la révolution de 1989.
- Nous assistons récemment à une multiplication des enjeux de production
patrimoniale : enjeux économiques, reconnaissance des minorités, mise en valeur
d’une identité locale ou régionale. Nous assistons en même temps à un élargissement
de l’idée de patrimoine par l’élargissement de son champ (comprenant le patrimoine
immatériel, le patrimoine industriel, le patrimoine naturel)
- L’objet patrimonial n’est plus seulement l’objet monumental du passé national,
mais aussi l’expression d’une histoire récente vécue par les communautés locales. Ce
qui est en jeu est la négociation entre différentes mémoires concernant les
événements récents, négociation qui opère une requalification symbolique du rapport
à l’espace. Nous assistons à une multiplication des récits sur le passé par une prise en
compte des mémoires locales dans le récit patrimonial (qui se constituait jusque-là
uniquement par rapport à l’Histoire nationale).
Exemple : l’Opéra de Timisoara est résignifié aujourd’hui par rapport à la révolution
de 1989.
- Nous assistons également à une tendance de désacralisation du patrimoine par
rapport à une héroïsation de type national ou chrétien, par l’invention de nouvelles
formes de mise en scène du passé liées à l’idée de l’éphémère, du dérisoire. Il se
développe ainsi un discours critique et contestataire à l’adresse d’un consensus
supposé de la mémoire et du patrimoine.
15
SOCIĖTĖ
Plusieurs conceptions de la société et de la relation individu-société peuvent se
retrouver :
1. Conception de la société comme organisme, corps social.
2. La société est pensée comme donnée d’avance, l’individu est « intégré » dans
celle-ci, il est acteur dans un champ prévisible et limité. C’est un système qui lui
donne le sentiment de sécurité, de stabilité, de protection notamment dans un monde
en transition.
Ce type de société (organique et/ou contractuelle) fonctionne selon un modèle
paternaliste à toutes les échelles.
3. Le post-communisme oppose à cette tendance encore dominante, un modèle
dans lequel l’individu agit sur la société s’inscrivant dans des groupes qui sont en
concurrence pour des ressources. L’individu peut s’inscrire dans des groupes
multiples. Il peut fonctionner selon le modèle paternaliste mais - et c’est plus souvent
le cas aujourd’hui – il adopte une logique associative. Cette dernière développe des
modèles alternatifs de fonctionnement social.
4. La complexité des réseaux d’appartenance et d’action sociale conduit à une
mobilité permanente des groupes qui se font et se défont.
Il est tension entre des groupes qui ont un monopole sur certaines ressources (surtout
par la privatisation du capital de l’Etat) en vertu de leurs réseaux de relations de
l’époque communiste et des groupes qui essayent de disloquer ce système.
5. Les ONG internationales ont eu un rôle important dans l’impulsion d’une
« société civile » qui se développe de plus en plus, et qui agit sur le politique en
négociant une visibilité dans l’espace public et de nouveaux règles. Il existe des
situations où le politique s’empare des idées mises en avant par les associations. Il
s’ensuit une pluralité des acteurs en compétition sur la scène publique qui transforme
l’exercice du politique (d’un modèle autoritaire vers un modèle participatif).
6. La forte migration internationale se traduit par la mise en place de réseaux
mobiles transnationaux. Ce phénomène change l’image négative associée à
l’étranger, cultivée depuis la construction de l’Etat national. L’individu inscrit dans
de réseaux de migration cultive et renforce un modèle de participation et de
négociation de l’individu à la société.
Dans cette situation, l’analyse de la société selon le modèle statique de corps social
ne recouvre plus la réalité. La diversité et la mouvance des modes de relation et
d’action sont à prendre en compte.
TERRITOIRE
Sol/pamânt (terre)
Sol = terme strictement géographique
Pamânt = 1. Sol travaillé
= 2. La terre liée aux ancêtres (proche de moşie), les terres de la famille, la
terre de la patrie, etc.
Moşie (du mot moş= ancêtre)
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- Le mot désigne la propriété commune d’une famille (clan) sur un territoire
ainsi que les biens qui lui sont attachés qui permettent de perdurer en tant que
groupe. Transmissible d’une génération à une autre, moşia prend de la valeur en
vertu de sa qualité transmissible.
- L’étymologie du mot suggère le lien de sang et l’origine commune.
- Le mot est utilisé rarement aujourd’hui, sinon dans un sens figuré, mais cette
conception de rapport au territoire se retrouve aujourd’hui dans d’autres mots et
notions.
- La terre a le rôle symbolique du lien de l’individu au groupe de la parenté et
plus tard de la nation.
Glie (glia stramoşeasca = la terre des ancêtres) : la terre travaillée par le paysan,
lien organique entre le paysan et la terre selon le modèle de l’Eucharistie (la terre et
le sang des ancêtres prennent la valeur symbolique du pain et du vin, marquant ainsi
une forme d’intégration au corps social).
Ce mot est chargé de forte connotation idéologique dans le discours de la propagande
nationaliste communiste.
Patrie (patrie, ţară)
= pays
La « patrie » reprend la même idée d’origine commune et de lien de sang en les
transposant à l’échelle nationale (la nation devient l’équivalent de la famille élargie).
La patrie est le territoire de l’Etat-Nation.
Il convient de noter qu’en Roumanie et plus largement dans l’espace de l’Europe
centrale et orientale, la nation est fondée sur la communauté de culture, sur le
principe ethnique (J. G. Herder). L’Etat-nation est une construction idéologique et
politique qui rattache le territoire à la communauté ethnique nationale : une
conception qui lie le territoire à une langue voire une culture commune.
Voir aussi : les « fils de la patrie », le «foyer national ».
Patrie (haza) : dans la conception hongroise, la patrie est l’espace déployé par la
nation (ethno)culturelle hongroise qui dépasse les frontières étatiques de Hongrie. Ce
territoire de la patrie hongroise a la caractéristique qu’il n’a pas de limites stables,
mais flexibles, délimitées par les marques de la présence de la nation sur un
territoire : langue, sépultures, etc.
L’existence des réseaux économiques et touristiques qui se déploient dans l’espace
de la « patrie » (gros marché des entrepreneurs de Hongrie en Transylvanie, les
« pèlerinages patriotiques » en Transylvanie ou Slovaquie des Hongrois de Hongrie)
confirme les contours de ce territoire de la patrie hongroise.
Ţară (en français = pays, <lat. terra=pămant) / ţinut (<pays, tenuta<it. – détenir
quelque chose, propriété)
« Ţara » est un territoire délimité géographiquement qui est qualifié par l’usage de
cet espace par ses habitants (au-delà des liens de sang) ex : Ţara Haţegului, Ţara
Fagaraşului, Ţara Barsei, etc.
- Il existe une tendance d’une transposition de l’idée de patrie sur le ţinut/ţara qui
mène à des revendications d’autonomie territoriale ex : Ţinutul/ Ţara Secuilor (le
Pays des Sicules en Transylvanie)
17
- ţinutul peut avoir aussi le sens neutre de région, au sens strictement administratif.
Heimat (< allemand, en roumain loc natal, loc de baştina, français lieu de
naissance)
Le mot Heimat est différent de Vaterland (patrie = territoire de la nation culturelle en
sens ethnique)
Le mot signifie « acasa » (« à la maison », le « chez soi » (Heim= acasa)
C’est un espace délimité, associé à l’idée de temps des origines. Le Heimat sert de
repère fixe dans l’espace et dans le temps et crée des liens transfrontaliers entre ceux
qui sont nés ici. Autour de lui se crée l’espace d’une mémoire commune devenue lien
patrimonial. Par cela, le Heimat implique un lien de type affectif.
Le Heimat comme territoire d’origine peut être également célébré en dehors des
frontières de l’Etat roumain (voir par exemple les rencontres de tous les habitants du
même Heimat en Allemagne pour célébrer la fête du Saint Patron de l’église du
village natal : Kirchwei = nom de la fête de l’église, équivalent dans les milieux
orthodoxes de “ruga”, “nedeia”). Il est intéressant d’observer un phénomène de
transformation de Heimat en lieu de mémoire à travers ces cérémonies.
Nous pouvons donc définir le Heimat comme le territoire de l’expérience commune
(de vie, de religion) liée à un territoire d’origine
Aujourd’hui ce modèle est projeté sur le territoire d’un village ou d’une ville : par
exemple : les Fils du village X (Fiii satului, Fiii Jimboliei)
Le Heimat se construit dans un jeu de différenciation par rapport à :
1. la nation (ethno)culturelle (les Allemands d’Allemagne), mais
aussi par rapport aux Roumains ou aux autres groupes ethniques de Heimat.
2. par rapport aux habitants d’aujourd’hui de ce lieu d’origine : « les
nouveaux venus » (liens transethniques, transreligieux). Le Heimat intègre ainsi
les Roumains vivant autrefois dans le village, mais exclue ces « nouveaux
arrivants ».
Le principe de construction du Heimat est le même que pour le « transylvanisme »
hongrois.
Teritoriu (territoire)
- Terme provenu du domaine de l’éthologie.
= Espace investi par une fonction administrative (politique, religieuse) : territoire
national, le territoire du département, d’un Archiépiscopat.
-Il a des frontières stables. Le lien entre ses habitants est de type contractuel.
Régions transfrontalières
- espace délimité de point de vue économique qui tend à être construit comme
espace culturel
Les régions transfrontalières amènent à des nouvelles formes de territorialisation et
de socialisation.
Ces régions supposent : 1. une perméabilité de la frontière étatique ; 2. une tension
entre fermeture /ouverture vers l’extérieur (dérivé du critère économique qui est à la
base de constitution de ces entités territoriales)
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Jumelages (sate/oraşe infraţite)
Dans ce type d’organisation territoriale, il existe une tendance de penser les liens de
type contractuel, associatif, comme des liens de type parental
Ce sont des territoires d’association (liens à distance) qui prennent contour par
l’action commune (entre aide) qui tend à créer d’autres liens (affectifs, familiaux,
échange culturel...).
Conclusions. (Tensions entre local-global)
L’individu est acteur dans des espaces multiples (échelles différentes et types de liens
différents). Il existe une tension entre divers types d’action et d’attachement qui
délimitent des espaces de concurrence dont les frontières sont mobiles.
Renvoyant à l’idée de territoire, donc d’espace plutôt fermé, le patrimoine gagne de
visibilité par l’inscription de l’action de valorisation dans des territoires
ouverts (itinéraires, parcours : itinéraires de monastères ou Sur les traces de Dracula,
la Route des vins, réseaux d’agro-tourisme, circuits des villes historiques, etc.)
La migration internationale des Roumains permet la construction de réseaux
territoriaux de type Heimat. Elle permet aussi le déploiement de nouvelles formes de
proximité : regroupement et reproduction dans de nouveaux territoires des espaces de
la parenté, du voisinage, de l’appartenance régionale.
19
Les notions de patrimoine/société-culture/territoire En France
PATRIMOINE
Cette notion apparaît souvent comme bien constituée et claire dans sa conception
française alors qu’elle reste problématique, difficile a cerner et d’ailleurs, il y a
encore 30 ans elle relevait du domaine du privé, de la transmission familiale des
biens meubles et immeubles et donc du domaine juridique. Le développement des
sciences biologiques a élargi cette notion en l’inscrivant dans le domaine de la
génétique. Ce nouvel usage va avoir des effets sur la compréhension que l’on peut
avoir de la notion de patrimoine. Edgar Morin (1974) parle a ce propos de mémoire
régénérative pour montrer que le patrimoine est moins la conservation
d’informations que la possibilité donnée de reproduire des choses du passé.
Au début des annes 80, le ministère de la Culture s’empare de cette notion et
rassemble sous cet intitulé des travaux, jusqu’alors dispersés, en ethnologie du
monde rural, des sociétés traditionnelles et des cultures populaires et ceux qui
concernent le domaine des Beaux-Arts (histoire de l’art).
Les sciences sociales vont jouer un rôle déterminant dans la mesure ou elles vont
permettre de mettre en avant les fonctions sociales du patrimoine qui ne sera plus des
lors pensé comme une collection d’objets séparés.
A partir de là, la notion va recouvrir des réalités aussi diverses que le patrimoine
urbain, le patrimoine industriel, les ressources des terroirs et, sous l’impulsion de
l’UNESCO, le patrimoine immatériel (cependant il ne faut pas oublier que
l’immatérialité se trouve à l’origine de la conception du patrimoine par le Ministère
de la Culture). C’est également le cas de la nature qui en tant que telle était déjà mise
en valeur depuis les années 60 mais qui va rejoindre la culture en passant du coté du
patrimoine.
A la suite de la loi Droits et Libertés des collectivités territoriales (loi Defferre 1982),
le patrimoine devient l’un des instruments de la décentralisation et de l’affirmation
de la diversité culturelle et politique de l’espace national.
Le succès des Journées du patrimoine (lancées en 1984, devenues les journées
européennes du patrimoine en 1991 et reprises dans de nombreux autres pays) atteste
de la popularisation du terme et d’un engouement pour les traces du passé.
Au cours des années 90, le patrimoine est de plus en plus vu comme un outil du
développement local, de l’aménagement et de la politique du territoire : c’est a partir
de la que l’on peut véritablement parler de patrimonialisation comme construction
d’objets ou de pratiques en tant que patrimoine.
Au fil de cette évolution de la notion, c’est aussi la conception du temps qui change :
la conception d’un temps ou le présent est un moment transitoire entre le passé et le
futur a laissé la place à une conception du temps ou seul le présent compte au
détriment d’un passé et d’un futur inaccessibles et imprévisibles (présentisme et
incertitude). Le patrimoine lui-même ne peut pas être pensé comme un ensemble de
témoignages incontestables du passé (on sait que toute reconstitution historique est le
fruit d’une construction située) et de ce fait, le récit de l’expérience n’est plus un
gage de vérité. Parallèlement, le principe de causalité n’est plus déterminant et le
futur est fondamentalement incertain : les prévisions n’engagent que ceux qui veulent
bien leur accorder crédit.
20
SOCIĖTĖ
Les conceptions de la société se sont fondées sur le besoin de clarifier le lien qui
permet aux individus de tenir ensemble. La société a été problématisée des l’abandon
d’une pensée sur l’essence humaine (corps mystique). Le questionnement sur la
société accompagne le développement de la réflexion sur l’individualisme.
L’atomisation initiée par la séparation des individus fait apparaître la question de la
société autant du point de vue de l’organisation politique que de celui du partage
d’une culture, d’une croyance voire de l’appartenance à un territoire.
Les liens entre les hommes et le monde, et des hommes entre eux, étant pensé sous le
signe de la raison universelle, la société devient un objet scientifique.
Toutes les tentatives élaborées pour penser ou organiser la société ont été fondées sur
la recherche de l’unité (le plus bel exemple étant celui de l’unité nationale) : unité
naturelle ou artificielle (cf. débat franco-allemand sur la nation).
L’Etat-nation s’est constitué, dès le XIIIe siecle, au détriment de la diversité
culturelle qui était vue comme une mise en péril de l’unité de la société. Le long
processus d’affirmation d’un pouvoir politique qui s’est autonomisé du religieux a
conduit vraisemblablement à l’adoption de références uniques dans les domaines de
la langue, du droit et des systèmes de mesure.
La particularité de la France est d`avoir une grande difficulté à penser la diversité. La
societe francaise commence à peine à prendre en compte cette question que l`on
pourrait formuler ainsi : comment reconnaître plusieurs façons d`être français.
A partir des années 60, de nouvelles conceptions de la localité, issues de la
reconstruction et de la décolonisation, amènent à penser non plus la culture au
singulier, mais les cultures au pluriel. Cependant, la force du projet républicain
inaugure à la Révolution Française s’est imposé comme modèle favorisant
l’assimilation, l’integration... la dissolution de la diversité au profit d’une unité
égalitariste (le creuset français, Noiriel).
Avec la nationalisation de la société à partir du XIXe siècle, la confusion entre
société et nation continue d’imposer une vision globalisante de la société, qui va être
remise en cause après la seconde guerre mondiale. Ce mouvement transparaît dans le
passage de la notion de société à celle de social : la vision objectivée des relations
entre les individus (société) va laisser la place progressivement a une approche en
termes de processus de construction du social par les actions individuelles et
collectives.
La perspective induite par le faire société permet de mettre l’accent sur la mobilité et
les formes de mobilisation et de constitution de collectifs. L’autonomisation et la
diversification des individus vont de pair avec une multiplication des appartenances
et des formes d’attachement. Ce processus de diversification des individus ne se joue
pas seulement sur le registre individuel, mais relève de mobilisations collectives pour
la reconnaissance de la diversité. C’est ainsi que la diversité culturelle notamment
acquiert un droit de cité.
La diversité est plus le fait de la reconnaissance au sein de l’espace public en tant
qu’espace de négociation : la société se fait plus par le bas (les luttes pour la
reconnaissance) que par le haut (le fait des politiques publiques).
21
TERRITOIRE
Le territoire est d’abord pensé comme l’espace de la nation sur lequel s’exerce le
pouvoir politique de l’Etat. Le territoire se constitue au rythme de l’affirmation du
pouvoir central, par des rattachements voire des annexions de territoires limitrophes.
Peut-on parler d’une spécificité française (partagée avec l’Angleterre) dans cet
attachement entre le politique et le territoire ? Si tous les pouvoirs politiques ont
acquis une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir religieux, le cas de la France est
de ce point de vue particulier, puisque par exemple Louis XIV soutiendra l’existence
d’un régime politique libéré de la tutelle papale.
Cette émancipation du religieux va vraisemblablement conduire à l`expression
juridique de la nation. A l’époque des Lumières, l’idéal de la nation va s`incarner
dans la notion de société, construction artificielle fondée sur le contrat et va faire du
partage du sol un droit.
Le XIXe siecle en France est le siècle de l’accroissement des compétences du
pouvoir central au détriment des cultures locales. En même temps, par l’effet de la
révolution industrielle, la proportion de la population entre le monde rural et le
monde urbain s’inverse au profit de l’urbain.
C’est à la faveur de la reconstruction de l’après seconde guerre mondiale et de la
décolonisation que l’articulation entre l’urbain et le rural va se situer au coeur des
politiques d’aménagement du territoire. D’un côté, la décolonisation amène le
pouvoir politique à récentrer son intervention dans le cadre des limites du territoire
national. De l’autre, les politiques publiques reposent desormais sur une vision
differenciée du territoire national : elles vont avoir pour objectif d’apporter
l’équilibre là où il y aurait disparités.
Le terme de territoire, qui jusqu’ici était en grande partie réservé à l’expression de
défense du territoire, va être associé à l’aménagement et au développement (voir
création de la DATAR en 1964). Ce changement dans les discours semble refléter un
abandon progressif d’un système pyramidal et hiérarchisé de l’administration du
territoire au profit de la mise en place d’institutions transversales. Ainsi naîssent dans
les années 60 les syndicats intercommunaux, les communautés urbaines, les parcs
naturels regionaux, les écomusées (institutions territorialisées)...
Cette nouvelle orientation des politiques publiques, qui se développe conjointement
avec l’émergence des velléités à la régionalisation, va renforcer l’idee que l’espace
national est constitué d’une diversité de territoires ayant leurs propres spécificités. Ce
mouvement aboutit en 1982 à la loi Droits et libertes. Ces collectivites territoriales
détentrices de nouvelles compétences vont chercher à définir une identité et à
favoriser de nouveaux axes de développement économique (ressources des terroirs,
relance d’activiteé artisanales et industrielles du passé, tourisme...). Le patrimoine
devient dès lors un instrument du développement local.
La multiplication des niveaux de compétence initiée dans les annees 60 (syndicats
intercommunaux, communautés urbaines...) a vraisemblablement contribué au
changement des modalités de l’exercice du pouvoir. En termes d’aménagement du
territoire et de développement, c’est sans doute le passage du plan au projet qu’il faut
retenir. A travers la notion de projet, le territoire n’est plus pensé comme le cadre de
l’exercice des politiques publiques (comme cela pouvait être le cas avec le plan) mais
comme le produit de celles-ci. Ainsi, nous sommes amenés à penser le territoire en
termes d’actions et à exprimer ce changement par le mot territorialisation.
22
Patrimoine/société-culture/territoire. Conclusions
Un regard comparatif porté sur ces trois textes - roumain, bulgare et français – laisse
entrevoir quelques différences importantes mais aussi quelques points de
convergence.
Premièrement, la manière d’aborder la notion de territoire (et en partie aussi celle de
patrimoine) relève d’une démarche très différente au sein même de notre équipe.
Ainsi, dans le texte français, le territoire apparaît comme un espace administratif et
politique, une analyse des différents termes évoquant les relations des individus au
territoire étant complètement absente. Du côté bulgare et roumain, la démarche est
inverse. Les références à la dimension administrative et politique du territoire passent
au second plan et la notion de territoire est appréhendée notamment sous l’angle de
différents types de relation à la terre et au passé. Dans le cas bulgare et roumain, le
terme même de « territoire » est rarement évoqué dans les discours des individus
ordinaires et il commence à émerger dans les discours publics avec la question de
l’aménagement du territoire et de la décentralisation. Cette différence d’approche se
traduit également dans une différence de style d’écriture de ces textes : nous avons,
d’un côté, un texte français plutôt technique et distancié, et d’un autre côté un texte
roumain et bulgare très sensible. Cette approche différente trouve une explication
dans le fait qu’en France, par rapport aux deux autres pays, le territoire et le
patrimoine sont devenus des objets d’action publique. En Bulgarie et en Roumanie,
la dimension politique dans la construction du territoire et du patrimoine, s’agissant
plutôt d’un phénomène émergent, est beaucoup moins ressentie. A l’inverse, en
France, le politique se « décompose » et se démultiplie, après avoir agi de manière
très centraliste en imposant fortement ses cadres et ses conceptions.
Une autre dimension du contexte politique spécifique à chaque pays influence une
conception différente du territoire et du patrimoine. Par rapport aux politiques de
décentralisation déjà mises en oeuvre en France depuis quelques décennies, ce
phénomène émerge notamment sous la pression de l’Union Européenne en Bulgarie
et Roumanie. Si, en France, les actions de patrimonialisation et les « acteurs » du
territoire sont à rechercher à une multitude d’échelles et de type d’actions, en
Roumanie et en Bulgarie le patrimoine est pensé encore fortement en termes de
« Grand patrimoine national » dont le garant est l’Etat. Le cadre de production
patrimoniale est dans ce cas la référence à l’Histoire nationale et aux « traditions du
peuple ». En ce sens, par rapport à la France, en Bulgarie et Roumanie le patrimoine
est appréhendé en terme de « propriété », de « déjà donné », et non pas en tant
qu’objet de négociation et d’action publique. Aussi cette conception du patrimoine
doit être également analysée en lien avec un phénomène spécifique à ces pays : la
question de la restitution des propriétés (terres, bâtiments, collections privées)
confisquées par l’Etat communiste, question qui est très présente sur la scène
publique depuis 1989. Mais ce phénomène de restitution des propriétés amène aussi
dans les débats publics la question de la négociation entre différents acteurs sur le
statut de ces objets ainsi que la négociation quant à la dimension privée/publique
dans la définition de l’objet patrimonial. La restitution des propriétés, question qui
soulève encore de grandes controverses dans ces pays, peut illustrer un passage vers
une tendance plus récente dans la conception du patrimoine : l’objet patrimonial sort
d’une certaine manière de la tutelle de désignation de l’Etat et devient, timidement
23
encore, objet de négociation et de production de publics différents. Ce patrimoine
n’est plus seulement l’objet mémorable d’un passé national mais l’expression d’une
histoire récente vécue par des communautés locales, l’expression des mémoires
locales qui entrent en concurrence.
L’élargissement du champ patrimonial et ce phénomène de multiplication des acteurs
et des échelles dans le processus patrimonial sont finalement une dimension
commune aux trois pays, même si les contextes dans lequel ces phénomènes se
développent renvoient à une histoire nationale très différente.
Nous pourrions observer une autre dimension intéressante dans cette comparaison. Si
dans les trois cas, la question du « patrimoine » et du « territoire » se développe en
étroit lien avec le processus de construction de la nation, cette tradition nationale
différente a influencé une conception en partie distincte de ces notions dans ces trois
pays. Rappelons brièvement que dans la construction des nations bulgare et
roumaine, la communauté de culture est celle qui fonde le politique et que le rapport
à la diversité ethnique et confessionnelle, la question de l’altérité, est constitutif de ce
processus de construction nationale. En France, la nation est essentiellement
politique, et la question de l’altérité, de l’ « autre » ethnique, est étrangère à cette
conception (au moins dans sa définition initiale). La citoyenneté et la nationalité sont
deux termes et réalités différentes en Bulgarie et Roumanie, alors qu’en France ce
deuxième terme ne recouvre aucune réalité sociale ou politique.
A partir de ces contextes historiques et socio-politiques différents dans lesquels cette
conception de la nation s’est enracinée, nous pouvons comprendre les manières
spécifiques de penser, en Roumanie et en Bulgarie, les tensions entre un patrimoine
« national » et un patrimoine « des minorités » et les revendications de
reconnaissance publique de ce dernier. Néanmoins, certaines différences apparaissent
entre la Roumanie et la Bulgarie et certains rapprochements se font ressentir entre
cette dernière et la France. En France et en Bulgarie, la citoyenneté est un élément
plus important dans les identifications politiques que la nationalité ou la question des
appartenances culturelles. En Roumanie, ou l’influence du cosmopolitisme est
moindre qu’en Bulgarie, les différentes communautés sont plus renfermées sur elles-
mêmes et, pour certaines d’entre elles, cherchent une voie politique pour l’expression
de leur appartenance culturelle. En Bulgarie, la construction et la mise en valeur d’un
patrimoine « national » semblent intégrer plus facilement, et plus « à la française »,
la question d’un patrimoine des minorités, tandis qu’en Roumanie la conception du
patrimoine est souvent ethnicisée.
Malgré les différences que l’on observe au sein de ces pays, une autre dimension est
transversale à tous ces trois cas : la relation au patrimoine et au territoire doit être
analysée en tenant compte de la multiplicité des statuts, des enracinements et des
appartenances des individus qui s’affirment dans l’action, dans une dynamique unité-
diversité, local-global. Comme nous l’avons remarqué, une autre dimension
commune est la diversité des modalités d’action et la multitude d’acteurs impliqués
dans ces phénomènes actuels de « faire patrimoine/territoire/ou société » en France,
Bulgarie ou Roumanie. Ne devrions-nous pas penser alors davantage en terme de
« territorialisation », au lieu de « territoire », de « social » au lieu de « société » - et
d’autres exemples pourraient suivre - afin de rendre compte de la complexité des
rapports au territoire et à la société, des rapports instables, toujours en négociation
dans une tension entre le local et le global ? Sortir d’une pensée figée du territoire,
24
du patrimoine et de la société, nous permet d’outrepasser aussi les cadres nationaux
de réflexion de ces phénomènes et de leurs recompositions actuelles et de construire
des instruments d’analyse transversaux qui peuvent permettre de penser la situation
de globalisation. Nous reviendrons ainsi à la notion de « dynamique sociale » par une
mise en perspective de différents outils conceptuels qui pourraient éclairer cette
notion, ou que cette dernière permet de mettre en avant.
25
Pluralité des acteurs et position(s) du chercheur
Olivier Givre, Stoyan Antonov
Le patrimoine, entre « valeur », évaluation, valorisation
Le recours à la notion de dynamique sociale nous permet de renouveler l’approche
des mondes sociaux contemporains, qui ne sont pas définis par une logique interne
qui suivrait un développement linéaire, mais sont en mouvement les uns par rapport
aux autres, et se recréent en permanence dans les pratiques des acteurs sociaux. Les
tensions entre « local » et « global », ou entre « mondialisation » et
« particularisation » s’avèrent peut-être une manière trop commode de traduire ces
mouvements, qu’elles figent en pôles distincts. Il semble difficile de penser la
fragmentation des mondes sociaux et leur recomposition permanente sans envisager
qu’ils sont à la fois le contexte et le produit des relations, des interactions, des
négociations entre une pluralité d’acteurs.
Ces mondes se créent et se défont en fonction des jeux entre acteurs, des scènes
sociales et des espaces collectifs dans lesquels se négocient ces jeux. La notion de
patrimoine permet de saisir simultanément plusieurs aspects de ces dynamiques
sociales, pour plusieurs raisons : du patrimoine, des patrimoines se créent en fonction
du besoin dans le passé de ce qui peut faire commun au présent. En effet, dans la
demande patrimoniale, se condense et se construit un certain rapport au temps et à
l’espace. La notion de patrimoine invite enfin à penser la manière dont les sociétés
(ou du moins à travers les pratiques de certains de leurs acteurs) font retour sur elles-
mêmes pour penser, voire affirmer certaines de leurs « valeurs ». Le patrimoine
constitue dès lors un enjeu de mise en récit de soi, et ce notamment vis-à-vis des
« autres » que peuvent être un territoire ou un pays voisin, ou des touristes. Plus
largement, on pourrait questionner la manière dont la patrimonialisation produit de la
valeur, des valeurs au travers desquelles on entend fonder ou refonder une forme de
vivre-ensemble.
Les sciences humaines et sociales jouent un rôle important dans l’attestation, la
qualification et la « valorisation » de ces valeurs. Les savoirs et méthodes de
l’ethnologue, du sociologue, de l’historien, parce qu’ils touchent entre autres aux
manières de « faire société », sont régulièrement mobilisés lorsqu’il s’agit de
« redire » un lieu, un territoire, un groupe social, une communauté, au travers
d’objets patrimoniaux. Loin de se contenter d’observer et d’analyser ces processus, le
“chercheur” se retrouve dans une position plurielle : son savoir est performatif,
lorsqu’il est requis dans le cadre d’une demande politique ou sociale; ses “métiers”
peuvent toucher autant à l’expertise qu’à la valorisation. L’évaluation conduit
fréquemment à une demande de valorisation, de telle sorte que le “savoir” contribue
à produire la ou les valeurs en question.
26
Le chercheur, un acteur parmi d’autres
La problématique « patrimoine, tourisme et dynamiques sociales » nous conduit ainsi
à saisir les processus patrimoniaux comme des champs d’intervention, d’interaction
et de négociation entre une multitude d’acteurs. Parmi ces acteurs, figure le
« chercheur » (ethnologue, historien, archéologue, etc.), amené à occuper différentes
positions. Il peut jouer un rôle d’expert intervenant ponctuellement es qualités, pour
attester de la valeur d’un “patrimoine” ; il peut se positionner en analyste des
processus en question, les constituant en objet de recherche ; il est parfois lui-même
en position de “producteur” d’objets patrimoniaux, à des titres divers : travail
missionné, recherche/action, médiation, “mise en scène” via des projets culturels, des
expositions, des publications ; il lui arrive souvent de se situer dans un champ pluriel,
entre production de contenus, valorisation touristique, mise en œuvre d’une politique
institutionnelle, etc.
Ces positions d’expert, « valorisateur-évaluateur », traducteur-interprète-médiateur,
enquêteur-chercheur, diffuseur-promoteur (conservateur, muséologue, muséographe,
scénographe), etc. s’exercent dans des cadres variés : institutions, laboratoires,
associations, en tant que profession indépendante, etc. Le professionnel en sciences
sociales ne peut plus se limiter à une position d’observateur autonome de processus
se déroulant « en son absence », ou de simple expertise, comme s'il se tenait à mi-
chemin entre la recherche et l’action. De plus en plus souvent, en raison de la
demande sociale croissante, en raison également de l’évolution des formes
professionnelles, des financements, des statuts, il est lui-même l'un des producteurs
des processus culturels qu'il analyse. Dans un contexte de mobilité des positions, les
processus de patrimonialisation illustrent ainsi la complexification des relations entre
« science » et « société ». Les dynamiques sociales lisibles au travers de la
patrimonialisation, sous ses différentes formes, constituent également une
négociation pour le savoir et la pratique du patrimoine.
Les différents exemples examinés dans le cadre de ce programme de recherche
témoignent de la variété et de la pluralité de ces positions, qui ont donc également
des effets sur le type de savoir produit sur les processus patrimoniaux. La
professionnalisation des champs culturel et patrimonial, l’intrication de multiples
logiques dans la production du patrimoine supposent de remettre en perspective
l’activité de recherche elle-même, tant en termes de méthodologie que de cadres
conceptuels. Les “savoirs du patrimoine” ne consistent pas seulement à attester des
dynamiques sociales en jeu dans les pratiques patrimoniales, mais en participent
pleinement, et en constituent un élément souvent essentiel, le patrimoine étant
attesté, qualifié, valorisé au sens propre (constitué en valeur). Il nous faut ainsi mieux
saisir, au travers des cas abordés lors des différents colloques et temps d’échange, la
(les) position(s) du “chercheur-acteur” parmi une multitude d’autres acteurs.
27
Analyse de cas
L’exemple donné par Svetla Koleva montre que l’enquêteur est chargé de trouver le
lien entre un territoire, ses habitants et leur conception culturelle du territoire, et les
perspectives économiques et de développement. Ce faisant, son rôle ne se limite pas
à organiser la rencontre entre formes culturelles : il suppose également de prendre en
compte la complexité de la situation en question, sa dynamique dans laquelle chaque
partie est acteur. En l’occurrence, le chercheur n’est pas seulement médiateur, mais il
participe à la définition de la « valeur » de cet espace.
Dans l’exemple fourni par Ivan Tchalâkov, les membres d'une communauté locale
vont chercher « ailleurs », auprès du scientifique, non seulement la preuve ou le sens
d'une pratique, mais un savoir-faire perdu, qu'ils souhaitent revitaliser à des fins
économiques et touristiques. En Bulgarie, cette fonction sociale de gardien des
valeurs et « traditions » est souvent dévolue au scientifique : aux yeux de la société,
son savoir le rend en quelque sorte garant, voire responsable de la préservation des
« valeurs » en question.
Svetla Hristova prend l’exemple de la ville de Melnik, dans laquelle le local est
pensé trop exclusivement en termes économiques, comme ressource touristique, dans
un contexte de surcroît difficile, d’économie sinistrée et de bouleversement des
ordres sociaux. L’absence de prise en compte des fonctions sociales et culturelles du
patrimoine (et donc du rôle du chercheur) conduit à une disparition de l’espace privé,
disparition qui menace alors l’espace public. La question posée est entre autres celle
de la carence d’un projet de développement maîtrisé.
De manière comparable, Rumjana Mihneva aborde la question du changement par le
tourisme d'un espace remarquable – Emina, sur les plans historico-culturel et naturel.
La rapidité des changements en cours (développement du tourisme, amoindrissement
du rôle régulateur de l’Etat, privatisation des espaces littoraux) alerte le chercheur sur
la fragilité d’un héritage et la nécessité de penser un véritable tourisme culturel, qui
s’appuie sur des expertises scientifiques. Ces deux exemples suggèrent une
observation plus générale quant aux formes d’utilisation de la culture et de la nature
comme ressources : le savoir produit sur ces objets patrimoniaux est une pratique qui
les inscrit dans un espace social partagé. Pour avoir quelque chose à mettre en
partage, il faut le préserver donc l’évaluer, sélectionner et attester la valeur.
Francois Portet montre que les changements sociaux survenus dans le monde rural
suscitent un nouveau partage de l’espace local. Le patrimoine est dès lors une
illustration de la diversité culturelle des espaces ruraux, autant qu’une ressource
locale au travers de laquelle s’organise la rencontre entre « habitants » et
« visiteurs ».
L’exemple développé par Tanja Mareva (musée de Smoljan) porte sur un projet
transfrontalier (bulgaro-grec) de valorisation de l’héritage chrétien dans les
Rhodopes. Lorsqu’il s’agit non seulement d’étudier mais dès le départ de valoriser
des signes culturels, le chercheur – ici en position institutionnelle, dans un musée –
devient producteur d’un objet culturel identifiant le territoire. Cela pose la question
28
de la place des institutions culturelles dans la définition des valeurs culturelles
légitimes et officialisées, ainsi que celle de la réflexivité : la prise en compte des
effets culturels et sociaux du « savoir » construit dans le cadre d'un projet.
A partir de sa position de chargé de mission dans un Parc naturel régional, Olivier
Givre analyse l’intervention du chercheur-acteur dans le cadre d’une politique
territoriale. La construction d’un projet de valorisation culturelle et touristique (en
l’occurrence sur le thème des savoir-faire) suppose d’articuler différentes positions
d’acteurs (économiques, touristiques, institutionnels), mais aussi d’intégrer dans sa
réflexion-action les rôles sociaux, symboliques et politiques que l’on assigne à un
objet culturel identifié sur un territoire. La position du chercheur consiste à négocier
la place de son savoir dans le cadre d’une politique de territoire, en reformulant la
« demande » institutionnelle.
Dans l’exemple proposé par Christian Vermorel, à propos du tourisme rural, il est à
nouveau question de valorisation, cette fois-ci depuis une action du monde agricole
lui-même, notamment au travers de “néo-ruraux” et du rôle des femmes – exemples
singuliers de dynamique sociale. L’accent est principalement mis sur la coopération
entre les différentes parties intéressées : l’un des rôles du chercheur est peut-être de
rendre compte de cette coopération et d’en explorer les possibilités. Il concourt ainsi
à mettre en évidence la diversité et la spécificité des acteurs locaux dans les projets
culturels et patrimoniaux, qui ne consistent pas alors en une « politique » décidée en
l’absence de ces acteurs mais en un processus qui émerge de leurs propres formes
d’action et du contexte de cette action.
Ainsi de l’exemple français, présenté par François Portet, portant sur l’itinéraire d’un
acteur du patrimoine (Louis Blanchard, président de l’ALPARA), et notamment son
rôle dans la construction d’un territoire par le recours au patrimoine, l’élaboration
savante de stratégies d’usage du patrimoine (par exemple dans la pratique de
l’archéologie préventive, l’implication active dans les Journées du Patrimoine,
l’action en faveur du patrimoine industriel), et l’inventaire des patrimoines, qui
accorde un rôle éminent à la pratique de recherche, laquelle participe concrètement
d’une multitude de “coalitions” : associations patrimoniales, structures municipales,
fondations, offices du tourisme et représentants des pouvoirs centraux. Cet exemple
suggère une analogie avec la Bulgarie et la Roumanie, en ce qui concerne le rôle
moteur des archéologues, des historiens et des folkloristes dans la définition du
patrimoine.
Yannick Perrier a présenté l’exemple de la Fraternelle de Saint-Claude, un lieu
emblématique de la mémoire sociale de la ville (il s’agit d’une ancienne coopérative
de consommation) devenu un lieu culturel, sous la forme d’une association. Ce
passage est présenté comme la gestion d’un « héritage » : en s’appropriant ces lieux
désaffectés et en en faisant un projet culturel, les fondateurs de l’association sont
devenus des acteurs culturels porteurs d’une structure maintenant fortement
identifiée sur le territoire. Cette refondation passe par la mise en lumière d’une
« histoire », la valorisation d’archives, la conversion d’un héritage en patrimoine,
grâce notamment à l’action d’un des salariés de l’association, historien et archiviste.
29
A travers l’exemple des écomusées Paysalp, Julie Croquet a abordé la question des
changements de structure et de contexte des équipements culturels patrimoniaux. A
l’élan associatif du départ, qui s’inscrivait également dans un souci d’éducation
populaire, a succédé une fonction d’expertise et d’animation patrimoniale sur le
territoire. De « témoin » de la société rurale, l’écomusée devient « acteur et
partenaire » du développement local. Cette professionnalisation, qui est la
reconnaissance d’un savoir et d’un savoir-faire, suppose de repenser le cadre du
projet Paysalp, notamment dans ses relations avec les collectivités territoriales.
L’intervention de Marianne Palisse porte sur les différences de perception d’un
territoire – les Bauges – du point de vue d’une collectivité (un Parc naturel régional)
et du point de vue des habitants. Au travers d’objets érigés en emblèmes
patrimoniaux, une sélection s’opère pour qualifier la ou les « valeurs » de ce
territoire. Cette institutionnalisation du territoire rencontre la résistance de certains
habitants, qui ne (se) reconnaissent pas dans ces identités assignées. Cela met en
évidence la pluralité des conceptions du local : au récit institutionnel qui s’appuie
entre autres sur la création d’un patrimoine spécifique aux Bauges, les habitants
opposent les récits de leur propres efforts et projets pour être acteurs de leur
territoire.
Dans le cas décrit par Bianca Botea – la construction de nouveaux territoires, les
acteurs principaux sont les musées, les institutions culturelles, les ONG, l’élite et les
communautés locales. Alors que les relations sociales semblent par ailleurs
fonctionner sur le modèle d’une « coexistence sans interférence », ces groupes se
mettent en position de porter une parole collective, généralement de facture
nationaliste. Se pose la question de la construction de la légitimité des détenteurs
d'un discours culturel dans l'espace public. Dans les négociations entre les différents
acteurs, les spécialistes des musées ont par exemple un rôle fondamental, en leur
qualité de “valorisateurs” (constructeurs de la valeur), parce qu’ils agissent dans le
cadre d’institutions autorisées, définissent de nouveaux thèmes et de nouvelles
valeurs, et développent des relations entre échelles privée et publique.
Dans les lieux historiques de Timisoara, présentés par Smaranda Vultur, ce rôle
apparaît de manière encore plus explicite, car dans la “guerre des symboles” et la
“guerre pour les symboles”, la construction savante prend une importance essentielle
dans la “resymbolisation” et les “conflits de mémoires”. Dans cet exemple, le rôle du
chercheur apparaît au premier plan, comme traducteur des codes culturels, comme
médiateur. Les observateurs scientifiques occupent une place importante dans les
institutions qui “portent” les mémoires – musées, associations, église.
L’exemple roumain présenté par Ioana Popescu concerne le projet de création d’un
musée du Boyard, rattaché au Musée du paysan roumain. Ici, le rôle du chercheur est
lié à la contextualisation et la décontextualisation, l’évaluation des stéréotypes. Une
attention particulière est portée au domaine de l’anthropologie visuelle. (...) Le
chercheur a la responsabilité d’apprécier la dimension “emic” et “etic” des
représentations.
30
Dans ces exemples, est mise en lumière la place de l’évaluation, de la transformation
des capitaux, de la présentation du patrimoine, de la relocalisation de la mémoire, la
muséification, dans lesquelles se dévoile la posture des chercheurs comme
valorisateurs dans les négociations globales, et médiateurs entre différentes parties.
Dans l’intervention de Krassimira Krâstanova, l’attention est portée sur les
répercussions de ces actions dans la vie quotidienne, et sur le poids plus important
dans la société contemporaine des experts, souvent porteurs d’une interprétation
économique du développement. Ce n’est pas un hasard si la terminologie habituelle
des experts est économique : besoins, ressources, usage, exploitation.
La diversité des cas examinés ne s’épuise pas dans la seule question de la position du
chercheur, mais elle témoigne des contextes fort divers et changeants dans lesquels
des savoirs sont sollicités, mis en pratique, mais aussi créés et construits, négociés,
publicisés. Nous attarder sur la position du chercheur-acteur permet de traiter plus
spécifiquement de l’un des aspects de ce programme de recherche : la co-
construction à l’œuvre dans les dynamiques sociales propres à la construction des
objets patrimoniaux (la patrimonialisation). Nous pouvons caractériser au moins trois
types de positions. Une première position peut être qualifiée de « classique » : le
chercheur comme observateur-analyste de processus qu’il saisit comme objet
d’étude. Le deuxième type de position que nous pouvons saisir est celle d’un expert
qui contribue à identifier, attester et penser un objet patrimonial ou un territoire. Un
troisième type de position est celle du chercheur-acteur, qui est également en
situation de producteur direct, de par son statut ou sa fonction dans une institution ou
une collectivité, d’un « patrimoine » ou autre objet culturel.
Cette diversité d’usages de compétences interroge notamment le savoir-faire de
l’ethnologue, qui se situe lui-même au croisement de ces différentes positions et ne
peut revendiquer une position prééminente dans les jeux de négociation qui « font »
le patrimoine. Concernant les notions de patrimoine et de tourisme, les particularités
de la démarche ethnologique semblent souvent mobilisées aux fins de rendre compte
des rapports noués entre des « habitants » et des « visiteurs », entre les acteurs
locaux, enfin dans la compréhension du caractère vivant et vécu des objets
patrimoniaux. La particularité de sa démarche peut cependant consister à négocier
lui-même une position plurielle, en rendant compte des conditions de production de
l’objet sur lequel porte la négociation. La conception ethnologique du terrain comme
un espace social duquel on participe tout en tentant de conserver une distance
méthodologique, la dimension réflexive qui suppose de se penser soi-même comme
sujet de l’expérience vécue sur le terrain, la notion ethnologique de culture comme
forme du rapport à soi et à l’autre construite dans la rencontre, tout cela contribue à
assigner à l’ethnologue une place particulière (mais non à part) dans ces dynamiques
sociales que sont les processus de patrimonialisation.
31
… Un passeur de frontières patrimoniales…
François Portet
A travers le terrain qui m’était opportunément offert par la visite de nos collègues
Bulgares et Roumains sur un « chantier patrimonial » à l’occasion des Journées du
patrimoine en région Rhône-Alpes, j’ai été amené, comme on le verra, presque
incidemment, à me reposer sous un angle nouveau la question des relations entre ce
que l’on pourrait appeler une pratique disciplinaire -il s’agit ici de l’archéologie « de
terrain »- et la construction patrimoniale.
C’est donc aussi pour moi une autre façon de reprendre une question que je me pose
par ailleurs pour les relations entre une autre discipline : l’ethnologie et la
construction patrimoniale. A travers un seul exemple il ne s’agit évidemment pas de
généraliser, je souhaite simplement essayer de donner à appréhender le processus de
mise en valeur des patrimoines « locaux » et comment il n’est pas le simple produit
d’une construction entre le monde de l’érudition qui mobiliserait plutôt les
spécialistes de l’histoire locale, et les sphères économiques et politiques comme le
suggèrent différents travaux présentés dans le cadre de l’ouvrage collectif Une
histoire à soi 19 mais qu’il engage des modes d’interaction parfois complexes et
conflictuels entre des « experts » qui se réclament aujourd’hui de pratiques et savoirs
disciplinaires divers : l’ethnologie, l’archéologie, l’histoire, l’histoire de l’art -, des
personnes que l’on pourrait qualifier de bénévoles et bien entendu les sphères
politiques et économiques précitées, avec la participation active de ceux qui, chaque
année, suivant l’expression consacrée « plébiscitent » les animations patrimoniales.
Présenter, révéler, mettre en valeur ou mettre à jour des éléments du passé, ce sont
autant d’engagements différenciés, qui ne font pas nécessairement appel aux mêmes
méthodes, pour lesquels le « consensus patrimonial » ne s’obtient pas de la même
façon, pour lesquels les savoirs et compétences des experts mobilisés ne le sont pas
de façon identique.
Rappelons le contexte : en septembre 2005, nous avons organisé la venue de nos
collègues des universités de Plovdiv et Timisoara au moment des Journées
Européennes du Patrimoine. Il s’agissait en particulier d’observer le déroulement de
cette grande manifestation patrimoniale « in vivo ». Nous avions d’abord émis l’idée,
d’un parcours à l’échelle de la Région,compte tenu du grand nombre d’évènements
qui sont organisés ce jour-là et aussi du dynamisme de l’équipe coordinatrice dans le
cadre de la Direction régionale des affaires culturelles. Une autre solution aurait
consisté à s’intéresser aux nombreuses manifestations mises en place à l’échelle de la
Communauté urbaine de Lyon. Après réflexion, nous avons retenu une petite ville
située à quelques dizaines de kilomètres de Lyon. Les responsables en charge des
19 Notamment : Baciocchi S., Laferté G., Le Guillou O., Rowell J. « La carrière d’un historien local
entre entreprise touristique, érudition et patrimoine » in Une Histoire à soi, Sous la Direction de Bensa
A. et Fabre D., Editions de la MSH, Paris, 2001.
32
Journées Européennes du Patrimoine nous avaient unanimement cité la ville pour la
multiplicité des actions menées durant ces journées, autour des thèmes patrimoniaux.
En ce qui me concerne, c’était aussi la personnalité et le rôle d’un des principaux
animateurs de ces journées sur ce territoire qui m’intriguait :
Parmi ces derniers, L.B. est le président d’une association d’archéologie régionale
qui réalise aussi des missions dans d’autres secteurs patrimoniaux, et à ces deux titres
il entretient des rapports très suivis avec la Direction régionale des affaires
culturelles.. Mais il réside aussi dans une commune proche de notre petite ville et
s’est investi, un moment donné dans la vie politique locale, il est aussi président de
deux associations patrimoniales locales. De toute évidence il joue un rôle important
dans la mise en place de toutes les actions qui visent ainsi durant ces journées à
présenter au public les traces du passé de ce territoire.
Il m’a semblé pertinent de réaliser un entretien avec lui, qui permette de mieux
comprendre comment ce responsable bénévole s’est à la fois investi dans des
associations archéologiques puis dans le développement d’actions patrimoniales. Ce
matériau constitue la base des réflexions exposées ci-dessous.
De ce long entretien, j’aurais pu retenir la « carrière » de cet archéologue bénévole
devenu au fil du temps un expert du patrimoine reconnu à différents échelons de
territoires. J’ai préféré y suivre un fil peut être ténu qui permettrait d’appréhender
comment une certaine pratique de l’archéologie peut conduire à des processus de
construction patrimoniale. Peut être pourra-t-on faire à l’issue de cette lecture une
comparaison avec la pratique des ethnologues engagés dans un travail patrimonial,
comme il a pu être écrit ailleurs, entre un patrimoine ethnologique introuvable et une
ethnologie du patrimoine20.
De fait, on pourrait essayer de comprendre le récit de mon interlocuteur non pas
simplement en utilisant le concept de carrière mais, pour reprendre le fil de
l’entretien, en s’interrogeant sur la trajectoire qui mène de l’initial et initiatique
« chantier de la rue F… » à Lyon, aux expériences de mises en valeur problématiques
du patrimoine d’aujourd’hui.21
La mise à jour d’un passé qui dérange, une culture de combat
20 Je fais ici écho aux travaux réflexifs de Jean-Louis Tornatore autour de la pratique des conseillers à
l’ethnologie.
21 Parce que le récit de mon interlocuteur constitue le fil directeur de cette ethnographie patrimoniale
j’ai choisis de restituer de larges passages de son discours. Ces passages figurent toujours entre
guillemets sans mention d’auteur pur ne pas alourdir l’appareil de notes.
33
L’archéologie de sauvetage, dite aujourd’hui archéologie préventive22, se développe à
l’occasion des grands chantiers de transformation urbaine23, notamment dans la ville
de Lyon. Le témoignage de L.B. nous montre, en cette fin des années soixante-dix de
très jeunes scientifiques , en cours de diplôme qui sont ainsi attachés à des fouilles
sur des sites qui doivent très vite disparaître pour laisser place à des aménagement
urbains. Le passé et ses traces que les archéologues ont la capacité de révéler n’est
pas d’abord bienvenu. Il s’oppose ainsi à ceux qui veulent transformer la ville, et il
apparaît presque toujours dans le cadre d’un projet de transformation urbaine qui n’a
pas pris en compte la dimension du passé. C’est toujours sur le mode du combat que
la confrontation entre les « scientifiques », les « aménageurs » et les « élus » se pose.
Il me semble que cette dimension agonistique de cette « archéologie de sauvetage » a
été peu étudiée en dehors du milieu professionnel de l’archéologie.
Dans la période qui nous intéresse, les archéologues scientifiques, les bénévoles qui
interviennent sur les chantiers et leurs correspondants dans l’administration de la
culture semblent partager, selon L.B., une culture commune du combat : imposer à la
collectivité leur mode d’action.
L.B. est bénévole fouilleur, non scientifique, « je suis entré en archéologie (…) tout à
fait modestement en tant que manœuvre, je suis entré en archéologie en commençant
par charrier les brouettes ». Malgré ce statut de non intellectuel, main d’œuvre
d’appoint, il participe de l’esprit de combat de la fouille de la rue F…
« Un combat scientifique et politique, un combat politique pour essayer de faire
comprendre aux élus l’intérêt de l’archéologie urbaine ». Son intégration dans le
dispositif qui se met en place autour de la fouille procède à la fois de ses
compétences techniques : « je me suis investi de plus en plus, de la fouille je suis
passé au dessin, aux études d’élévation, tout ce qui était l’archéologie » et de
compétences organisationnelles et relationnelles. C’est-à-dire comme nous allons le
voir sa capacité à organiser à la fois le travail des équipes d’archéologues, faire
exister un groupe pour ces interventions de sauvetage d’une part et d’autre part à
travers la mise en place d’une action patrimoniale aider à la négociation vis à vis des
22 Définition de l’archéologie préventive recueillie sur le site de l’INRAP : « En France, chaque
année, 700 km² sont touchés par des travaux d’aménagement du territoire (carrières, terrassements,
routes et voies ferrées, bâtiments privés et publics) entraînant la destruction des vestiges que recèle le
sous-sol. L’archéologie préventive, en étudiant environ 20 % de ces surfaces (15 000 hectares en
2005), permet de “sauvegarder par l’étude” les archives du sol.
Ainsi, depuis une trentaine d’années, des milliers de sites, en milieu urbain comme en zone rurale, ont
été fouillés, étudiés, comparés. La somme des informations issues de ces fouilles a profondément
enrichi la connaissance du passé. Dite “de sauvetage”, faute d’assise légale jusqu’en 2001, cette
activité archéologique est désormais définie comme “préventive”. En effet, la loi sur l’archéologie
préventive du 17 janvier 2001 prévoit l’intervention des archéologues en préalable au chantier
d’aménagement, pour effectuer un “diagnostic” et, si nécessaire, une fouille. L’aménagement du
territoire ne se fait donc plus au détriment des vestiges du passé, mais permet, au contraire, leur étude
approfondie. »
23 Ce sont en effet les grands chantiers d’aménagements urbains qui ont provoqué la mise en place
d’une archéologie de sauvetage. À la fin des années soixante, deux scandales opposent des
aménageurs aux défenseurs du patrimoine autour du parvis de Notre-Dame de Paris et de la place de
la Bourse à Marseille. La communauté scientifique, les associations et les municipalités sont alertées.
L’Association pour les fouilles archéologiques nationales (Afan) est créée en 1973. Elle gère les
crédits du ministère de la Culture pour des fouilles programmées, puis de sauvetage, à la fin des
années soixante-dix. (source : site de l’INRAP)
34
élus et du public qui permette de dépasser le conflit, cela en rendant visible,
acceptable socialement le travail des archéologues.
L’association créée à la fin des années soixante-dix et dont L.B. sera le trésorier puis
le président, a d’abord pour vocation première d’organiser collectivement le travail
scientifique des archéologues sur le territoire urbain : « J’ai été le président du
“Groupe”, à partir de ce moment-là cet investissement en archéologie ….Très
archéologique, c’était les chantiers de fouille, l’intégration des bénévoles, la
formation des bénévoles (…) avec J. L. qui était à ce moment-là le directeur, des
missions plus ou moins officielles, on arrêtait les chantiers, on intervenait… »
Une archéologie qui bouscule les frontières
L’action du groupe contribue ainsi à faire émerger une topographie jusqu’ici enfouie
d’une ville gallo-romaine menacée par les aménageurs. L’activité est alors
scientifique : travaux de fouille, publications pour la communauté scientifique.
A la fin des années quatre-vingt l’association s’est vue confier la publication d’une
série d’ouvrages scientifiques régionaux d’archéologie. Une trentaine d’ouvrages ont
ainsi été édités depuis 1989. Sur ces titres une série de neuf publications concerne
l’archéologie de la ville de Lyon et notamment la période gallo-romaine. A travers
ces neuf publications on peut lire aussi, « en creux » les grands chantiers de
rénovation de la ville des années quatre-vingt à aujourd’hui : à travers les fouilles du
quartier Saint-Jean, de la presqu’île, puis les importantes opérations d’urbanisme du
secteur de Vaise. C’est en effet d’un combat avec une ville qui se réaménage
qu’émergent des pans oubliés de la ville antérieure. L’archéologie préventive
s’affranchit en effet des limites qui ont été définies pour l’inscription de la ville de
Lyon au patrimoine mondial24. A travers deux ouvrages publiés successivement par la
« Mission site historique de la ville de Lyon », on constate en effet que le critère de la
monumentalité a été déterminant pour fixer ces limites, y compris dans les tentatives
d’extension aux quartiers de la rive gauche érigés au XIXe siècle. Or, les chantiers
archéologiques qui se sont d’abord exercés à l’occasion de démolitions dans le
quartier du Vieux Lyon inclus dans le périmètre du « site historique » de Lyon se sont
déplacés, à l’occasion de grands travaux d’aménagement vers le quartier de Vaise,
secteur jusque là occupé par des ateliers industriels et un habitat populaire. Non pris
en compte par la mission site historique, ce quartier prend sens sous le regard des
archéologues comme en témoignent plusieurs titres des documents d’archéologie :
« Vaise, un quartier de Lyon antique », « le trésor de Vaise à Lyon » « nécropoles et
habitats gallo-romain à Lyon-Vaise ».
De l’archéologie au patrimoine
Si l’exercice particulier de l’archéologie tel qu’il est défini dans le cadre de
l’archéologie préventive remet ainsi en cause périodiquement des limites
patrimoniales basées sur une approche monumentale, on pourrait s’interroger aussi
24 Cette reconnaissance patrimoniale a été attribuée à la ville de Lyon en décembre 1998. Deux
ouvrages ont été édités par la « mission site historique de la ville de Lyon : Zoom sur le site historique
de Lyon (2002) et Zoom rive gauche (mars 2004)
35
sur les modes d’insertion de l’archéologie dans le patrimoine. Notre interlocuteur,
L.B., acculturé comme nous l’avons vu aux pratiques de l’archéologie de terrain, va
être amené à jouer un rôle dans ce rapprochement entre archéologie et patrimoine. A
partir des chantiers « du vieux Lyon », il va participer à la publicisation de ces
chantiers en collaboration avec le musée d’archéologie gallo-romaine qui a été
construit au cœur du vieux Lyon, sur la colline de Fourvière 25 à côté du théâtre
antique. C’est en liaison avec cet établissement que le groupe d’archéologie
développe une activité de communication publique :
« on a fait l’exposition de la rue F., au musée gallo-romain, on a édité l’ouvrage sur
la rue F., on a fait une vidéo avec le conseil général sur la rue F. On augmente notre
champ d’invention au niveau de la diffusion avec une implication assez forte de la
direction des antiquités historiques ». A travers le bâtiment même du musée, œuvre
de l’architecte Zehrfüss, « intégré » au site des théâtres antiques, s’inscrivant par sa
monumentalité « discrète » au site de l’Unesco, l’archéologie de la ville est ainsi
appelée à justifier de la continuité rétablie du patrimoine entre « Lugdunum » ou
la « Capitale des gaules » et le Vieux Lyon. Il faudrait s’interroger sur le fait que le
maître d’œuvre de ce musée situé dans le site historique de la ville est l’instance
départementale : le Conseil général du Rhône(également maître d’œuvre d’un autre
grand musée d’archéologie construit à Saint Romain en Gal, face à la ville de
Vienne) et non la ville de Lyon.
A travers ces actions, l’association trouve sa place dans une stratégie de
communication patrimoniale, aux côtés de la Direction régionale des affaires
culturelles. Dans ce cadre l’archéologie est sollicitée comme une des sources de
connaissances à valoriser pour la mise en place des Journées du patrimoine,
manifestation qui prend de l’ampleur en Rhône-Alpes, au cours des années 1990.
« Cette espèce de prise de pouvoir entre guillemets sur les publications (…) a fait que
la Drac s’est plus intéressée à nous (…) s’est intéressée à la démarche qu’on, que
j’avais et quand il s’est posé la question du déménagement de la Drac (…), de
l’implication du groupe, c’est à cette époque-là qu’on est venus s’installer de façon
officielle, du temps de B.26. Une convention, nous c’était surtout au départ la mission
archéologique (…) mais très rapidement on a eu toute la problématique des journées
du patrimoine, histoire de matériaux…, un glissement de l’archéologie au patrimoine
et ça s’est passé au moment de l’installation du groupe, on est devenus association
pour le patrimoine et l’archéologie en Rhône-alpes et Auvergne (…). Non pas un
glissement mais un élargissement des compétences entre l’archéologie et le
patrimoine, les journées du patrimoine ».
25 Texte de présentation du musée gallo-romain de Fourvière (site internet de la Drac Rhône-Alpes )
« Construit par l’architecte Bernard Zehrfuss et inauguré en novembre 1975, le musée est installé au
cœur de la colonie gallo-romaine de Lugdunum, sur la colline de Fourvière, à côté des théâtres
antiques, dans le site historique inscrit sur la liste du patrimoine mondial par l’UNESCO. Enterré
presque complètement dans la colline de Fourvière, il comprend une série de plateaux décalés les uns
par rapport aux autres, distribués par une rampe continue. Créé afin de redonner un contexte aux
collections archéologiques, autrefois présentées au Musée des Beaux-Arts de Lyon, le musée offre un
panorama de la vie privée et publique à Lugdunum et dans la région, avec des séries d’inscriptions, de
mosaïques et d’objets de la vie quotidienne. Sont à signaler la Table claudienne sur laquelle est gravé
le discours prononcé en 48 après J.-C., devant le Sénat de Rome, par l’empereur Claude, la mosaïque
des jeux du cirque découverte au XIXe siècle dans la presqu’île de Lyon ou le trésor (bijoux, vaisselle
d’argent…) mis au jour au début des années 1990 dans le quartier de Vaise ».
26 Directeur régional des affaires culturelles dans la première moitié des années quatre vingt dix.
36
Retour sur le territoire
Simultanément à cette évolution de l’association d’archéologie et de son président
dans un contexte patrimonial régional, celui-ci est tenté par un investissement
politique au plan local, dans sa commune de résidence, à quelques dizaines de
kilomètres de Lyon. C’est ce qu’il appelle sa « deuxième vie ».
« Il s’avère aussi que j’ai eu une deuxième vie, c’est une vie d’élu. Ayant émigré il y
a une trentaine d’années vers le secteur de T., habitant une commune à côté de T. J’ai
milité en somme pour être élu dans ma commune et j’ai fait un mandat d’élu,
d’adjoint à la mairie de P. Mais avec ce volet, cette casquette archéologique et
patrimoine, je me suis très rapidement impliqué dans l’élargissement administratif.
J’ai été un militant de l’intercommunalité très tôt avec le maire de T. ».
Dans l’investissement politique et patrimonial de L.B. sur sa commune, son identité
d’archéologue « de combat » a été en effet un atout et un handicap. Il était déjà en
effet présent sur le territoire comme correspondant bénévole de services régionaux
d’archéologie, et responsable à ce titre de chantiers d’archéologie, identifié
principalement comme celui qui pouvait freiner voire arrêter des projets
d’aménagement.
« Mais en tant qu’ “archéologue”, je mets des guillemets parce que je ne suis pas issu
de la fac, je suis un autodidacte, j’ai eu des autorisations de fouilles. J’ai donc fouillé
à T., j’ai fouillé une fois ou deux à R.., en tant que co-responsable de la fouille…
Avec une ambiguïté, parce que j’étais élu aussi. J’avais une double casquette et en
plus dans ma commune, adjoint à l’urbanisme avec des zones archéologiques (…).
On s’est très rapidement, je suis pas le seul, avec C. et D., on s’est très fortement fait
identifier comme des gens du patrimoine, du terrain de l’archéologie et compagnie »
Le patrimoine versus découvertes archéologiques a du mal à trouver sa place à
l’échelle communale et, au cours de son mandat d’élu local, c’est à travers
l’élargissement d’un territoire administratif, d’abord à l’échelle intercommunale, puis
au niveau d’un regroupement plus vaste : un contrat de développement proposé par le
Conseil régional, que l’archéologue inventeur de patrimoine va trouver sa place, au
détriment finalement de son mandat d’élu, car il échoue lorsqu’il tente de se
présenter comme maire lors d’une tentative de deuxième mandat.
Sur le nouveau territoire qu’est alors la communauté de communes, l’élu délégué
d’une commune avait choisi de nouveau le « combat pour le patrimoine » en
direction des autres élus :
« ça m’a posé des motivations énormes en particulier pour ce qui est de
l’aménagement du territoire, ça m’a permis de passer des messages difficiles à passer
aux élus. On se trouvait devant une majorité d’élus qui ne comprenaient pas de quoi
on parlait, parler de patrimoine et de culture à des gens dont le souci c’est les zones
industrielles, les routes et les égouts, les dépôts d’ordures …. On était dans un monde
plus abstrait par rapport à eux… Qu’est-ce que ça nous rapporte, quel est l’intérêt
pour nous ? est-ce qu’on va pouvoir transmettre le message à nos populations. Quand
j’ai été élu au bureau directeur de val de Saône 01, j’avais une commission de 12 à
15 élus, à part deux ou trois élus qui me suivaient, les autres ils ne comprenaient
pas ».
37
A l’issue de son mandat d’élu, L.B. abandonne le terrain électif pour prolonger un
engagement associatif local qui lui permet de poursuivre son « combat patrimonial »
au plan communal et dans le cadre de l’intercommunalité.
« Indiscutablement la notion patrimoniale et culturelle prend de la place dans leur
imaginaire qu’il n’avait pas avant, c’est ce qui fait que tout ce que j’ai vécu en tant
qu’élu, que je vis en tant que président d’association, je suis aussi vice-président
d’association à T., association dont je suis un des membres fondateurs, je suis aussi
vice président de l’association A., avec une implantation très locale et des actions très
locales. Toute cette connaissance du milieu politique, du milieu culturel, du milieu
patrimonial et des gens fait en sorte maintenant que de plus en plus on me téléphone,
on fait appel à moi pour me demander des conseils. J’ai un champ de compétences
limité, parce que j’ai des compétences limitées, qui sont plus des compétences de
terrain, d’habitude de relations, font que les gens font de plus en plus appel à moi
comme conseiller technique… ».
De la même façon que L.B, président d’une association régionale, au contact de
l’administration régionale de la culture, s’est intégré à une démarche patrimoniale,
essentiellement à travers la grande manifestation publique que sont les « journées du
patrimoine », L.B., correspondant archéologique au plan local, responsable de
fouilles, puis élu, s’appuie sur le patrimoine pour se trouver un nouvel espace
d’action supralocal. Responsable d’associations, conseiller non officiel des élus, L.B.
admet la reconnaissance locale du patrimoine monumental de la petite ville de T.
« capitale » de la communauté de communes, mais il défend, lui même une vision
plus large qui s’appuie sur la fréquentation des scientifiques archéologues.
Explicitement, L.B. veut échapper à l’emprise des « érudits » sur l’histoire et le
patrimoine locaux.
« … A T., dans le fond de T. même, la notion patrimoniale et culturelle était plus le
fait d’érudits, de gens qui avaient la mainmise là dessus. Mais c’était plus un
discours de gens bien intentionnés. A T., en dehors du bâtiment… Il se trouve que T.,
du fait de son antériorité historique, de ses bâtiments comme le parlement, le
château, les hôtels particuliers, on ne peut pas annuler le fait que ça existe »
C’est depuis cette petite capitale et ses monuments déjà reconnus que L.B. et
quelques archéologues développent à la fois une stratégie autour du patrimoine et
font en sorte que de nouveaux objets s’ajoutent aux monuments et à l’histoire locale.
« C., (archéologue de profession) est passée à l’Office de Tourisme de T. ; elle a
participé indiscutablement avec une origine archéologique aussi à cette mission. Au
moins l’intelligence qu’on a eu, c’est de ne pas s’arrêter à l’archéologie pure et dure
et d’étendre nos compétences et notre champ d’investigation aux patrimoines et aux
cultures ».
L.B et ses « complices » archéologues s’insèrent et accompagnent une dynamique
patrimoniale qu’ils utilisent pour faire reconnaître des objets jusque là cachés,
enfouis et les intégrer à cette histoire locale déjà reconnue de longue date par les
érudits locaux. Ainsi ce n’est pas par hasard que notre interlocuteur fait émerger sur
la scène locale une association qui met en valeur une très ancienne industrie locale,
liée à la proximité de la capitale régionale : la fabrication de filière en diamants
utilisées pour le « tirage » des fils d’or et d’argent qui sont ensuite utilisés comme
éléments décoratifs dans le tissage des soieries les plus précieuses. Quelques
fabriques de tirage de fils métalliques existent encore sur la commune et ses
38
environs. Anciens cadres et ouvriers sont mobilisés pour présenter les techniques, les
outillages qui peuvent faire valoir ses activités sont collectés.
L’association P. présente ainsi des reconstitutions d’ateliers « animées » dans le
voisinage de l’Office de Tourisme, et chaque année les Journées du patrimoine sont
l’occasion de jouer la reconstitution de l’activité avec les bénévoles de l’association
et la réplique d’une filière du XVIIIe siècle. L’activité de la filière se trouve ainsi
ancrée dans l’histoire locale, aux côtés d’autres activités comme l’imprimerie
ancienne ou la frappe de monnaies.
Nous pouvons observer, cependant, que dans ce contexte, les objets non
monumentaux, les traces d’activités qui peuvent être ainsi exhumées et placées sous
le regard du public, se trouvent très rapidement organisées suivant les perspectives
d’une érudition et d’une histoire localiste. L.B. perçoit sans doute ce « piège
localiste » qui, notamment, grâce au poids des monuments, contribuent à l’écriture
patrimoniale de l’histoire de la « petite capitale » rivale de la grande ville voisine.
Passeurs (ou transfuges ?) de l’archéologie vers le patrimoine, les « militants du
patrimoine » imaginent sans doute que c’est par l’extension de leur territoire
patrimonial, aujourd’hui par la communauté des dix communes qui entourent T.,
demain par un « territoire de projets » plus vaste, qu’ils dépasseront cette aporie
patrimoniale. Par l’intermédiaire de L.B., l’association en charge de la mise en valeur
patrimoniale de la filière se trouve chargée d’un inventaire du « petit patrimoine ».
C’est encore dans les catégories d’une érudition déjà exercée de longue date sur ce
territoire que ce travail risque d’être exécuté. En effet dans les deux départements
proches de Lyon, depuis une trentaine d’années, des opérations de préinventaire ont
été mises en place qui visent à sélectionner un « petit patrimoine » public. Sans
revenir sur le mode de travail et de sélection qui s’opère à l’occasion d’une telle
démarche, on peut dire qu’il s’appuie largement sur la reconnaissance déjà ancienne
par le biais de l’érudition d’édifices jugés dignes d’intérêt.
Les archéologues, révélateurs potentiels des traces d’un passé caché qui pourrait
surgir à peu près en tout endroit du territoire, se trouvent ainsi confrontés aux
détenteurs d’un patrimoine soigneusement circonscrit, criblé dans les grilles
d’inventaires qui réévaluent, confortent la richesse monumentale d’un territoire et
produisent une hiérarchie opérante entre le Patrimoine monumental et les petits
patrimoines. Comme l’ont montré plusieurs publications récentes, le goût du
patrimoine et les journées du patrimoine comme forme d’expression de masse de ce
goût ne procèdent sans doute pas de cette approche érudite et distinctive des biens
patrimoniaux. On devrait sans doute s’interroger, au-delà d’analyses qui ont été
menées voici une vingtaine d’années sur le thème de la prolifération des patrimoines,
sur la relation entre le goût du public pour les traces du passé et la façon dont
différentes pratiques disciplinaires sont associées à ce goût pour les traces. Le
modèle de l’histoire érudite qui, s’appuyant sur de puissants relais pédagogiques
prétend guider le public vers les monuments les plus marquants d’une histoire
commune, reste encore prégnant, comme nous l’avons vu. Déjà la notion de
patrimoine naturel, comme bien commun pour l’ensemble de l’humanité a fait éclater
ce modèle, comme l’a bien montré André Micoud. L’archéologie telle qu’elle peut
être définie, notamment dans le cadre d’une archéologie d’urgence, légitime un
intérêt, dont on a sans doute pas encore évalué la portée, pour les traces de
39
l’occupation humaine. A travers l’archéologie du paysage notamment rien n’interdit
désormais d’étendre notre curiosité aux traces les plus impalpables et les plus
récentes qu’ont pu laisser nos prédécesseurs. A la croisée des pratiques
archéologiques, de l’intérêt croissant autour du partage social du patrimoine, mais
aussi de formes localisées plus classiques et érudites qui procèdent de l’évidence
monumentale, il me semble que L.B. tente de concilier ses positions parfois
inconciliables. Il tente pour cela sans cesse de franchir des frontières, entre territoires
et entre disciplines. Son savoir-faire procède aussi de la mise en relation plutôt que
d’une expertise sur les objets.
Espace public – espace privé. Patrimoine et tourisme
Meglena Zlatkova
Le monde contemporain propose aux individus des possibilités d’exister dans
plusieurs dimensions du lien social et dans des communautés différentes. En ce début
du XXIe siècle, les sociétés européennes ne jouent plus un rôle de cadre globalisant
car l’Europe se transforme d’un espace composé d’Etats-nations en un espace
composé de régions et de cultures diverses et multiples. Cette situation pose la
question de la redéfinition des concepts de société, territoire, identités en mouvance,
changeants dans le champ des sciences sociales.
Les nouvelles conceptualisations des sociétés européennes proposent de chercher de
nouvelles approches pour les penser, non pas comme un corps social, une réalité
donnée, planifiée et prévisible, mais comme étant en création, en construction et le
résultat de négociations en ce qui concerne l’espace et les liens sociaux. Car « la
société » et « l’Etat » comme communautés culturelles, civiques et/ou nationales ne
sont plus des communautés totalisantes (la réalité est faite de régions, de flux
globaux, de territoires de circulation), il faut donc re-penser les dynamiques
également dans cette diversité des liens sociaux. L’individu et le groupe sont liés à
plusieurs niveaux, participent à différents réseaux et définissent incessamment leurs
statuts et actions.
Dans ce cas, la question qui se pose est la suivante : comment tient la société et
comment se négocie et se construit le champ social dans une situation de
changements ? Une des réponses à cette question vient de la théorie classique de la
démocratie selon laquelle le champ social est légitime par la distinction d’une sphère
publique par rapport au monde du privé, sur la base de valeurs acceptées par tous.
Mais cette distinction est également mise en question par les mouvements de la
mondialisation, par l’érosion de la sphère publique par des intérêts privés (par
exemple économiques) ainsi que par le contrôle grandissant par l’Etat du domaine
privé (idéologie des droits individuels de l’homme).
On peut ici proposer une démarche ethnologique possible pour approcher la question
de l’espace public et de l’espace privé par le commun, qui se partage et se construit.
Mais cette approche exige une recontextualisation de la distinction privé/public. Un
point de départ pour rechercher et penser la question des dynamiques sociales dans
les sociétés contemporaines marquées par une situation de mondialisation est
40
d’essayer de penser les sociétés locales dans un contexte local, qui se construit à la
fois de l’intérieur (construction des patrimoines) et de l’extérieur (par le tourisme)
dans un jeu d’échelles variables entre le local et le global. C’est ce jeu qui fait la
dynamique sociale.
Un exemple de ce concept du commun peut être les usages du patrimoine par des
acteurs différents et multiples et les modalités d’action qu’il génère. Dans nos
réflexions sur le concept de patrimoine dans les contextes français, roumain et
bulgare, deux point sont proches : à l’origine ce concept vient du domaine du privé,
comme quelque chose d’héritable et de possession, mais qui est repensé et redéfinit
par une politique comme quelque chose de commun, qui peut réunir une
communauté. De ce point de vue, le patrimoine devient un instrument de la politique
de l’Etat qui le « déprivatise », le « nationalise » et ainsi définit la sphère publique
sur la base d’une diversité qui réunit. Mais cette conception du patrimoine commune
à tous et pour tous change à la fin de XXe siècle quand la politique de l’Etat se
transforme et que le patrimoine n’est plus seulement le résultat prévisible et
l’instrument d’une politique mais une situation de négociation, qui permet la mise en
valeur de l’expérience des acteurs engagés dans cette négociation.
Si on prend la définition du patrimoine comme partage, exercice et négociation d’un
côté et comme processus de légitimation et de reconnaissance de nous et des autres
d’un autre côté, on peut définir l’espace public comme un espace ouvert, un espace
d’interactions, un espace accessible. Dans l’espace public ainsi défini, la chose
commune – un patrimoine partagé et négociable – est légitimée par les différents
acteurs qui participent à cette interaction.
La diversification du patrimoine et la multiplication des acteurs amène à
« déprivatiser » le patrimoine d’une seule communauté et d’un seul territoire. Ainsi,
puisque l’espace public est un espace d’interactions, ouvert qui se construit par la
négociation entre plusieurs participants, les rapports au patrimoine sont plutôt des
modes d’attachement que des appartenances. Donc les liens sociaux deviennent plus
faibles mais les réseaux s’élargissent. Ce dynamisme de la patrimonialisation permet
aux différents acteurs parfois de s’approprier un patrimoine commun afin d’obtenir
une légitimation et, à l’inverse, parfois de participer à la sphère publique en
publicisant l’espace privé. Car la construction du patrimoine est plutôt un projet
social qu’un plan de société, les statuts des acteurs comme légitimes et publics se
construisent par la participation à cet espace public.
Dans le jeu d’échelle entre le local, le national et le global, entre ce qui est « nôtre »
et ce qui nous est « extérieur », le tourisme est l’instrument de la mise en valeur de
nos patrimoines et de leur mise en partage avec des autres. Les visiteurs partagent les
valeurs « des nôtres » transmises par le patrimoine. Mais le mouvement touristique
est aussi une industrie et dans cette industrie le patrimoine peut être un pur produit de
consommation qui crée un attachement , mais attachement faible et pas une
appropriation de ce patrimoine. Ce type de relation est aussi une dynamique
permanente entre les « habitants » et les « visiteurs », entre l’intérieur et l’extérieur.
La mondialisation et les mouvements culturels globaux supposent une extension du
jeu d’échelles et nécessite une redéfinition du public et du privé autour de la
patrimonialisation et des liens aux différentes communautés. Comment les
collectivités locales réagissent-elles face aux touristes, comment le niveau
symbolique et signifiant du patrimoine peut être « traduit » pour tous et peut-il
permettre de relier les visiteurs et habitants ? On peut faire l’hypothèse que grâce aux
41
organismes nationaux et internationaux, à l’argent venu de l’extérieur, certain objets
patrimoniaux d’un petit village ou d’une commune sont légitimes comme patrimoine
national ou mondial, mais il reste à l’extérieur pour la communauté locale, l’objet est
sauvegardé et protégé, exposé, mais pas mis en partage.
Ici on peut interpréter le problème de la relation entre espace public et espace privé
par la question de la propriété de façon métaphorique, car les contextes diffèrent dans
les trois pays qui proposent chacun une approche différente du patrimoine et de la
sphère publique. En tant qu’Etats ex-socialistes, la Roumanie et la Bulgarie ont créé
une sphère publique nouvellement « née », aussi les formes et les actions publiques
issues de la participation des acteurs sont encore en construction, c’est également le
cas pour le domaine privé. L’idée de « société civique » correspond à l’idéologie de
la construction de cette sphère sociale, qui transmet les valeurs et les demandes
sociales entre les individus et les groupes d’un côté, et les structures étatiques et
internationales de l’autre. Mais dans la mesure où ces associations sont créées par
des individus – des acteurs inscrits dans différentes configurations–, elles
transmettent aussi des intérêts privés dans la sphère publique. Dans le même
mouvement, c’est la sphère privée qui se reconstruit de manière nouvelle car en
luttant pour la restitution des propriétés privées à leurs propriétaires, les associations
et les ONG légitiment le domaine privé (un bon exemple est celui de la propriété de
l’ex Roi Siméon Sax Cobourgotta, qui était considérée comme patrimoine national et
a été légitimé plus tard en tant qu’héritage familial).
Une bonne expérience issue de nos discussions fut la question : « De quelle façon
s’hérite le patrimoine ? » La « réponse française » était que le patrimoine ne s’hérite
pas, il n’est pas donné, il se revendique et pas forcément uniquement par les groupes
originaires du territoire concerné, c’est souvent le fait des nouveaux venus qui, en
s’engageant localement sur la valorisation du patrimoine, construisent leur
participation et deviennent membres d’une communauté locale. Dans le cas français,
on ne parle plus seulement de patrimoine national. En fait l’Etat est là pour aider les
groupes et les territoires à faire valoir leur patrimoine. La présence de l’Etat est
encore plus important en Roumanie comme un acteur qui légitime le patrimoine. Et
la question du patrimoine se redéveloppe car il est lié à la montée de la revendication
de la propriété privée. On est passé de la non existence de la propriété à sa
réapparition. L’idée de propriété et d’héritage va alors s’élargir aussi à des choses
immatérielles (mémoires, savoir-faire...). Comme pendant longtemps en Roumanie et
en Bulgarie la propriété était nationalisée, le patrimoine était construit et valorisé
comme bien commun, mais impersonnel. Les chercheurs étaient ceux qui
valorisaient certains objets en tant que patrimoine.
La question que l’on peut poser alors est : peut-on dire qu’il y a une déprivatisation
du patrimoine par son partage avec les autres ? En Bulgarie et en Roumanie, on
assiste à un processus de « privatisation de patrimoine ». En Roumanie, l’Etat fut
celui qui a « privatisé » le patrimoine en tant que monuments historiques, etc., et a
construit le patrimoine des groupes ethniques – il a décrété de quelle façon se définit
l’identité des groupes, se crée un patrimoine et a enfermé les groupes ethniques dans
certaines villes ou régions. Car la patrimonialisation vient du centre (des experts et
des institutions de Bucarest) qui présente les communautés comme uniques mais
partageant - et participant à - un même espace communautaire, celui de la nation.
42
Avec la restitution de la propriété en Roumanie et en Bulgarie, le patrimoine
« revient » dans la sphère privée. Il ne s’agit pas seulement des monuments
historiques (maisons et autres bâtiments), il y a en même temps une publicisation du
patrimoine privé grâce aux actions culturelles d’acteurs privés ou associations
civiques.
Une autre différence entre la France d’un côté et la Bulgarie et la Roumanie, de
l’autre est qu’on ne considère pas comme patrimonial ce qu’on appelle en France le
petit patrimoine et le patrimoine immatériel et que l’on ne reconnaît pas la
multiplicité des acteurs en Roumanie et en Bulgarie. Encore une différence concerne
la diversité ethnique, situation commune à la Roumanie et à la Bulgarie mais
totalement différente en France. Le rôle des agents économiques est également
important et diffère d’un contexte à l’autre.
Mais la question commune, bien que les contextes soient très divers, est de savoir
comment penser un patrimoine de tous au travers de la diversité ? Le patrimoine de
tous c’est ce qui peut aider à la reconnaissance de tous, ce n’est pas une totalité. En
fait, il n’y a pas de recherche de totalité, le patrimoine sert justement à dire la
différence qui devrait nous relier. Personne n’est exclu des usages du patrimoine. Il
n’y a pas d’objets, d’acteurs, de manières de faire qui ne peuvent potentiellement
entrer dans le patrimoine.
43
Patrimonialisation, espace politique, reconnaissance
Dominique Belkis
Une des interrogations initiales qui soutendent ce projet porte sur le rôle que peuvent
jouer les projets patrimoniaux dans la recomposition des dynamiques sociales
locales. Cette entrée permet d’appréhender les dynamiques sociales en tant qu’elles
s’inscrivent dans la relation entre les échelles locales et l’échelle globale. En effet, si
le patrimoine est inscrit localement, il est aussi le résultat de la société des flux – via
le tourisme notamment- et de la mondialisation – via l’inscription de certains sites au
patrimoine de l’UNESCO par exemple.
Quoi qu’il en soit, c’est ce jeu d’échelles qui définit les formes de l’action.
Nous nous sommes proposés d’interroger les pratiques et les projets des acteurs
sociaux qui participent, par des activités localisées de valorisation culturelle, à la
recomposition de liens sociaux. Notre approche se voulait concrète et pragmatique,
intégrant la dimension réflexive des acteurs de terrain et tenant compte des processus
de mise en réseaux et de co-production du social et du local. Il s’agissait d’analyser
les nouvelles formes de « recontextualisation du local » (cf. rencontres de Lyon,
septembre 2005) en ce qu’elles instituent de nouveaux modes de territorialisation et
produisent des formes de sociabilité et d’échange.
Les projets de patrimonialisation participent de ce processus dans la mesure où le
patrimoine est devenu une ressource importante dans les économies locales. Si un tel
mouvement est déjà ancien et bien institué en France, il est beaucoup plus récent
dans les pays de l’est européen où il a commencé à se développer après la chute des
régimes communistes. Mais on ne peut que constater l’importance qu’a pris en
quelques années le « marketing territorial » afin d’attirer touristes et entrepreneurs
dans ces régions et favoriser leur développement. Le patrimoine est donc devenu un
instrument de la dynamique locale et du développement économique régional.
Il apparaît important, dès lors, de se pencher sur les nouveaux usages du patrimoine
en matière de développement local, de conservation de la mémoire ou encore de
recomposition des identités et cultures locales. De notre point de vue
anthropologique, il s’agit là de la question centrale : en quoi la culture, dans une
perspective constructiviste et non plus essentialiste, est-elle une ressource dans
l’économie du territoire et, au-delà, la source de la constitution d’un monde commun
et partagé ? C’est dans la mesure où elle n’est plus considérée comme une donnée
déjà là mais comme le résultat d’un incessant travail de production et de négociations
entre différents acteurs qu’elle devient un vecteur de dynamique sociale locale.
Dans cette perspective, on voit bien le rôle que peuvent jouer les projets de tourisme
culturel qui sont alors conçus comme une modalité de la rencontre entre des
« locaux » et des « extérieurs », tout en élaborant des modes différenciés de relation
au territoire et au patrimoine. En effet, si, pour les premiers, il s’agit, d’enjeux
d’appropriation d’une histoire, d’inscription sur un territoire, de sentiment
d’appartenance partagé et donc de participation à - voire d’engagement dans - la vie
économique et sociale locale ; pour les seconds, l’objectif est la consommation de
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biens culturels motivé par un désir de connaissance et qui engendre des formes
d’attachement faibles, ponctuels, circonstanciés au travers de rencontres et de
découvertes.
En ce sens, le patrimoine n’est plus seulement un instrument de la dynamique
sociale, il en est un élément constitutif : dans sa dimension performative, le travail de
patrimonialisation a pour objectif de créer du lien et du lieu, de l’attachement et du
territoire. Au-delà de ses fonctions « traditionnelles » de conservation et de
sauvegarde de biens (matériels et immatériels) considérés, au terme d’un processus
de légitimation, comme ayant une valeur patrimoniale, la patrimonialisation est
aujourd’hui l’une des modalités de la gestion d’un espace-temps nouveau et en
mouvement, autrement dit une manière de rendre le monde actuel habitable en le
mettant en partage entre contemporains27.
Comme l’a souligné P. Ricoeur, le temps est configuré par l’activité humaine
pratique et par sa mise en récit28. Dans la « configuration narrative », telle que la
définit Ricoeur, il s’agit d’établir la structure des fictions : le travail humain sur le
temps consiste à assurer la continuité et la pérennité des identités collectives dans la
durée en leur assurant une signification - on retrouve ici l’une des fonctions centrales
du patrimoine qui est la figuration et la représentation symbolique des collectifs.
Mais à notre époque marquée, comme nous l’avons déjà souligné, par la tension
entre le local et le global, la patrimonialisation doit être vue comme une modalité non
seulement de rendre visible l’identité d’un soi dans sa profondeur temporelle, mais
également de rendre possible la cohabitation dans le même espace (un même monde)
de groupes qui ne partagent pas le même héritage. Les activités patrimoniales n’ont
donc pas seulement pour fonction de configurer le temps mais tout autant de
configurer l’espace, d’opérer une mise en ordre afin de créer un sens commun à
partager. Lors des colloques à Lyon et à Plovdiv, plusieurs interventions ont bien
rendu compte de ces opérations de gestion de l’espace dans une perspective de
développement territorial et de co-habitation entre des groupes divers29.
Nous sommes désormais davantage dans le temps des simultanéités que dans celui
des successions, dans une temporalité où la question de la cohabitation entre des
êtres différents est devenue fondamentale. Mais la cohabitation de tous dans un
même monde ne doit pas être considérée comme un fait à constater mais comme un
projet à réaliser30. C’est en ce sens que la question de l’espace est un enjeu politique
central comme le souligne B. Latour : « à une politique exclusivement fondée sur le
temps fait suite une politique où la notion d’espace devient cruciale en elle-même et
non plus seulement comme le cadre où l’on projette le déroulement de l’histoire »31.
Il s’agit d’un projet politique qui suppose la négociation entre les acteurs32, un débat
27 Cf. André Micoud, « La patrimonialisation, ou comment dire ce qui nous relie : approche
sociologique », in Réinventer le patrimoine, L’Harmattan, Paris, 2005.
28 Cf. Paul Ricœur, Temps et récits ; 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1995.
29 Voir notamment les interventions de O. Givre, T. Mareva et F. Portet lors du colloque de Plovdiv et
celles de J. Croquet et M. Palisse à Lyon.
30 Nous faisons référence ici aux travaux de la philosophe Isabelle Stengers autour du cosmopolitique
qui repose sur le postulat que l’universel n’est pas un donné mais un horizon et qu’il nous revient de
l’engendrer et donc de prendre la mesure de la tâche à venir pour le produire. Voir notamment, I.
Stengers, Cosmopolitiques T. 7, Pour en finir avec la tolérance, Paris, La découverte, 1997.
31 Cf. Bruno Latour, « De la politique du temps à la politique de l’espace ? », introduction à l’ouvrage
coll. Incertitude et territoires, 2004.
32 Voire entre « actants » si l’on suit la sociologie actantielle de Bruno Latour.
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public permanent (J. Dewey33, J. Habermas34) rendant possible la représentation
symbolique et la participation politique de chacun.
En ce sens, les projet culturels et le processus de patrimonialisation participent de la
construction d’un espace social et politique. L’exemple de « la forêt habitée »
travaillé par Svetla Koleva dans la forêt de l’Aigle au Québec35 nous a bien montré
comment un projet de patrimonialisation, même émanant des instances politiques
puisque inscrit dans un programme ministériel, est le lieu de négociations entre
différents acteurs (politiques, habitants, professionnels de la forêt…) qui
redéfinissent sans cesse les objectifs du projet initial36. Espace politique parce que
loin d’être consensuel, le projet va provoquer des réactions parfois conflictuelles, en
tout cas il devient le lieu où les acteurs vont négocier leurs places et leurs
participations. S. Vultur en a donné un très bon exemple lors de la présentation de
son travail sur les conflits de mémoire autour de la révolution de 89 dans l’espace
urbain de Timisoara (Roumanie) où porteurs de projets, politiques, artistes, familles,
professionnels de la mémoire confrontent leurs mémoires et leurs valeurs. On peut
dire alors que la qualité du projet tient moins à son effectivité (la capacité à le mener
à son terme) qu’aux conditions de son effectuation (la capacité à élaborer un espace
incessant de négociations) : c’est sans doute cette dimension qui fait des processus de
patrimonialisation un opérateur de dynamique sociale mais également un opérateur
de constitution du politique.
Les enjeux de ces processus en terme de constitution de valeurs communes,
partagées et partageables sont déjà bien connus : pendant longtemps, le patrimoine a
été essentiellement une ressource symbolique pour affirmer, publiciser, figurer et
valoriser une unité nationale, notamment par l’intermédiaire des institutions
muséales. Mais les interrogations actuelles sur les processus de patrimonialisation
eux-mêmes permettent d’appréhender l’activité symbolique et pratique à l’œuvre,
activité qui vise à produire du sens, du bien et du lien de façon permanente. Dans ces
activités, le pouvoir central n’est plus le seul acteur légitime pour produire du sens et
du symbole. Il doit désormais faire avec des groupements, des collectifs (associatifs
ou non), voire des individus, qui se mobilisent et s’impliquent dans des projets pour
lesquels ils demandent à l’Etat ou aux institutions supranationales d’apporter leur
soutien. Il y a là une configuration d’acteurs en réseau qu’il convient de prendre en
considération tout en n’oubliant pas que nous continuons à vivre dans des foyers
localisés, dans des espaces concrets, et que la plupart des expériences humaines
restent locales ainsi que leurs enjeux et leur sens pour les individus concernés.
Et l’on retrouve ici la pertinence d’une analyse en terme de dynamique sociale,
notion pragmatique qui permet d’interroger le mouvement, les tensions et les jeux
d’échelle, de donner à voir les négociations continues entre différents acteurs pour
faire valoir quelque chose en tant que patrimoine commun. Or, la lutte pour la
reconnaissance de la valeur a une dimension hautement politique car elle correspond
à une revendication pour la reconnaissance de sa propre existence dans l’espace
public. Il s’agit là d’une conception du politique qui considère que, loin de reposer
33 John Dewey, Le public et ses problèmes, PUP/Farrago-Leo Sheer, 2003.
34 Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1978.
35 présenté lord du colloque de Plovdiv en avril 2005.
36 ce fut également une dimension mise en avant dans les intervention de Y. Perrier concernant la
Fraternelle de Saint-Claude (Jura) et la participation des nouveaux venus dans la construction d’un
patrimoine local dans le massif des Bauges, présenté par M. Palisse, lors du colloque de Lyon.
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sur le consensus, l’unité et l’institutionnel, le politique se réalise et se vérifie
continûment dans sa capacité à prendre en compte de nouvelles formes de diversité et
à négocier avec des acteurs émergents. Faute de quoi, le système politique laisse la
place à un système totalitaire37. L’espace politique est bien un espace en partage dans
le double sens de lieu de constitution du commun mais également de la distinction :
dans le même temps qu’il tend à figer une situation (en imposant des définitions, des
logiques d’inclusion et d’exclusion, en distribuant des légitimités…), il crée les
conditions de la revendication des non-comptés, non-légitimes, non encore reconnus.
Nous pouvons ainsi distinguer deux conceptions : d’un côté le patrimoine comme
résultat de l’action politique instituée, de l’autre, la patrimonialisation comme
vecteur de participation à la vie publique pour des groupements (associations,
communautés ethniques religieuses, villageoises, artistes, entrepreneurs…) engagés
dans une lutte pour la reconnaissance38. Il ne faut pourtant pas les opposer
radicalement car c’est bien la polarité qui crée le champ de force et la dynamique.
Du « territoire » à la « territorialisation »
Bianca Botea
37 Sur cette thématique voir les œuvres des philosophes Hannah Arendt et de Jacques Rancière.
38 Sur la thématique de la reconnaissance, voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Le
Cerf, 2000.
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Les projets de mise en valeur du patrimoine et de tourisme culturel que nous avons
analysés à partir des exemples différents bulgares, roumains ou français, nous ont
permis de réfléchir à la notion de territoire et de soulever certaines limites de cette
notion, mise à l’épreuve de la pratique sociale.
Jusqu’à très récemment, et souvent même encore aujourd’hui, une certaine
conception du territoire est couramment rencontrée dans les actions que nous avons
analysées. Le territoire apparaît comme un cadre donné (géographique, politique,
culturel) dans lequel s’exercent des politiques publiques où il est l’espace d’un
partage culturel donné au sein d’une population occupant cet espace. Les exemples
sont multiples. La conception des écomusées en France témoigne de cette approche.
Elle suppose l’idée de l’existence d’un espace naturel et culturel ‘homogène’ comme
donnée fixe, espace qui définit le « territoire » du musée. Mais les territoires des
Parcs régionaux ou des aires de labellisation des produits de terroir ont souvent mis
en avant le même principe : un territoire pensé comme un cadre donné et cohérent,
délimité par le partage (consensuel) de certains savoir-faire ou de certaines
« traditions locales ».
Cette conception du territoire comme aire culturelle est largement constatée en
Bulgarie et Roumanie, d’autant plus que dans ces pays la construction de l’Etat-
nation (et du territoire national) s’est faite sur la base de la communauté de culture,
dans une conception herderienne. L’exemple de la mise en représentation de la
Transylvanie dans les musées de la ville de Cluj, témoigne d’une conception du
territoire comme un espace figé, un territoire donné par les ancêtres et transmis en
tant que tel jusqu’à nos jours, et dont les frontières symboliques ou politiques
seraient plus ou moins tracées par les frontières ethniques. Les projets associatifs
rencontrés à Cluj et inspirés par le discours de l’Europe des Régions, véhiculent en
grande mesure la même conception, mais cette fois les contours du territoire sont
censés être « naturellement » tracés par une culture régionale.
Quelques mutations importantes dans nos sociétés contemporaines nous obligent à
repenser cette conception du territoire. Suite à une multiplication des acteurs dans le
processus de construction patrimoniale, phénomène qui en France va en parallèle
avec un passage des « territoires du politique » à des « territoires de projet » et d’une
logique de « planification » à une logique des « projets », le territoire ne peut plus
être perçu comme un cadre donné des politiques publiques, mais plutôt comme un
effet de celles-ci. Le territoire apparaît ainsi comme un espace où se négocient
différents rapports à l’espace de la part d’une multitude d’acteurs, un espace de
négociations des visibilités publiques. Nombreux sont les cas où des acteurs
associatifs sont les promoteurs d’une conception de l’espace ou du patrimoine,
conception qui finit par être récupérée par des acteurs politiques et s’imposer dans
l’espace public. Ce rapport continuellement négocié à l’espace s’éloigne de la
logique des territoires donnés et stables et nous oriente vers une pensée en terme de
territorialisation. Cette dernière rend justement compte d’un social qui se déploie
dans l’espace, autrement dit de la complexité des relations sociales et des rapports (à
l’environnement, à l’espace politique, symbolique, géographique) qui se tissent dans
48
ce processus de négociation. Dans le parc régional des Bauges, loin de se reconnaître
dans une conception de l’histoire du territoire qui privilégie une logique de la
permanence et de la continuité – conception véhiculée par les élus du parc – les
habitants de cet espace tentent de s’affirmer comme des acteurs actifs dans la
construction de ce territoire et le conçoivent comme un espace d’innovation et
d’expérimentation de certaines formes d’espace public (H. Arendt).
De ce phénomène de co-production des territoires, témoigne également une nouvelle
manière de concevoir les « territoires » des musées. Pour Jean-Claude Duclos,
conservateur en chef du Musée Dauphinois, le « territoire » du musée est celui de ses
visiteurs. « C’est l’aire dans lequel il rayonne grâce à l’intérêt et au crédit que lui
accordent ceux qui l’habitent. Elle ne se décrète pas mais se mérite, se gagne, se
transforme et peut changer de contours à chaque exposition. »39 Comme
précédemment, le « territoire » du musée est un rapport négocié à l’espace, et les
visiteurs sont des acteurs importants dans cette co-production. Ce territoire se définit
continuellement dans l’action.
Dans de nombreux exemples de projets de patrimonialisation ou de tourisme culturel,
nous avons observé que le public et en particulier le touriste, est un moteur de
changement pour les institutions culturelles, car il oblige à repenser certaines
conceptions relatives au patrimoine. Réfléchir au rôle du touriste dans ce processus
nous amène à penser le territoire non plus comme le « reflet » d’une culture ou
société locale, comme le conçoivent habituellement les acteurs institutionnels, mais
comme un produit de celle-ci, de la complexité de ses acteurs et de leurs relations.
Dans le Musée National d’Histoire de la Transylvanie, la direction du musée décide
d’orienter différemment sa politique : constatant que le discours national roumain
omniprésent jusqu’à très récemment dans cette institution (discours mettant en avant
l’idée d’une Transylvanie « roumaine ») n’est pas vendeur auprès du public hongrois,
la direction du musée adopte une logique différente. Elle construit son discours
muséal laissant également une place à la reconnaissance d’un patrimoine
« hongrois » transylvain. Ce changement eut pour origine un constat douloureux pour
le musée : des cars de touristes de Hongrie s’arrêtaient régulièrement dans le centre-
ville de Cluj, à côté du musée, pour visiter la maison natale de Mathias Corvin ou
l’obélisque « Carolina », deux lieux de mémoire pour le passé hongrois de la ville.
Cependant, après avoir visité les deux monuments, les touristes faisaient demi-tour,
évitant le musée et suivant le programme de visite prescrit par les agences de
tourisme de Hongrie.
Nous pouvons observer à travers cet exemple que si la patrimonialisation tend
parfois vers une logique de fermeture dans l’identitaire, dans le groupe ethnique ou
dans un territoire bien délimité, le tourisme introduit cette ouverture vers l’autre
ethnique et vers l’inscription du patrimoine dans des territoires flexibles et ouverts.
Seule cette inscription dans des itinéraires touristiques lui donne une visibilité dans
une logique concurrentielle et dans un contexte de mobilité et de mondialisation.
L’exemple n’est pas singulier. Les concepts d’ « itinéraire touristique » ou de
« circuit touristique », comme la Route des vins, Sur les traces de Dracula, les
réseaux d’agro-tourisme, les circuits des villes historiques, les itinéraires de
monastères etc., sont des exemples de cette dynamique local-global, de cette tension
entre, d’une part, une tendance à produire des territoire fermés et, d’autre part, un
phénomène de déterritorialisation inhérente à une logique de l’action.
39 J-C. Duclos, « Musées et médiation culturelle » in Agri-Culture, N°7, 2006.
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Les territoires se définissent en les parcourant, en les habitant, et dans ce sens nous
devons parler de territoires de l’action ou de l’expérience. Il est intéressant
d’observer que pour les Hongrois de Hongrie et de Transylvanie, le territoire de la
Transylvanie prend symboliquement contour là où les marques culturelles du groupe
(et principalement la langue) sont présentes ou inscrites dans le territoire. Ce principe
de représentation du territoire suit le même principe que celui de la « patrie »
hongroise. Sans se confondre avec le territoire étatique de la Hongrie, la « patrie
nationale » dépasse les frontières de cette dernière (et se prolonge en Transylvanie,
Slovaquie, etc.). Les frontières de cette « patrie » sont flexibles car la patrie « ne se
définit pas par son caractère limitrophe. Son espace virtuel est jalonné par des
repères émotionnels plus ou moins “nationalisés’’. Elle est décrite par des paysages
(montagnes, plaines, villages, fjords, troupeaux…schématisés parfois dans les
tableaux exportables des ‘’paysages nationaux’’), par ses divers sites ou aires
culturels peu ou prou muséalisés (vestimentaires, linguistiques, architecturaux,
musicaux...), par ses limes et par ses lieux d'intensité (de mémoire ou “de piété’’, de
deuil ou de culte) qui la parsèment »40. L’existence de ce territoire et de ses frontières
est alors inconcevable en dehors d’une expérience directe avec cet espace, d’un
rapport intime avec lui. Il est intéressant d’observer le rôle des « pèlerinages
patriotiques » en Transylvanie des Magyars de Hongrie dans la construction de ce
territoire en tant que patrie hongroise. Mais la présence importante des entrepreneurs
de Hongrie en Transylvanie est également une manière de donner forme à cet espace.
Cette action de parcourir un espace, action à travers laquelle prend « allure » un
territoire, nous renvoie à Deleuze et à la Ritournelle. Se trouvant dans le noir,
expression du chaos absolu, l’enfant commence à tâtonner et à prendre des repères à
partir d’un point qu’il va considérer comme fixe. A partir de ce point il va tracer un
« chez soi », un territoire - on peut le dire – qui donc n’existait pas avant cette action
même de parcourir et de tracer cet espace. Après avoir trouvé un « chez soi » et tracé
ce cercle, « on l’ouvre, on laisse entrer quelqu’un, on appelle quelqu’un, ou bien l’on
va soi-même au-dehors, on s’élance (…). On s’élance, on risque une improvisation.
Mais improviser, c’est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui »41. Et cette
« improvisation » n’est autre chose qu’une sortie du « territoire », une
déterritorialisation. Mais cette dernière n’est pas la fin d’un processus, mais plutôt
l'une de ces facettes. Cette ouverture vers le monde sera à nouveau suivie par la
construction d’un « chez soi » et des reterritorialisations possibles. « Un territoire est
toujours en voie de déterritorialisation, au moins potentielle, en voie de passage à
d’autres agencements, quitte à ce que l’autre agencement opère une
reterritorialisation (quelque chose qui “vaut’’ le chez soi) »42.
Passer des « territoires » à la « territorialisation », nous permet alors d’introduire la
question du mouvement dans l’analyse du « territoire », un territoire qui est toujours
en train de se faire dans l’action des acteurs multiples qui vivent ensemble
l’expérience de cet espace.
40 Zempléni A., « Les manques de la nation. Sur quelques propriétés de la ‘’patrie’’ et de la ‘’nation’’
en Hongrie contemporaine », in Fabre D., L’Europe entre cultures et nations, Editions de la Maison
des sciences de l’homme, Paris, 1996, p. 150. Voir aussi Losonczy A. M., Zempléni A.,
« Anthropologie de la ‘’patrie’’ : le patriotisme hongrois », in Terrain, 17, octobre, p. 29-38, 1991.
41 G. Deleuze, F. Guattari, Milles Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Editions de Minuit, 1980, p.
382-383.
42 Op. cit., p. 402.
50
L’objet et le patrimoine
Smaranda Vultur
Nous pouvons remarquer dans les phénomènes de patrimonialisation concernant
certains objets, ainsi que dans les manières d’exposer ces objets (dans les musées, les
expositions ou les collections) une tendance de plus en plus évidente de privilégier le
critère esthétique. Cela est manifeste dans le cas des objets à valeur utilitaire,
porteurs d’informations liées à leurs usages ou à leur modes de production. Dans
certains musées et collections, ces objets sont exposés de manière à mettre en valeur
leur beauté plutôt que d’autres qualités. Le contexte de leur production, incluant
l’artisan qui leur a donné forme, ainsi que leur valeur d’usage comptent moins que
leur valeur esthétique rendu perceptible par une certaine mise en place ou mise en
scène des objets, par un certain type d’encadrement qui souligne leur participation à
la création d’un nouveau monde qui ressemble à une fiction. On joue dans ces cas sur
une réaction du public qui suppose un attachement spontané, satisfaisant moins un
besoin de documentation qu’un besoin de reconnaissance de l’habileté de l’artisan
érigé au rang de vrai artiste.
Nous pouvons donc distinguer entre les musées ou les objets sont présentés comme
faisant partie d’un circuit des pratiques qui les produisent ou les rendent fonctionnels
et une manière de les exposer qui les retranche de ce circuit, les présentant comme
des objets en soi, digne d’être mis en valeur tels des objets d’art. Dans certains cas,
l’ancienneté des objets a le même effet : elle les rend suffisamment “exotiques” pour
qu’ils puissent suggérer un monde “autre” dont ils sont les signes palpables et les
citations révélatrices. Il deviennent supports à l’imagination du monde qu’ils
évoquent . On pourrait dire que c’est de leur beauté associée à leur pouvoir
d’évocation d’un monde perdu que surgit leur capacité de nous faire participer à la
création des mondes fictifs.
Quels sont les éléments qui stimulent la revendication de nouveaux territoires de la
beauté dans l’action même de la création du patrimoine ? S’agit-il d’une influence de
la généralisation du design dans un monde ou le beau devient l’objet d’une
négociation aussi commerciale, pouvant attirer dans son champ des publics plus
divers ? On compte de plus en plus sur l’hédonisme qui, à notre époque, conduit les
individus à rechercher pour leur satisfaction la connaissance d’un nombre de plus en
plus large de domaines. Est-ce le résultat d’une extension de la notion de créativité et
d’une désacralisation de la notion d’artiste aboutissant à une extrême démocratisation
du champ de l’artistique ?
Sur un autre plan, nous pouvons nous interroger pour savoir si le beau ne tend pas à
intégrer toutes les autres valeurs. A quel but le faire?
Un cas intéressant me semble être celui du Musée du Paysan Roumain de Bucarest. Il
a un rôle important dans la promotion d’un type de musée ou la dimension
ethnologique est présentée sous la forme la plus frappante et la plus convaincante de
la beauté des objets et de la scénographie. Ce déplacement d’accent est le résultat
51
d’un choix qui donne à celui qui effectue la sélection des objets et la scénographie
une liberté créatrice qui dépasse le cadre traditionnel des pratiques de
patrimonialisation des objets provenant du travail paysan. Cependant, le musée nous
propose une alternative intéressante : il organise des foires dans la cour du musée ou
les paysans d’aujourd’hui sont présents avec les objets qu’ils produisent maintenant
et qu’ils peuvent vendre. Quelquefois, les visiteurs qui viennent en grand nombre à
ces manifestations, et constituent des potentiels acheteurs, assistent à la fabrication
sur place de ces objets. Mais ils deviennent aussi de potentiels visiteurs du musée qui
a patrimonialisé les résultats les plus exceptionnels du travail des paysans au cours
du temps le musée a une histoire de 100 ans).
Un contraste intéressant se donne à voir entre une mémoire devenue objet de musée
et une mémoire en cours de production, entre ce qui est neuf et ce qui est ancien,
entre l’objet intégré dans un récit mémoriel (celui du musée) et celui qui n’a pas
encore acquis cette “dignité”. Ce contraste joue sur le rapport entre le présent et le
passé (et peut être l’avenir aussi), entre la valeur utilitaire de l’objet, sa capacité à
apparaître comme citation d’un contexte d’usage et une valeur qui transcende toute
les autres : celle de “la spiritualité traditionnelle”. Il semble que la forme choisie pour
approcher cette notion difficile à cerner a été justement la beauté des objets et leur
mise en relation. Cette expressivité choisie et soulignée par la manière d’exposer est
mise au service de l’illustration “du génie du peuple” ou de l’idée que la beauté est
une forme nécessaire de transcendance de toute référence conjoncturelle ? Est-elle
une forme (la seule ?) idéale pour hypostasier une essence spirituelle impossible à
suggérer d’une autre manière ?
Toutes ces questions nous conduisent vers la nécessité d’interroger, dans chaque
situation spéciale, les raisons profondes qui guident le choix de la beauté comme
critère dominant de l’activité de production d’un patrimoine. Les contextes
historiques, sociaux et politiques peuvent nous permettre de mieux éclairer les enjeux
de cette option qui tend plutôt à nous faire oublier les contextes en faveur d’une
perspective universelle (voire universalisante ?)
Le dilemme reste ouvert : la beauté est-elle un instrument pour pouvoir parler à tous
au delà des différences culturelles ou est-elle la voie privilégiée pour mettre en valeur
les différences dans la manière de la production du beau ?
52
Patrimonialisation et esthétisation
Denis Cerclet
Lors de l’élaboration de notre réflexion à mi-parcours nous posions la question de
l’esthétique en ces termes : « le processus de reconstruction du local selon des
normes tirées d’une certaine vision du patrimoine, de la tradition, du passé vise-t-il à
la construction d’un monde localisé et ordonné, simplifié dans lequel les modalités
du jeu social seraient facilement appréhendables et faciliteraient ainsi la “dynamique
sociale”, même si un telle simplification du social pouvait se faire au détriment du
social mais ne s’agit-il pas aussi de construire l’espace social comme un objet de
négociation ? le local n’étant alors pensé que comme l’élément d’un jeu social
beaucoup plus vaste dont la participation reposerait sur une possible identification de
soi par d’autres. La cohérence de ces deux approches ne repose-t-elle pas sur une
esthétique mondialisée selon laquelle tous s’accorderaient sur des modes de
présentation publique ? »
Depuis les deux rencontres que nous avons eu cette année, à Lyon et à Plovdiv, notre
réflexion s’est développée et nous permet aujourd’hui d’avancer une interprétation
un peu plus élaborée de cette affirmation d’une esthétique à travers la mise en valeur
du patrimoine.
Ainsi Smaranda Vultur nous a parlé d’une réalisation particulière qui a été l’amorce
de notre réflexion sur l’esthétique : « Dans le Banat (Roumanie) des villages de
montagne (1200 m.) habités par des populations d’origine saxonnes arrivées au
XVIIIe de Bohême et dont l’activité était centrée sur la forêt, le travail du bois et
l’élevage. Après 1989, ces habitants ont rejoint l’Allemagne, et leurs maisons ont très
vite été achetées par des habitants de Timisoara et de Regitsa, pour un usage de
résidence secondaire. Ce village, dont toutes les façades ont été conservées, se
présente comme un village d’autrefois. Les aménagements intérieurs prennent des
formes très diverses : aménagement d’artistes, aménagement moderne garni de
meubles anciens, conservation des aménagements et du mobilier ancien. Des
pensions se sont installées là et figurent dans des guides touristiques. » De son côté,
Olivier Givre nous a fait part de son expérience dans le Jura et nous a présenté
l’activité de fabrication des tavaillons (planchettes de bois qui servent à recouvrir les
façades des maisons) qui contribuent à esthétiser les demeures et, ainsi, à la
construction d’un paysage.
Certes les acteurs qui retiennent la dimension esthétique dans la présentation de leurs
projets ne manquent pas et, à l’instar de la définition que donne l’UNESCO du
53
patrimoine43, il est à se demander si cette dimension n’est pas constitutive de la
démarche patrimoniale.
Ainsi, dans son argumentaire pour favoriser la découverte des canaux et des voies
fluviales, l’organisme Voies navigables de France (VNF) affirme vouloir « Respecter
le patrimoine et signer l'esthétique d'aujourd'hui »44. Pour accompagner la réalisation
de ces actions, VNF a édité un guide Esthétique et travaux qui est présenté comme
« un outil supplémentaire à l'attention des services opérationnels de VNF. Il a pour
objet de brosser un aperçu des différentes thématiques d'aménagement les plus
courantes. Il rassemble un certain nombre d'exemples qui peuvent rendre plus
accessibles certains sujets d'aménagement tel que le traitement de l'espace public, la
mise en lumière, l'architecture, le patrimoine historique, … ». Les auteurs de ce
guide souhaitent que cet ouvrage n’ait « pas vocation à apporter des réponses figées
ou formelles ». Selon eux, « les bonnes réponses sont le plus souvent le fruit d'une
réflexion d'ensemble, cohérente et globale pour laquelle VNF, maître d'ouvrage,
souhaite autant que possible collaborer avec les meilleurs alliés des projets tels que
les architectes, les paysagistes, les urbanistes, les plasticiens, les designers, les
artistes ».
Parlons aussi d’Yzeron, petite localité des environs de Lyon qui procède à
l’harmonisation de l’éclairage public dans l’optique d’une unification de l’image
perçue de son territoire. Cette recherche d’une normativité au prétexte d’une
esthétisation n’est pas rare. Et nous l’avons bien vu lors de notre déplacement à
Trévoux. Cette ville moyenne du département de l'Ain et la communauté de
communes viennent de prendre la compétence sur la gestion du petit patrimoine qui
dépendait jusqu'alors directement de l'Etat et sont candidates à l’obtention du label
Ville d’art et d’Histoire. Le principal acteur de cette politique nous a conduit dans la
ville en ponctuant son itinéraire de points de vue à l’origine de la construction de
paysages harmonieux et lorsque, quelques « verrues » brisaient le sentiment espéré
de beauté, il nous disait : “cela, on va le faire sauter”, qu’il s’agisse d’une maison,
d’un arbre qui gâchent la perspective. La texture urbaine s’est construite au fur et à
mesure des empilements, des ajouts, au grès de stratégies d’imitation, de distinction,
de revendication. Le travail sur le patrimoine constitue une reprise de l’ensemble
pour lui conférer une unité et opérer un transfert dans l’espace vécu des modalités de
construction de l’image que l’on connaissait dans la peinture et plus récemment dans
la photographie et le cinéma. Peut-on dire que l’espace est mondain dans le sens où
l’on peut l’appliquer à un salon : son esthétisation à-t-elle une valeur morale ?
Notons, de la même manière, l’intérêt que portent certains habitants de Trévoux à
l’histoire glorieuse et passée de cette localité : le Parlement de Dombes au XVIIe
siècle et les riches périodes de l’activité industrielle : l’étirage du fil d’or au XVIIIe
siècle et le perçage du diamant entre 1865 et les années 1970. Cette exposition d’une
histoire reconstituée n’est-elle pas chargée aussi d’une dimension esthétique ?
En nous éloignant quelque peu, le Musée National du Mali à Bamako, qui joue un
43 « Selon la convention du Patrimoine mondial, un “patrimoine culturel” est un monument, un
ensemble de bâtiments ou un site ayant une valeur historique, esthétique, archéologique, scientifique,
ethnologique ou anthropologique. Le terme “patrimoine naturel” désigne, quant à lui, une
caractéristique physique, biologique ou géologique exceptionnelle : la flore, la faune menacée, les
zones ayant une valeur du point de vue scientifique, esthétique ou du point de vue de la
conservation. »
44 http://www.vnf.fr/vnf/content.vnf?action=content&occ_id=4625
54
rôle essentiel dans la prévention du pillage et du trafic illicite des objets culturels
dans la région, sensibilise les communautés locales et, dans les termes de son projet,
insiste sur la dimension esthétique du patrimoine local comme un atout pour la
sensibilisation des populations.
Qu’est-ce que l’esthétique ? Comment comprendre la référence à l’esthétique dans
les projets de patrimonialisation ?
Arrêtons-nous à Kant pour quelques lignes. Selon lui, « le jugement de goût n’est pas
un jugement de connaissance, ce n’est donc pas un jugement logique, mais esthétique
c’est-à-dire un jugement dont le principe déterminant ne peut être rien autre que
subjectif »45. C’est par le beau que Kant va tenter de sortir de la relativité des
jugements de goût : « En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son
jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et privé et en vertu duquel il dit
d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. […] Il en
va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu’un qui se
pique d’avoir du goût songeât à s’en justifier en disant : cet objet […] est beau pour
moi. Car il n’a pas lieu de l’appeler beau, si ce dernier ne fait que lui plaire, à lui. Il y
a beaucoup de chose qui peuvent avoir pour lui de l’attrait et de l’agrément mais, de
cela, personne ne s’en soucie ; en revanche, s’il affirme que quelque chose est beau,
c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas
pour lui seulement, mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si
c’était une propriété des choses. »46 C’est parce que ce jugement est désintéressé
qu’il peut être universel. C’est en vertu d’un sens commun esthétique, une
communauté de sentiment, que les hommes pourraient partager leurs jugements
esthétiques. Est-ce à dire que l’appréciation du patrimoine se serait réservée qu’à une
communauté d’amateurs ? Ne peut-on reconnaître aux objets patrimoniaux une
fonction cognitive à l’échelle de nos mondes contemporains ? Ne peut-on penser
l’esthétique en lien avec une dynamique sociale ? Dans le sens où l’esthétique
contribuerait à faire société et équivaudrait à une action ? Jean-Paul Resweber dans
son article “Des lieux communs de la modernité”47 donne à lire une définition de
l’esthétisation qui se rapporte à notre objet : « L’esthétisation est un travail de
construction et d’organisation des objets, qui tient compte de valeurs utilitaristes,
comme l’efficacité, le confort, la polyvalence des usages, le plaisir, mais aussi de
valeurs symboliques, comme les exigences d’harmonie, de convivialité et de
partage. »
Et c’est bien cette question de l’esthétisation comme construction qui nous semble
devoir être retenue. Une construction qui n’isole pas l’objet de la sensation qu’il
produit. N ‘oublions pas qu’ aisthèsis veut dire sensation et que ce terme nous
engage, à la suite de Baumgarten (1735) à appréhender des formes artistiques selon
une connaissance sensible intermédiaire entre la pure sensation et le pur intellect.
Entendons par là un processus qui engage l’individu dans une relation de corps où
émotion et cognition travaillent ensemble.
Le lien entre la praxis morale et la poiesis artistique paraît ici évident. Le travail de
45 E. Kant (1790) Critique de la faculté de juger, Paris Gallimard, Folio Essais, 1985, 129-130.
46 Ibid. 141.
47 Jean-Paul Resweber (1998) «Des lieux communs de la modernité», Le Portique, 1, La modernité ,
mis en ligne le 15 mars 2005. URL : http://leportique.revues.org/document344.html.
55
Sandra Frossard-Urbano me semble exemplaire de cette fusion entre ces deux
manières de concevoir l’action : celle qui trouve son aboutissement dans la
production d’un objet distinct et celle qui permet de travailler ce qui fait société et
qui se situe sur le registre des valeurs. A propos d’une recherche48 qu’elle a effectuée
pour l'écomusée de la Bresse bourguignonne, avec le concours de la mission du
Patrimoine ethnologique, Sandra Frossard-Urbano écrivait que : « L'art de l'éleveur a
su les protéger [les volailles de Bresse] des éventuels outrages à la nature. Il en fait
des unités parfaites. » Elle précise ce que recouvre cette manière de faire en mettant
en parallèle deux types de savoir-faire, l’artisanal et l’industriel, bien distincts. Ainsi
l’éleveur « pratique le plumage à sec qui, parce qu'il épargne à la volaille le contact
avec l'eau chaude, a la réputation de ne pas altérer les qualités de la peau et de la
chair. On coupe aux ciseaux le duvet le plus fin (“ces petits poils, comme des
cheveux”), en faisant très attention, pour ne pas blesser la peau. Mme I. L. dit que ce
soin esthétique, qui peut paraître excessif, donne “une belle finition” au produit. »
Alors que « Les abattoirs industriels, importants défenseurs de la quantité, sont
équipés en machines inadaptées à l'abattage soigneux du travail artisanal. Malgré les
efforts pour en minimiser les inconvénients, en diminuant par exemple la cadence
des machines, ces abattoirs ne peuvent réaliser l'objet parfait parce qu'ils ne
parviennent pas toujours à respecter l'intégrité de la peau et des os délicats de la
volaille de Bresse. » Il faut avoir vu les Glorieuses (concours de producteurs de
volailles) de Montrevel, Bourg-en-Bresse ou de Louhans pour bien saisir en quoi ce
travail vise à flatter l’œil. Chaque animal exposé est le résultat d’un agencement qui
contribue à “faire le beau” : malaxage et sculpture du corps de l’animal jusqu’à
obtenir des courbes toutes en ondulations, aspect lisse et soyeux de la peau glabre,
traitement des teintes en camaieux et cependant jeux avec les contrastes (rouge de la
crête et blanc des plumes du col, par exemple), décoration à l’aide de matériaux
nobles tels que rubans de soie et coussinets de velours. Comme si le beau ne pouvait
renvoyer qu’au légitime : le naturel s’oppose à l’artificiel comme le classique au
contemporain et l’artisanal à l’industriel. Cette construction esthétique repose sur la
production d’un univers inspiré du passé. En cela, il semble possible de dire que ce
recours, même – surtout - factice, au passé permet de situer le producteur, le
regardeur, le visiteur dans un environnement “connu”, voire reconnaissable bien qu’il
n’ait jamais été aperçu, tel quel, auparavant comme le suggère la démarche
touristique.
Même si les domaines ne sont pas les mêmes, l’article de Jean-Marie Pradier49 sur la
perception ethnoscénologique paru dans Les périphériques vous parlent nous éclaire
un peu plus. Il aborde la question du foulard islamique et en appelle à « une sorte de
purification phanique50 dans nos sociétés qui visent à gommer tout ce qui pourrait
être aspérité spectaculaire ». Et fait le parallèle entre cette attitude et « la disparition
des fous et des morts des sociétés industrielles, des grandes fêtes, des grandes
cérémonies festives, hédoniques, des grandes extravagances, etc. »
48 Sandra Frossard-Urbano (1991) “La volaille de Bresse : un « objet parfait* »”, Terrain, 16, mars,
http://terrain.revues.org/document2995.html
49 (1999) “La percepion ethnoscénologique, Entretien avec Jean-Marie Pradier, Les périphériques
vous parlent, 32.
50 En note de bas de page de cet article les rédacteurs de la revue précise que « Le terme phanique se
réfère à une notion introduite par J.-M. Pradier pour désigner la dimension spectaculaire de la
communication humaine (du grec phainein : montrer).
56
Peut-on dire qu’il s’agit de construire un territoire pour le penser rapidement, pour
l’appréhender comme une totalité sans pour autant en reconstituer les détours ?
Pierre Francastel51, à propos de la société médiévale, remarquait que « l'œil et l'esprit
étaient satisfaits quand on leur proposait des raccourcis de connaissances » et
qu’ainsi l’usage des symboles s’était développé car ils permettaient d’aller vite à
l’essentiel. Cette volonté de simplifier les parcours de la cognition est
vraisemblablement un signe d’inconfort de la pensée, d’une inquiétude qui conduit à
privilégier les cheminements simples et précis plutôt que les recherches
aventureuses. Cette question nous renvoie à une conception du temps qui privilégie
le connu au détriment des projections dans l’avenir, les constructions légitimées au
détriment du faire connaissance. Il n’y a pas de retour en arrière possible et l’erreur
peut être fortement préjudiciable dans une société qui n’est que processus,
constitution permanente des statuts, des rôles et des attachements. Notre époque
semble cumuler incertitude et absence d’élan. Le mouvement est moins pensé
comme une échappée victorieuse que comme une confirmation de soi, un
déplacement dans un monde où la reproduction du même à un effet rassurant. Luc Le
Chatelier52 parle d’un « usage anxiolytique du patrimoine » qui accompagnerait une
absence d’avenir. Et, comme pour confirmer cette hypothèse, il rapporte les paroles
d’Yves Dauge, sénateur et spécialiste du patrimoine, qui affirmait au lendemain des
révoltes dans les banlieues : « Pour les quartiers dégradés, la question qui se pose
c’est : comment mettre du patrimoine là où il n’y en a jamais eu ? ». L’article ne dit
pas si, faute de perspectives d’avenir chacun doit faire l’apprentissage d’un
déploiement de soi et du social dans une esthétique rassurante et close. Nous
utilisons cette dernière expression d’esthétique rassurante car il est moins question
d’un enferment dans le passé que de la création d’une fiction.
Pourrait-on alors penser la patrimonialisation sur le mode du théâtre ou de celui du
rituel ? Cela nous permettrait de nous engager dans la voie de la praxis – et de sortir
d’une relation fétichiste à l’objet (Schusterman). Souvenons-nous du combat de coq
à Bali, formidablement analysé par Clifford Geertz53 lorsqu’il le compare à
Shakespeare : « il crée un événement typique ou universel, que nous pourrions mieux
encore qualifier de paradigmatique, c’est-à-dire d’exemplaire ». Mais cette
comparaison ne nous permet pas de nous dégager de la distance qui existe entre le
sujet et l’objet. Ces approches en terme de rituel et de théâtre conservent toute son
opérationnalité à la distinction des espaces : celui de la scène, celui de l’arène qui ne
se mélangent pas avec celui des spectateurs. La relation reste didactique alors que
l’on ne peut nier que le patrimoine, à travers l’esthétisation de l’espace, amène à en
faire l’expérience, autant de la part de l’habitant, de l’indigène que de celle du
touriste. Penser l’art et le patrimoine non plus en terme de production mais en terme
d’expérience nous permet de considérer l’appréciation comme une création
productive. Est-on pour autant dans le registre de L’Esthétique relationnelle que
développe Nicolas Bourriaud54 ? Selon lui, les œuvres produisent « des espaces-
temps relationnels, des expériences inter-humaines qui s’essaient à se libérer des
contraintes de l’idéologie de la communication de masse ; en quelque sorte, des lieux
51 (1967) “La figure et le lieu”, Oeuvres III, Denoël Gonthier, 77.
52 “La grande récup”, Télérama, 2957, 13 septembre 2006, 8-14, 14.
53 (1983) Bali, interprétation d’une culture, Gallimard, pour la traduction française.
54 (2001) L’Esthétique relationnelle, Les Presses du réel.
57
où s’élaborent des socialités alternatives, des modèles critiques, des moments de
convivialité construite. » (47). Oui si l’on privilégie l’expérience que les individus
font du social et non si nous devons penser en terme de particularisation étrangère au
phénomène de masse. Car l’hédonisme nécessaire à cette conduite de l’expérience
loin des foules ne semble pas être d’époque. Et encore une fois, le caractère
“anxiolytique” du patrimoine se satisfait des masses. C’est l’effet de masse, le
nombre qui donne de la valeur à ces démarches car, comme nous le disions à propos
du rapport au temps qui se construit sans retour, l’expérience se construit aussi sans
retour et il est préférable de l’imaginer comme déjà éprouvée et, de faite, valorisante
car propice au renforcement des attachements. Le partage d’une esthétique permet
d’affirmer une appréhension commune du monde et de développer des regards
convergents sur le monde considéré désormais comme un artefact.
La patrimonialisation est alors à comprendre comme une fiction. Ce n’est pas une
simple restauration, voire rénovation. Pour Jean-Marie Schaeffer55 « La fiction
résulte au contraire d’une décision, voire d’un pacte communicationnel, quant à
l'usage qu'on décide de faire de certaines représentations, en l’occurrence un usage
qui consiste à mettre entre parenthèses la question de leur force dénotationnelle. Pour
le dire autrement : ce qui importe dans le cas de la fiction, ce n’est pas de savoir si
ses représentations ont ou n’ont pas une portée référentielle, mais d’adopter une
posture intentionnelle dans laquelle la question de la référentialité ne compte pas. »
C’est une fiction instrumentalisée, selon la distinction établie par Schaeffer, dans le
sens où l’expérience que l’on en fait renvoie au monde réel et à ce titre elle agit
« comme une exemplification virtuelle d’un être-dans-le-monde possible » et
contribue à l’harmonisation des comportements par ce qu’elle permet de faire
l’expérience de théories du monde. Shaeffer adopte une position très proche de celle
de Geertz56 en faisant de la fiction « un modèle de la réalité mais aussi un modèle
contre la réalité, et cela parce que dans tous les cas, il est un modèle pour la réalité ».
Cette dimension pragmatique est essentielle car elle est au cœur de ce mouvement de
continuelle invention-confirmation qui permet aux individus de penser et d’agir
collectivement dans des mondes sans pour autant s’y enfermer. Ces mondes ne sont
pas des territoires mais le produit d’une territorialisation, d’une activité humaine,
d’une expérience toujours repensée du monde car la territorialisation est aussi
déterritorialisation et en ce sens, toujours ajustement à l’environnement. Deleuze et
Guattari57 insistent sur le pouvoir de l’énoncé répétitif comme ritournelle dans la
constitution de la subjectivité.
Tzvetan Todorov a introduit en France la notion d’exotopie élaboré par Mikhaïl
Bakhtine. Il cherche à préciser la notion de regard extérieur à une culture, la non-
appartenance à une culture donnée comme meilleur point de vue pour juger d’un
peuple. Nous pouvons retenir cette citation-traduction que Todorov fait de
Bakhtine58 : « La grande affaire de la compréhension, c’est l’exotopie de celui qui
55 (2002) De l’imagination à la fiction, Vox poetica, http://www.vox-poetica.org/t/fiction.htm
56 Voir “La religion comme système culturel”, In Bradbury et alii, Essais d’anthropologie religieuse,
Gallimard, 1972 pour la traduction française.
57 Gilles Deleuze et Félix Guattari (1988) Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Les éditions
de Minuit.
58 T. Todorov (1981) Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique suivi d[‘]Écrits du cercle de Bakhtine,
Paris, Seuil, coll. « Poétique », 169.
58
comprend – dans le temps, dans l’espace, dans la culture – par rapport à ce qu’il
veut comprendre créativement. Dans le domaine de la culture, l’exotopie est le plus
puissant levier de compréhension. Ce n’est qu’aux yeux d’une culture autre que la
culture étrangère se révèle de façon plus complète et plus profonde .»
Dans un souci d’explicitation de cette notion qui me semble importante, je retiens ces
quelques lignes : « L'exotopie bakhtienne est un mode de fonctionnement de l'esprit
humain que l'on peut observer dans la vie quotidienne et pas seulement au niveau
artistique. D'un point de vue psychologique, il le décrit comme le processus
d'identification et de distanciation qui se produit vis-à-vis d'autrui »59. Cette notion
nous permet de saisir que la compréhension que l’on a d’un monde ne peut se faire
sans le regard d’un autre, sans un appel à l’extériorité, sans un certaine forme de
décentrement, par « un hors-sujet-parlant » (Affergan).
Dans le même ordre d’esprit Francis Affergan60 en appelle au dialogisme de Bakhtine
pour montrer comment la diversité peut être sauvée : « Bakhtine sauve en quelque
sorte l’identité des cultures et des langages moyennant l’intervention artificielle
d’une fiction. » C’est le dialogisme contre le carnaval ; la séparation contre la fusion.
Ainsi le touriste n’est pas à entendre comme un facteur d’uniformisation mais
comme l’acteur-indirecte de la compréhension de soi, le détour sans lequel il n’y
aurait pas de conscience de soi.
Ce que le touriste révèle à autrui par son cheminement, il se le révèle à lui aussi. Cet
effet de révélation mutuel est possible car le tourisme exerce un effet particulier sur
les temps et les espaces. Pour Alphonse Dupront61, le tourisme fixe des temps et
concentre des espaces « Des temps qui sont espace, des lieux, étapes ou endroits
choisis pour être découverts, connus […]. Ces temps sont des temps forts, puisque
dans le déplacement touristique, ils sont le stable. En eux, ne fût-ce qu'un moment,
une fixité étrange, surprenante, de l'espace et du temps. […] Dans le circuit ces temps
sont l'épreuve véritable de la rencontre ». Alphonse Dupront montre comment le
touriste, par le simple fait de la pérégrination s'ouvre à d'autres réalités : « Dans cette
quête de la rencontre, tout proches dans une commune thérapie de la présence ».
Rencontre et présence sont des attitudes que Dupront qualifie de “spirituelles” ou de
communication. L'instabilité que provoque la sortie du quotidien, la
déterritorialisation, est propice à la rencontre, à l'aventure du langage. « Réalité
commune au tourisme et au pèlerinage, celle-ci, est voie par où pénètre
l'habituellement inconnu ou refusé. […] L'expérience est patente d'une disponibilité à
l'ouverture quand, le corps recru de fatigue, les freins accoutumés lâchent, le
personnage se défait et laisse place à une réalité autre ». Au fil du cheminement et de
la rencontre, les acteurs inventent une réalité sociale qui se construit par un appel à la
réflexivité : réflexivité non pas de soi à soi mais, grâce à l’exotopie, ce retour à soi
emprunte le détour d’autrui, peut-être même devrait-on dire le détourage tant cette
démarche repose sur l’extraction des objets et des situations.
La patrimonialisation semble être une fiction qui n’a pas de lieu car elle est à la fois
intérieure et extérieure : elle n’existe que parce qu’elle peut être pensée et vécue de
l’extérieur, que parce qu’elle est pensée et vécue de l’intérieur. Cette vie intérieure
59 Dictionnaire international des termes littéraires http://www.ditl.info/arttest/art1659.php
60 (1997) La pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, Albin Michel.
61 Alphonse Dupront (1967) : Tourisme et pèlerinage. Réflexions de psychologie collective.
Communications, 10, 97-121, 101-102 et 103.
59
est ce qui lui confère un aspect de réalité et c’est cette vie extérieure qui la rend
pensable. Cette fiction fait sauter les frontières entre l’ici et l’ailleurs, le réel et
l’imaginaire et s’offre à un espace ouvert propice aux dynamiques sociales. Mais
pour fonctionner, cette fiction doit être établie selon des règles spécifiques qui lui
confère une cohérence (une authenticité ?) sans laquelle il n’y aurait pas de véracité
possible. Et l’on revient à l’esthétique que l’on peut bien entendre comme tout à la
fois construction d’unité, homogénéisation des contenus et introduction de rythmes et
de variations sans lesquels la fiction n’apparaîtrait pas comme un phénomène vivant
mais comme un objet achevé, clos, sans avenir.
60
Patrimoine : des usages économiques aux enjeux sociaux
Krassimira Krastanova
Définition du patrimoine : la dynamique du sens et du champ conceptuel
Si nous portons notre regard vers la définition du patrimoine telle quelle est
présentée dans le langage quotidien, dans les dictionnaires ou dans les documents
lancés par les institutions publiques (UNESCO, ICOMOS, ministères de la Culture
etc.), nous pourrions le considérer comme « un bien propre, une richesse
transmissible » ; « l’ensemble des biens, droits, éléments aliénables et transmissibles
qui sont la propriété, à un moment donné, d'une personne morale (individu,
entreprise, etc.) » ; « ce qui, transmis par les ancêtres, est considéré comme l'héritage
commun d'un groupe ». Dès son apparition, la notion de patrimoine est difficile à
cerner et d’ailleurs, il y a encore 30 ans elle relevait du domaine du privé, de la
transmission familiale des biens meubles et immeubles et donc du domaine juridique.
Ce mélange des sens se saisit dans les trois langues (française, roumaine, bulgare), et,
en roumain (‘patrimoniu’) et en bulgare (наследство ‘nasledstvo’) le mot utilisé
signifie en même temps l’héritage, le patrimoine, les legs.
Au début des années 80, le ministère français de la Culture s’empare de cette notion
et rassemble sous cet intitulé des travaux, jusqu’alors dispersés, en ethnologie du
monde rural, des sociétés traditionnelles et des cultures populaires et ceux qui
concernent le domaine des Beaux-Arts (histoire de l’art). Les sciences sociales vont
jouer un rôle déterminant dans la mesure ou elles vont permettre de mettre en avant
les fonctions sociales du patrimoine qui ne sera plus des lors pensé comme une
collection d’objets séparés. A partir de là, la notion correspond aux réalités aussi
diverses que le patrimoine urbain, le patrimoine industriel, les ressources des terroirs
et, sous l’impulsion de l’UNESCO, le patrimoine immatériel (cependant il ne faut
pas oublier que l’immatérialité se trouve à l’origine de la conception du patrimoine
par le ministère de la Culture). C’est également le cas de la nature qui en tant que
telle était déjà mise en valeur depuis les années 60 mais qui va rejoindre la culture en
passant du coté du patrimoine.
Pour faire la différence entre les nombreuses significations et le rôle du patrimoine
dans la construction de l’identité nationale, il existe dans la langue bulgare
l’expression « héritage culturel-historique » (‘kuturno-istoritchesko nasledstvo’).
Dans les années 20, des « objets naturels » (comme par exemple, des rivières,
montagnes, forêts etc.) sont constitués et sont reconnus comme héritage national
naturel. Au fur et à mesure, les notions d’héritages ethnologique, littéraire, artistique,
architectural etc. ont fait leur apparition dans les discours. Nous pouvons constater
que l’usage de notions équivalentes à celle de patrimoine dans les langues bulgare et
roumaine s’enrichit et se pénètre de plusieurs significations en suivant la
prolifération interne du concept.
61
Cette situation linguistique et conceptuelle ne concerne pas seulement nos pays, elle
est réelle aussi dans d’autres pays européens et de l’Amérique du Nord en ce qui
concerne la définition du patrimoine. La notion semble fluctante puisqu’elle change
dans le temps, acquiert des significations complémentaires et s’élargit. Ainsi, le
concept du patrimoine est polysémique et rassemble plusieurs significations qui se
développent dans la durée. Cette dynamique interne correspond à la réalité sociale et
culturelle contemporaine car le patrimoine s’ouvre perpétuellement au besoins des
sociétés et influe sur leurs projets idéologiques et de leurs politiques culturelles.
L’usage du patrimoine et la création des identités
Les liens étroits entre patrimoine et identité ne sont pas une découverte récente, ils
défilent perpétuellement en Europe depuis le XVIIIe siècles et jouent un rôle
important dans la cohésion des sociétés, qui se définissent différemment en fonction
des changements du projet social envisagé. On constate la transformation des
interprétations concernant leur caractère et leurs usages en répondant aux besoins de
créer des nations modernes, de sortir des stéréotypes colonialistes et des préjugés
envers l’autre – le voisin ou l’étranger – , de les relier aux ouvertures économiques
(tourisme) et politiques (construction de l’espace européen). Donc, le patrimoine se
trouve au cœur des enjeux symboliques et idéologiques.
A l'époque modernes de création des nations européennes, la conception de
patrimoine national se développe et elle aide à faire liens avec les grands moments
du passé marquant la voie historique des pays. La période des XVIIIe et XIXe siècles
voit apparaître des monuments et des lieux historiques, archives et musées, reconnus
comme réserves et scènes des savoirs et des mémoires support de l’universalisme et
destinés aux publics cultivés. Les visions romantiques considèrent le patrimoine
comme expression de l’ancrage dans la terre natale et de l’appartenance nationale en
posant la valorisation du territoire en terme de patrie. Dans le processus de
revendication politique des « nouvelles nations » les vestiges archéologiques, les
manuscrits médiévaux, les monuments, les objets d’art, les coutumes et traditions
populaires, le folklore etc. prennent la place de premier rang de cela qu’on appelle
« l’héritage culturel et historique ». Il se comprend en terme de Grand patrimoine
(pas uniquement les monuments historiques), utilisant comme cadre de production
patrimoniale à la référence à l’Histoire glorieuse et les « traditions » du peuple et
joue le rôle de l’emblème d’appartenance nationale. la fonction du patrimoine de
présenter l’identité nationale et de mettre en évidence quelques évocations
essentielles : le patrimoine est une construction et se fabrique, modèle, interprète en
suivant les nécessités du présent. Il s’agit d’inscrire le passé dans notre quotidienneté
pour qu’il puisse devenir la partie importante de la vie sociale. C’est un processus
d’introduire le patrimoine par sa valorisation dans l’espace public dans le but de
mettre en rapports légitimes les membres de la société contemporaine avec leurs
prédécesseurs et de reproduire symboliquement l’unité de l’espace-temps.
Patrimoine en action, patrimoine en interaction
Au cours des années 90, le patrimoine est de plus en plus vu comme un outil du
développement local, de l’aménagement et de la politique du territoire : c’est à partir
62
de là que l’on peut véritablement parler de patrimonialisation comme construction
d’objets ou de pratiques en tant que patrimoine.
De nos jours le patrimoine est utilisé dans l’objectif de produire une identité
territoriale. Il s’agit d’une redéfinition du patrimoine qui s’explique avec la
décentralisation, l’autonomie croissante des régions, départements, et
communes, l’apparition enfin de nouvelles échelles territoriales. Ces territoires,
anciens ou nouveaux mais tous en mutation, se cherchent des traits identitaires,
qui les distinguent les uns des autres et puissent servir de support à leur
développement. Ce processus concerne autant la France que les nouveaux pays
intégrés à l’Union européenne. Dans les pratiques d’utilisation du patrimoine
au profit du développement local, de nouveaux organismes apparaissent qui
s’occupent de gestion de projets et représentent la relation entre la culture,
l’économie et la société. On observe donc la correspondance entre la
dynamique de restructuration des sociétés et la dynamique concernant les
usages du patrimoine.
Les métamorphoses et les usages du patrimoine provoquent les questions suivantes :
Quel patrimoine se transforme-il en produit ? Quels sont les mécanismes et les
façons de cette transformation ? A qui est destiné, à qui est offert ce produit – au
public ou au client ? Ces trois questions nous conduisent à réfléchir sur ce qui se
passe quand il s’agit d’un patrimoine homogène. Nous constatons que les variétés
culturelles locales ne s’exposent sur la scène et les vitrines que pour monter l’unité
culturelle et l’attachement à la nation. Dans ce cas, il n’est pas rare de chercher des
exemples (des objets, traditions, fêtes, art décoratif, etc.) plus attractifs dont l’usage
aboutit jusqu’à l’exotisme de soi-même pour attirer l’intérêt des clients. Cela confère
au patrimoine le sens d’une marchandise et sa circulation dans le domaine du
tourisme est pensé aux termes économiques. Dans le contexte difficile de la période
de transition, en raison d’un budget minime assurant le fonctionnement des
institutions et des activités culturelles, l’Etat hésite entre la politique libérale, la
marchandisation des activités culturelles et des faits patrimoniaux, d’une part, et,
d’autre part, la politique protectionniste qui valorise et soutient la production
culturelle, artistique et patrimoniale. En comparaison, l’usage du patrimoine dans une
situation de pluralité, propose des patrimoines divers qui se transforment en produits
culturels locaux ou produits de terroir qui ont la capacité d’exprimer l’identité d’une
collectivité, de servir d’instrument de développement économique et d’aider aux
relations humaines et sociales.
Dans cette perspective, un nouveau modèle de création de « patrimoine en projet » en
la référence à la société civile est mis en relief et répond à la situation politique de
l’intégration européenne. C’est un processus que de sélectionner des objets qui
doivent entrer dans la construction patrimoniale commune. Ce processus s’accomplit
sur le biais de deux opérations : en premier lieu, c’est la création du patrimoine par la
valorisation, et, en deuxième lieu, apparaissent les efforts faits pour le transmettre
soit aux générations futures, soit aux étrangers. Ce regard met en lumière ces deux
modes d’existence : comme savoir ainsi que comme mémoire. Ils permettent son
usage au fondement de la cohésion sociale et aussi en tant que ressource de
développement économique. L’utilisation du patrimoine comme outil de travail
social attire l’attention des anthropologues, sociologues, ingénieurs sociaux,
organismes d’Etat ou non-gouvernementaux (y compris des musées) avec l’objectif
de le mettre en action dans les projets culturels, pédagogiques, sociaux. L’autre cas
63
relève de l’usage du patrimoine dans la sphère touristique (qui est aussi la sphère de
la consommation) où l’on aperçoit une transformation décisive de son essence :
d’objet (culturel) il devient produit (culturel), voire marchandise. Ce caractère
ambivalent du patrimoine influe sur les politiques culturelles gouvernementales et
municipales de sa socialisation.
Références
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culturelle, Paris, EMSH,1993
Boursier, J.Y. « Les enjeux politiques des « musées de Résistance », Grange D., D. Poulot,
(dir.). L’esprit des lieux. Le patrimoine de la cité. Presses Universitaires de Grenoble,1997, 285-303
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Lyon, Musée de la Civilisation du Québec, 1992
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Grange D., D. Poulot (dir.), L’esprit des lieux. Le patrimoine de la cité, Presses Universitaires de
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Poulot, D. Patrimoine et modernité, Ed. L’Harmattan, 1998
Thièse, A.-M. La création des identités nationales. Europe XVIIIe – XXe siècles, Ed. du Seuil, 1999
64
C E NT R E D E RE C HER C HE S
A N TH R OPO L OG I QUE S E T ET H NO S OC I OL OG I QU E S
ACTES
du colloque francophone
Dynamique sociale, patrimoine, culture et tourisme
Textes réunis par Krassimira Krastanova
Organisé avec le concours
de l’agence universitaire de la francophonie
Plovdiv, le 27 avril 2005
Un iv er s i t é de P l o v d iv « P a i s s ii H i l e n d ar sk i »
24 , r u e Tz ar As se n
Dynamique sociale, patrimoine, culture et tourisme
Krassimira Krastanova, Professeur d'Ethnologie, Université de Plovdiv
Pour commencer ce travail, il nous a semblé impotant de poser quelques repères
préliminaires autour de la notion de dynamiques sociales et de la méthodologie du
travail :
65
Pour développer la notion de dynamiques sociales dans son œuvre désormais
classique, George Balandier s’est nourrit des idées de plus grands sociologues,
philosophes et historiens de XXe siècle essayant à définir le sens et les fondements
de la société.
Un premier regard donne à voir que la société en tant que système se base sur trois
niveaux : le premier correspond au support matériel de la société (territoire,
population, instruments, objets, techniques) ; le deuxième agit par les institutions en
rapport avec les systèmes de normes et de règles qui conduisent les actions des
acteurs sociaux ; le dernier niveau inclue des représentations collectives où sont en
effervescence les valeurs, les images, les idéaux qui correspondent à la société
existante. Durkheim définit ces trois niveaux comme faits de structure, faits de
fonctionnement et faits de représentations. Eux-mêmes et leurs subdivisions se
trouvent toujours en interaction. Le système se construit perpétuellement par les
éléments différents qui n’ont pas une place fixée, et en fonction de processus de leur
(re-) composition permanente engendre des contraintes et des relations
dissymétriques entre les unités et déstabilise l’ordre social. Cela explique l’apparition
clairement évidente de tentions entre ruptures et continuité, immutabilité et
modification, tradition et transformation qui provoque le besoin du changement et
produit le dynamisme des structures sociales. Le dynamisme se traduit par des
changements qui parviennent en raison des conflits ou des crises, et pour retrouver
ou imposer un nouvel équilibre social.
La question importante concerne les pratiques des acteurs sociaux. La comparaison
avec le rapport de l’individu à la langue qui apprend et l’emploie dans le processus
de création d’un milieu linguistique permet d’interpréter, de même manière, les
relations des individus à la société. Pendant les situations multiples où ils
interviennent ils participent à la création continue pour construire et transformer les
liens sociaux et la réalité sociale. Les pratiques se développent dans plusieurs
systèmes et sous-systèmes ce qui fait que les acteurs sociaux agissent plus au moins
activement et répondent aux dynamiques sociales soit pour obtenir davantage, soit
pour remettre en cause la position qui est la leur dans la société. En même temps
elles portent un caractère multilinéaire et complexe et leurs relations respectives
aident à établir la dynamique interne d’un système social à un moment donné.
L’étude des pratiques donne la possibilité de comprendre à la fois le caractère des
dynamiques sociales et comment et à quel point les potentialités dynamiques sont
utilisées et crées par des acteurs sociaux.
L’anthropologie et la sociologie classiques se sont orientées vers l’investigation des
sociétés dites traditionnelles ou post coloniales pour voir le jeu entre les forces de
transformation agissant en leur sein et celles provoquées par les relations avec
l’extérieur. En ce qui concerne les sociétés industrielles, l’intérêt porte plutôt sur la
recherche des sources et des types de dynamismes qui durant le temps poussent les
changements et la dialectique de la tradition et de la modernité. Dans les deux cas,
les chercheurs s’interrogent sur le caractère problématique de l’ordre social et la
différenciation des dynamiques sociales. Une première approche met en relief les
trois rangés générales : les dynamismes inhérents au système social et à ses
conditions d’organisation, de fonctionnement et de reproduction ; les dynamismes
par lesquels le système déploie sa réalisation ; les dynamismes qui entraînent les
changements structuraux et emmènent les transformations. En tout cas, les
66
dynamismes se comprennent par l’action du temps sur les systèmes sociaux, en ce
sens qu’ils engendrent une hétérogénéité et une discordance des unités de société.
L’objectif des anthropologues a été de trouver les outils pour maîtriser les forces
dissolvantes et revitaliser le pouvoir pour éviter la fragilité et stabiliser la situation
politique dans les sociétés postcoloniales.
Cette base de théorie classique nous a servi comme point de départ mais elle n’est
pas suffisante à présent au moins pour deux raisons. D’une part, il s’agit d’un
contexte tout à fait différent qui représente la recomposition sociale dans le processus
de création de l’espace européen et transformation profonde des pays
postcommunistes. C’est une situation d’ouverture vers la mondialisation et les
échanges de modèles sociaux, économiques et d’aménagement et leur adaptation
dans le souci de préserver les particularités culturelles. La chute des frontières
anciennes, le renforcement de l’échange entre l’Est et l’Ouest, l’augmentation des
flux des personnes et des stocks ont influé sur l’accroissement des possibilités de
différenciation pour les entreprises, les régions et les collectivités locales, y compris
sur la construction de l’image du local et l’usage du patrimoine à fins de
développement du tourisme. De ce point de vue, l’approche comparative est
essentielle car elle permet de percevoir ici et là, les modalités de ces dynamiques.
D’autre part, nous observons une grande diversité d’exemples et de formes de
dynamiques sociales ce que ne permet pas, en sortant des définitions classiques, de
trouver facilement l’explication de ce phénomène qui se comprend comme
construction et co-production des choses « dans un mouvement continuel avec les
uns, les autres sans que l’on sache véritablement tracer les limites, les contours, en
disant « voilà, là, on a quelque chose » (DC). Il me semble aussi très important de
mettre l’accent sur le fait que ces actions qui produisent les transformations n’ont pas
le caractère abstrait mais toutes sont « très concrets dans ce que les gens font, dans
telle situation à tel moment, ça peut correspondre à tel public ou à telle catégorie de
personnes et pas à telle autre » (OG).
Pour essayer d’éclaircir la notion de dynamique sociale et s’approcher d’une certaine
définition ainsi que de cerner la problématique et de réfléchir ensemble à partir des
exemples tangibles nous avons organisé le premier colloque à Plovdiv sous le titre
« Dynamique sociale, patrimoine, culture et tourisme ». L’objectif a été d’ouvrir le
débat consacré à l’usage du patrimoine, de la culture et du tourisme comme de
nouvelles ressources en faveur de nouvelles activités de développement. Nous avons
voulu attirer l’attention sur deux approches : la première présentait les dynamiques
sociales comme le résultat de l’état de tension entre des phénomènes de
mondialisation et les modalités de recomposition sociale originales ; la deuxième
reliait les dynamiques sociales aux pratiques des acteurs sociaux et à leurs stratégies.
Svetla Koleva a présenté une recherche sociologique qu’elle a effectuée en
collaboration avec son collègue canadien Jacques Boucher, et consacrée au projet
interministériel au milieu des années 90 au Québec intitulé « Habiter la forêt » (le
cas de la Forêt de l’Aigle au Québec, Canada). Il s’agit donc de l’idée
d’appropriation du territoire par les communautés de façon qu’elles puissent vivre de
leurs propres ressources. Le gouvernement du Québec lance ce programme de
développement durable qui vise à accroître le bien-être des populations des
communautés forestières et à assurer le rendement économique des investissements
en mettant en valeur les ressources spécifiques de chaque région. L’inscription de la
67
Forêt de l’Aigle dans le programme de Forêt habitée se fait par le moyen de la
création d’une entreprise privée sans but lucratif, à savoir la CGFA, qui en 1996
reçoit, de la part du ministère des Ressources naturelles qui pilote le programme, le
mandat d’assurer la gestion intégrée de l’ensemble des ressources et les potentiels
présents sur le territoire visé. Cela doit permettre une mise en valeur des ressources
et aussi permettre aux différents acteurs du milieu et aux habitants du territoire de
s’impliquer dans les décisions et la gestion du territoire pour assurer un
développement durable autant économique que social.
La réalisation du projet repose sur l’usage de la culture comme lieu des savoirs et des
croyances, des valeurs et des règles et pose la question de trouver des moyens et des
façons de faire pour résoudre des problèmes posés par l’expérience du monde réel
par référence a ce stock de connaissances. On aperçoit l'arrivée de l’économie au sein
de laquelle tout ce qui est culturel tend à devenir marchandise et où le ludique et
l’événementiel occupent une place privilégiée. En résultat, le décloisonnement des
espaces sans que soient abandonnées les spécificités de la vie concrète des gens dans
des temps et des lieux différents. En effet, ce ne sont pas des produits et des services
qui se vendent mais une expérience vécue et le client devient un acteur global. Cette
source de la culture en faveur du développement local ne peut être utilisée qu’en
commun par des acteurs de types différents agissant en réseau et entretenant les liens
sociaux. Je trouve importante la remarque de Sv. Koleva à propos de la culture dans
son usage comme source : « Une culture n’est vivante que par les hommes qui la
vivent ; donc en animant des segments ; en soi elle n’est que latence, donc pur
potentiel ».
Une question semblable concernant la culture a été posée par Ivan Tcalakov dans
son intervention « La recherche sur le patrimoine industriel et l’histoire des
techniques est-elle possible sans la notion de culture ? ». Il pose le problème des
limites qu’impose la notion de "culture" quand on analyse l'histoire des techniques et
du patrimoine industriel. Sa thèse est que la notion traditionnelle de culture (comme
quelque chose d’étroitement liée aux communautés humaines et aux valeurs,
significations, comportements humains, etc.). Patrimoine industriel et techniques
modernes sont basés sur le même 'code'. Voilà pourquoi il appelle à ne pas utiliser la
notion de culture en l’opposant à celle de nature, de technique, de sciences. Il a mis
l’accent sur la nécessité de penser les catégories en commun avec les acteurs, c’est-à-
dire en processus de co-production.
Ivan Tcalakov a présenté un exemple concret qui concerne l’usage de la tradition
dans un projet de développement local au Kamtchatka ou la communauté locale a
décidé de développer le tourisme (le tourisme de chasse) dans cette région dont la
nature était très préservée. Et les gens qui se sont occupés de ça voulaient montrer
aux touristes le patrimoine local. L’idée était de produire et offrir du thé d’herbes
locales, boisson traditionnelle qui était bue à l’époque. Mais les gens ont perdu cette
tradition locale en changeant leur mode de vie lors de l’industrialisation. Pour
résoudre cette difficulté ils ont envoyé un professeur à Moscou au musée
ethnographique pour chercher la recette du XIXe siècle et du début du XXe dans les
archives des données et des descriptions ethnographiques.
* Ces exemples de l’exploitation de la culture et du patrimoine comme sources
essentielles dans des projets du développement économique et social nous a fait nous
68
interroger sur la manière dont on voit la culture et le patrimoine. Ce n’est pas
simplement un objet qui donne des marques quelconque d’identité, par exemple,
qu’on ne peut plus le regarder seulement comme quelque chose sans mouvement,
quelque chose d’immobile, mais comme quelque chose qui se négocie
incessamment, qui est produit incessamment et qui change sans cesse. Nous avons
besoin, comme nous sommes face à des négociations constantes, des co-
constructions constantes, de choses à négocier. Et ces choses à négocier, c’est le
patrimoine, c’est la mémoire, c’est l’histoire, c’est toutes ces choses-là… c’est les
objets, c’est… Et en fonction des rencontres, on va les négocier de telle ou telle
manière, les reconstruire de telle ou telle manière, et à leur tour, elles vont être
construites encore de manière différente, etc. Et on voit, petit-à-petit, que les objets
de la négociation se déplacent. On pourrait dire que les objets ne sont plus les
mêmes, mais que le processus est le même.
Les communications suivantes ont été consacrées à la construction du territoire et de
l’identité à travers de production du patrimoine qui se comprend comme particularité
locale.
Dans sa présentation « Tourisme et identité culturelle » François Portet a attiré
l’attention sur le fait que le patrimoine rural se voit toujours comme source de
diversité culturelle, et pour cette raison participe d’un certain nombre d’initiatives
touristiques. Il a donné les deux exemples extraits de ces terrains des pays de la
région Rhône-Alpes, de la vallée du Rhône et de la vallée de la Drôme.
A partir de la région Rhône-Alpes, il a mis en relief deux tendances. Dans un premier
cas, des phénomènes démographiques amènent des populations nouvelles sans lien
avec le système d’activité préexistant sur le territoire : c’est le cas du tourisme de
sport d’hiver dans les Alpes qui amène par exemple une transformation profonde du
système d’habitat et des modes de relations préexistants, activité qui concurrence
également fortement les activités agricoles de montagne. Il a montré ainsi l’intérêt à
la façon dont les patrimoines peuvent être inscrits ou non dans une dynamique
d’interaction entre les « populations locales et les « visiteurs ». Il a souligné que c’est
une région de polyculture – polyactivité – où la part de l’agriculture est encore
significative. Bien évidemment, parallèlement, les agriculteurs participent à la mise
en place de gîtes et accueil à la ferme et puis il existe les autres manifestations
importantes qui ne procèdent pas directement du tourisme, mais elles visent à un
partage, une appropriation du patrimoine rural de proche en proche.
L’autre exemple présente la poterie installée dans le petit village de la vallée de la
Drôme, Cliousclat ou les artisans fabriquaient une poterie utilitaire en terre cuite
vernissée suivant des formes et des répertoires « traditionnels ». Ces ateliers
employaient dans les années soixante du XXe siècle une dizaine de personnes. Cette
production s’est installée dans le paysage local, et dans la région elle a trouvé une
clientèle.
La question importante qui se pose tourne autour des réflexions sur la façon dont les
différents patrimoines dont il vient d’être question pourront être mis en valeur, en
complémentarité les uns avec les autres, sans que par rapport à une fréquentation
touristique déjà importante les effets d’emblématisation soient trop forts.
Un autre point de vue nous a été proposé par Olivier Givre lors de ces réflexions sur
la « (Re)qualification culturelle des territoires et savoir-faire. Une expérience de
69
recherche-action dans un Parc naturel régional ». Le Parc est l’un des acteurs de ce
mouvement : en inscrivant dans sa charte décennale (1998-2008) un axe intitulé
« terre de savoir-faire », il s’engage à la préservation et la valorisation des savoir-
faire locaux, via un certain nombre d’actions. En abordant le sport nordique comme
élément de culture locale, le fabricant de skis comme lieu de rencontre entre savoir-
faire et haute-technologie, l’écomusée, lieu de mémoire comme témoin des
changements sociaux auxquels la neige et son économie ont contribué, on renouvelle
l’usage culturel du territoire et l’offre locale.
Il a constaté que les « savoir-faire » ont été un objet d’intervention privilégié en
matière de politique du patrimoine et de développement local, qu’il s’agisse des
musées locaux et écomusées, ou d’acteurs tels que les Parcs naturel régionaux. La
notion de savoir-faire comme celle de patrimoine rejoint certainement l’évolution des
territoires en France, avec la décentralisation, l’autonomie croissante des régions,
départements, et communes, l’apparition enfin de nouvelles échelles territoriales
telles que les communautés de communes ou les parcs naturels régionaux. Ces
territoires, anciens ou nouveaux mais tous en mutation, se cherchent des traits
identitaires, qui les distinguent les uns des autres et puissent servir de support à leur
développement. La réification de la notion de savoir-faire n’est pas une spécificité
jurassienne ; il semble en fait possible de constater deux processus simultanés dans la
manière dont sont abordés les savoir-faire dans les politiques de développement
local : une réduction de la notion de savoir-faire à la dimension technique et aux
métiers de l’artisanat et de l’industrie ; une équivalence postulée entre savoir-faire,
culture locale et tradition, tel métier devenant l’emblème d’un territoire.
On tente de faire évoluer la demande initiale, « savoir-faire » et « territoire », en
refusant de décrire des « territoires de savoir-faire », mais des milieux d’échange et
de circulation. En fait, le patrimoine ne peut être un levier d’action locale et un
support de projets que s’il se met lui-même en perspective, en ne s’enfermant pas
dans un seul territoire, une seule logique ou dans les idées d’origine et d’identité.
* Pendant la discussion qui a suivi l’exposé de ces expériences, nous nous sommes
demandés si la notion de territoire n’empêche pas de penser ces dynamiques, parce
qu’on retombe sur l’identitaire, et s’il ne serait pas mieux de l’abandonner pour
penser le local et ses dynamiques, ses régulations à partir d’actions. En fait, la
question du territoire est vraiment une question de lieu, de lieu de l’action. Et il est
aussi important de justifier qu’il n’est pas question, à proprement parler, de lieu, mais
de ce qu’on peut dire et de ce qu’on peut construire dans la rencontre à propos de ce
lieu.
La communication de Svetlana Christova « Les espaces publics de la cité en
transition » a porté sur les espaces publics de la cité en transition (ou bien de la cité
dans la société en transition) comme visualisation de la restructuration sociale, qui
d’habitude reste invisible, immergé dans la brume des stéréotypes et inaccessible par
les instruments standards de sociologie. L’analyse s’est basée sur l’étude des deux
villes bulgares très différentes, celles de Sofia et de Melnik, où sont examinées de
près diverses figures visuelles
Elle a mis l’accent sur Melnik, la plus petite ville bulgare, qui avec ses 150 habitants
ne répond même pas à la définition ordinaire de la ville. Ayant le statut de ville-
musée, la ville continue à exister grâce aux services touristiques et à l’industrie
70
vinicole. Cependant l’absence de stratégie générale du développement de la ville (et
en particulier du tourisme) ainsi que la lutte quotidienne pour la survie conduisent à
la transformation du tissu social de la ville. Bien plus, la transformation des maisons
en hôtels et tavernes trahit en effet la transformation des espaces privés en espaces
publics qui peut avoir des répercussions beaucoup plus graves. Dépossédés des
aspects privés de ce minime milieu d’habitation, les habitants sont également
dépourvus de ce qui constitue l’espace de la sphère publique où ils peuvent
communiquer comme citoyens.
Les deux dernières communications ont donné des exemples sur le mode de
reconstruction de mémoire et du patrimoine par les professionnels et les
universitaires.
Tanja Mareva, la directrice du Musée historique de Smoljan (une ville qui est près
de la frontière gréco-bulgare) a présenté le travail sur l’exposition consacrée à la
mémoire religieuse « Héritage chrétien des montagnes des Rhodopes – un projet de
collaboration transfrontalier (Bulgarie – Grèce) ». Elle a souligné le rôle des musées
d’ouvrir l’accès aux œuvres de culture et de nature tout en assurant le contact et la
communication avec ces dernières. La question qui se pose est de trouver le mode de
diffusion de ces connaissances dans le milieu social et de leur utilisation par la
société. Dans cette perspective je vais présenter le projet du Musée historique de
Smoljan ayant pour but de faire l’inventaire des monuments immobiliers du
patrimoine chrétien dans les montagnes des Rhodopes, qui sont intéressants comme
ressources du tourisme religieux dans une montagne connue en Europe par la beauté
de sa nature.
Le projet a été subventionné par le Programme Phare, Fond de microprojets de
collaboration transfrontalière, et a été effectué durant 10 mois en 2004 en
collaboration entre musée de Smoljan et l’Institut d’études balkaniques de
Thessalonique en Grèce a été partenaire du projet. Dans le cadre de se projet pour la
première fois une étude sur le « Patrimoine chrétien – églises et monastères » a été
effectuée sur tout le territoire des Rhodopes indépendamment des frontières
administratives et politiques. On a inventorié des objets dans un cadre chronologique
assez large – du IVe siècle quand les premières églises apparaissent jusqu’à nos jours.
C’est ainsi qu’on a mis en évidence un aspect mal connu des Rhodopes comme un
territoire chrétien des plus anciens dans le monde, où se trouvent des monuments
religieux uniques et des traditions durables jusqu’à maintenant sous-exploités comme
ressources de développement du tourisme culturel. Un Centre Digital et une
Exposition photo en bulgare, en grec et en anglais accompagnée de livrets
publicitaires dans les trois langues ont vu le jour comme résultat de cette action en
commun.
A son tour, avec l’intervention « Emime-Emona – « l’inexistante » du Littoral »
Roumjana Michneva a présenté le projet « Patrimoine et tourisme », Département
d’Histoire et d’études européennes, Université libre de Varna qui a eu pour objectif
de filmer la « mémoire » du littoral bulgare de la mer Noire de début de XXIe siècle.
Il s’agissait de documenter la culture du littoral bulgare de la Mer Noire qui a été le
fruit de la coexistence millénaire des populations les plus variées, que ce soient les
tribus thraces, les Grecs de cités maritimes, les colons de l’Empire romain et les
légionnaires des garnisons du Limes, les Byzantins, les Slaves et les Bulgares, des
71
Vikings, les Turcs ottomans, les Tartares de Crimée et de Boudjak, les cosaques
Zaporogues. Chacune de ces cultures a laissé son empreinte.
Aujourd’hui ce paysage et la mémoire du littoral sont en danger. On le détruit sans
pitié pour le remplacer par le gris du béton et les palais multicolores des nouveaux
riches. Cette richesse exceptionnelle n’est pas mise en valeur. Il n’existe pas
d’itinéraire culturel, de projet de tourisme culturel cohérent, qu’il soit national ou
régional, de stratégie de développement d’une l’industrie touristique intelligente,
assise sur la culture et le développement durable au service de tous ; collectivités
locales, citoyens, touristes, investisseurs, acteurs culturels. Les rares initiatives
existantes manquent d’ampleur et sont peu et mal connues. Les efforts méritoires des
autorités locales à l’origine de ces initiatives restent bien isolés. Roumjana Michneva
a choisi de parler d’Emona parce que son potentiel permet d’élaborer un programme
dans le cadre d’un projet de tourisme culturel sans se heurter à des structures ou à des
organismes déjà existants.
Voilà pourquoi le but du projet est de donner la possibilité aux spécialistes et aux
autorités locales de « comprendre » et « voir » l’histoire des cités et le paysage à
l’aide des produits multimedia et dresser des projets d’aménagement du potentiel
local.
* Ces communications, comme aussi les autres, ont évoqué les réflexions sur
l’engagement des ethnologues, des collectivités locales et les autorités dans une
action soit de recherche, soit culturelle, de développement ou autre. Il est évident
qu’il s’agit du processus et des rapports de co-construction. Et si on reprend
l’exemple de l’ethnologue sur le terrain, l’ethnologue est au même titre que les autres
sur ce terrain-là. Et que c’est ensemble qu’ils construisent quelque chose. Il n’y a pas
un statut particulier, distant, etc. Il vient d’ailleurs, effectivement, ce qui peut lui
donner un statut social un peu différent, mais, dans la construction même de la
situation, il est un acteur parmi d’autres. On ne s’extrait pas de la négociation, on
continue à négocier, mais à négocier sur une certaine vision de la réalité.
Nous avons réfléchi aussi sur le fait que les outils méthodologiques doivent
correspondre à la réalité étudié. Alors, nous avons été pendant longtemps sur cette
idée que la culture était là et qu’elle se partageait, et qu’il fallait faire l’apprentissage
de la culture, etc. Et que les gens qui partageaient la culture faisaient un territoire,
c’est tout le système des aires, etc. Et puis aujourd’hui on se rend compte que ça ne
se passe pas comme cela, la culture n’existe pas une fois pour toute. Elle est
constituée, constamment par chacune des rencontres. Cette compréhension est
importante pour notre travail car il est nécessaire d’étudier les choses en cours de
changements, au cours de processus, en cours de construction.
72
Habiter la forêt – le cas de la Forêt de l’Aigle au Québec, Canada
Svetla Koleva, chercheur en sociologie
Institut de sociologie, Académie Bulgare des sciences, Sofia
Je vais essayer de présenter de façon très succincte la pratique de la Forêt habitée à
partir d’un cas particulier, à savoir la Forêt de l’Aigle, située dans le sud-ouest du
Québec, Canada.
Mon propos sera organisé en quatre parties :
Bref historique de l’idée et de projet de Forêt habitée
Ensuite je me concentrerai sur le cas de la Forêt de l’Aigle en posant la
question qui me semble principale, et ici j’anticipe un peu le propos, comment un
concept et un projet forgés par le haut ont-ils été réellement mis en œuvre dans un
milieu donné? Comment cette idée s’est-elle implantée sur le territoire de la Forêt de
l’Aigle (FA) –et ici je parlerai plus précisément de la Corporation de gestion de la FA
Faire un inventaire des activités, des acteurs, des types d’implication, des
problèmes rencontrés et des résistances du milieu avec un accent particulier sur les
Amérindiens
Finir par quelques remarques, toujours brèves, sur le rapport entre le
développement local et la culture que cette expérience de recherche m’inspire.
Le projet de Forêt habitée est un projet interministériel monté au milieu des années
90 au Québec à la suite d’une analyse approfondie de la situation des régions
forestières, situation qui se caractérise par une surexploitation industrielle de la forêt
par des entreprises ni québécoises ni canadiennes mais surtout américaines, le
manque chronique de main-d’œuvre, l’exode des jeunes. Pour faire face à cette
situation critique le gouvernement du Québec lance ce programme de développement
durable qui vise à accroître le bien-être des populations des communautés forestières
et à assurer le rendement économique des investissements en mettant en valeur les
ressources spécifiques de chaque région. Il s’agit donc de l’idée, très vieille semble-t-
il, d’appropriation du territoire par les communautés de façon qu’elles puissent vivre
de leurs propres ressources. Par ce programme, le gouvernement essaie de répondre à
un mouvement social visant une revitalisation des collectivités par la remise en
question de la gouvernance des forêts. Sont ainsi soutenus 14 projets, appelés
projets-témoins pour tester l’idée et en faire une politique en la matière par la suite.
La Forêt de l’Aigle est donc un de ces projets de forêt habitée qui depuis 1995 se
réalise dans la région de la Vallée de la Gatineau. Quelles sont les particularités de
cette forêt. Il s’agit :
d’une propriété publiquedont l’accès est libre ;
d’un territoire situé sur plusieurs municipalités dans une région où l’industrie
forestière et le secteur touristique sont les deux principales activités touristiques ;
73
d’une réserve forestière instituée en tant que telle en 1986 lors du changement
du régime législatif relatif à la forêt qui met fin à la concession dont bénéficie la
Compagnie internationale de papier exploitant la FA depuis 1800;
d’une forêt utilisée par plusieurs groupes dont les autochtones pour des buts
différents – chasse, pêche, coupe de bois, etc., et dont les utilisateurs proviennent
surtout de la région.
L’inscription de la FA dans le programme de Forêt habitée se fait par le moyen de la
création d’une entreprise privée sans but lucratif, à savoir la CGFA, qui en 1996
reçoit, de la part du ministère des Ressources naturelles qui pilote le programme, le
mandat d’assurer la gestion intégrée de l’ensemble des ressources et les potentiels
présents sur le territoire de la Forêt de l’Aigle. Le projet de la Forêt de l’Aigle vise
également l’autofinancement des infrastructures et des opérations. Donc, c’est un
contrat, une convention d’aménagement forestière du ministère concernant une
propriété publique donnée en gestion à la corporation d’une durée de 5 ans
renouvelables à la différence des contrats d’approvisionnement d’aménagement
forestier qui sont sur 25 ans. Un monopole « Complet. Un des rares endroits où le
monopole est une bonne nouvelle.»
Autrement dit, conformément aux principes de la Forêt habitée, la CGFA doit
permettre une mise en valeur des ressources et aussi permettre aux différents acteurs
du milieu et aux habitants du territoire de s’impliquer dans les décisions et la gestion
du territoire pour assurer un développement durable autant économique que social.
La CGFA est dotée d’un conseil d’administration composé des 3 membres-fondateurs
et 4 autres qui s’associent plus tard.
La CGFA organise son travail dans quatre volets (Plan de développement 2002-2006)
La question la plus intéressante - comment atteindre ces objectifs quand les données
de départ ne sont pas très favorables :
milieu forestier reste très fermé, très dur, longuement géré par des
groupes industriels qui utilisaient la forêt sans l’aménager « le gros malheur
de la foresterie au Québec actuellement, c’est qu’on a pas personne qui
produit ou qui fait produire de la forêt et qui l’aménage. On a des gens qui
l’utilisent mais on a pas des gens qui l’aménagent, donc il n’y a pas de
producteurs de ressources, ce qu’on est sur la forêt de l’aigle, un des rares
exemples au Québec. Donc, est-ce qu’il y a des gens qui ont la culture de ça?
Pas vraiment ».
une population qui a le sentiment de propriété et approuvait une
certaine méfiance à l’égard de la CGFA « Quand on est arrivé, on était vu
comme des gens qui allaient barrer le territoire, qui allaient tarifer,
puis… » ; « On pourra plus aller sur la forêt de l’aigle`` etc. Alors que
maintenant, je dirais, d’une façon générale, le préjugé est favorable. Il reste
encore des gens qui sont qui sont très suspicieux, peu, mais je dirais que le
préjugé est favorable, contrairement au départ. » ; la peur de revenir aux
clubs privés, aux concessions forestières où les gens n’avaient pas accès à la
forêt ; car il y avait deux clubs privés sur le territoire de la forêt de l’aigle ;
on est tout près de Maniwaki, mais les gens n’ont pas accès à leur territoire,
donc ça a laissé des marques très fortes, très encrées. Et, de retourner à
quelque chose qui pourrait peut-être ressembler à ça… »
une population aussi pour laquelle la notion de groupes de défense
n’est pas très encrée de fait même que l’industrie forestière installée depuis
74
deux siècles dans la région la gérer à sa façon et « critiquer l’industrie
forestière c’est pas nécessairement très bien vu »
une région qui souffre de manque de compétences dans presque tous
les volets de l’activité de la CGFA
un territoire qui était objet de toutes les convoitises des groupes
différents, donc il y avait et il y a encore des conflits d’intérêt ne serait-ce que
pour le fait que la FA est située sur plusieurs municipalités et les clubs divers
avaient leur terrain de jeu, etc. « eux autres, de voir des gens arriver et dire :
``On va gérer le territoire`` Ça veut dire quoi? Gérer le territoire? «
la communauté algonquine qui prend la FA comme leur terre natale,
dont la réserve se trouve sur une partie de la FA et qui avait aussi mal
d’imaginer qu’on puisse lui imposer des règles de coupe de bois.
La population amérindienne c’est eux autres qui font à peu près la moitié des
travaux forestiers sur la forêt de l’aigle, heu, donc ils sont impliqués dans
plusieurs… » ; « À peu près la moitié des opérations forestières, ça doit représenter,
peut-être 35% de la main d’œuvre su la forêt de l’aigle. »
Mais eux, pas de tradition dans l’exploitation de la forêt, mais ça s’est surtout
développé avec la forêt de l’aigle. »
Whitedog – On va nous faire payer des droits de coupe sur notre territoire ; il faut
préserver la forêt mais il faut vivre aussi. Alors comment trouver l’équilibre.
Comment s’en sortir :
Donc, je dirais que les deux premières années on a essayé d’atteindre trois
grands objectifs, heu, que je suis capables d’identifier a posteriori parce qu’a priori je
n’avais pas une idée si claire que ça. D’une part, il était très important d’essayer
d’avoir un vocabulaire commun entre les différents intervenants ; on ne parlait pas le
même vocabulaire : qu’est-ce qu’une belle forêt pour un ingénieur forestier et pour
un gars qui va à la chasse, c’est pas la même chose. Portant on utilise les mêmes
mots. On s’est donc aperçus, après un certain temps, que cet éloignement du
vocabulaire faisait en sorte qu’on avait beaucoup de difficultés à communiquer
efficacement et que c’était souvent des sources de discorde. Il y a eu beaucoup
d’acquisitions de connaissances de part et d’autre. Il a fallu acquérir un minimum
d’informations pour être capable de gérer cet écart. Il a aussi fallu se créer une
crédibilité : au tout départ, notre seule garantie de survie c’était notre réputation, ce
qui a fait que les gens ont adhèré à notre vision et il fallait aussi avoir une crédibilité
tant sur le plan de la politique locale, de la politique provinciale, du financier.
La stratégie d’aujourd’hui – « On s’implique beaucoup dans plusieurs conseils
d’administration pour être capable d’avoir le pouls de différents groupes. Dans
notre implication sur les conseils d’administration, l’idée est de diffuser le plus
possible les objectifs de la corporation par des pamphlets, et par divers documents,
de faire en sorte que les leaders d’opinion soient au courant. On travaille même pas
avec les leaders d’opinion mais atteindre monsieur et madame tout le monde c’est
quelque chose de très difficile et on a pas encore trouvé les relais d’oipinion, les
journalistes, les élus politiques, les responsables d’institutions… »
Élargir la base sociale pour devenir plus représentatifs pour la région – du côté
des établissements publics et surtout scolaires
75
Remarques en guise de conclusion
Le rapport développement local – culture dans les communautés
déterminées est impossible sans ce qu’on peut appeler des acteurs-réseaux
La culture comme lieu des savoirs et des croyances, des valeurs et des
règles pose la question de trouver des moyens et des façons de faire pour
résoudre des problèmes posés par l’expérience du monde réel en référence à
ce stock de connaissances : Une culture n’est vivante que par les hommes qui
la vivent ; donc en animant des segments ; en soi elle n’est que latence (pour
parler comme Sorokin et Parsons), donc pur potentiel.
Décloisonnement des espaces sans abandonner les spécificités de la
vie concrète des gens dans des temps et des lieux différents
Différenciations des services en fonction des usagers (l’économie des
flux n’est pas indifférente aux lieux) et l’importance accrue qu’y revêt
l’extra-économique ; en particulier les divers systèmes de relations sur
lesquels repose désormais fortement l’efficacité économique. Une économie
au sein de laquelle tout ce qui est culturel tend à devenir marchandise et où le
ludique et l’événementiel occupent une place privilégiée.
Vendre non pas des produits et des services mais une expérience vécue et prendre le
client comme un acteur global.
76
Tourisme et identité culturelle
François Portet, conseiller en ethnologie
Direction régionale des affaires culturelles Rhône-Alpes, Lyon
Il me revient plutôt de parler à travers la question du tourisme (dont je ne suis pas un
spécialiste) de formes de contacts, voire de confrontations, de rencontres d’identités
et d’altérités qui méritent sans doute d’être examinées d’un point de vue
pragmatique.
Mon action en tant qu’ethnologue impliqué dans l’action du ministère de la Culture
français s’exerce autour des thématiques des mémoires et des patrimoines. Il serait
un peu long de reprendre l’histoire de la mission à l’ethnologie du ministère de la
Culture auquel j’appartiens, mais on peut dire que deux grands domaines
d’intervention se sont dégagés autour de ce que l’on a appelé le patrimoine
ethnologique : une ethnologie du patrimoine culturel rural et des enjeux de la
transformation des campagnes françaises, et parallèlement à cela le développement
de recherches sur l’ethnologie dans la ville, notamment autour des questions de
mémoires et de patrimoines.
C’est à partir de cette expérience et notamment sur la question du patrimoine rural
qui fait l’objet d’un certain nombre d’initiatives touristiques que je vais parler
maintenant. Nous pourrions longuement discuter de la raison pour laquelle l’espace
rural prend encore une large place en France, pourquoi la ruralité y est encore perçue
comme source de diversité culturelle.
L’ethnographe que je suis s’intéresse à la construction des identités sur ces lieux que
nous sommes susceptibles d’incorporer à notre héritage, et à la relation qui peut
s’établir entre les occupants d’aujourd’hui de ces lieux et à nous les autres, les
touristes qui peuvent être amenés à les visiter.
A partir de la région Rhône-Alpes, il me semble que j’observe deux tendances, que je
vais rapidement illustrer par quelques exemples. Dans un premier cas, des
phénomènes démographiques amènent des populations nouvelles sans lien avec le
système d’activité préexistant sur le territoire : c’est le cas du tourisme de sport
d’hiver dans les Alpes qui amène par exemple une transformation profonde du
système d’habitat et des modes de relations préexistants, activité qui concurrence
également fortement les activités agricoles de montagne (qui avaient su pourtant
témoigner d’une grande capacité d’adaptation dans l’histoire notamment par les
migrations alternées, mais aussi l’industrialisation des vallées ).
Il me semble à partir d’une vision globale de cette région qu’il y aurait un grand
intérêt à s’intéresser de près à la façon dont les patrimoines peuvent être inscrits –
pour le dire vite - ou non dans une dynamique d’interaction entre les « populations
locales » et les « visiteurs »
Prenons l’exemple de ce que nous appelons le patrimoine rural
Certains territoires dont les agriculteurs étaient organisés autour de systèmes de
solidarité : regroupement en coopérative pour la production laitière par exemple ont
réussi en quelque sorte à continuer à se faire reconnaître sur ce territoire à travers
leur production
77
A travers la reconnaissance de la typicité et de la qualité de fabrication obtenue par
l’appellation d’origine contrôlée (A.O.C.), le syndicat a aussi réussi à défendre tout
un système qui comprenait la défense d’une race animale apte à cette production, le
maintien du système de transhumance avec les alpages au sommet de la montagne et
les prés de fauche dans la vallée, les bâtiments : chalets d’alpage et bâtiments des
exploitations. Un exemple comme le fromage de Beaufort dont lié à une vallée des
Alpes, le Beaufortain, est suivi avec plus de difficultés par d’autres producteurs,
comme les éleveurs de la Vallée d’Abondance qui fabriquent le fromage
d’Abondance, parce que les éleveurs, peut-être moins organisés, n’ont pas su faire
reconnaître leur activité par rapport aux politiques qui ont axé le « développement »
de la vallée et de sa partie supérieure exclusivement autour du tourisme de sport
d’hiver… Dans cette région, la vie rurale se trouve plutôt muséifiée dans différents
musées ruraux présents sur le territoire qui présentent « les objets ruraux de la vie
d’autrefois ».
Dans l’ensemble de ces vallées alpines, on pourrait ainsi interroger cas par cas
comment se construit un patrimoine dans le contact entre les allochtones touristes qui
sollicitent des biens : architecture, paysage, coutumes et ceux qui se définiraient
comme des autochtones autour de biens qu’ils s’approprient pour continuer à exister
socialement et économiquement. Je ne solliciterai pas sur ce sujet notre collègue
Denis Cerclet mais l’exemple du patrimoine religieux dans ces vallées est un bon
exemple des contradictions qui peuvent exister entre des biens et des pratiques
religieuses considérées comme des biens propres pour des communautés et la
demande touristique d’art sacré, comme Denis a pu l’étudier dans la vallée de la
tarentaise. Dans d’autres vallées comme la Vallée d’Abondance ou la Vallée d’Aulps,
deux vallées organisées chacune autour de syndicats intercommunaux, et possédant
des offices de tourisme (tournés vers l’activité de sports d’hiver), des questions
identiques se posent et les responsables se sont adressés récemment au ministère de
la Culture pour la mise en place d’un Pays d’art et d’histoire pour valoriser en
direction du public touristique leur patrimoine religieux et amorcer un travail sur
l’élevage laitier.
Le deuxième territoire sur lequel je voulais revenir est la vallée du Rhône et les
vallées adjacentes qui se prolongent vers les pré-Alpes. Dans un premier temps, je
voulais revenir sur le travail que je mène, avec des étudiants et avec les animateurs
de développement des pays de la vallée du Rhône et de la vallée de la Drôme sur le
patrimoine rural de cette région. En arrière-plan de ce travail, il y a à proximité de ce
territoire la présence et l’histoire depuis plus de trente ans d’un parc naturel régional
qui a privilégié une approche en terme de développement des activités rurales autour
de son patrimoine naturel, avec en particulier l’association pour la promotion de
l’agriculture en montagne, le développement des produits locaux. C’est notamment
le cas pour un fromage, le « bleu de Termignon ». Les agriculteurs ont racheté une
coopérative de production à un grand groupe agroalimentaire et à travers cette
production on sauvegarde aussi un paysage, une race animale, la vache villarde.
Il en est de même avec l’agneau de l’adret et la mise en place d’un réseau de
distribution, ou encore l’action de revalorisation menée par des producteurs de
l’élevage caprin à travers la revalorisation du produit Fromage de picodon et aussi la
78
mise en place de fêtes (hors saison touristique) qui visent à faire connaître par les
habitants de la région (pas simplement pour faire acheter le produit) qui permettent
aussi aux éleveurs de développer une action collective autour de la fête.
Je dois signaler que nous sommes dans une région de polyculture – polyactivité – où
la part de l’agriculture est encore significative. Bien évidemment, parallèlement, les
agriculteurs participent à la mise en place de gîtes et accueil à la ferme. Autre
manifestation importante qui a lieu chaque année, le dernier week-end d’avril, une
manifestation qui a été créée par une fédération d’exploitants, qui s’intitule « de
ferme en ferme » et qui permet de faire découvrir les exploitations aux habitants de la
région proche. Toutes ces actions ne procèdent pas directement du tourisme, mais
elles visent à un partage, une appropriation du patrimoine rural de proche en proche.
Je voudrais enfin terminer, toujours sur ce territoire, par un dernier exemple qui
montre au sens littéral la plasticité possible du patrimoine. Cliousclat, village de la
vallée du Rhône, aurait pu être l’un de ces villages identiques à ceux que je présente
désormais occupés par des résidents secondaires qui voient dans ce Sud de la France
un lieu de villégiature un peu plus accessible et qui produisent ces sortes de villages
décors sans habitants plusieurs mois par an.
La fabrique de poterie qui a réussi à subsister dans ce lieu lui a permis d’être un peu
autre chose puisqu’il existe deux restaurants qui vivent grâce à son attraction et une
dizaine de familles qui vivent de l’activité. La poterie installée dans ce petit village
de la vallée de la Drôme appelé Cliousclat fabriquait une poterie utilitaire en terre
cite vernissée suivant des formes et des répertoires « traditionnels », elle employait
dans les années soixante du XXe siècle une dizaine de personnes…
En 1960, un artiste issu lui-même d’une famille de céramistes (mais non pas
d’artistes au sens individuel, de fabricants préoccupés par une esthétique de la
production) s’installe à Cliousclat après avoir collecté dans toute la région et le sud
de la France des pièces placées au rebut qui vont lui servir de modèles pour
réorganiser la production de l’atelier de Cliousclat. Il va aussi apporter avec lui des
techniques de décors qu’il va transmettre à des décorateurs. Cette production de
Cliousclat va ainsi s’installer dans le paysage local, et trouver dans la région une
clientèle.
Les bâtiments de la poterie, son four, son aire de lavage, sa carrière d’argile n’ont pas
été modifiés depuis sa construction en 1903. Le ministère de la Culture a protégé cet
atelier en l’inscrivant au titre des Monuments historiques en 1997. Depuis 1960, la
poterie de Cliousclat a formé une vingtaine de potiers qui se sont installés en
différents ponts de France. Depuis trois à quatre ans, nous avons travaillé autour d’un
projet de développement de ce site dans lequel sont impliqués la commune de
Cliousclat, la communauté de communes avec laquelle nous travaillons sur des
projets agricultures… à la fois pour permettre au public de visiter le lieu sans
interrompre la production, de découvrir les collections de céramique et pour les
habitants d’acheter les fabrications…
Avec la collectivité territoriale nous réfléchissons à la façon dont les différents
patrimoines dont il vient d’être question pourront être mis en valeur, en
79
complémentarité des uns avec les autres, sans que par rapport à une fréquentation
touristique déjà importante les effets d’emblématisation soient trop forts. La
commune de Cliousclat qui se définit comme un « village de potiers » ne cherche pas
pour autant à atteindre la renommée de Dieulefit, les élus sont très attentifs au
maintien de l’activité agricole à la différence du village voisin devenu un village de
résidents secondaires.
Il y a sur ces territoires une variable de population intéressante. Au cours des années
soixante-dix le phénomène que l’on a appelé par facilité des néo-ruraux a amené sur
ces territoires et pour des raisons assez diverses de nouveaux occupants qui ont créé
des activités notamment dans le domaine agricole et particulièrement dans des
systèmes agricoles qui exigent peu d’investissements de départ et procurent des
marges intéressantes. Ce faisant ces nouveaux arrivants ont contribué à faire évoluer
les systèmes de production, développé les sens de l’initiative, et, me semble-t-il, les
systèmes d’organisation sociale qu’ils ont créé, leur permettent aussi de proposer des
formes de tourisme relativement différentes de celles que l’on retrouve un peu plus
au Sud .
En conclusion, vous avez compris que je souhaitais insister sur ce qui se passe en
amont du contact touristique et travailler parallèlement les questions d’appropriation
des patrimoines et les opportunités de développement touristique à partir des
ressources patrimoniales.
80
(Re)qualification culturelle des territoires et savoir-faire.
Une expérience de recherche-action dans un Parc naturel régional
Olivier Givre
Chargé de mission au Parc naturel régional du Haut-Jura, Université Lumière Lyon2
L’objet de ce séminaire étant entre autres de présenter des exemples concrets de
démarches de valorisation du patrimoine et des projets articulant les dimensions
culturelle et touristique, je vais vous parler de ma position d’ethnologue chargé de
mission au Parc naturel régional du Haut-Jura. Je suis doublement content d’être ici,
pour le démarrage de ce projet collectif : en tant qu’acteur opérationnel, et en tant
que doctorant travaillant en Bulgarie.
De nouveaux territoires à la recherche de nouvelles identités locales
Le thème des « savoir-faire » a été de toute évidence l’un des plus abondamment
traités en France ces 25 dernières années, par les ethnologues. Les « savoir-
faire » ont été un objet d’intervention privilégié en matière de politique du
patrimoine et de développement local, qu’il s’agisse des musées locaux et
écomusées, ou d’acteurs tels que les Parcs naturel régionaux. La notoriété de
cette notion en France s’explique en partie par l’évolution récente de la notion
de patrimoine à partir des années 80, lorsque l’on parle de « patrimoine
immatériel » et de « patrimoine rural », ouvrant le champ patrimonial à des
objets nouveaux ou jusque-là imperçus : non seulement les bâtiments à valeur
historique et l’habitat, mais les petits monuments ou éléments architecturaux ;
les paysages, ce qui ouvre à une qualification patrimoniale de l’espace vécu et
pratiqué ; les produits de terroir, notamment alimentaires ; les savoir-faire et le
domaine technique (Chiva, 1994). Le patrimoine ainsi élargi se voit assigner
une fonction sociale de lien entre particulier et universel, entre local et global,
parce que tout en « appartenant » à ceux qui le vivent au quotidien, « un bien
patrimonial est celui dans lequel les hommes se reconnaissent à titre individuel
et collectif » (Chiva, 1994).
Cette redéfinition du patrimoine rejoint certainement l’évolution des territoires en
France, avec la décentralisation, l’autonomie croissante des régions,
départements, et communes, l’apparition enfin de nouvelles échelles
territoriales telles que les communautés de communes ou les parcs naturels
régionaux. Ces territoires, anciens ou nouveaux mais tous en mutation, se
cherchent des traits identitaires, qui les distinguent les uns des autres et
puissent servir de support à leur développement.
Le patrimoine semble ainsi subir deux mouvements :
81
- Il se « démocratise » : il n’est plus uniquement un critère de distinction en
termes de valeur historique ou de « haute culture », qui servirait à classer des
bâtiments ou des œuvres d’art que l’on juge « d’exception » : il est un « bien
commun de tous les hommes » (Chiva, 1994).
- Il se « localise » car il devient un synonyme de culture locale, un condensé
des signes culturels qui composent un territoire donné. Il est enfin perçu
comme un outil de développement, d’image, voire un secteur économique
avec des retombées touristiques notamment.
Le paradoxe du savoir-faire : métaphore du changement ou trait identitaire ?
Dans cette notion élargie de patrimoine, le savoir-faire me semble être la part
« laborieuse ». Associé aux dimensions d’adaptation au milieu, de transformation de
la matière et du milieu, de compétence technique, mais aussi aux valeurs culturelles
inclues dans ces compétences, il renvoie simultanément à un « travail du monde » et
à un « monde du travail ». Le savoir-faire peut ainsi désigner une multitude de
pratiques : artisanat, industrie, art, pratiques agricoles, etc. Il devient parfois une
métaphore du territoire, de la culture locale voire de l’identité : dans le Haut-Jura, on
met ainsi en avant comme caractéristiques locales la pluriactivité, le transfert d’un
savoir-faire à un autre, le passage de l’artisanat à l’industrie, des dimensions qui
n’ont en fait rien de local car elles sont caractéristiques de nombreux territoires.
Ainsi, lorsqu’on en vient à parler de « génie jurassien » ou de « milieu technique »
spécifique, on peut se demander si l’on n’est pas en train de figer une notion qui au
départ est pourtant fortement évolutive et impalpable.
En effet, le dictionnaire « le petit Robert » donne une définition instructive du savoir-
faire : « 1) habileté à faire réussir ce qu’on entreprend, à résoudre les problèmes
pratiques ; compétence, expérience dans l’exercice d’une activité artistique ou
intellectuelle. 2) traduction de l’anglais know-how : ensemble des connaissances,
expériences et techniques accumulées par un individu ou une entreprise ». Le terme
savoir-faire ne désigne pas une activité purement technique, mais tout domaine où
une compétence est en jeu. Il s’agit notamment de la capacité à faire face à des
situations imprévues ou des contraintes, bref au changement, grâce à l’expérience.
La réification de la notion de savoir-faire n’est pas une spécificité jurassienne ; il
semble en fait possible de constater deux processus simultanés dans la manière dont
sont abordés les savoir-faire dans les politiques de développement local :
- une réduction de la notion de savoir-faire à la dimension technique et aux
métiers de l’artisanat et de l’industrie ;
- une équivalence postulée entre savoir-faire, culture locale et tradition, tel
métier devenant l’emblème d’un territoire.
Il y a donc un paradoxe du savoir-faire, défini d’un côté en termes de changement, de
ruse, d’improvisation ou de mutation, conçu de l’autre côté comme facteur de
permanence, objet constitué, parfois uniforme et enclos sur lui-même. Dans des
contextes de mutations rapides telles que celles que connaissent les sociétés dites
« post-industrielles », le savoir-faire témoigne souvent d’une identité localisée sur le
long terme. En parlant de « (re)qualification culturelle des territoires par les savoir-
faire », je souhaite poser une question : quel territoire construit-on, comment
82
qualifie-t-on le territoire et ses habitants en l’abordant sous l’angle des savoir-faire ?
On assigne une fonction sociale à la notion de savoir-faire, comme à celle de
patrimoine : absorber les chocs que subissent nos sociétés, comme si en renvoyant à
une identité on pouvait la préserver des mutations. Nous avons vu que le patrimoine
devient un lien entre particulier et universel, local et global. La notion de savoir-faire
est quant à elle suffisamment consensuelle pour rendre compte d’un grand nombre de
démarches techniques, entre monde artisanal et industriel, création artistique et
activités traditionnelles. Dans un contexte de mutations rapides des conditions
socioéconomiques, tel que celui du Haut-Jura où les secteurs économiques dominants
sont en crise (délocalisations, absence de transmission), cette notion constitue une
réponse symbolique au changement et aux contradictions que crée le changement. En
pleine déterritorialisation économique, on refait symboliquement du territoire avec
une conception culturalisée de l’économique.
Le projet Espaces et Temps de la Neige
Ce sont ces différentes questions qui se posent à moi en tant que chargé de mission
au Parc naturel régional du Haut-Jura, chargé de créer des circuits de découverte de
savoir-faire identifiés et localisés sur le territoire du Parc. La notion de Parc naturel
régional a été créée en 1967, alors que l’on prend conscience des effets de
l’urbanisation et de l’industrialisation et que se dessine un intérêt nouveau pour les
espaces ruraux dévitalisés. Un Parc naturel régional vise à favoriser le
développement équilibré d’un territoire à dominante rurale présentant des
caractéristiques naturelles et culturelles remarquables. Il s’agit d’un espace habité,
pouvant comporter des villes comme des communes rurales, des activités
industrielles comme des espaces naturels. C’est une collectivité basée sur l’adhésion
des communes à une charte de développement territorial. Il existe actuellement 44
Parcs en France : celui du Haut-Jura a été créé en 1986, et regroupe 113 communes
situées sur 3 départements et 2 régions. La Franche-Comté, où se trouve la majeure
partie du territoire du Parc du Haut-Jura, a été un terrain d’expérimentation et
d’action privilégié en matière de « savoir-faire » : programmes de recherche, musées,
écomusées, réseaux de musées, routes touristiques, publications, séminaires, ont fait
du thème des savoir-faire un élément incontournable du développement local et
culturel de cette région. Le Parc est l’un des acteurs de ce mouvement : en inscrivant
dans sa charte décennale (1998-2008) un axe intitulé « terre de savoir-faire », il
s’engage à la préservation et la valorisation des savoir-faire locaux, via un certain
nombre d’actions (soutien aux matériaux locaux, mise en réseau d’artisans, création
d’itinéraires de découverte, attribution d’un label, la « marque parc », à des produits
locaux).
Ma mission spécifique consiste à mettre en place des circuits de découverte de
savoir-faire préalablement identifiés : tournerie, jouet, lunette, lapidaire, pipe,
mouvement coopératif, émail, boissellerie… Comme on le voit, un même terme,
savoir-faire, sert à désigner des dimensions assez différentes : artisanat, industrie,
création, sport, vie sociale. D’ailleurs, le premier thème à traiter étendait
singulièrement la notion de « savoir-faire » au-delà du champ technique : il s’agissait
de la neige et des pratiques liées à la neige. Comment valoriser la neige ? (Que dire
de plus sur les savoir-faire du Haut-Jura ? Comment éviter de réaffirmer sans cesse le
83
lien au territoire et au terroir, ainsi que le suggère l’intitulé « terre de savoir-faire »,
comme si le savoir-faire était local voire autochtone ? C’est ce que je me suis
d’abord demandé.) Pour l’exemple de la neige, l’idée est de montrer le monde local
comme milieu d’échange et de mutations sociales, au travers de ses nouveaux
usages.
Pour cette première expérience, ne disposant d’aucun point de repère, j’ai esquissé
quelques « principes d’approche » :
-contraste et diversité : partir de l’idée qu’il y a des visions contrastées et
diversifiées de cet objet, la neige, et non pas décliner une seule idée, en
prenant pour acquise une soi-disant « culture de la neige » (le Haut-Jura
comme « pays nordique »). Pour cela, il fallait choisir des sites suffisamment
variés : j’ai enquêté sur un tremplin de saut à skis, un écomusée de la vie
rurale, une entreprise fabriquant des skis de fond, un site d’entraînement
nordique de haut-niveau.
-Traiter le changement et refuser la notion d’origine : je me suis rendu compte
que l’on pouvait aborder tous ces sites toutes ces activités comme des lieux
d’échange et de transformation. L’écomusée date des années 70 : il
accompagne le passage d’une économie agropastorale à une économie
touristique ; le fabricant de skis de fond a connu son heure de gloire en
inventant le premier ski de fond avec une semelle en plastique, qu’il avait
« empruntée » à un fabricant de skis alpins, et en intégrant des matériaux de
haute technologie à une base bois ; les sites sportifs (tremplins, etc.) évoquent
la création d’une identité nordique depuis les années 70, et la
professionnalisation récente du milieu sportif.
- Ainsi, il s’agissait d’aborder des questions contemporaines, de partir d’ici et
maintenant, et non pas d’une vision restrictive du patrimoine comme
« passé » ou identité. La neige est une entrée pour saisir un milieu local et les
questions de société qui s’y posent : par exemple le passage d’une économie
agropastorale à une économie de tourisme, ou l’émergence d’un milieu
« nordique » avec de nouveaux métiers et de nouvelles pratiques du territoire.
- J’ai essayé de jouer sur ma position d’observateur/acteur qui porte un regard
sur des sites et des acteurs : c’est en croisant un regard « extérieur » et un
regard « intérieur » que l’on fait émerger des questions de société, et non pas
en prenant seulement le discours local, ou en apposant un point de vue d’en
haut. Il me semble que cette démarche est une traduction de la position
ethnographique, entre proximité et distance.
En abordant le sport nordique comme élément de culture locale, le fabricant de skis
comme lieu de rencontre entre savoir-faire et haute-technologie, l’écomusée, lieu de
mémoire comme témoin des changements sociaux auxquels la neige et son économie
ont contribué, on renouvelle l’usage culturel du territoire et l’offre locale. On tente de
faire évoluer la demande initiale, « savoir-faire » et « territoire », en refusant de
décrire des « territoires de savoir-faire », mais des milieux d’échange et de
circulation. En termes d’apports concrets, l’idée initiale était d’identifier des sites qui
ne soient pas des professionnels de l’accueil du public, mais qui avaient un impact
public ou qui avaient une démarche d’ouverture intuitive, et d’accompagner cette
démarche, de la mettre en réseau, d’apporter des outils de médiation. Mon
84
intervention est donc celle d’un porteur et d’un animateur de projet : effectuer des
recherches sur un thème large, identifier et associer des sites qui sont en fait des
mini-terrains, proposer des scénarios de visite et de valorisation, puis concevoir des
supports d’interprétation et enfin une politique de réseau. Le résultat (voir documents
joints) est un réseau de 4 sites, équipés de supports variés accompagnant leur
ouverture au public, avec une politique de communication sur l’hiver prochain
(identification graphique du réseau, dossier de presse, inauguration, programme
d’actions), et enfin l’édition des recherches sous forme de livrets de
découverte/carnets de voyage. Une méthodologie s’est mise en place, que l’on va
essayer de transposer sur d’autres thèmes : mise en réseau, type de contenu, de
supports, d’actions, variété d’objectifs (touristique, culturel, pédagogique). J’insiste
sur la nécessité de négocier cette « ethnologie d’intervention » avec les acteurs
politiques et institutionnels, avec les sites eux-mêmes, avec la chaîne des partenaires
touristiques et culturels qui vont faire vivre le projet. Le prochain thème abordé sera
la « tournerie », et on va essayer d’adopter une démarche comparable : confronter
des conceptions différentes de la tournerie, entre création artistique, artisanat,
industrie.
Du monde du travail à l’économie-monde : limites de l’approche patrimoniale
du savoir-faire
C’est en parlant d’un travail engagé sur le thème du jouet, abandonné provisoirement
en raison de plusieurs obstacles, que l’on va pointer les limites des démarches
patrimoniales et en termes de savoir-faire. L’industrie du jouet est l’une des plus
emblématiques du Jura : on y évoque avec fierté le passage du bois au plastique,
l’existence d’entreprises familiales performantes, etc. Depuis 15-20 ans, une forte
politique de valorisation locale de l’identité jouet a été conduite sur le secteur du parc
où sont concentrées ces entreprises, avec création d’un musée d’envergure nationale,
d’un laboratoire de recherche sur les tendances du secteur jouet, orientation de toute
la politique de communication autour du thème du jouet, et bientôt création d’une
« cité de l’enfant »… Sauf que le secteur connaît depuis 10 ans une guerre sans merci
entre deux grands groupes de taille internationale, qui ont absorbé au passage toutes
les autres entreprises de jouets : cette « guerre » s’est soldée récemment par le rachat
d’un groupe par l’autre. Quand j’ai rencontré des responsables de l’une de ces
entreprises, un fleuron de l’industrie locale maintenant présente partout dans le
monde, avec l’entrée « Parc naturel régional » et « savoir-faire », il est clair que deux
mondes se confrontaient. La réponse qui m’a été faite était éloquente : « nous ne
sommes plus des fabricants de jouets, mais des marchands de jouets ». On se trouve
donc devant la contradiction entre une identité locale sans cesse réaffirmée et une
mondialisation accélérée, entre un monde économique révolu et « l’économie-
monde » (le responsable disait : « nous sommes maintenant véritablement une world
company »). Si dans ce contexte, on cherche à savoir ce qu’est le « jouet jurassien
traditionnel », on risque de se tromper d’époque...
Je constate que nos échelles d’intervention, avec l’entrée « savoir-faire », ont leurs
limites : crise socioéconomique, éclatement des territoires économiques, surchauffe
de l’offre en matière de valorisation. Elles ont aussi leur ambiguïté : est-ce qu’on
n’est pas là pour « faire joli », pour panser les plaies du social avec un baume
85
culturel, pour « accommoder les restes » (Debary) ? Il y a une vraie contradiction (et
une gêne) à valoriser culturellement des domaines qui sont socialement et
économiquement en crise : comme si l’on défendait une image contraire à la réalité.
Par ailleurs, les champs touristique, économique, politique et « scientifique critique »
sont en friction permanente : il faut négocier entre des demandes et des contraintes
opposées. C’est en développant de vraies logiques de projet, en faisant poids sur les
politiques de valorisation, et en étant au cœur des institutions du développement, que
l’on peut éviter d’être « l’ethnologue de service ». C’est peut-être présomptueux,
mais il y a là un rôle politique à jouer : je veux dire que c’est un choix politique de
partir de la notion d’origine ou de celle de changement, du passé ou du présent, de
l’identité ou de l’échange.
Plutôt que « terre de savoir-faire », je vois donc surtout le Haut-Jura comme exemple
de la complexité des forces qui traversent une région de moyenne montagne
d’aujourd’hui : entre affirmation identitaire et morcellement territorial,
destructuration rapide du tissu économique, entre déprise agricole et naissance d’une
économie touristique, sans oublier d’autres problématiques telles que le travail
transfrontalier avec la Suisse. Alors qu’aux savoir-faire sont associées des notions
telles que « savoirs incorporés », « milieu technique », « pouvoir transmettre » (I.
Chiva et D. Chevallier, 1991), on voit bien que cela ne suffit pas et qu’il faut à un
moment donné une réflexion sociologique sur les notions de travail (voire la morale
du travail qui est véhiculée par le savoir-faire, avec ses « valeurs », son
« origine »…), d’entreprise, de commerce, et aussi de flux migratoires, de ruptures
dues à l’innovation ou au changement global. Comment reconnaître ces
changements, les questionner, les expliquer ? Comment repérer les pratiques et les
logiques du présent, pour que le territoire ne soit pas seulement une juxtaposition
d’identités à préserver mais un creuset de « dynamiques sociales » ?
De la (re)qualification à la réinvention du territoire : apports de l’ethnologie
À la problématique du local se superpose une problématique globale, européenne :
les financements, les orientations, les principes dans lesquels se situe mon
intervention sont définis par des programmes cadres, Leader+ en l’occurrence. Ces
démarches de projet sont elles-mêmes pétries de contradictions et d’injonctions
paradoxales, entre identité et changement, authenticité et innovation, action locale et
gestion globale. J’ai pu m’en rendre compte lors des rencontres nationales Leader+,
où se confrontaient logiques de terrain et impératifs de gestion. Par ailleurs, lorsque
j’ai parlé de « réinvention de territoires », pour suggérer que toute valorisation est
nécessairement une reconstruction impliquant des choix, il y a eu deux types de
réactions :
- enthousiastes, car la formule est dans l’air du temps, elle enjolive, correspond
au caractère « innovant et expérimental » qui est mis en avant dans la
démarche Leader.
- négatives, car on a pensé que je qualifiais la démarche leader d’artificielle,
constructiviste, et remettais en cause le travail d’« authentification » des
territoires.
86
Les logiques de décision dans lesquelles s’inscrivent les actions de valorisation sont
disparates et complexes : l’unité rêvée dans le temps et l’espace des territoires de
projet se confronte à une morcellement extrême des territoires, des acteurs, des
niveaux de décision et d’action. On peut parler de territoires partagés voire de
terroirs en concurrence lorsque l’on constate la variété des projets locaux, des
acteurs, des échelles d’intervention, des discours. L’apparition de nouvelles échelles
de territoire suppose donc non seulement la recherche de nouvelles identités locales,
mais de nouvelles articulations entre eux : cela passe par de nouvelles démarches de
projet. Une question se pose à nous : comment lier des territoires, des acteurs, des
problématiques qui ne sont pas seulement locaux mais « translocaux » ? Il me semble
que l’ethnologie peut apporter un regard spécifique à deux niveaux :
- comme pratique adaptée à des échelles « locales », attentive aux réalités du
terrain,
- comme pratique de comparaison, de traduction culturelle.
Certains objets de la discipline recoupent sans aucun doute la notion de
« translocalisme » : questionnement sur les échelles (Bromberger, 1997), lien
local/global (Geertz, 1986), interrogation sur le soi et l’autre, dimension européenne
(Fabre), intérêt réflexif pour la construction du regard sur la société (par exemple le
dernier Ethnologie française sur la Grèce), traitement des thématiques de la diversité
et du changement.
Cela peut nous donner quelques pistes de réflexions croisées :
-Favoriser la mobilité : les projets européens sont basés sur la mise en réseau,
et favorisent souvent la mobilité, l’itinérance : on peut tirer parti de cela en
privilégiant des échelles souples, des projets sans centralité (par exemple
avant de créer un musée, mettre en lien des acteurs).
- La démarche de projet suppose des méthodes auxquelles il faut se former :
création de structures de portage, gestion, animation, médiation,
communication.
-Tenir un discours fort : le contenu et le regard, le discours sont décisifs pour
donner vie à un projet. Il doit toujours comporter une
recherche/préconisation : ce n’est pas toujours le cas et c’est souvent difficile
de convaincre de la nécessité d’un regard analytique et critique.
-Expérimenter sans figer : l’idée d’expérimentation, d’innovation, de
contractualisation fait que l’on doit être capable de bâtir un projet à 5 ou 10
ans, puis de le faire évoluer ou d’en changer. Sur de nombreux territoires de
projet (communautés de communes), il n’est pas réaliste de multiplier des
structures intégrées ; par contre, c’est souvent sur la coordination qu’il faut
mettre l’accent.
Je conclurai en disant que le patrimoine ne peut être un levier d’action locale et un
support de projets que s’il se met lui-même en perspective, en ne s’enfermant pas
dans un seul territoire, une seule logique ou dans les idées d’origine et d’identité.
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Héritage chrétien des montagnes des Rhodopes
Un projet de collaboration transfrontalier (Bulgarie - Grèce)
Tanja Mareva, ethnologue
Directeur du musée historique de Smoljan, Smoljan
Athanas Kirjakov, conservateur
Musée historique de Smoljan, Smoljan
Les musées sont des institutions spécifiques permettant de prendre connaissance de
l’héritage culturel et politique ainsi que des lieux naturels remarquables. Ce sont les
musées qui donnent accès aux œuvres de culture et de nature tout en assurant le
contact et la communication avec ces dernières. Cependant les musées ne sont pas
que des expositions. Ils renferment ce qui reste caché aux yeux des visiteurs,
notamment les connaissances des conservateurs acquises durant plusieurs années. De
ce point de vue, les musées sauvegardent un grand volume d’informations
importantes. La question qui se pose est de trouver le mode de diffusion de ces
connaissances dans le milieu social et de leur utilisation par la société. Dans cette
perspective je vais présenter le projet du Musée historique de Smoljan ayant pour but
de faire l’inventaire des monuments immobiliers du patrimoine chrétien dans les
montagnes des Rhodopes, qui sont intéressants comme ressources du tourisme
religieux dans une montagne connue en Europe par la beauté de sa nature.
Le projet a été élaboré durant 10 mois en 2004. Il a été subventionné par le
Programme Phare, Fond de microprojets de collaboration transfrontalière. L’Institut
d’études balkaniques de Thessalonique en Grèce a été partenaire du projet.
Pour la première fois une étude sur le « Patrimoine chrétien – églises et monastères »
a été effectuée sur tout le territoire des Rhodopes indépendamment des frontières
administratives et politiques. On a inventorié des objets dans un cadre chronologique
assez large – du IVe siècle quand les premières églises apparaissent jusqu’à nos jours.
C’est ainsi qu’on a mis en évidence un aspect mal connu des Rhodopes comme un
des anciens territoires chrétiens dans le monde, où se trouvent des monuments
religieux uniques et des traditions durables, jusqu’à maintenant sous-exploités
comme ressources de développement du tourisme culturel.
L’étude et l’inventaire sur le thème «Héritage chrétien des montagnes des
Rhodopes – des églises et des monastères »
Les chercheurs engagés dans le projet se sont trouvés au défi du cadre chronologique
très large, du IVe siècle au présent, et d’un territoire de 13 000 kilomètres carrés. La
bibliographie comprend 4 parties : l’Antiquité tardive (christianisme premier),
Moyen âge, Renaissance bulgare, période contemporaine. Les passages les plus
importants ont été annotés. Une enquête a été conduite dans les archives d’Etat dans
la région des Rhodopes (Smoljan, Kardjali, Plovdiv, Pazardjik, Blagoevgrad) dont le
résultat a été un inventaire des documents et des photos sur ce thème.
88
Apres l’analyse de l’information acquise, 114 monuments du patrimoine religieux
situés dans la partie bulgare des Rhodopes ont été visités. Plus de 3 000 photos de
terrain ont été réalisées, 482 photos scannées, 255 photos d’archive reproduites. Les
partenaires grecs ont apporté des informations sur les monuments dans les Rhodopes
grecques.
L’usage des technologies informatiques d’enregistrement de données inventoriées
concernant le patrimoine chrétien dans les Rhodopes a permis de créer une base de
données et une diffusion des résultats sur internet. 263 objets ont été numérisés. Dans
le cadre du projet on a créé aussi un Centre Digital. La base de données a été
présentée auprès de groupes différents : les étudiants dans les sciences humaines de
Nouvelle université bulgare, Université de Sofia, Université de Plovdiv ; mais aussi
les journalistes, les tour-opérateurs, les élèves des lycées de langues étrangères et du
tourisme de Smoljan etc. L’information acquise servira de point de départ a des
projets de recherche scientifique pour des étudiants bulgares et grecs. Elle est une
base pour des projets appliqués, surtout dans le domaine du tourisme culturel. Ces
données peuvent servir aux communes rhodopiennes des deux cotés de la frontière
pour préparer des itinéraires culturels au sujet du patrimoine chrétien.
Dans le cadre du projet nous avons créé une exposition photo en bulgare, en grec et
en anglais accompagnée de livrets publicitaires dans les trois langues. L’exposition
contient 76 objets remarquables de la culture chrétienne dans les Rhodopes bulgares
et grecques. On y voit les schémas de construction des églises, des fresques, des
estampes, des icônes, des plans, etc. L’exposition présente des objets archéologiques
du IVe au XIIe siècle, les églises bâties ou reconstruites pendant le XIXe siècle ainsi
que les temples plus récents construits à la fin du XXe siècle. L’accent est mis sur les
moments importants de l’histoire de la chrétienté dans les Rhodopes et les influences
des centres de christianisation voisins comme par exemple ceux de Philippi (Grèce),
Nicopolis ad Nestum (Bulgarie), les monastères du Mont Athos (Grèce).
Le point de départ de la christianisation de la population des Rhodopes commence en
313, après l’édit de Milan qui donne la liberté de toutes les confessions sur le
territoire de l’Empire Romain. L’évangélisateur légendaire des Rhodopes est
l’archevêque de Traianopol, Nikita de Remeciane. Aujourd’hui il ne reste que des
ruines qui témoignent de la construction massive d’églises après cette reconnaissance
de la religion chrétienne. Pour le moment ont été étudiés environ 30 temples de cette
époque. On a attiré l’attention sur deux monuments uniques des Rhodopes, qui
étaient le mieux conservés : l’Eglise rouge de Perustitza et la Grande basilique de
Belovo.
L’exposition évoque les étapes suivantes du IXe au XIe siècle, la période de grande
construction des églises et des monastères dans la montagne. Il s’agissait d’une
époque de reconstruction des églises ruinées après l’invasion des tribus slaves. Le
monument le plus remarquable représentant la culture chrétienne dans les Rhodopes
était le monastère « Sainte Vierge » de Batchkovo construit au XIe siècle. Durant les
siècles suivants, au nord du massif, se met en place un réseau de monastères – sièges
de culture et de littérature. Leurs réserves abritent toujours des manuscrits originaux.
Pendant la domination ottomane la plupart des églises chrétiennes tombent en ruine.
Les années 1830 marquent le début de réformes politiques dans la société ottomane,
accordant une plus grande liberté religieuse aux sujets de l’empire. Dans la montagne
89
commence un nouvel essor des constructions religieuses. Ce récit photo-
documentaire s’achève par la présentation des églises les plus récentes, construites à
la fin du XXe siècle grâce aux dons provenant des populations locales, mais aussi
d’autres régions de Bulgarie et des Balkans.
Le patrimoine chrétien des Rhodopes est inestimable, avec son histoire et sa tradition
bi-millénaires, avec sa grande richesse architecturale et artistique. L’exposition nous
invite à partager ce patrimoine balkanique, indépendamment des frontières politiques
d’aujourd’hui. Elle a été présentée à Smoljan, Thessalonique, Sofia, Plovdiv et sera
présentée bientôt à Karlovo, à l’occasion de la conférence nationale consacrée à la
question des bâtiments de culte en Bulgarie.
90
Emime-Emona – « l’inexistante » du Littoral
Roumjana Michneva
(Projet « Patrimoine et tourisme », Département Histoire et études européennes,
Université libre de Varna)
I. Le projet
En 2003 l’Université libre de Varna et une équipe de chercheurs et de cinéastes
ont conçu et réalisé un projet « Patrimoine et tourisme ». Sans entrer dans le détail
de ses objectifs, je commencerai par une déclaration plus personnelle que
scientifique. En menant à bien ce projet, j’ai réalisé un rêve d’enfant, celui de
voyager le long de ce littoral, d’en découvrir chaque kilomètre et de le filmer. Le
but du Projet est de conserver l’image du Littoral tel qu’il se présente au début du
XXIe siècle pour un futur Musée virtuel.
Rêves et réalités
Je ne connaissais pas le littoral, ses petits golfs – tel Silistar au Nord de Veleka – la
rivière qui s’écoule vers la mer en réunissant la force des mille ruisseaux descendant
de la montagne de Standja, dont le nom thrace signifie “la montagne entre la mer et
le ciel” et qui passe pour être la rivière la plus pure d’Europe. J'ai ainsi pu rencontrer
des vieillards du village de Balgari qui sont les derniers à avoir sauvegardé la
mémoire ou se trouve Golyamata Ayazma — la grande source sacrée — l’endroit
sacré des nesstinarie entouré de chaînes mortes ? Je les revois, en vêtements de fête,
venant nous accueillir, des fleurs et des bougies à la main. Ils communient avec leur
Strandja qui, m’ont–ils dit, leur a permis, de nous montrer « la Place » oubliée après
le départ des habitants grecs en 1924. Ils habitent maintenant le village Aghya Eleni,
entre Serres et Salonique, et chaque année, le jours de la saint Constantin et Hélène,
ils attendent l’arrivée de « leurs frères » de la « Patrie » - Golyamata Ayazma. Nos
pas déchiraient l’inoubliable silence empli de sacralité. J’ai pu contempler le Rouge
des fleurs de Yaylata au printemps et l’église Saint Constantin et Hélène dans les
falaises de Dobroudja, la porte sur laquelle on distingue encore le [Y] avec les deux
traits verticaux — hasti , le symbole de la première dynastie bulgare — Dulo. Nous
avons filmé des heures et des heures dans le désir de sauvegarder le paysage du
Littoral au moins dans nos films.
La stratégie
Ce paysage et la mémoire du littoral sont en danger. On le détruit sans pitié pour le
remplacer par le gris du béton et les palais multicolores des nouveaux riches. Le
boom de la construction et l’arrivée des touristes ont provoqué un essor économique
que la population n’osait pas imaginer mais ils détruisent progressivement les
91
possibilités de réaliser des stratégies et des programmes à long terme d’aménagement
du potentiel naturel et historique des localités du littoral de la mer Noire. De Bourgas
à Nessebar ou de Sozopol à Ahtopol, on a l’impression maintenant de traverser une
ville gigantesque, tentaculaire et uniforme avec les mêmes restaurants, les mêmes
villas, les mêmes hôtels. On peut se sentir perdu et se demander si l’on est en Grèce,
en Bulgarie ou en Espagne. Peu a peu, « la civilisation » efface ce qui est le vrai
potentiel du littoral — son héritage séculaire et ses paysages encore vierges il y a
quelques années.
Rompre le silence
Il faut rompre le silence qui entoure ce mécanisme destructeur. Bien sur, on s’en rend
compte, on en parle de temps en temps, mais on ne discute jamais véritablement du
péril qui menace cette région exceptionnelle, les possibilités qu’elle offre et la
manière de les mettre en valeur dans une perspective de développement durable et de
politique économique régionale, de tourisme, de sauvegarde et de mise en valeur du
patrimoine. De temps à autre, un représentant du gouvernement ou des autorités
locales fait des déclarations bien senties… Puis, sous la pression des nécessités
quotidiennes ou d’une corruption cachée, les belles déclarations et les discours
patriotiques sont oubliés et on continue de distribuer des permis de construire et de
déverser du béton sur des colonnes antiques, comme dans le quartier grec de Varna.
L’an dernier, le gouvernement a pris des mesures sévères pour stopper les
constructions illégales sur les bords même de la mer, dans les cités historiques, mais,
malgré cela, j’ai vu comment on a détruit les dunes de Kavatzite.
Bien sur, de timides discussions ont lieu sur la manière de mieux mettre en valeur ce
patrimoine sans le détruire, sur les mécanismes qui peuvent garantir une politique
équilibrée de sauvegarde du patrimoine et du paysage et de l’essor économique
régional. Mais force est de reconnaître que si la question est dans l’air du temps, elle
n’est pas l’objet d’une discussion publique active.
II. Emine-Emona
Etats des lieux ou presque…
Depuis des temps immémoriaux comme en témoigne le trésor néolithique de Varna,
la culture du littoral bulgare de la Mer Noire est le fruit de la coexistence millénaire
des populations les plus variées, que ce soient les tribus thraces, les grecs des cités
maritimes, les colons de l’Empire romain et les légionnaires des garnisons du Limes,
les Byzantins, les Slaves et les Bulgares. Sans oublier la présence des Vikings venus
du Dniepr par la route Iz varyag v greki pour attaquer la Ville, les Turcs ottomans, les
Tartares de Crimée et de Boudjak, les cosaques Zaporogues qui se disputent le
contrôle du commerce dans la Mer noir tout au long des XVe et XVIe siècles.
Chacune de ces cultures a laissé son empreinte. Les trésors d’orfèvrerie précieuses, la
céramique, les armes font la richesse des musées bulgares.
Cette richesse exceptionnelle est ma mise en valeur. Il n’existe pas d’itinéraire
culturel, de projet de tourisme culturel cohérent, qu’il soit national ou régional, de
stratégie de développement d’une industrie touristique intelligente, assise sur la
culture et le développement durable au service de tous ; collectivités locales,
citoyens, touristes, investisseurs, acteurs culturels. Les rares initiatives existantes
92
manquent d’ampleur et sont peu et mal connues. Les efforts méritoires des autorités
locales à l’origine de ces initiatives restent bien isolés. Si j’ai choisi de parler
d’Emona, c’est parce que son potentiel permet d’élaborer un programme et de
réaliser des initiatives dans le cadre d’un projet de tourisme culturel sans se heurter à
des structures ou à des organismes déjà existants. Emona-Emine, c’est le lieu dont
rêve chaque chercheur. Un espace vierge ou tout est possible. Un laboratoire où nous
devons parvenir à montrer qu’il est possible de concilier ces intérêts trop souvent
opposés.
Le nom. La légende.
Elle a aujourd’hui 82 ans. Elle est née dans une famille de réfugiés bulgare d’Asie
Mineure qui, après 1924, ont remplacé les Grecs d’Emona. Bab Despa est l’une des
13 habitants du village. Elle est bulgare. Elle parle le grec et connaît les légendes
d’Emona, les noms et les gens. Ses contes nous ont permis de ressentir encore plus
fortement le besoin de parler et de travailler pour Emine, dont le nom, comme nous
l’a raconté Despa, rappelle celui d’une jeune Turque. C’était la fille d’un riche bey de
la région. Des bandits l’ont enlevée et tuée. Son père, le Bey, a décidé de construire
un monastère à l’endroit même où l’on a retrouvé ses restes ensanglantés… La
construction du « Monastère » — symbole de la tolérance ethnique — provoque
encore des discussions acharnées parmi ceux qui écoutent Despa, mais, à chaque
fois, les vieilles femmes sont de son côté — comme elles furent aux côtés du Bey.
C’est ainsi, raconte Despa, que le Monastère fut construit par le Bey. Comme
historienne, je peux déchiffrer la légende. Mais je préfère savoir qu’elle existe avec
sa beauté surprenante dans un monde déchiré par la stupidité des guerres ethnico
religieuses. Cette légende fait partie de la mémoire d’Emine-Emona. Elle doit rester
telle quelle pour servir les besoins d’une pédagogie basée sur les possibilités du
tourisme culturel.
La connue « Inconnue ».
J’ai décidé de parler d’Emine-Emona puisque c’est une place qui permet vraiment de
mener à bien un projet original et structurant, une socialisation exemplaire, la
préservation du patrimoine naturel, humain et historique, tout en donnant un nouvel
essor à cette région dont la vie peut s’atteindre si nous n’y prenons garde. Ce que
notre équipe a déjà commencer de faire.
Qui connaît le littoral bulgare de la Mer Noire vous dira immédiatement qu’entre le
Nord et le Sud se trouve cap Emine. Si vous demandez des détails, vous entendrez
parler d’un phare et de la lente disparition dans les eaux des dernières ondulations de
la montagne qui donne son nom à la péninsule — les Balkans. Si votre informateur
suit de près l’actualité, il vous dira que les Américains envisagent d’y installer une
base miliaire et rien de plus.
Mais, il y a peu de chance que votre informateur vous parle du paysage, du passé ou
ses beautés d’Emine. Emine est de ces endroits qui n’existent que sur une carte, dont
tout le monde a entendu parler, mais que personne ne connaît.
On ne connait ni l’endroit, ni l’histoire, ni le paysage, ni les vestiges, ni le village du
cap — Emona, ni ses chevaux sauvages — nos chevaux de Camargue. Internet aussi
ignore cette merveille du littoral. Ce vide est inexplicable. Je suis de ceux qui aime
93
Emine-Emona, ces nuages, le bleu-gris de la mer dans le fracas des roches, l’éclat
rapide de son phare, la générosité de ses 13 habitants — des vieilles femmes et 2
vieillards — les derniers gardiens de “la mémoire du lieu”, ces archives vivantes qui
en connaissent toutes les histoires, les légendes, les noms — Monastiraki,
Paleokastro, Bunarjik, etc. — et mènent, avec une sobre dignité, une vie entre le ciel
et la mer. Une vie reliée au reste du monde par un chemin fait de pierrailles et de
cahots, défoncé par les grands camions soviétiques qui circulaient entre la déviation
Iraklya de la route Varna Bourgas et le Cap pour approvisionner la base de l’Armée
dominée par le phare, dans un site que le Père Dimitri nomme “Paleokastro”’ le
vieux château. Le bien nommé. Tant que j’aimerai Emine, je ne renoncerai pas à
penser au potentiel touristique de ce lieu situé a 15 km. du plus important site
balnéaire du littoral Sud — Slancev brjag et Nessebar —, à moins d’un heure de
voiture de Varna et Bourgas.
Le Mont Athos d’Emona
La toponymie et la localisation des monuments historiques (faite au XIXe siècle par
K. Irecek) nous font penser à la presqu’île de Salmidessos (aujourd’hui Kyikyoiy,
République Turque, anciennement Midia bulgare). Sa Source sainte près de
l’embouchure de la rivière Pamuk, transformée en Baptisterieum d’un monastère
dédié à une époque différente à saint Nicolas, les deux rivières au Sud et au Nord
d’Emine ainsi que la place du Monastère Saint-Nicolas au Nord donnent la
possibilité de sentir la continuité de l’existence de cette place pendant différentes
époques historiques. K. Irecek, P. Mutafciev, A. Fol, A. Kuzev et tant d’autres,
parlent des richesses archéologiques d’Emine. Il suffit d’y être pour comprendre que
les dieux, depuis la plus haute antiquité, y ont élu domicile. Au Moyen âge, la colline
s’est couverte de chapelles et de monastères, dont l’un, Saint-Nicolas, dépendait du
patriarcat. Il y avait là une république monastique — un autre Mont Athos — où
vécut, pria et travailla au XIVe siècle le futur patriarche bulgare Théodose de
Tarnovo. Des documents, comme le Kondika de Nessebar, non publié et conservé à
la Bibliothèque Nationale de Sofia, parlent des moines et du monastère Saint-
Nicolas, détruit au début du XIXe siècle par les bachibouzouks de Kara Feyzi. Les
vestiges de ses murs gigantesques sont en partie visibles, en partie dans la mer.
L’église, reconstruite en 1848 par un Grec qui a survécu à un naufrage, garde les
souvenirs du lieu. Bien sur, ses icônes sont maintenant dans l’Eglise d’Obzor. Mais,
malgré cette déchéance, Saint-Nicolas figure au programme des visites touristiques
au même titre que Saint-Blaise et Nessebar.
L’avenir
L’avenir de l’endroit réside dans le développement d’une campagne information sur
son potentiel ; dans l’organisation d’une équipe d’historiens, d’archéologues et
d’architectes en vue de mener les recherches sur le Cap et la restauration de ses
monuments ; dans l’appui aux municipalités de Nessebar et d’Obzor afin de les aider
à créer un itinéraire touristique autour de l’histoire et du paysage unique de la sainte
montagne d’Emine. Les légendes ne sont pas mortes, les derniers témoins sont
encore présents, sous le vent, pour nous accueillir et nous faire aimer leur vie, leur
montagne et leur village.
94
Si, l’été, la population du village passe à 1 500 personnes, l’absence d’activités et de
perspectives économiques a chassé les jeunes vers les villes voisines. Les anciens
d’Emine-Emona rêvent encore des foires de la Saint-Nicolas, des mariages et… ils se
préparent à accueillir les touristes, à leur faire savourer leur kisselo mlyako et leur
banitza. Le temps presse… Ils ne sont plus que 13.
95
colloque francophone
Dynamique sociale, patrimoine, culture et tourisme
Plovdiv, le 27 avril 2005
13.00-13.30 Ouverture officielle du colloque
13.30-15.30 Première séance
Krassimira Krastanova, Denis Cerclet
Dynamique sociale, patrimoine, culture et tourisme (Présentation de la problématique)
Svetla Koleva, chercheur en sociologie
Institut de sociologie, Académie Bulgare des sciences, Sofia
Habiter la forêt - le cas de la Forêt de l'Aigle, Québec, Canada
François Portet, conseiller en ethnologie
Direction régionale des affaires culturelles Rhône-Alpes, Lyon
Tourisme et identité culturelle
Ivan Tchalakov, professeur en sociologie
Département de sociologie, Université de Plovdiv, Plovdiv
Est-ce possible la recherche du patrimoine industriel et de l’histoire des techniques sans la notion de la
culture ?
16.00- 18.00 Deuxième séance
Olivier Givre, ethnologue
Parc naturel régional du Haut-Jura/Université Lumière Lyon2
Re-qualification culturelle des territoires et "savoir-faire". Une expérience de recherche-action dans un
parc naturel régional
Tanja Mareva, ethnologue
Directeur du musée historique de Smoljan, Smoljan
Héritage chrétien des montagnes des Rhodopes – un projet de collaboration transfrontalier (Bulgarie -
Grèce)
Svetlana Christova, professeur en sociologie et anthropologie
Département des études culturelles, Université de Sud-ouest,
Blagoevgrad
Les espaces publics de la cité en transition
Roumiana Mihneva, professeur en histoire
Département d’histoire et d’études européennes, Université
libre de Varna, Varna
Emine-Emona : « l’inexistant » du littoral bulgare
19.00 Invitation au cocktail, café Art Galeria : 29, rue Saborna
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LISTE DES PERSONNES INVITEES
ALEXANDROVA Sophie Chargée de projets, Coopération Universitaire, Ambassade de France en
Bulgarie
ANDREEV Georgi Professeur, Vice-Recteur de l’Université de Plovdiv
ANTONOV Stoyan Conservateur du Musée ethnographique de Plovdiv/Maître de conférence en
ethnologie, Département d’ethnologie et de philosophie de l’Université de Plovdiv, Centre de
recherches anthropologiques et ethnosociologiques
BELKIS Dominique Maître de conférence en ethnologie de l’Université Saint Etienne, Centre de
recherches et d’études anthropologiques de l’Université Lumière-Lyon2
BOTEA Bianca Doctorante, Faculté d’anthropologie et de sociologie, Centre de recherches et
d’études anthropologiques, Université Lumière-Lyon2
BOUCHER Jacques Professeur, Université du Québec en Outaouais
CERCLET Denis maître de conférences, Faculté d’anthropologie et de sociologie, Centre de
recherches et d’études anthropologiques, Université Lumière-Lyon2
CHRISTOVA Svetlana Professeur, Directrice du Centre du dialogue interculturel, Université de Sud-
est de Blagoevgrad
DEYANOV Deyan Professeur, Département d’ethnologie et de philosophie de l’Université de
Plovdiv, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
DEYANOVA Liliana Professeur, Département de sociologie de l’Université de Sofia
DUCHEVA Magdalena Doctorante en ethnologie, Département d’ethnologie et de philosophie de
l’Université de Plovdiv, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
DUMKOVA-BATCHVAROVA Tzvetana Doctorante, Département d’ethnologie et de philosophie de
l’Université de Plovdiv, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
ESMEIN Bernard Attaché de coopération universitaire et scientifique, Directeur adjoint du Centre
Culturel et de Coopération, Ambassade de France en Bulgarie
GECHEV Jivko Professeur, Doyen de Faculté des sciences humaines, Université agraire de Plovdiv
GEORGIEV Evgeni Chef du Conseil du tourisme - Plovdiv
GIVRE Olivier ethnologue, Parc naturel régional du Haut-Jura/Centre de recherches et d’études
anthropologiques, Université Lumière Lyon2
GOUTMAN Cathrinne Responsable de l’intégration européenne, Gouvernement régional de Plovdiv
JANKOV Angel Directeur du Musée ethnographique de Plovdiv
JORDANOVA Vanja Conservatrice du Musée historique de Smoljan
KIRJAKOV Athanas Conservateur du Musée historique de Smoljan
KOLEVA Svetla Chercheur en sociologie, Institut de sociologie, Académie Bulgare des sciences,
Sofia
KOZLUDJOV Zapryan Professeur, Vice-Recteur de l’Université de Plovdiv
KRASTANOVA Krassimira Professeur, Département d’ethnologie et de philosophie de l’Université
de Plovdiv, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
KUTZAROV Ivan Professeur, Recteur de l’Université de Plovdiv
MAREVA Tanja Directeur du Musée historique de Smoljan
MAYNIER Jean-François Coopération Linguistique et Educative, Attaché de coopération pour le
Français, Antenne de Plovdiv, Centre Culturel et de Coopération, Ambassade de France en Bulgarie
MIHNEVA Roumiana Professeur, Département d’histoire et d’études européennes, Université libre de
Varna, Varna
MUMDJIEV Tzvetan Institut de la culture de municipalité de Plovdiv
PARUSHEVA Dobrinka Chercheur, Institut d’études balkaniques, Académie Bulgare des sciences,
Sofia, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
PORTET François Conseiller pour l'ethnologie, DRAC Rhône-Alpes
ROUHAUD Bernard Directeur de l’Alliance Française de Plovdiv, Délégué Général de l’Alliance
Française de Paris en Bulgarie
ROYET Marine Doctorante, Faculté d’anthropologie et de sociologie, Centre de recherches et
d’études anthropologiques, Université Lumière-Lyon2
SCNITTER Maria Professeur, Doyenne de Faculté de philosophie et d’histoire de l’Université de
Plovdiv, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
TCALAKOV Ivan Professeur, Département de sociologie de l’Université de Plovdiv
ZLATKOVA Meglena Ethnologue, Département d’ethnologie et de philosophie de l’Université de
Plovdiv
97
C E NT R E D E R E CH E RCH E S E T D ’ ET U DES A NT H ROP O LO G IQ U ES
ACTES
du colloque francophone
PATRIMOINE ET DYNAMIQUES SOCIALES
étude comparative des nouveaux usages en Europe
Textes réunis par Denis Cerclet
Organisé avec le concours
de l’agence universitaire de la francophonie
Lyon, le 19 septembre 2005
Un iv e r s i t é lum i è r e - l y o n 2
Ma st èr e m é t i e rs d e s ar ts e t d e l a c u lt ur e
Introduction
Denis Cerclet
98
Cette journée s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche piloté
conjointement par le Centre de recherches et d’études anthropologies de l’université
Lumière de Lyon 2 et le Centre de recherches et d’études anthropologiques et
ethnosociologiques de l’université Paissi Hilendarski de Plovdiv, avec le soutien de
l’Agence universitaire pour la Francophonie.
Nous avons eu une première rencontre, très intéressante, à Plovdiv en avril dernier.
Krassimira Krastanova, professeur à l’université de Plovdiv nous en présentera les
résultats, puis Olivier Givre introduira la séance de ce matin.
L’organisation de ce séminaire coïncide, et nous l’avons voulu ainsi, avec les
Journées européennes du Patrimoine qui sont devenues, au fil des ans, le rendez-vous
obligé des amateurs de patrimoine.
Ce projet est né de notre volonté d’interroger ces actions qui se déroulent localement
et ce que nous avons vu ces deux jours nous confirme dans notre approche. Ce projet
est aussi né de la conviction que nous avions intérêt, pour bien comprendre ce qu’il
se passe, de nous associer, dans un premier temps, à nos collègues de Plovdiv, de
Timisoara et de Bucarest puis d’étendre, par un effet de réseau cette réflexion à
d’autres partenaires. Nous arrivons ainsi à ces rencontres.
Ce week-end nous sommes allés à Trévoux et dans la communauté de communes de
Saône-Vallée. Nous avons pu voir, ensembles, piloté par Louis Blanchard, président
de l’Alpara, ce qu’étaient ces journées européennes du patrimoine. Nous avons pu
nous rendre compte de la mobilisation des élus locaux, des associations et des
bénévoles. Nous avons tous été assez impressionnés de voir ce qui peut être fait au
nom du patrimoine. Comme au nom de la mémoire. Je renvoie ici aux séminaires que
nous avons organisés Alain Battegay, François Portet, Marie-Thérèse Tétu, Odette
Balandraud et moi-même et plus particulièrement aux travaux de Catherine Foret qui
montrait que l’enjeu des opérations de recueil de mémoires n’était pas tant la
mémoire en elle-même que ce que des individus parviennent à faire ensemble. Peut-
on dire que cet engouement pour le patrimoine que nous avons constaté là mais que
l’on retrouve en de très nombreux autres lieux dénote un réel intérêt pour le
patrimoine ? L’analyse de ces événements qui prennent le patrimoine et la mémoire
comme objets ne naissent pas seulement d’initiatives locales individuelles mais il y a
quelque chose qui relève d’un mouvement plus général et de procédures aujourd’hui
assez bien établies. Il importe d’en comprendre les modes d’organisation, de partage
et de participation à des actions.
N’oublions pas non plus que l’on se situe dans un contexte marqué par un processus
de mondialisation que l’on peut comprendre comme un mouvement de
différenciation, d’émiettement et de multiplication des groupes, des identités, des
revendications identitaires qui sont pensées souvent en terme de territoires ou de
groupes sociaux. En assistant à de tels événements, on prend toute la mesure de ces
processus de diversifications : chacun selon l’idée qu’il se fait de sa position dans la
société va s’investir dans tel ou tel type de projets mais pourtant ces actions
collectives rendent bien compte d’une volonté de jouer avec les ressemblances. Et
c’est là, sans doute une question que nous devons retenir : n’assistent-on pas à
l’émergence d’une nouvelle scène ou chacun se montre, se donne à voir mais aussi
99
regarde, va voir ce qu’il ne connaît pas et consomme cette diversité pour mieux se
penser en un ensemble. Dans le travail de François Leroy, de recueil et d’analyse de
paroles de participants aux JEP, il apparaît que ceux-ci partent à la découverte de leur
environnement proche, en famille. Comme si les uns et les autres prenaient la mesure
du local, se le remémorait pour renforcer les attachements ou pour le moins
entretenir un sentiment d’attachement local.
Les travaux sur le patrimoine s’inscrivent souvent dans une perspective touristique
mais l’analyse de projets montre que les retombées économiques escomptées ne sont
pas toujours au rendez-vous. Il y a certes des visiteurs mais pas en nombre tel qu’il y
aurait création d’une activité et reconfiguration de l’économie locale. Nous pouvons
aussi nous interroger sur le rôle que joue le touriste ? Il ressemble le plus souvent à
un personnage mythique et, dans ce cas, servirait, en tant qu’autre que soi même, à
établir une relation dialogique nécessaire pour construire l’idée que l’on peut se faire
du collectif, voire du commun.
Pour terminer, je dirai que cette notion de dynamique sociale n’est pas si facile à
manipuler que ça. On l’a pensé traditionnellement en anthropologie, sur un mode
structural, selon un système d’opposition créateur d’une tension propice au
changement. Nous avons tout intérêt à prendre la mesure des mobilités, de la
multiplications des identités, de la multiplication des lieux de négociation et penser
que la dynamique est certainement plus mouvante, plus fluide qu’on ne pouvait se
l’imaginer au temps de Edmund Leach par exemple. Georges Balandier insistait sur
les forces et les mécanismes qui contribuent à la cohésion sociale tout en la menaçant
car l’équilibre reste bien précaire. Pourrions-nous dire aujourd’hui qu’il n’y a pas
d’équilibre possible mais un travail toujours à faire, un déséquilibre dont il faut
toujours entretenir la qualité ? Il ne s’agit pas de penser des champs de forces selon
les termes de la physique einsteinienne car, nous, êtres humains, jouons avec les
significations que nous accordons aux personnes, aux choses, aux situations …
100
Introduction de la matinée
Olivier Givre
Chargé de mission, Parc naturel régional du Haut-Jura
Cette matinée sera consacrée à la présentation et l’analyse de cas concrets d’actions
patrimoniales, ou plus largement d’actions culturelles mais aussi touristiques ou à
caractère social, comportant une dimension patrimoniale, dans une perspective
comparée entre Bulgarie, Roumanie et France. Bien que relevant à chaque fois de
contextes différents, ces exemples vont je pense nous permettre d’aborder notre
thème, « Patrimoine et dynamiques sociales », sous plusieurs angles. On peut
rapidement en pointer quelques-uns, qui sont probablement significatifs sur le champ
français, mais que nous pouvons comparer avec les exemples roumains et bulgares.
- Tout d’abord le pluralisme patrimonial : il y a une pluralité de sens et d’usages de
la notion de patrimoine, qui s’est, tout au moins en France, fortement diversifiée
depuis un quart de siècle. Elle se trouve distribuée dans de multiples sphères
sociales : scientifique, culturelle, économique, touristique, politique… c’est
probablement l’effet d’une forme de démocratisation, liée à l’évolution des
territoires (décentralisation) : les pratiques patrimoniales, auparavant régaliennes
et « verticales », impliquent aujourd’hui simultanément une multitude d’acteurs
de nature différente.
- Ces acteurs ne lui donnent pas forcément le même sens ni la même destination, et
ce pluralisme peut générer des contradictions ou des tensions entre différents
« usages ». c’est aussi en cela que le patrimoine est à appréhender comme une
forme de dynamique sociale, et non pas seulement comme un objet support de
dynamiques sociales. Lorsque plusieurs sens et usages coexistent et se
confrontent, on n’est plus dans un paradigme développementaliste linéaire, mais
dans un jeu dynamique. Le patrimoine n’est plus seulement un objet (il n’a
d’ailleurs pas de limites précises), mais un champ social, où s’éprouvent des
positions.
- On peut observer ce champ social à différents niveaux : par exemple la demande
patrimoniale, au sens large, tant du point de vue des publics que des institutions
ou des collectivités. Le patrimoine est désormais un élément de décision politique,
intervenant dans la construction des territoires et de leurs « projets ». D’un autre
côté, il renvoie à des publics, il n’est pas seulement donné à garder, mais à
regarder, et l’action de préservation implique souvent, presque simultanément,
une action de présentation. Par exemple, les Journées Européennes du Patrimoine
jouent sur cette mise en visibilité ponctuelle, orchestrée, d’un préservé/caché. Le
patrimoine est aussi argument touristique, ressource économique, acte
commercial, dont découle une autre donnée : la professionnalisation, la
structuration d’une offre patrimoniale, qui implique aussi ethnologues,
sociologues, historiens.
101
Je me contente d’esquisser ces questions qui vont, je pense, émerger des exemples
qui suivent. Pour finir, je dirai qu’elles me semblent graviter autour d’une
interrogation plus générale : quel type de sphère publique, que paradigme social se
construisent dans et autour du processus patrimonial ? Sur cette question fort
complexe, et que j’espère formuler correctement, je laisse la parole…
102
Les usages du patrimoine par les musées en Bulgarie :
activités culturelles et dynamiques sociales
Krassimira Krastanova
Université de Plovdiv, Centre de recherches anthropologiques et ethnosociologiques
Contexte politique, économique et culturel
- Politique régionale du gouvernement (projet stratégique 2006-2015)
Le projet stratégique de développement préparé par le gouvernement bulgare inclut
dans les documents officiels une vision sur le patrimoine culturel et naturel du pays
qui en fait une partie de la richesse européenne ainsi que la source importante de
développement durable. Le plan national de développement des régions encourage
l’usage du patrimoine en faveur de la diversification de l’économie locale en
l’inscrivant dans les activités touristiques, culturelles et sociales. Les priorités
concernent les activités liées à la sauvegarde et à l’exposition de l’héritage culturel et
naturel, et les projets touristiques qui les utilisent sont spécialement subventionnés,
surtout dans les régions moins développées.
- Stratégie nationale du développement du tourisme et de l’écotourisme
Le ministère de l’Economie a travaillé sur un programme général de secteur
touristique ou les experts ont analysé la situation, les avantages et les menaces du
secteur touristique.
Parmi des aspects positifs des ressources touristiques du pays, ils notent
expressément « la nature et la culture uniques d’importance internationale », « des
paysages attirants d’importance culturelle et naturelle ». Les spécialistes attirent
l’attention sur des réseaux de ressources naturelles et culturelles, les zones protégées
ou il existe une grande diversité des monuments historiques, des traditions et des
activités artistiques et artisanales. Ils remarquent que dans le paysage bulgare, le
territoire est pénétré par les traces historiques des activités humaines, et en même
temps il existe toujours des pratiques traditionnelles vivantes qui forment des régions
culturelles intéressantes pour les visiteurs bulgares et étrangers.
Les experts mettent en relief aussi des inconvénients qui empêchent la pleine
réalisation des projets fondés sur le patrimoine comme ressource de base :
l’insuffisance des programmes interprétatifs pour présenter les monuments et les
produits touristiques, l’absence d’informations systématisées sur les ressources, la
mauvaise infrastructure routière, l’insuffisance d’expérience des cadres dans le
domaine touristique, l’absence des publicités représentant la richesse patrimoniale de
Bulgarie, etc.
- Programmes nationaux et internationaux soutenant les projets pilotes et les
activités dans le domaine du tourisme
Je ne peux pas rendre compte ici de tous les programmes et projets caractérisés par
l’alliance entre la culture, le patrimoine et le tourisme mais je voudrais mentionner
certaines choses qui me semblent intéressantes par rapport à notre sujet : il est très
rare que les subventions soient directement attribuées pour la promotion et la
103
valorisation du patrimoine et de la culture, et en générale ce sont des pans d’un projet
économique et plus rarement social. Il est exceptionnel que les fonds assurent tous
les frais nécessaires pour la réalisation des projets. Cela veut dire que fréquemment
l’existence des activités ne se pérennise pas et ne continue pas après la fin du
subventionnement du programme. Le financement entier de la culture ne représente
que moins d’un pour cent du budget national et il est vraiment très difficile
d’entretenir les institutions et les activités culturelles. Voilà pourquoi l’Etat hésite
entre une politique libérale, la marchandisation des activités culturelles et des faits
patrimoniaux, d’une part, et, d’autre part, la politique protectionniste qui valorise et
soutient la production culturelle, artistique et patrimoniale.
- Vision sur le patrimoine et l’image de la Bulgarie
Quelle idée pourraient-on avoir du patrimoine, des valeurs qu’il porte, et de ses liens
avec le tourisme en jetant un coup d’œil sur les sites représentant l’image du pays ?
Les présentations d’une ville, d’un village touristique ou de la Bulgarie sont
construites selon le même schéma et s’appuient sur les paysages naturels, la richesse
des vestiges et des monuments, des traces et des événements historiques et sur les
activités culturelles construisant la particularité locale ou nationale. Même dans les
pages du site du ministère des Affaires étrangères, on perçoit le style qui valorise le
goût et la valeur de l’histoire et du passée.
En fait, en Bulgarie la construction de la notion de patrimoine émerge en même
temps que la construction de l’identité nationale, et l’expression bulgare « l’héritage
culturel et historique » fait penser à son rôle symbolique. Le souci de préserver et
d’exposer le patrimoine s’articule clairement avec l’idée qu’il porte la valeur parce
qu’il contient le passé, aide à retrouver les racines de l’origine et en même temps
exprime la spécificité de la culture. En s’entremêlant avec la conception de l’histoire,
qui met en jeu de lien et la continuité entre le passé et la contemporanéité, le
patrimoine s’inscrit dans le processus de la construction de l’identité nationale
bulgare. En même temps il exprime la dialectique et la dynamique des interrelations
culturelles dans le temps et l’espace, et illustre la diversité.
Pendant les années 2001-2003 il y avait un projet (« La Bulgarie – le label réservé »)
développé par une équipe constituée d’historiens, de sociologues, d’anthropologues,
et d’intellectuels. L’objectif a été de rechercher les figures et les contours de l’image
positive de la Bulgarie en dehors du pays et de trouver une stratégie pour lancer cette
image à l’étranger. La recherche a montré que les tentatives faites pour nous
comprendre et pour construire la vision de nous-mêmes trouvent ses racines à
l’époque de la Renaissance bulgare lors de la question générale concernant l’identité
nationale, l’image nationale.
Les principales constatations portent sur l’héritage historique inscrit dans le récit
national ; le folklore ; la nature ; les habitants de Bulgarie présentés comme des
objets ethnographiques. L’analyse a montré qu’elles ne possèdent pas la force
communicative car ces images ont été construites à une autre époque et dans un autre
contexte ; elle ne correspondent pas à la réalité d’aujourd’hui ; elle ne sont pas reliées
aux projets d’avenir.
L’opinion de l’équipe exprimée dans les pages des journaux insiste sur le besoin de
création d’une nouvelle figure de présentation de la Bulgarie à l’époque ou des
relations s’entretenaient surtout sur la base économique. Pour répondre à cette
nouvelle situation l’équipe a proposé d’utiliser la terminologie commerciale et de
104
parler de la Bulgarie comme d’un label de production. De plus, les images doivent
être renversée pour répondre à la logique de quotidienneté : la redéfinition de
l’héritage culturel par le territoire, le cadre de la notion du patrimoine mondial ; la
logique du multiculturalisme ; la redéfinition du folklore par les différences
régionales, les particularités ethniques et le partage des pratique traditionnelles. De
telle façon l’art contemporain trouvera sa place dans la présentation ainsi, l’héritage
culturel, le folklore se verront à travers leur interprétations contemporaines. La
Bulgarie se présentera par les traditions vivantes et les pratiques et les valeurs
quotidiennes. Selon les membres de l’équipe, ces redéfinitions aideront à changer le
sens de l’image, de lui donner un caractère positif ce qui permettrait de rendre visible
la Bulgarie pour les pays et les marchés étrangers.
Les usages du patrimoine par les musées
A travers la présentation de ce contexte, je voudrais aborder la question concernant
les rapports entre le patrimoine, le musée et le tourisme sur lesquels les spécialistes
dans chaque domaine ont leur propre regard. Mais dans le cadre de projets élaborés
au profit du développement, la tension qui provoque les dynamiques sociales
apparaît.
Au début je vous propose d’attirer votre attention sur la définition et redéfinition des
trois notions, après je vais vous montrer à travers trois exemples concrets qui
donneront la base de réflexion sur le triangle de tension et les dynamiques sociales.
- Définitions et redéfinitions:
En Bulgarie la vision sur le rôle des musées se rapproche de la définition de l’ICOM
selon laquelle ils acquièrent, sauvegardent et exposent les monuments culturels et
historiques ainsi que des modèles et des exemples de la nature dans des objectifs
scientifique, pédagogique et esthétique. Le réseau muséal représente à peu près 120
musées parmi lesquels 6 sont des musées de sciences naturelles et les autres exposent
le patrimoine historique, culturel, artistique. On doit parler plutôt de l’héritage
historique et culturel car en Bulgarie la compréhension du patrimoine a un caractère
plus restreint. En suivant l’ancien schéma soviétique, chez nous les musées
ethnographiques ont été pensés comme appartenant à cet héritage historique -
culturel. Les parcs naturels se trouvent au sein du ministère des Eaux et du Milieu
naturel. Le réseau des musées et bien centralisé. Leur structure et leur mode du
travail est plutôt bien hiérarchisé et conservateur, ce qui ne correspond pas à la
situation de transition et de transformation qui exige un nouveau regard sur le rôle et
le fonctionnement des musées. Les activités innovatrices et la cherche des nouvelles
formes d’organisation du travail ne sont pas fréquentes dans cette sphère malgré que
le gouvernement et le ministère de la Culture (qui pour une petite période a
fonctionné comme ministère de la Culture et du Tourisme) aient essayé d’encourager
le rapprochement des musées avec le tourisme.
Mais le tableau n’est pas si pessimiste car il existe des exemples qui représentent une
autre attitude et de nouvelles initiatives dans le travail des musées. Le Centre
national des musées, galeries et beaux arts a organisé deux colloques nationaux en
2002 et 2004 consacrés aux bonnes pratiques reliées au rôle et à l’expérience des
musées élaborant des projets au profit du développement culturel, touristique et
économique des régions. Lors de ces deux forums, les questions suivantes ont été
posées et discutées :
105
- l’élaboration des stratégies (nationale, régionales, locales) pour la transformation
des musées comme ressource touristique principale afin de soutenir le
développement du tourisme culturel. L’objectif général est de créer les conditions
pour le travail en collaboration effectué par les équipes des musées et les tour-
opérateurs pour fabriquer ensemble les produits touristiques correspondant aux
critères mondiaux de l’industrie touristique ;
- l’objectif est aussi d’inclure les monuments historiques et des vestiges
archéologiques aux itinéraires touristiques dans le but de les transformer en objets
touristiques attractifs et de sauvegarder les monuments ;
- l’autre remarque concerne le caractère des expositions qui sont construites surtout
sur le modèle chronologique où domine le principe de l’exposition des objets. Pour
surmonter cette vision très ancienne il faut que les musées élaborent et présentent
l’idée de diversité locale ou régionale. Il importe d’animer les expositions et la
culture traditionnelle en les reliant avec des pratiques et du folklore vivants ;
- Les musées et les tour-opérateurs doivent travailler en commun pour préparer ainsi
un produit touristique et les matériaux publicitaires, c’est-à-dire, collaborer dans
toutes les étapes de marketing et de gestion, puis des expertises, de création de
nouveaux ensembles touristiques, etc.
En fait, dans le cas des nouvelles initiatives, des activités innovantes et de
l’association entre les musées et le tourisme, nous observons plutôt une tendance
favorable à un processus durable. Je vais maintenant vous présenter les trois
exemples pour vous montrer la construction des liens entre le musée et le tourisme et
l’exploitation du patrimoine comme outil du développement.
L’intervention orale reposait sur la présentation de trois cas concrets (Le musée de
l’humour et de la satire de Gabrovo ; le musée privé territorial de Zlatograd ; la
participation du musée de Harmanli au projet transfrontalier de municipalité) et d’un
schéma (cf page suivante).
106
Triangle de tension et dynamiques sociales:
PATRIMOINE
Objets/monuments Pratiques/activités vivantes
Particularité culturelle Diversité culturelle
Identité culturelle Dialogue culturelle
Définition du territoire Lieu d’échange
Local/national Mondial/global
Vision de la passée Partage de
quotidienneté
Image sur soi Connaissance de
l’autre
Visiteur Touriste
MUSEE TOURISME
Produits culturels/marchandisation Animation culturelle
Diversifications des besoins Niches différentiées du marché socioculturel
Activités innovatrices Client Ressources économiques
107
Tourisme culturel et nouvelles dynamiques sociales
une étude de cas
Smaranda Vultur
Pour bien comprendre le cas que je décris ci-dessous il faut savoir que le patrimoine
en Roumanie a toujours été, depuis l’installation en Roumanie de l’époque
communiste en charge de l’Etat. Cette situation a continué après décembre 1989, le
budget de la culture étant tout au long de ces dernières quinze années, soit disant de
« transition », très réduit et sa distribution bien centralisée. Les organisations non
gouvernementales ainsi que sont appelées les associations qui survivent des
ressources privées, ont rarement comme cible de leur activité le patrimoine. Les
initiatives privées ne manquent pas, mais restent à l’échelle de leurs initiateurs. Et il
est plutôt rare que des communautés locales se mobilisent pour la sauvegarde de leur
propre patrimoine. La situation économique et la perte de l’esprit d’initiative du côté
de la société civile, l’absence des projets cohérents de la part des autorités font que
ces questions n’en constituent pas une priorité, même si de ci de là, des personnes se
mobilisent à la suite de l’esprit managérial plus développé d’un maire,d’un prêtre ou
d’un entrepreneur qui voient dans le patrimoine une source d’activité touristique pour
leurs localités. Quand c’est le cas, c’est surtout pour revitaliser une mémoire locale
très réprimée autrefois, pour restaurer une église, pour ériger un monument, pour
faire un petit musée.
Il y a plus d’initiatives et de résultats de la part des minorités ethniques qui, pour bien
délimiter leur contribution à la culture nationale et affirmer leurs identités font plus
d’efforts dans cette direction. Elles bénéficient de plus de soutien financier de la part
des Etats nationaux auxquels ils sont liés par des racines ethniques communes. C’est
le cas surtout de l’Allemagne et de la Hongrie, mais aussi d’autres minorités moins
importantes du point de vue numérique comme les serbes, les juifs. Au niveau du
ministère de la Culture il y a aussi un département des minorités qui soutient aussi
des projets ayant trait à la conservation du patrimoine.
On peut remarquer une certaine mobilisation de la part de certaines familles pour
sauver leur patrimoine et une mémoire familiale autrefois censurée ou brisée par
d’importantes pertes des biens (expropriations) ou des persécutions de la part du
régime.
D’autre part, un nombre assez important de ceux qui s’enrichissent, ou des
institutions privées se montrent de plus en plus disponibles pour soutenir des
activités patrimoniales dans le sens le plus large du terme. Différentes formes de
sponsorisation voient désormais le jour.
D’une façon plus générale, néanmoins, nous pouvons considérer que dans ce
domaine, comme dans beaucoup d’autres, le principe qui fonctionne de mieux est
celui exprimé par un proverbe cher aux Roumains : « Est homme celui qui bénit les
lieux ».
Ma conférence est une étude de cas portant sur une initiative privée en milieu urbain
(la ville de Timisoara). A travers cette étude de cas, je me propose d'analyser la
108
problématique des nouvelles dynamiques sociales liées à la création et à la
transmission du patrimoine culturel.
La Fondation d’Art Triade de Timisoara est due à l’initiative d’une famille d’artistes,
Sorina et Peter Jecza. Depuis 5 ans, la fondation a développé un programme
complexe de manifestations culturelles dans le domaine des arts plastiques, de la
musique et de la littérature. Comme le déclare Sorina Jecza, le manager de la
fondation, l’intention de ce type de manifestations est de « créer un espace de
communication sociale à travers l’art ». Le programme se traduit par l’organisation
d’expositions et de colloques, par l’édition de livres, notamment de livres d’art, ainsi
que par des concerts. Ces manifestations, qui réunissent souvent plus de 100
personnes, se concluent par des dégustations de vins et de plats divers. Cette
conclusion festive, qui engendre un vrai esprit de convivialité favorable aux
discussions et à l’échange des idées, est en général liée à la thématique de la soirée.
L'espace d’interaction sociale ainsi construit réunit des gens de différentes
professions, surtout d’ordre intellectuel : des artistes, des architectes, des écrivains,
des journalistes, des compositeurs, mais aussi des médecins, des professeurs, des
ingénieurs, des hommes d’affaires, milieux qui restent généralement enfermés dans
leur cercle professionnel respectif et trouvent rarement l’occasion de se rencontrer
dans un espace de communication plus large. La communication entre générations
est elle aussi largement favorisée, les étudiants participant aux expositions qui leur
permettent non seulement de s’affirmer comme artistes, mais aussi de vendre leurs
œuvres. Le projet comporte deux programmes, Restitutions (exposition et
publication de livres d’artistes confirmés) et Juventus (programme pour soutenir les
jeunes artistes), qui poursuivent chacun un but spécifique. Le premier vise à remettre
en circulation un patrimoine artistique déjà existant alors que le second se propose
d’en créer un nouveau.
La maison de la famille Jecza, qui est aussi le siège de la fondation, abrite une
exposition permanente de sculptures en bronze du sculpteur Peter Jecza, artiste
confirmé, ainsi que des peintures et sculptures d’autres artistes contemporains,
œuvres achetées ou reçues en don. Il s’agit donc d’un vrai musée d’art contemporain.
S'y ajoutent les collections d'objets divers liés à l'histoire de la famille : des pipes, des
sabres, des mortiers, des vases en cuivre, des photos de famille etc. L’ensemble
constitue une mise en scène de deux formes de patrimonialisation de la mémoire : la
mémoire publique et la mémoire familiale. Mais elle met en scène aussi différentes
possibilités et formes d’exposition d’objets artistiques. Avant de discuter cet aspect,
je soulignerai que par cette particularité fonctionnelle – lieu privé et lieu public,
mémoire familiale et musée d'art – c’est la question du statut même de l’objet
artistique qui est thématisée. Une part de la maison fonctionne comme espace privé,
mais le choix des objets pour cet espace suit aussi la logique d’un ordre esthétique :
meubles et objets d’usage quotidien participent à la création d’un espace qui met en
valeur l’ancienneté, la qualité et la beauté, trois caractéristiques dont la conjonction
constitue un critère permettant de considérer ces objets comme relevant du
patrimoine. Le nouveau s’y insère discrètement, juste pour donner un peu plus de
confort et suggérer un dialogue avec l’ancien. Pour les objets qui constituent le cadre
de la vie familiale ou servent aux activités quotidiennes, on donne la préférence aux
matières naturelles (bois, pierre, métaux) par rapport à l’artifice de l’art.
Mais cet espace de la vie privée peut être vu en même temps comme un espace
muséal. Pendant les manifestations artistiques qui rassemblent beaucoup de gens,
109
ceux-ci circulent librement dans toute la maison, y compris dans les chambres à
coucher, la salle à manger, les bureaux ou la cuisine. La frontière entre l’espace
intime (le privé) et l’espace public se relativise, suggérant ainsi une continuité entre
les deux sous le signe de l’art. La manière dont la maison de la fondation Triade est
organisée semble vouloir nous suggérer que l’activité artistique est en même temps
une forme de vie.
Des que l'on rentre dans cet espace, on ne peut que remarquer les signes d'une
recherche esthétique qui vise à créer une empathie avec les visiteurs. Le
rapprochement des différents arts, la mise en valeur de la maison, les formes de
présentation des plats ou l’aspect des invitations transmises par courrier au domicile
des invités contribuent à créer une ambiance qui dépasse le strict territoire de l'art.
Disposée sur quatre niveaux, la maison de la Fondation nous propose plusieurs
parcours. Un de ces parcours est celui de l’espace proprement expositionnel : la
galerie dans laquelle se déroule l’exposition temporaire, élément central de chaque
événement, et qui a été spécialement aménagée ; les parcs de sculptures qui se
trouvent à l’extérieur de la maison, le premier en face de l’entrée principale et l’autre
dans la cour intérieure ; l’espace de l’escalier en spirale qui relie les différents
étages : l’entre- sol où se trouvent la cuisine et la salle à manger, le premier étage,
avec sa grande salle où se réunissent les invités pour les concerts ou d’autres
occasions, le deuxième étage avec les chambres à coucher et les bureaux, et, enfin, le
dernier étage avec sa bibliothèque, largement ouverte sur le paysage par une fenêtre
et un balcon. Lieu de réclusion et de méditation, contrastant avec la rumeur des
autres espaces, la bibliothèque, située au point culminant du trajet artistique est d’une
certaine manière un retour dans l’espace intime. Située sur le même axe que la
cuisine, mais à l’autre bout, elle est l’espace des mots endormis dans des livres qui
demandent à être feuilletés ou lus pour redevenir vivants, comme les oeuvres d’art
demandent à être regardées pour nous parler. Tout le long de l’escalier, sur les murs,
des oeuvres d’art contemporain d'artistes locaux mais aussi de Bucarest ou d’autres
régions de la Roumanie transforment la montée en spirale en un sorte de parcours
initiatique . La présence des artistes de l’exil roumain et d’autres artistes étrangers
qui exposent dans la Fondation ne fait que souligner une fois de plus sa vocation à
être un espace de transgression de la rigidité des frontières, de leur relativisation au
nom des arts, dont la vocation principale est de réunir et non de séparer.
Ce que je nommerai « le ventre» de cette baleine qu'est la grande maison, devenue
Fondation d’art en même temps qu’elle poursuit à remplir sa vocation d’espace
habitable, mérite une discussion à part. Il s’agit de l’espace du niveau inférieur,
partagé entre la cuisine, une salle à manger et une petite chambre où la famille se
réunit pendant les soirées, devant la télé (la chambre peut abriter aussi des amis
proches, de passage dans la ville ou la maison). C’est ici qu’on peut découvrir des
objets relevant de la mémoire familiale, qui créent une ambiance de tradition
interculturelle (la famille a des racines à la fois roumaines et sékoules), ouvrant en
même temps un espace de dialogue entre le passé et le présent. C’est ici aussi qu’on
peut admirer des échantillons des diverses collections évoquées au début : sabres,
pistolets, vases en cuivre, mortiers, balances etc. Ils sont exposés comme dans un
musée, ou plutôt, ils renvoient à l'espace du musée à la manière dont des citations
renvoient aux textes dont elles sont extraites. Il s'agit d'une forme d’organisation
qu'on peut appeler postmoderne, avec ses allusions à des formes traditionnelles de
110
thésaurisation de la mémoire, auxquelles répondent, dans le même espace, les objets
de l’activité quotidienne disposés d’une manière artistique. Le banal et le quotidien
se voient transgressés par une esthétisation de l’espace, en accord avec le modèle
consacré de l'exposition d'objets d'art (on collectionne ce type d’objets, on les expose
dans les musées).
La Fondation propose ainsi à ses visiteurs un lieu de rencontre, de communication,
mais aussi de réflexion. Sorina Jecza qui est le manager de la Fondation, essaie, à
travers une collection de traductions de livres de management culturel, financé
principalement par Pro Helvetia, de promouvoir d’autres initiatives de ce type. Elle a
bien compris qu'il y avait une lacune sur le marché du livre, un manque de formation
en Roumanie dans ce domaine. La Fondation Triade a été pour elle un lieu
d’apprentissage, de création, l'occasion d'exercer un nouveau métier pour lequel elle
s’est découverte peu à peu une vraie vocation. La fondation a une certaine notoriété
dans la ville, grâce à la présence régulière aux différentes manifestations de gens des
milieux des médias, grâce aussi au fait que ses actions se prolongent en dehors de ses
murs, par des collaborations avec d’autres fondations ou institutions culturelles.
Un dernier aspect mérite encore d’être pris en considération. Il s’agit de l’insertion
institutionnelle de la fondation. Celle-ci implique souvent dans ses actions le Centre
Culturel Allemand, les Centres Culturels Français, Italien et Autrichien, le British
Council, la Fondation Pro Helvetia, la Mairie de la Ville mais aussi d’autres
fondations locales, la Faculté de Beaux Arts, la compagnie aérienne Austrian
Airlines ou différents clubs d’hommes d’affaires. Les relations à l’intérieur de ce vrai
réseau institutionnel dépassent de loin les relations habituelles entre sponsor et
sponsorisé : il s’agit en fait d’une véritable infrastructure de la vie culturelle de la
ville, dont la Fondation est un des moteurs principaux.
Grâce à sa forte insertion dans ce réseau institutionnel et à son ouverture vers des
artistes d’autres villes et d'autres pays, la Fondation est souvent incluse dans les
programmes de visites privées ou officielles de personnages importants de la vie
publique nationale et internationale (plusieurs ambassadeurs, le roi de Roumanie, la
reine de Hollande, beaucoup de personnalités politiques ou culturelles, sans parler
des amis en visite chez des amis de Timisoara). A l’occasion de différents congrès et
réunions scientifiques locales ou internationales, elle devient un lieu de prédilection
pour l’organisation de cocktails recherchant une ambiance artistique capable de
retenir l'attention et de se proposer comme un lieu d’art, même en absence de
manifestations artistiques ciblées.
Ayant vue le jour sous la forme d'une réunion des amis les plus proches autour d’un
déjeuner ou d'un événement familial, la Fondation est entrée peu à peu, d’une façon
plus ou moins formelle, dans le circuit touristique de la ville, élargissant en même
temps le cercle de ses amis. Ce sont ces derniers qui constituent le noyau dur des
principales actions culturelles de la Fondation. Impliqués souvent dans les
manifestations de divers types, ils participent à ce va-et-vient entre l’espace public et
privé à travers lequel la Fondation propose un intéressant et très dynamique échange
d’espace de vie, d’idées et énergies.
Espace d’exposition d’un patrimoine artistique en cours de constitution, marché
d’art, lieu de rencontre, espace mondain, lieu public et privé, espace de mémoire et
de partage de valeurs culturelles, la Fondation Triade est une institution à multiples
111
facettes, qui est loin d’avoir épuisé ses ressources comme force de dynamisation de
la vie culturelle et sociale de la ville.
112
« Les acteurs du patrimoine : institutions et société locale » :
présentation
Dominique Belkis
Maître de conférences, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne
Ce matin nous avons vu comment des projets patrimoniaux se veulent des
représentations d’une histoire locale – ou nationale - et sont élaborés dans une visée
performative de faire exister un commun qui est en réalité hautement problématique :
les questions que cela posent à savoir, comment se construisent ces territoires et ces
identités? Font-ils advenir réellement du commun et un sentiment d’appartenance ?
Quels sont les enjeux politiques de cette instrumentalisation de la notion de culture
au niveau des dynamiques locales ? etc., vont être reprises cet après-midi à la lumière
d’exemples qui mettent en évidence la tension qui existe presque toujours entre d’un
côté les projets mis en œuvre par des institutions (quelles soient d’Etats ou
régionales) et la logique politico-économique qui les sous-tend, et de l’autre la réalité
des pratiques et usages des populations locales qui bien souvent ne se reconnaissent
pas dans les discours venus d’en haut et à qui on demande d’être acteurs de ces
projets ou tout du moins d’y adhérer passivement, c’est-à-dire de ne pas interférer, au
nom des enjeux de développement qu’ils représentent pour la ville ou la région (c’est
notamment un aspect que Marianne Palisse développera dans son intervention sur le
parc naturel des Bauges tout à l’heure).
Il me semble en effet que ce qui caractérise la nouvelle structure sociale, c ‘est le fait
d’être une société en réseaux marquée par une extrême mobilité et une multiplicité
des appartenances et attachements, mais que cette société des flux se construit en
partie en contradiction avec la plupart des expériences humaines qui demeurent,
elles, localisées (dans les pratiques et dans le sens que donnent les personnes à leurs
activités, ce sont des actions situées). Aussi, il y a là une tension qu’il convient de
prendre en considération pour comprendre les phénomènes de recontextualisation du
local, tels que nous les avons qualifiés dans le texte de présentation du séminaire
d’aujourd’hui, c’est-à-dire des modalités de l’échange et de la sociabilité qui se
structurent à plusieurs échelles territoriales (Bianca Botea reviendra sur ces jeux et
enjeux d’échelles dans les phénomènes de revendications identitaires et territoriales
en Transylvanie).
Dans ce contexte, les opérations de patrimonialisation, je parle ici d’une activité
sociale qui vise à faire advenir du commun au moins symboliquement, ces
opérations, donc, peuvent être analysées à la fois comme des tentatives de résistance
aux changements, ou plutôt mouvements extérieurs en cours, mais aussi, et c’est plus
intéressant, comme des tentatives d’appropriation et de traduction locale de
processus plus globaux, on peut les lire alors comme des attitudes réactives et
comme des modes de participation effective des acteurs locaux à des processus plus
généraux, La culture, via sa valorisation par le patrimoine, devient alors le prétexte à
une véritable constitution d’un commun partagé, et donc d’un espace politique.
L’enjeu patrimonial consiste alors à figurer autrement le changement, selon la
formule de André Micoud, c’est-à-dire à redéfinir notre rapport à l’espace et au
temps, en créant dans le même temps des liens synchroniques (ou dit autrement des
connexions effectives dans l’espace) et des liens diachroniques (c’est-à-dire des
filiations communes). Et le patrimoine nous intéresse ici dans cette dimension qui
113
fait qu’il est vecteur de dynamique sociale, qu’il permet de tenir ensemble le lieu et
le lien, l’engagement et l’attachement.
114
Les enjeux de la construction de l'histoire dans le massif des Bauges
Marianne Palisse
Doctorante, Université Lumière-Lyon 2
J'ai effectué dans le cadre de ma thèse un travail de terrain sur le Massif des Bauges,
en Savoie. Il s'agit d'un massif de moyennes montagnes, qui fait partie des Préalpes
du Nord. Il est situé à cheval sur les départements de Savoie et de Haute-Savoie,
entre les villes de Chambéry, d'Annecy et d'Albertville.
Mon travail de terrain porte plus particulièrement sur la vallée centrale,
traditionnellement appelée vallée des Bauges, avant que ce nom ne soit étendu à
l'ensemble du massif montagneux par les géographes de l'institut de géographie
Alpine de Grenoble, de la même façon que cela s'est passé pour le Vercors. Cette
Vallée des bauges comporte 14 communes. C'est aussi un canton et une communauté
de communes. Elle est relativement éloignée des villes environnantes, puisqu'il faut
au moins une demi heure de route pour se rendre à Annecy ou à Aix-les-Bains, 40mn
pour Chambéry. Après voir vu sa population diminuer à la suite d'un exode rural très
fort jusqu'au début des années 1980, celui-ci est redevenu attirant. De nombreux
migrants souvent issus des villes viennent désormais s'y installer. A la fin de l'année
1995 a été créé un Parc naturel régional dit « du massif des Bauges », qui englobe
l'ensemble du massif, ainsi que quelques villages situés dans les vallées
environnantes. Je fais ici une petite parenthèse pour expliquer rapidement le rôle des
Parcs Naturels Régionaux français : le dispositif a été créé à la fin des années 1960
afin de concilier protection et développement dans des zones rurales qui disposent
d'un « patrimoine naturel et/ou culturel riche et menacé ». Les Parcs ont un triple
rôle : préserver ce patrimoine, dynamiser l'économie locale et servir de poumons
verts aux villes des alentours.
Comme tout Parc naturel régional, celui des Bauges est donc fondé sur la notion de
patrimoine, naturel et culturel, qu’il convient de protéger et de valoriser. Le chapitre
de la charte du Parc consacré au patrimoine culturel rural est très explicite quant au
rôle que ce dernier est appelé à jouer sur le territoire : il s’agit par sa valorisation de
« faire renaître » ou de « renforcer » l’identité du massif par la valorisation d’un
patrimoine commun. Des pistes sont d’ailleurs mises en avant : le patrimoine
architectural, les savoir-faire. Or, aujourd'hui, au sein du territoire que j'ai étudié, les
projets patrimoniaux chapeautés par le Parc suscitent d'importantes controverses. J'ai
été étonnée de constater que s'ils ont en général beaucoup de succès vis-à-vis des
touristes et des visiteurs, la population du territoire se montre par contre indifférente
quand elle ne manifeste pas franchement son désaccord.
Je vais prendre un exemple de terrain qui me paraît particulièrement parlant pour que
vous compreniez bien ce qui se joue. Nous allons voir que bien évidemment, derrière
ces conflits qui semblent concerner la préservation et la valorisation de vestiges
hérités du passé, c'est bien du présent et de l'avenir du territoire dont il est question.
Mais je voudrais aussi montrer en même temps que lorsque des récits du passé
115
différents se confrontent, ce sont aussi des figurations différentes de l'expérience
temporelle qui entrent en jeu.
L'exemple de la chartreuse
Le projet-phare du PNR en matière de patrimoine culturel est sans aucun doute la
mise en valeur de la « chartreuse d'Aillon », c'est-à-dire du bâtiment restant d'un
ancien monastère de l'ordre des Chartreux, classé monument historique en 1994,
dans lequel doit être installée la maison du patrimoine du Parc. Ceux qui connaissent
les PNR savent que le concept de maison est très courant dans les Parcs (maison de
l'eau à Pont en Royan, dans le Vercors maison de la nature à Burdignes, dans le
Pilat…).
Les membres des familles originaires d'Aillon ne sont pas très enthousiastes vis-à-vis
de ce projet : ils en parlent assez peu, mais critiquent à demi-mots la restauration de
ce qu'ils n'appellent d'ailleurs pas la chartreuse, mais plutôt « le couvent », ou « chez
Bérard » du nom des anciens propriétaires du bâtiment. Si j'insistais auprès d'eux
pour savoir ce qu'ils en pensaient, ils lâchaient :« on la reconnaît plus » ou « ils ont
fait des travaux »... Les membres de l'Association pour la sauvegarde de la chartreuse
se désolent de cette indifférence.
Plus généralement, au niveau de la population du canton, des plaintes multiples
s'expriment vis-à-vis de ce projet : il serait trop cher, trop prestigieux, il enlèverait de
l'argent à d'autres réalisations plus utiles. En réalité, ce projet a obtenu des
subventions, notamment européennes qui couvrent la plus grande partie de la
dépense. Mais la communauté de communes, propriétaire du bâtiment, a mal géré
son budget et tout en étant très endettée, a été obligée de mener à bien les travaux
pour obtenir le financement européen promis. Le résultat est qu'en 2002, les travaux
ont représenté 83 % de l'actif de la communauté de communes, qui a dû la même
année licencier son intervenante en musique dans les écoles. Les opposants
soulignent le manque de terrains de sports, de salles de spectacle, le soutien
insuffisant aux associations... Un élu exprime dans une tribune dans le journal
cantonal local les récriminations maintes fois entendues : « Le canton des Bauges
mérite-t-il que 52 % de son budget soit englouti dans la restauration de son
patrimoine aussi prestigieux soit-il ? N’aurait-on pas oublié que la vie et la richesse
d’un pays sont aussi ses habitants, sa jeunesse, des activités économiques, agricoles,
touristiques, sportives… ? » Certains habitants trouvent aussi qu'installer dans ce
bâtiment la maison du patrimoine du Parc n'est pas une bonne idée : « Restaurer la
chartreuse c'est très bien, mais aller enfermer là-bas le patrimoine du massif... Déjà
les gens ne s'y reconnaissent pas...»
Pour comprendre ces réticences, revenons rapidement sur l'histoire du bâtiment.
Cette chartreuse est édifiée au XIe siècle. Les moines reçoivent de nombreuses terres
des nobles de la région et en particulier l'ensemble du vallon, la Combe de Lourdens,
qu'il exploitent avec l'aide de paysans locaux auxquels ils concèdent la gestion de
grangeries moyennant paiement en nature, en argent, et en corvée. Les moines sont
chassés en 1792 par l'irruption en Savoie des armées révolutionnaires françaises.
Après la Révolution, les familles de paysans qui exploitaient les grangeries se les
approprient. La chartreuse elle-même est acquise d’abord par des entrepreneurs qui
s’intéressent surtout aux hauts fourneaux et aux forges, puis en 1856 par une famille
de paysans d’Aillon, dont elle devient l’exploitation. On arase les bâtiments qui
servent de carrière de pierre, on recouvre de terre les fondations pour pouvoir
116
cultiver. La chartreuse d’Aillon sombre dans l’oubli pour près de deux siècles. Le
bâtiment restant est modifié au fur et à mesure des besoins par la famille qui l'habite :
il sert de bâtiment d’habitation et de bâtiment agricole. En 1968 encore, des travaux
importants sont effectués. Des voûtes sont détruites, d’anciennes portes de chêne
remplacées par des portes plus modernes. Les plafonds sont refaits.
C’est à partir des années 1980 que quelque érudits locaux commencent à s’intéresser
vraiment à ce bâtiment. Un groupe commence à se réunir en 1986 : il devient
l’Association pour la sauvegarde de la chartreuse d’Aillon qui s'emploie à
sensibiliser les élus. Le bâtiment, mis en vente par la famille est racheté par la
Communauté de communes au tout début des années 90. Les premiers travaux de
mise hors d’eau sont effectués immédiatement, car il y a urgence.
Aujourd’hui, 4 partenaires travaillent sur l’opération de mise en valeur de la
chartreuse, ce qui rend le projet assez complexe. Ce sont la communauté de
commune, propriétaire du bâtiment, la commune d’Aillon, où se trouve la chartreuse,
le Parc naturel régional qui est maître d'ouvrage des travaux et qui doit faire du
bâtiment sa maison du patrimoine, et l’Association pour la Sauvegarde de la
Chartreuse d’Aillon. La restauration est donc le résultat de compromis, de
négociations entre ces quatre partenaires.
Il a été décidé que le bâtiment doit à terme être le plus proche possible de ce que
pouvait être une chartreuse du XVIIe siècle, au temps de sa splendeur. Toutes les
transformations survenues après la Révolution doivent être effacées. Ce choix mène à
des transformations assez violentes symboliquement : un balcon en pierre de taille
avait été rajouté sur la façade, la rendant semblable à celle des maisons baujues
cossues. Le balcon a été détruit et remplacé par une niche dans laquelle prendra place
une statue de la vierge. Les volets des fenêtres ont à leur tour été supprimés, car la
chartreuse n’en comportait pas à l’origine. La façade est donc nue et très austère.
En voulant redonner à la chartreuse son aspect d’avant 1792, les partenaires de la
restauration semble considérer comme illégitime toutes les transformations
survenues après cette date. C’est un peu comme si les 150 ans d’histoire paysanne de
la chartreuse n’étaient qu’une parenthèse qu’il convenait d’effacer. Toutes les
modifications apportées à la maison par la famille d’agriculteurs sont détruites (le
balcon), comme si cette page de l’histoire n’avait pas existé.
On a donc un projet qui coupe le bâtiment de son passé immédiat, de la période
contemporaine, pour renvoyer à un passé plus lointain. C'est le souhait des membres
de l'association pour la sauvegarde qui sont fascinés par l'aventure monastique dans
le massif et auraient souhaité qu'on lui consacre un musée. Mais ce n'est pas
l'intention du Parc. D'une part, la maison du patrimoine du Parc doit être un « centre
d'interprétation » qui renvoie à l'ensemble du patrimoine du massif, et d'autre part,
paradoxalement, cette institution semble s'intéresser assez peu à la recherche
scientifique au sujet de l'histoire des moines. .
En réalité, quand on analyse le discours qui est tenu dans la charte, dans les pré-
projets du Parc et qui est relayé par les médias, on se rend compte que les
représentants de cette institution semblent préférer entretenir à propos des moines
une sorte de récit légendaire. Selon ce dernier, les moines auraient trouvé en arrivant
un pays sauvage, voué à la barbarie. Ils en auraient entièrement organisé l'industrie et
l'agriculture, notamment en défrichant les alpages. De multiples exemples de ce
discours existent. Je vous cite un petit extrait du Dauphiné Libéré de l'époque :
117
« En 1178, des moines de Saint-Pierre-de-Chartreuse s’implantèrent là. C’est alors
un massif enclavé, hostile, où viennent certainement se réfugier les bandes de
brigands qui rançonnent les vallées. Les moines vont « moraliser » la région, s’y
développer, y introduire le travail industriel, grâce au bois de chauffe et à l’énergie
des torrents, y organiser l’agriculture. « En jouant, de plus, un rôle primordial de
ciment social », précise le conseiller général des Bauges ».
On sait d'où provient ce discours : comme dans la plupart des régions françaises, les
ecclésiastiques, qui avaient du temps et de l'instruction, ont été à la fin du XIXe
siècle les premiers historiographes du massif. Ils ont évidemment exalté le rôle des
moines et leurs relations harmonieuses avec la population locale à une époque où la
laïcité n'était pas tout à fait apaisée. Mais il est étonnant que des institutions
culturelles continuent aujourd'hui à propager ce discours, qui n'est plus du tout celui
des historiens « scientifiques ». A l'université de Savoie, à Chambéry, des historiens
médiévistes travaillent sur ces questions, et ils montrent de façon très claire :
1° Que les moines n'ont pas inventé l'agriculture de montagne (en fait la plus grande
partie des alpages étaient défrichés avant leur arrivée et exploités par les
communautés paysannes). Par contre, les moines voulaient pratiquer le faire-valoir
direct et ont privé les populations paysannes des droits d'usages dont elles
bénéficiaient du temps des seigneurs laïcs.
2° Que les relations avec les habitants sont loin d'avoir été aussi idylliques que le
prétend le récit officiel, justement parce qu'ils ont exclu lesdites communautés de
leurs droits d'usage sur les alpages et qu'ils leur faisaient payer de lourdes taxes. Des
batailles mémorables ont opposé paysans et moines sur les alpages.
Mais manifestement, ce n'est pas à cette histoire que l'on s'intéresse. On préfère une
histoire déjà très sédimentée (pour reprendre un terme d'Alban Bensa sans Une
histoire à soi), fondue en un récit unique qui ne dit pas ses sources. Non seulement
l'histoire récente, celle de la chartreuse devenue une exploitation, est renvoyée aux
oubliettes, mais on évite aussi de mentionner la mémoire conflictuelle, celle des
changements. Tout ce qui, dans le passé, renvoie à autre chose que de la continuité
est occulté. Ici, ce sont les disputes entres moines et paysans, mais aussi conflits
entre blancs et rouges dans le village lors de la Révolution. La chartreuse est
présentée comme la trace chargée de rappeler l'harmonie pluricentenaire ayant régné
entre les moines et le territoire.
Toute cette opération est accompagnée d'un discours médiatique quelque peu exalté
selon lequel en restaurant la chartreuse, « les Bauges ont renoué avec leur âme ».
L'expression est employée dans plusieurs articles de journaux. « Restaurer l'âme des
Bauges », titre ainsi le Dauphiné Libéré. Cette expression « renouer avec leur âme »,
me paraît devoir être mise en relation avec le projet du Parc tel que défini dans la
charte qui s'intitulait « faire renaître l'identité du massif ». Presque tous les projets
patrimoniaux semblent d'ailleurs s'appuyer sur ce type de rhétorique : la demande
d'appellation d'origine contrôlée pour le fromage local, la tome des Bauges, précise
que cette labialisation doit permettre de « préserver l'intégrité du massif », le Parc
fait appel à une agence de communication chargée de mettre en valeur son territoire
qui propose de s'appuyer sur sa « vraie personnalité » des Bauges.
L'ensemble de ces projets ont donc pour point commun de s'appuyer sur l'affirmation
de l'existence d'un fondement sous-jacent du territoire : l'âme, l'identité, l'intégrité, la
personnalité. Celui-ci demeurerait finalement égal à lui-même, quelles que soient les
crises qu'il traverse. Le projet monté autour de la chartreuse, comme les autres,
118
renvoie à une forme de continuité, à une permanence du territoire. Du coup, le passé
et l'avenir sont ramenés à la continuité du présent. Le territoire d'aujourd'hui, c'est la
continuité de ce qu'il a toujours été : le passé est donc semblable au présent. D'autre
part, comme on va désormais s'efforcer de rester fidèle à « l'âme des Bauges » ou de
« préserver leur identité », on place aussi l'avenir sous le signe du même.
Quelle histoire pour les habitants des Bauges ?
Nous avons vu que les habitants manquent d'enthousiasme au sujet de la restauration
de la chartreuse. On peut donc se demander quel est le passé qu'ils reconnaissent
comme le leur. Quelle est l'histoire dont ils se disent issus ?
En fait, ce n'est pas une histoire mais des histoires qui apparaissent. Des histoires qui
s'appuient justement sur le fonds constitué par la période contemporaine, celle qui
précède immédiatement le présent et qui semble évacuée au niveau de la restauration
de la chartreuse. Les habitants expliquent comment eux ou leurs prédécesseurs ont
essayé de sortir le pays de la crise dans laquelle le plongeait le dépeuplement. Elles
renvoient donc à une époque qui est celle de grands bouleversements. Je vais vous
donner quelques exemples tirés de ces récits.
A Aillon, c'est l'histoire de la station de ski : les habitants racontent que dans les
années 1960 alors que la déprise bat son plein, une nouvelle équipe municipale se
lance dans la construction de la station. Malgré le désaccord du préfet, le refus des
banques de prêter de l'argent, les difficultés apparemment insurmontables, ils
parviennent à créer une station. Les agriculteurs se font perchmen, pisteurs,
restaurateurs, loueurs de matériel... Tout le village participe.
Les agriculteurs racontent quand à eux l'histoire de la reprise en main de leur filière :
dans les années 1970, les agriculteurs se rendent compte que le lait leur est payé de
moins en moins cher par les industriels auxquels ils le vendent. Ils décident de
remonter des coopératives pour valoriser eux mêmes leur production.
Les pionniers parmi les premiers néo-ruraux, arrivés dans les années 1970, racontent
comment ils ont fondé l'association les Amis des Bauges, une association qui veut
susciter des initiatives en terme de développement local, en fédérant les 14
communes, avec notamment la création d'un journal, l'Ami des Bauges. Comment ils
ont monté dans les années 1980 un projet intitulé « les Grandes Bauges » qui a
ensuite débouché sur le projet de Parc.
Il y a des dizaines d'autres de récits sur la création d'entreprises, sur diverses
associations. Ces sont les histoires de tous les efforts qui ont été faits par les habitants
pour faire face aux mutations qui bouleversaient le monde rural : comment surmonter
la dépopulation, faire revenir des jeunes, comment vivre ensemble malgré les
différences ? Cette mémoire est fréquemment convoquée dans les débats qui peuvent
avoir lieu au sujet de l'aménagement du territoire. Ce sont des récits qui utilisent le
« nous », ou plus exactement le « on » : « on s'est rendu compte que le pays allait
mourir », « on a décidé... »
Ce qui est assez étonnant, c'est que de même que le patrimoine ne semble pas
intéresser les habitants ou les irriter, ces histoires ont tendance à être niée par les
représentants du Parc qui font démarrer le renouveau du massif aux débuts de la
démarche pour créer un Parc en 1990. Un des dirigeants a ainsi pu déclarer dans un
discours : « Les Bauges ont souvent été taxées d'archaïsme, mais c'est une faiblesse
dont nous sommes nombreux à être fiers. Finalement, c'était peut-être une chance
119
que nos prédécesseurs élus n'aient pas fait grand chose... Je veux dire qu'ils n'aient
pas trop construit, développé, pollué ce massif. »
Acteurs hier, acteurs aujourd'hui
Or, pourquoi est-il si important pour les habitants des Bauges, de se rattacher à une
histoire dont eux ou leurs prédécesseurs sont les héros ?
Comme je l'ai mentionné au début de mon intervention, de nombreux migrants
gagnent aujourd'hui les Bauges. Cela donne lieu à une forme de multiculturalité. Il ne
s'agit pas d'opposer ruraux de souche et anciens urbains, car il existe bien d'autres
lignes de fractures dans la population. Il y a les agriculteurs, ceux qui descendent
travailler en plaine et ceux qui tentent de créer leur emploi sur place, il y a aussi des
Baujus de souche qui sont partis et qui sont un jour revenus, il y a des jeunes et des
moins jeunes, les soixante-huitards et les altermondialistes, des cadres supérieurs et
de jeunes précaires qui font de l'intérim dans les usines de environs etc. En tout cas,
ces populations ont parfois des façons très différentes de voir les choses, et qui
entrent parfois dans des conflits classiques entre chasseurs et écologistes, ou qui ont
des conceptions différentes de ce que doit être le mode de développement du massif.
Or, ce qui me semble intéressant et assez remarquable, c'est que ces populations
tentent aussi de surmonter ce qui les sépare pour construire du commun. Leurs
divisions les préoccupent, mais cette préoccupation même est un signe de leur désir
de construire quelque-chose ensemble, et si les appartenances à des groupes
différents sont parfois affichées et revendiquées, elles n'empêchent pas les individus
d'en franchir les barrières pour nouer des relations parfois étonnantes.
Aujourd'hui, il me semble que les habitants des Bauges sont dans une dynamique que
je qualifierai d'utopique. L'utopie, si l'on revient aux racines de ce mot forgé par
Thomas More, c'est ce qui n'est d'aucun lieu, donc ce qui n'existe pas, ou pas encore.
En parlant de dynamique utopique, je veux dire par là qu'ils expriment leur
conviction d'être en train d'inventer quelque chose de nouveau. Pour eux, le territoire
est à construire : la déprise a laissé un manque de structures collectives, des lacunes
au niveau des services, comme la garde d'enfants, des loisirs sportifs et culturels. Les
habitants se sont mis en devoir de trouver des solutions, qui passent souvent des
formes de débrouille et par la vie associative. Or, ils ne veulent ni imiter le mode de
vie urbain que certains ont quitté et que les autres ont toujours refusé, ni retrouver un
mode de vie des campagnes d'autrefois dont personne ne veut. Ils veulent inventer
quelque-chose de nouveau.
Cette volonté d'innovation est visible au niveau de la vie économique, avec
l'adoption par les individus de formes de travail alternatives, souvent marquées par la
pluriactivité. La manque d'emploi oblige beaucoup de gens qui souhaitent travailler
sur place à créer leur propre activité. Cela se fait parfois en transformant un loisir en
gagne-pain. Les solutions choisies sont souvent originales, avec des projets
communautaires ou coopératifs, parfois combinés avec un travail salarié.
On observe aussi un renouveau dans le domaine politique. Beaucoup de migrants
expliquent que leur installation sur place a correspondu à une implication nouvelle de
leur part dans les questions communes. Il est évidemment plus facile d'accéder à ce
dernier dans de petites communes. Mais même sans parler des mandats municipaux,
une vie associative foisonnante se déploie, au sein de laquelle les individus prennent
publiquement la parole à propos du devenir du territoire ou d'agir pour ce dernier.
120
Faire partie d'une association de parents d'élèves en Bauges conduit directement à
discuter avec les élus pour savoir s'il convient de construire une école ou de
regrouper des classes. Mais on assiste aussi à des tentatives pour créer de nouveaux
espaces de paroles où chacun puisse s'exprimer à propos de l'aménagement du
territoire. Un collectif citoyen « Action Bauges citoyennes » a ainsi été créé en 2002
dans le but d'organiser des débats au sein desquels chacun puisse s'exprimer.
Actuellement, un projet de radio est en cours avec le même type d'ambitions.
Et il est important de noter que les individus tiennent à être reconnus pour ce qu'ils
ont fait. J'ai pu recueillir beaucoup de discours dans lesquels ils se plaignent de faire
beaucoup de travail bénévole et de ne pas être reconnus, ce qui montre a contrario
l'importance qu'a pour eux le fait d'être reconnus comme des acteurs du territoire.
On comprend bien que pour se vivre aujourd'hui comme ceux qui construisent le
territoire, ils ont besoin de raconter une histoire dont eux ou leurs prédécesseurs sont
les acteurs. L'histoire racontée avec la chartreuse, c'est une histoire qui fait d'eux des
figurants : d'abord ce seraient les moines qui auraient impulsé l'histoire du massif, ce
qui laisse entendre que les Bauges ont besoin d'une aide extérieure pour se
développer. Et ensuite, si le territoire est doté d'une âme, d'une intégrité, d'une
personnalité éternelle, alors, d'une certaine manière, ses habitants ne sont que les
passagers d'une réalité sur laquelle ils n'ont que peu de prise. Face à ces histoires,
leurs récits à eux les replacent au cœur d'une dynamique de changement. D'abord, ce
qui existe aujourd'hui est le résultat des efforts des acteurs d'hier : si le Parc existe,
c'est grâce aux élus qui ont fondé une première intercommunalité dans les années
1970, puis aux Amis des Bauges qui ont monté dans les années 1980 un projet
« Grandes Bauges ». Si le massif a pu aujourd'hui retrouver un certain dynamisme,
c'est grâce à tous ceux qui se sont accrochés hier pour rester ou pour s'installer
malgré les difficultés.
Si par leurs actions d'hier, ils ont pu modeler le territoire d'aujourd'hui, alors par leurs
actions d'aujourd'hui, ils façonnent celui de demain.
A une représentation du territoire qui met l'accent sur la continuité, la permanence,
les habitants opposent une histoire des changements, des choix effectués, des
directions prises. Ce qui est intéressant, c'est que depuis longtemps déjà, les
chercheurs en sciences sociales ont entrepris de critiquer la tendance qui consiste à
essentialiser des concepts comme le territoire, le patrimoine, la culture au lieu de les
traiter comme des constructions sociales. Mais on a souvent pensé que les acteurs sur
le terrain mobilisaient spontanément ces catégories. Dans les Bauges, on se rend
compte que la conception essentialiste du territoire est parfois mobilisée par les
institutions, mais qu'elle ne convient pas aux gens, parce qu'elle ne leur permet pas
de se penser comme les acteurs d'un monde en train de se construire.
121
Coexistence et négociation des identités et des territoires dans la ville
de Cluj-Napoca, en Transylvanie
Bianca Botea
Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université Lumière-Lyon 2
Ce que je vais vous présenter fait partie d’une étude que je mène depuis quelques
années dans le cadre de mon travail de thèse. Mon étude interroge la construction
sociale et politique d’un territoire hautement symbolique et controversé, la
Transylvanie, en partant des pratiques institutionnelles et associatives de la ville de
Cluj-Napoca. Si je me centre avant tout sur les pratiques des élites, sur les pratiques
associatives ou institutionnelles (musées ou autres institutions culturelles ou
politiques locales), j’ai pu avoir aussi un aperçu sur la vie des individus ordinaires
sur la manière de vivre le territoire par ces derniers lors de mon terrain.
Cadre historique et social de la ville et de la région
La Transylvanie est une grande région qui couvre la moitié nord-ouest de la
Roumanie. Autrefois principauté autonome ou appartenant par la suite au Royaume
hongrois et à l’Empire austro-hongrois, la Transylvanie fut rattachée à la Roumanie
après la première guerre mondiale. Cette situation historique fait qu’en Transylvanie
se retrouvent aujourd’hui environ 1400 000 Hongrois (personnes se déclarant
Hongroises), c’est-à-dire environ 20% de la population de la région. Cette
distribution n’est évidemment pas homogène, dans certaines régions de la
Transylvanie, les Hongrois vivent en majorité, environ 70-80 % de la population.
La Transylvanie est donc un territoire disputé, faisant partie à travers l’histoire de la
construction des deux Etats-nations. Question sensible entre deux Etats, la Hongrie et
la Roumanie, mais aussi entre les populations locales. La principale controverse
porte sur la question de l’antériorité de la présence sur ce territoire : les deux
populations s’accusent mutuellement de falsifier l’histoire en ce qui concerne leur
date d’arrivée sur le territoire et leur rôle dans l’histoire de la région.
Il convient de noter que, en dépit de toutes ces controverses et de la force symbolique
que ce territoire a dans les imaginaires collectifs, il n’est pas une région
administrative, mais une simple province historique.
La ville de Cluj est la capitale historique de la région et la capitale culturelle de
Hongrois de Transylvanie. C’est une ville marquée par la diversité culturelle et
confessionnelle : ici vivent des Roumains, des Hongrois, des Allemands, des Roms,
etc., ayant des confessions différentes : orthodoxes, gréco-catholiques, catholiques,
protestants (calvinistes, luthériens) ou néo-protestants.
Autrefois ville majoritairement allemande (XIIe-XVIe siècles), ultérieurement
majoritairement hongroise, c’est dans les années 50 que la population roumaine
prend le dessus, et devient au fur et à mesure majoritaire. Aujourd’hui, les Hongrois
122
sont environ 19% de la population. Les souvenirs de l’époque d’autrefois, quand les
Hongrois étaient majoritaires, restent encore très forts : accompagnés chez les
Hongrois par une nostalgie du temps où la langue hongroise était parlée partout dans
les rues, dans les boutiques, dans les villes ; chez les Roumains les souvenirs de cette
période sont plus liés à une mémoire douloureuse, à un sentiment d’injustice par
rapport à une domination et à une injustice subie avant 1918.
La ville de Cluj est le reflet à une petite échelle des controverses liées au territoire de
la Transylvanie. Cluj est devenu ainsi le symbole des clivages ethniques et des
compétitions pour l’utilisation exclusive du patrimoine de la ville.
Je propose ici de m’arrêter d’une part sur la singularité de la cohabitation
multiethnique à Cluj (prise en sens large, c’est-à-dire cohabitation des individus,
mais aussi des institutions) et d’autres part sur les phénomènes récents de
recomposition sociale et territoriale de Transylvanie, phénomènes que l’on retrouve
dans d’autres régions des pays d’Europe centrale et orientale.
La coexistence des groupes et des territoires à Cluj
La situation de co-habitation la plus fréquente à Cluj, surtout au niveau des pratiques
des élites, des pratiques associative et institutionnelles est, ce que j’ai appelé la co-
existence : L’existence passive et séparée des groupes, sans qu’il existe une
interaction orientée vers la négociation ou le changement » (R. Lie). Ce qui
caractériserait également cette situation de cohabitation serait ce que R. Hayden
appelait la « tolérance sans interférence », phénomène rencontré dans les Balkans et
en Asie du Sud. Il ne s’agit plus de poser les relations des individus et des groupes
dans les termes antagonistes de tolérance-intolérance, relations harmonieuses –
relations conflictuelles, mais d’adopter une analyse plus nuancée. La « tolérance sans
interférence » caractériserait les situations à travers lesquelles, même si différentes
populations partagent par exemple un même espace physique, elles mènent une vie
en communautés séparées. Cela se fait sans qu’il existe pour autant des hostilités et
des affrontements entre ces populations. S’il existe donc une certaine tolérance
réciproque des groupes, cette tolérance ne prend pas la forme d’une reconnaissance
active de l’autre, ni d’un agir ensemble.
La co-existence et la tolérance sans interférence sont visibles à travers un phénomène
largement répandu d’ethnicisation des élites et des institutions ou associations de la
ville. A part des associations fonctionnant dans le domaine du travail social, et
quelques-unes unes dans le domaine artistique, qui rassemblent Roumains et
Hongrois, le tableau de la ville est assez segmenté du point de vue ethnique. On
retrouve cette même segmentation dans les associations étudiantes : hormis les clubs
sportifs, il n’existe pas d’associations syndicales, culturelles, civiques communes.
Au sein de ces réseaux parallèles se construisent et se reproduisent des lectures
opposées, voire exclusives du territoire : une Transylvanie roumaine et une
Transylvanie hongroise. Le territoire est considéré comme un objet patrimonial, une
richesse inaliénable, dont la perte équivaut à la mort symbolique du groupe.
A travers une analyse ses pratiques des musées ou d’autres institutions culturelles, à
travers les pratiques des associations hongroises, j’ai pu constater une conception du
territoire qui s’exprime, conformément à une logique nationaliste, dans les termes
d’un principe d’équivalence entre un territoire –une culture – une nation. Dans le cas
concret de la Transylvanie, l’application de ce principe se traduit par une difficulté de
123
concevoir des appartenances identitaires et territoriales multiples. Concevoir la
Transylvanie comme un territoire « roumain » exclut l’idée qu’il pourrait être
également « hongrois ». Se définir comme Roumain, impliquerait l’idée que nous ne
sommes pas Hongrois, et inversement. Au centre de cette construction exclusive du
territoire et de l’ethnicité repose la question de la langue. Elle est un élément majeur
dans l’identification ethnique. Se désigne Hongrois celui qui parle le hongrois, et de
la même manière, pour que le territoire puisse être considéré comme hongrois il doit
avoir inscrit les insignes de la culture et en particulier de la langue hongroise.
Il convient de noter que l’ethnicisation de la ville n’est pas un phénomène rencontré
qu’au sein des élites : le monde économique, le marché de travail, les réseaux de
sociabilité suivent le même principe de séparation ethnique, mais c’est surtout au
niveau des catégories de la population les plus instruites que l’on retrouve ce clivage.
Les relations entre les groupes qui se partagent le territoire ne sont pas statiques,
parfois la co-existence et la tolérance sans interférence glissent vers l’intolérance et
le rejet de l’autre. Cela est visible à Cluj, notamment dans les actions de destruction
de la place du centre-ville et du patrimoine de l’autre. Mais la co-existence glisse
aussi vers des formes de négociation, c’est-à-dire une forme active de rencontre, une
interaction commune et une action commune.
La négociation des identités la co-production des territoires
Mes interrogations ont porté alors sur ces formes de négociation qui permettent de
sortir des crispations identitaires et de produire un monde en commun. C’est ainsi
que j’ai pu observer des phénomènes récents de recomposition sociale et territoriale
qui se dessinent avec des nouveaux projets impulsés par les idées européennes, plus
particulièrement de l’Europe des régions. La régionalisation est vue par les
institutions européennes comme une solution pour les tensions et les conflits dans les
Balkans, des conflits qui ont souvent lieu entre un Etat-nation et ses minorités
nationales. Pour résoudre ces conflits, les textes européens proposent d’adopter les
principes de l’autonomie culturelle ou de l’autonomie territoriale. Je vais m’arrêter
ici surtout sur la seconde, car c’est elle qui fut le moteur des projets de mise en
commun entre élites roumaines et hongroises, rassemblant ces derniers autour d’un
sentiment régional, d’appartenance au même territoire et d’affirmation d’une identité
culturelle commune, au-delà des différenciations ethniques. J’ai analysé quelques-
uns uns de ces projets, inédits dans l’histoire de la région, projets qui proposent
d’une part la création d’un espace de rencontre qui fasse lien entre Roumains et
Hongrois ; et d’autre part, d’amener un débat sur régionalisation du pays (en
particulier la création d’une région administrative de la Transylvanie).
Qu’est-ce que ces projets ont montré ?
La Transylvanie serait, selon ces projets, une espace homogène, se démarquant
nettement du reste de la Roumanie par l’héritage de MittelEuropa auquel le reste de
la Roumanie n’aurait pas eu accès dans l’histoire. La région roumaine extérieure à la
Transylvanie est ainsi renvoyée aux Balkans, connotés de manière négative. On
distingue ici un phénomène de distanciation des Balkans par les stratégies de
l’orientalisme de E. Saïd. La Transylvanie se construirait ainsi par la démarcation
d’avec les Balkans, espace tout aussi imaginé et imaginaire que la Transylvanie.
Cette dernière serait un espace de l’Europe centrale…donc plus proche de
l’Occident.
124
L’analyse de ces projets a pu me montrer qu’ils sont, à nouveau, fondés sur une
même conception rigide du territoire et des groupes, qui conçoit le territoire comme
l’espace (l’étendue) d’une culture partagée en commun par une population régionale,
une culture qui semble déjà donnée, réalité historique immuable et non pas toujours
en changement, et en négociation par les groupes locaux. Autrement dit, au-delà de la
frontière du territoire, conçu comme entité bien délimitée, ne se manifesterait ni le
même trait ni la même identité culturels.
Par conséquent, si l’Europe est un moteur de la production du lien dans des régions
caractérisées par une tradition ancienne de « tolérance sans interférence », et par la
séparation ethnique, elle est en même temps un moteur pour des mobilisations qui
tendent parfois vers de nouvelles formes de repli sur soi : ces constructions
régionales ne reposent plus sur des liens de sang, mais sur des liens du sol, qui sont
souvent tout aussi exclusifs. La terre et le territoire apparaissent comme une source
d’identité culturelle et historique authentiques de laquelle ne peuvent se revendiquer
ceux qui viennent de l’extérieur, même si cet extérieur ne se situe parfois qu’à un pas
au-delà d’une frontière physique. C’est en cela que ces nouvelles mobilisations en
Transylvanie, si elles permettent de transgresser des frontières ethniques, créent
également d’autres frontières.
En fin de compte, si nous regardons tous ces projets, qu’ils soient institutionnels ou
associatifs, guidés par une logique nationaliste ou régionaliste, nous
remarquons une conception figée des territoires et des groupes qui semble
venir à l’encontre de la fluidité des affiliations identitaires et territoriales dans
cet espace multiethnique.
Pour donner un exemple de cette mouvance identitaire — qui rappelle la théorie de
Fredrik Barth sur les frontières ethniques — une certaine population de la ville se dit
« hongroise » lorsqu’elle veut se différencier des « Roumains », et « transylvaine »
quant il est question de se démarquer de leurs confrères de Hongrie (aux yeux
desquels ces « Hongrois » de Transylvanie sont souvent perçus comme des
« Roumains », catégorie sous-entendant une connotation péjorative). Il faut ajouter
que parmi ces mêmes personnes, il existe une partie qui s’identifie aux « Sicules »
pour souligner leur singularité par rapport aux autres « Hongrois » de Transylvanie.
Mais j’ai rencontré des « Sicules » qui s’affirmaient à la fois des « Banateni », car
nés dans la région de Banat… Cette mouvance identitaire est visible aussi lors de
certaines pratiques de cosmopolitisme, aujourd’hui plus rares, lors desquelles les
individus passent d’une langue à l’autre ou se déplacent successivement dans
plusieurs univers culturels. Si les identités sont fluides, les élites qui s’inscrivent-
elles aussi dans ces comportements toujours fluctuants, élaborent des projets qui
figent les territoires et les rattachent à des univers culturels fixes et uniques.
Par rapport aux découpages de ces territoires, qu’il s’agisse de découpages
symboliques ou réels comme ceux opérés par la régionalisation, j’ai pu observer
qu’au contraire, dans la pratique des individus, les contours de cet espace ne sont pas
en premier lieu physiques. Si nous transposons à l’échelle de la ville de Cluj cette
question des découpages d’un territoire, nous pouvons faire plusieurs remarques. A
Cluj, l’habitation n’est pas divisée selon un critère ethnique et ce fait ne semble poser
aucun problème dans la vie quotidienne des habitants de la ville. Les frontières sont
plutôt mouvantes ainsi que les groupes. Par exemple, la Transylvanie « hongroise »
peut être entrevue et vécue dans un lieu ou dans un autre, par ici ou par-là, de façon
125
parsemée dans la ville. Cet espace n’est pas circonscrit à un territoire compact dont
les frontières sont discrètes. Aussi, un même lieu peut évoquer un territoire
« roumain » pour les uns ou un territoire « hongrois » pour les autres. Un territoire
« transylvain » ne pourrait lui non plus s’arrêter à une image figée et homogène, car
ce « transylvanisme » est compris différemment par les populations de la ville et il
est rattaché à des lieux divers, parfois juxtaposés. S’il existe dans la ville des lieux
plus ethnicisés, les frontières sont toujours transgressées d’une manière ou d’une
autre et ce fait ne devrait pas permettre la construction de territoires verrouillés
fondés sur une idée d’homogénéité et de cohérence culturelle. Si les identifications
ethniques et culturelles sont mouvantes, les territoires sont discontinus.
Alors à travers ce processus de négociation permanente entre des groupes différents,
se produit incessamment le territoire, dont les frontières se déplacent donc sans
cesse. L’étude de la Transylvanie montre qu’au lieu de partir d’une conception du
territoire comme espace d’une culture partagée, il faudrait analyser comment ce
partage culturel est toujours en train de se négocier et de se produire, sans qu’il ne
soit jamais totalement accompli. Il serait donc davantage question de territoires de la
co-production que de territoires du partage consensuel.
Si l’analyse des territoires nécessite alors une approche dynamique et si toutes ces
réalités semblent mouvantes, cela n’exclut pas que des thèmes comme l’autochtonie
et l’homogénéité des territoires ne sont pas présents dans les discours des individus
où vécus comme réels par ces derniers. Une analyse dynamique des territoires doit
situer les causes de cette utilisation de la part des individus de ces conceptions figées
du territoire, dans les stratégies de différenciation culturelle et sociale, dans les
enjeux de légitimation politique ou autre.
126
Synthèse
Denis Cerclet, Vintila Mihailescu
Denis Cerclet : Faire la synthèse d’une telle journée est un exercice vraiment très
difficile parce que beaucoup de choses ont été dites, vraiment très intéressantes, et
qui chaque fois provenaient d’un point de vue particulier. Nous avons vraiment
travaillé cette question en partant de l’Etat, d’une fondation privée, d’un organisme
qui se situe dans une tradition militante, un autre qui prend sa source dans
l’éducation populaire, un parc naturel et ses habitants, l’action d’institutions pour la
construction d’une région, d’un territoire. Cela nous donne un aperçu très vaste de
cette question et nous pourrons grâce à ces réflexions avancer dans notre projet.
Cela fait quelques années que nous sommes quelques uns à travailler sur le
patrimoine et plus nous avançons moins les choses nous paraissent claires si elles
l’ont été un jour. A se demander si c’est dans le domaine du patrimoine que les
choses se passent. Je le disais ce matin, nous avons organisé des séminaires sur la
mémoire, aujourd’hui sur le patrimoine et la question se pose, selon moi, de savoir si
ce sont ces objets qu’il importe d’étudier ou si nous ne devons pas renvoyer ce
questionnement du côté du fonctionnement social. Est-ce que la mémoire, le
patrimoine ne sont pas des objets qui permettent aux uns et aux autres de dire
quelque chose de quelque chose pour participer, donner une qualité au processus
social. Mémoire et patrimoine me semblent être de bons outils et de bons analyseurs :
ce sont des choses du passé qui n’intéressent plus véritablement grand monde, qui
n’ont rien à nous dire et à qui on peut faire dire à peu près ce que l’on veut. Et que
l’on peut inscrire dans des actions un peu comme on le veut. De ce point de vue, ce
sont des lieux d’observations des modes de construction du social intéressants. Reste
la question : comment se fait le choix de l’objet, comment se fait le choix des termes
du récit qui est constitué ? On dit bien quelque chose de quelque chose, selon cette
vieille formule d’Aristote, mais comment on le fait et pourquoi on le fait comme
cela ? Les interventions d’aujourd’hui ont tourné autour de cette question. Cela met
en évidence l’approche théorique. D’une part celle du chercheur et j’ai reconnu des
concepts qui étaient mis en œuvre ici ou là et qui nous amène à observer le problème
d’une certaine manière. Et c’est aussi la théorie de l’action. C’est-à-dire que ceux qui
agissent sur le terrain ne sont pas extérieurs à cette façon de faire. Vous qui agissez
sur le terrain, vous avez tout un appareil qui vous permet de penser l’action, de la
mettre en œuvre, de la construire, de l’élaborer, etc. Et je crois que nous avons là
aussi, en fonction du point de vue que l’on adopte, une manière de dire quelque
chose de quelque chose. Et c’est important car ça multiplie les lieux d’observation,
les modalités d’action. Ça rend les choses difficilement comparables mais c’est
rassurant car nous n’avons pas une typologie des objets, des actions qui ne nous
permettrait pas d’approcher ce qui est en jeu.
Un autre point qui me semble important est les formes des récits dont certaines visent
à poser quelque chose qui procéderait de la poiesis : ce travail en commun aboutit à
un objet. D’autres seraient plutôt de l’ordre de la praxis et le travail en commun est
127
sans fin, la négociation est continue. Là aussi, nous sommes dans des formes de
théories.
Ce faire ensemble m’a rappelé un événement tout récent. François Portet et moi
étions à Annecy samedi soir pour assister à une rencontre intitulée Théâtres dans la
cité organisée à l’initiative conjointe de Bonlieu-scène nationale, de l’agglomération
d’art et d’histoire et du Musée-château. Cette manifestation qui prenait place dans les
journées européennes du patrimoine a été l’occasion d’évoquer la mémoire de la
décentralisation théâtrale en Haute-Savoie. C’était se souvenir du rôle important joué
par Peuple et Culture à Annecy. Des individus se sont retrouvés, dans l’après-guerre,
pour faire quelque chose ensemble à partir d’une certaine idée de la société, d’une
certaine idée de l’utopie, je reprend le terme de Marianne Palisse, mais on le retrouve
aussi dans le projet de la Fraternelle ou encore dans celui de Paysalp. Comment
inventer quelque chose. A Annecy, c’était la sortie de la guerre. Il s’agissait
d’inventer une nouvelle forme de vie, une nouvelle manière d’être ensemble et je me
demande si le patrimoine ne concerne pas de nouvelles façon d’être ensemble.
Le troisième point qui m’a semblé important et que l’on retrouve dans les exemples
français mais aussi dans le projet décrit par Smaranda Vultur, est la
professionnalisation des acteurs. Ces derniers prennent appuis sur des organismes et
développent des savoir-faire souvent au profit de collectivités territoriales. Et ces
organismes sont, comme vous le disiez bien, dans des situations délicates : ils sont
des instruments des politiques publiques tout en relevant du domaine privé. Ce sont
des acteurs du développement
En faisant le parallèle avec le théâtre et en revenant aux pratiques amateurs d’après-
guerre, il est aujourd’hui question de la fin du théâtre en raison d’une certaine
désaffection des spectateurs. C’est une forme qui actuellement se cherche. Et, tout ce
que l’on peut voir lors des journées du patrimoine nous suggère qu’il y aurait un
déplacement de ce faire ensemble, du théâtre vers le patrimoine, de certaines formes
vers d’autres. Je ne sais pas si en Roumanie et en Bulgarie de tels rapprochement
sont envisageables. Peut-être est-ce l’inverse qui se produit, sachant que le folklore
tenait une place importante ? Mais, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de
montrer aux autres, de se donner à voir et d’aller voir et établir une relation qui n’est
pas centrée seulement autour du travail de l’objet mais qui va concerner différents
groupes. Ce sont ces modalités « d’exposition » qui contribuent aussi à la
multiplication des identités et à la complexification des jeux identitaires et des modes
de spécification.
Territoires, ethnies, familles sont autant de manières de jouer avec ces questions
identitaires, patrimoniales, mémorielles. Il ne s’agit plus vraisemblablement de
s’inscrire dans des lignées mais de jouer de la diversité des identifications qui peut
reposer sur de l’autoproclamation. Et nous l’avons vu à Trévoux hier, les acteurs
important du patrimoine local n’étaient pas de là mais se disaient de là. Il s’étaient
construit une légitimité d’implantation et montraient comment il est tout à fait
possible d’élire domicile. Etre au monde est bien une manière d’habiter. Il est
possible de jouer sur différents tableaux et cela relativise cette notion de patrimoine.
Et j’ai bien aimé Marianne Palisse qui disait : « Les chercheurs ne sont pas les seuls à
critiquer l’essentialisme ; il y a beaucoup de gens qui le font aussi lorsqu’il s’agit du
patrimoine. » C’est bien ça. Ce jeu est pratiqué par tout le monde, on est d’ici mais
aussi de là, on habite ici et on travaille là, on passe ses vacances ailleurs et chaque
128
fois il peut y avoir une adhérence au lieu, une revendication qui porte sur l’habiter.
Mais sans que ces « ancrages faibles » soient exclusifs. Et tout ça produit des jeux
biens complexes qui reposent sur le faire ensemble. Je ne parviens pas à adhérer à
cette notion de commun dont il a été question plusieurs fois lors cette journée : est-ce
que ce n’est pas une nouvelle utopie ? les uns et les autres cherchant, par là, à faire
quelque chose ensemble ?
Vintila Mihailescu : Je voudrais revenir sur les propos de Julie Croquet et plus
précisément lorsqu'elle dit « nous avons touché nos limites ». C’est toujours très bien
de se poser la question des limites. Si les projets européens sont sensés parvenir à
l’autosuffisance, pourquoi ne pas aller ailleurs et se mettre à la disposition d’une
autre communauté ? Je crois qu’ici, on touche à des limites. Ça me fait revenir aux
propos initiaux de ce colloque qui en résumé pose le patrimoine comme une
ressource qui alimente des dynamiques sociales. D’accord. Mais je crois que l’on
entend par patrimoine des choses très différentes, pas seulement entre des différents
lieux d’Europe mais aussi entre chercheurs. Si l’on pense que le patrimoine est une
ressource il faut bien préciser qu’il en est une si on le fait exister comme une
ressource par rapport à des enjeux précis d’acteurs précis. Derrière ce mot de
patrimoine, il y a des contenus très très différents. C’est une bonne question que de
se demander pourquoi l’on utilise le mot patrimoine pour désigner toutes ces
histoires mais ce serait l’objet d’un colloque. Si l’on se pose la question en ces
termes, c’est dire quels sont les acteurs pour lesquels c’est un enjeu ; qu’est ce qui
fait que ces acteurs utilisent des modes de gestions différents de la mémoire. Vous
vous plaignez d’avoir trop d’Etat et nous nous plaignons d’en avoir trop peu. Il faut
nuancer. Le fait que nous ayons eu trop d’Etat avec le communisme a entraîné un
recul de son action. C’est un désengagement, ce n’est pas une décentralisation ; ce
n’est pas la même chose. C’est un Etat impuissant ce n’est pas un Etat libéral.
Quelques fois c’est la même chose mais pas toujours. On passe de l’ethnographie à
l’egographie : s’il y a encore une mise en scène du patrimoine on en arrive à ce que
présentait Smaranda, un projet très individuel, une egographie. Et ce n’est pas un
hasard si les récits de vie ont pris le dessus. C’est une mise en scène de l’individu et
c’est moi, mon patrimoine. Les chercheurs découvrent la mémoire et le patrimoine
par l’individu et plus rarement par la communauté. Mais on a pas encore découvert
l’associatif. Les associations, les volontaires ça n’existe pas encore comme ici. Nous
sommes entre ces deux choses : l’associatif a ses limites mais pour nous c’est
l ‘idéal. On aimerait bien y arriver. Pour faire quoi ? On verra après. Je ne crois pas
que l’Etat comme acteur disparaisse même en France. Le ministère de la Culture
donne des orientations : débrouillez-vous avec le petit patrimoine mais le grand
patrimoine, c’est l’énarque, c’est l’Etat et il ne souhaite pas disparaître.
Denis tu as évoqué les professionnels du patrimoine. C’est intéressant car c’est une
forme de destitution des élites. Le patrimoine c’est toujours les élites mais on assiste
à la déroute des élites et ce sont des professionnels qui prennent leur place et ça
produit quelquefois des tensions.
Et puis on a évoqué tout le temps l’habitant. Et il faut le dire, si l’on est honnête, le
patrimoine on le fait subir aux locaux. On leur donne un patrimoine, on leur impose
et s’ils sont assez malins, ils vont en profiter. Je vais vous donner un exemple. En
Roumanie, il y a un géoparc consacré aux dinosaures. Nous avons les dinosaures les
129
plus visibles, les plus beaux. C’est un projet excellent qui a été mis en place pour
produire une dynamique locale mais les locaux refusent de s’identifier aux
dinosaures. Ils ne sont pas habitués à penser que c’est leur patrimoine alors des
membres de ce projet leur apprennent comment penser ce qu’est leur patrimoine. Le
projet partait bien ; il était dédié aux gens des communes alentours. Ils ne savaient
pas que c’était leur patrimoine et ils y attachaient peu d’importance. Les habitants ne
partagent pas toujours leur patrimoine ; ce n’est pas une surprise. Mais il faudrait
distinguer des catégories d’habitants comme par exemple les anciens et les nouveaux
venus. Les anciens mettant en valeur leur patrimoine pour se mettre à l’abri des
nouveaux. Pour être plus clair, je vous donne un exemple. Dans un village de
Transylvanie, ancien village saxon dans lequel sont venus des Roumains. Après
1990, beaucoup d’Allemands s’en vont et des Roumains prennent leurs places. Il y a
alors tout un mouvement de réélaboration des identités locales qui n’est plus
ethnique : ce n’est plus « c’est nous les Saxons ; c’est nous les Roumains » mais
« c’est nous les anciens du village et eux les nouveaux venus ». Le maire du village a
réinventé une fête pour se distinguer des Roumains, pas des Saxons ou des Hongrois.
Cela signifie que nous les Allemands, Tziganes partageons par ancienneté notre fête
locale — qui par hasard était roumaine — alors que les autres ne peuvent pas
participer. En ce sens là, je parle de petite ethnicité même si l’on ne parvient pas à
des groupes ethniques dans le sens propre du terme mais c’est la gestion d’une
mémoire et d’une culture partagée. Il y a dix ans on ne partageait pas car on était
Allemand ou Tzigane mais, dans ce contexte, notre mémoire devient partagée et
devient notre patrimoine et cela sert à mettre en scène une identité commune, non par
amour du patrimoine, mais pour tenir, dans ce cas, les nouveaux venus éloignés des
ressources locales. On ne partage pas le même patrimoine alors rester bien chez vous.
Il faut aborder les usages du patrimoine dans des contextes très précis. Je crois que
c’est ce qui se passe à Cluj : il y a plusieurs catégories de personnes, pas seulement
des Hongrois et des Roumains qui mettent en scène cette ethnicité. Les Roumains
gréco-catholiques sont apparentés à des Hongrois pour les Roumains en majorité
orthodoxes. Ils sont toujours considérés comme des traîtres par rapport à l’ethnicité
pure et dure alors que pour les anciens de Cluj, c’est bien plus nuancé. Le patrimoine
est ce que l’on en fait dans des contextes bien précis.
Pour finir, je vais aborder la question du rôle de l’Union européenne qui me semble
avoir tout intérêt à promouvoir ces jeux autour du patrimoine car cela lui permet de
casser les loyautés nationales. La construction d’une identité européenne nécessite de
dépasser les identités collectives nationales, de les décomposer en petites unités et de
les recomposer dans des unités régionales, transfrontalières. Et pour reprendre par le
début de mon intervention, je voudrais rassurer Julie Croquet, l’Union européenne va
continuer à donner de l’argent et les limites du système associatif ne sont pas encore
atteintes.
130
PATRIMOINE ET DYNAMIQUES SOCIALES
étude comparative des nouveaux usages en Europe
19 septembre 2005 – SALLE DE CONFÉRENCE IUT – UNIVERSITÉ LUMIÈRE-
LYON 2
Campus Porte des Alpes – 5 avenue Pierre-Mendes-France 69500 Bron
programme
9 h 30 Accueil des participants
Présentation de la séance du séminaire : Denis CERCLET, maître de conférences, université
Lumière-Lyon2 et Krassimira KRASTANOVA, professeur, université de Plovdiv
Matinée : Actions patrimoniales et dynamiques sociales
Présidée par Olivier GIVRE, Université Lumière-Lyon2, Parc naturel régional du Haut-Jura
10 h 00 – 10 h 30 Krassimira KRASTANOVA, professeur, université de Plovdiv, Bulgarie
Les usages du patrimoine par les musées en Bulgarie
10 h 30 – 11 h 00 Smaranda VULTUR, professeur, Université de l'Ouest, Timisoara,
Roumanie
"Tourisme culturel et nouvelles dynamiques sociales dans la région du Banat roumain :
entre réalisations et projets."
11 h 30 - 12 h 00 Yannick PERRIER, président de la Fraternelle,Saint-Claude
Une "maison du peuple" vivante. D'un bâtiment patrimonial à un lieu de cultures
contemporaines
12h 00-13 h 00 Table ronde avec les intervenants du matin
Modérateur : Vintila MIHAILESCU, directeur du Musée du Paysan Roumain, Bucarest
Après-midi : Les acteurs du patrimoine : institutions et société locale
Présidée par Dominique BELKIS, ethnologue, maître de conférences, université Jean-
Monnet, Saint-Etienne
14 h 30 – 15 h 00 Julie CROQUET, chargée des projets scientifiques, écomusée Paysalp
L’écomusée Paysalp : de l’éducation populaire… à la démocratie participative ?
15 h 00 – 15 h 30 Marianne PALISSE, Doctorante, anthropologie, université Lumière-Lyon
2
Les enjeux de la construction de l'histoire dans le massif des Bauges, entre projets
institutionnels et dynamiques locales
15 h 30 – 16 h 00 Bianca BOTEA, ATER, Parcours Métiers des arts et de la culture
Co-existence et négociation des identités et des territoires en Transylvanie : le cas de la ville
de Cluj-Napoca
16 h 30 – 17 h 30 Synthèse et animation des débats
Denis CERCLET, maître de conférences, université Lumière-Lyon2
Vintila MIHAILESCU, directeur du Musée du Paysan Roumain, Bucarest
131
Liste des participants
ALEKSIEVA Martina AlexandrMaster 1 Métiers des arts et de la culture
ATLANI-DUAULT Laetitia Ethnologue, université Lumière-Lyon 2
BANCHET Johanna Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
BEGOU Isabelle La Ferme du Vinatier, Bron
BELKIS Dominique Ethnologue, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne
BERARD Elie Guy Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
BODINIER Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
BOLLON-MOURIER MONIQUE Université Lumière-Lyon 2
BORDEAUX Marie-Christine Consultante, Chambéry
BOTEA Bianca Ethnologue, ATER, Université Lumière-Lyon 2
CASIEZ Jérome Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
CERCLET Denis Université Lumière-Lyon 2
CHENEVEZ Alain Directeur, Musée urbain Tony Garnier
CLAITTE Hélène Doctorante, anthropologie, université Lumière-Lyon 2
COLOMB Valérie IEP Lyon
COMBIER Anne-Cécile Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
CROQUET Julie Chargée des projets scientifiques, écomusée Paysalp
DOVERI Emmanuel Association Terres de Cultures - 06400 Cannes
DUMKOVA-BACHVAROVA TzvetanDoctorante, université Paisii Hilendarski de Plovdiv
DUPEUBLE Sandrine Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
FOESSEL Blandine Master pro Patrimoine rural et valorisation culturelle
FORET Catherine Sociologue
FOUILLAND Serge CRESAL-CNRS / Chargé d'études Granulats R-A/ARA
FRITZ Noémie Master 1 Métiers des arts et de la culture
GIVRE Olivier Université Lumière-Lyon2, Parc naturel régional du Haut-Jura
HANUS Philippe CPIE/Parc Naturel Régional Vercors
KRASTANOVA Krassimira Ethnologue, Professeur, Université de Plovdiv
LABORDE Mayi Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
LANDAS Emmanuel Bulgaria France
LE FLOCH Rémy Economie et Humanisme - 69372 Lyon
LOGEAY Fanny Ethnologue
MATTOS Pascale CAF de Saint-Etienne
MAURINES Béatrice Université Lumière-Lyon 2
MELO Alain La Fraternelle, 39200 Saint-Claude
MERCIER Charlène Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
MERIDJA Camilla Museum d'Histoire naturelle, Lyon
MICOUD André Directeur de recherche, directeur du CRESAL-CNRS, Saint-Etienne
MIGENS FERNANDEZ Mercedes Departamento de Antropología, Universidad de Sevilla (España)
MIHAILESCU Vintila Directeur, Musée du Paysan roumain, Bucarest, Roumanie
MIRANDA Jesus Centre de recherches et d'études anthropologiques
MOURIER GIMENEZ Mireille Université de la Vie Associative, SUFC Saint-Etienne
ODEN Jennifer Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
OTT Thomas Université Lumière-Lyon 2
PALISSE Marianne Doctorante, anthropologie, université Lumière-Lyon 2
PARET Géraldine Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
PERRIER Yannick Président de la Fraternelle,Saint-Claude
PORTET François Ethnologue, Direction régionale des affaires culturelles Rhône-Alpes
RENAUD Nathalie Altitude, Annecy
ROTH Catherine Ethnologue
ROYET Marine Doctorante, anthropologie, université Lumière-Lyon 2
SALAMON Joseph Chargé de concertation sur les projets urbains, Grand Lyon, Mission Gerland
SAUVEBOIS Julien Master 1 Anthropologie, université Lumière-Lyon 2
SIMA Iulia Ana Etudiante, Université Babes-Bolayi, Cluj (Roumanie)
SIMARD Pascale Agence d'Urbanisme pour le Développement de l'Agglomération Lyonnaise
SOMNOLET Philippe Université Lumière-Lyon 2
TETU Marie-Thérèse Doctorante, université de Perpignan
VANDERLICK Benjamin ARALIS - Lyon
VOISIN Bruno Agence d'urbanisme pour le développement de l'agglomération lyonnaise
VULTUR Smaranda Professeur, Université de l'Ouest, Timisoara, Roumanie
YIGIT Erkan Etudiant - 74150 Rumilly
ZLATKOVA Meglena Doctorante, université Paisii Hilendarski de Plovdiv
132
Réseaux de chercheurs Cultures, Identités et dynamiques sociales
Agence Universitaire de la Francophonie
Programme
« Patrimoines, tourisme et dynamiques sociales :
études comparatives de nouveaux usages en Europe »
Actes du séminaire
19 et 20 février 2006
Lyon
Textes réunis et présentés par Dominique Belkis
Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques
Université Lumière-Lyon 2
133
Table des matières
Introduction................................................................................................................ 3
Liste des participants................................................................................................. 5
Interventions............................................................................................................... 6
I. Etudes de cas
De la question des acteurs à l' « espace social ». L'exemple de Viscri, Bianca Botea.................... 6
Le projet muséal de « la Maison de Pierre », Ioana Popescu.......................................................... 8
Agricultrices, agritourisme et dynamique sociale dans l’Arc Comtadin, Christian Vermorel.......10
La ville et la concurrence des mémoires, Smaranda Vultur........................................................... 12
Tableau récapitulatif des données, Stoyan Antonov............................................................. 15
II. Réflexions sur la notion de dynamique sociale
Dynamiques sociales, changement de paradigme et sciences physiques, Denis Cerclet...............16
Sur la notion de la dynamique sociale, Tzveta Bachvarova...........................................................19
Réflexions sur les notions de patrimoine et de dynamiques sociales ainsi que leurs
différents usages et acceptations dans le contexte local, national et global, Meglena Zlatkova...21
134
Introduction
Après les colloques organisés à Plovdiv (avril 2005) et à Lyon (septembre
2006), il était important de prendre le temps de revenir sur ces échanges afin d’établir
le bilan des études de cas présentés et, à partir de ces exemples, tenter de qualifier les
usages actuels du patrimoine : à quoi répondent-ils et en quoi participent-ils aux
développement des sociétés locales ? Il s’agit de prendre la mesure de ces enjeux
dans une perspective comparative entre les sociétés de l’ouest et de l’est européen.
Ce questionnement était à l’origine des deux journées de séminaire que nous avons
organisées en février 2006 à Lyon et qui ont été consacrées à l’approfondissement de
notre réflexion sur la notion même de dynamique sociale -notion que nous avons
privilégiée dans notre approche des processus de patrimonialisation-, en la mettant à
l’épreuve d’expériences concrètes de valorisation culturelle. Cette réflexion a donc
pris appui sur les matériaux que nous avons rassemblés lors des séances de
séminaires de Plovdiv et de Lyon et ceux que nous avons mobilisé à l’occasion de
cette nouvelle rencontre.
Parce qu’une approche frontale de la notion de dynamique sociale pouvait s’avérer
stérile, nous avons proposé d’approfondir quatre points de vue qui ont émergés, de
manière transversale lors de nos échanges précédents, comme autant de dimensions
constitutives de la dynamique sociale :
- une entrée par les politiques territoriales permet de questionner le patrimoine en
tant qu’il peut être l’instrument de la construction d’un espace-temps nouveau ;
- identifier les acteurs participant aux processus de patrimonialisation permet
d’appréhender le patrimoine non plus en tant qu’objet culturel mais en tant qu’il peut
être l’instrument de la construction d’un espace social (cf. G. Condominas qui définit
l’espace social comme un espace déterminé par l’ensemble des systèmes de relations
et de circulations des groupes considérés62) ;
- revenir sur le couple classique de la philosophie politique commun/public est
essentiel car si, dans cette tradition philosophique, on a tendance à opposer
radicalement « bien commun » et « bien public » car on considère que le politique
doit tenir à distance l’illusion identitaire et les intérêts privés, ce modèle est mis à
mal lorsqu’on le met à l’épreuve des sociétés post-totalitaires d’Europe dans lesquels
la démocratie est plus formelle que réelle et que la notion d’espace public reste
hautement problématique. La question posée est alors comment le patrimoine peut-
être l’instrument de la construction du politique (H. Arendt63) ?
- approcher le patrimoine dans sa dimension esthétique permet de sortir des
approches trop institutionnelles du patrimoine comme résultat d’une volonté
politique et d’un processus de légitimation pour aborder la question de sa
connaissance sensible et de sa mise en partage. La question posée est alors, en
62 Cf. G. Condominas, A propos de l’Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion, 1980.
63 Cf. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, 1961.
135
référence notamment aux travaux de N. Goodman : comment le patrimoine peut se
présenter comme “manières de faire des mondes”64 ?
Les interventions retranscrites dans les pages qui suivent reprennent ces différentes
questions de manière parfois frontale parfois indirecte :
Bianca Botea interroge directement le jeu des acteurs dans les projets patrimoniaux
(dans le cas de la valorisation du village de Viscri en Transylvanie) pour mieux
mettre en lumière la constitution d’un espace social de relations et de négociations
autour d’un projet local.
Ioana Popescu, dans sa présentation d’un projet muséal original, celui du musée du
Boyard à proximité de Bucarest, donne à voir la logique d’une projet institutionnel et
oblige à s’interroger sur les formes de participation des habitants du village concerné
(Heresti) à ce type de projet qui à la prétention de participer au développement
économique et social localement.
Ce questionnement fait écho à l’exemple de l’engagement des agricultrices de l’Arc
comtadin dans l’agrotourisme, tel que le décrit Christian Vermorel, et qui montre
comment la mobilisation d’acteurs - en l’occurrence d’actrices – face aux difficultés
économiques, peut faire émerger une activité locale de tourisme. La réussite de ce
projet tient avant tout au fait que ce sont les acteurs directement concernés qui en
sont à l’origine et en ont la responsabilité.
Smaranda Vultur, cette fois dans une approche de l’espace urbain, aborde une autre
dimension importante qui est celle de la construction et de la mise en partage d’un
patrimoine problématique (la mémoire de la révolution de 89 à Timisoara, point
d’origine du mouvement contestataire qui mènera à la Chute de Ceausescu). Elle
nous permet de mesurer la difficulté d’une mise en commun consensuelle d’une
mémoire encore vive et donne à voir la dimension conflictuelle d’un projet de
patrimonialisation dans la mesure où il s’agit de négocier autour de versions
différentes de la même histoire (l’enjeu étant la reconnaissance de la place et du rôles
des différents participants). Mais, elle montre également comment un tel projet entre
en concurrence avec d’autres temporalités de la ville.
D’un point de vue plus théorique cette fois, Denis Cerclet propose d’effectuer un
déplacement du regard en ne partant plus des situations considérées mais du concept
de dynamique sociale lui-même. Critiquant la vision classique du social dans sa
forme équilibrée (vision issue des conceptions élaborées dans les sciences
physiques), il propose d’appréhender le déséquilibre en tant que condition
d’effectuation du social dans un monde en mouvement. C’est par l’expérience vécue
que l’on peut concevoir la dynamique sociale non pas en tant que processus mais en
tant que création des individus. Par là, il donne aux individus et à leurs expériences
une place centrale dans l’analyse et affirme que la dimension sensible et l’esthétique
doivent être au cœur du processus cognitif.
64 Cf. N. Goodman, Manière de faire des mondes, Jacqueline Chambon éd., 1992.
136
Tzveta Bachvarova revient sur la situation bulgare actuelle pour analyser les projets
de valorisation culturelle dans leur dimension sociale. Elle montre comment ces
projets sont le vecteur d’une logique communicationnelle qui rend possible le
dialogue entre différents acteurs institutionnels ou non et qui, en cela même, sont
porteurs de dynamique sociale.
Enfin, Meglena Zlatkova propose un bilan des expériences du programme en
revenant sur les éléments de convergence et de divergence en ce qui concerne
l’utilisation du patrimoine selon les pays. Elle interroge ainsi, de manière
comparative, le patrimoine en tant qu’enjeu et résultat de politiques nationales, en
tant qu’élément participant à la construction d’identités négociables et de nouveaux
territoires pour mieux affirmer que, davantage que le résultat d’un processus de
légitimation, il est le lieu de constitution d’un espace social de négociation qui
s’élabore autour du projet.
137
Listes des participant-e-s :
-Stoyan Adamov, Université de Plovdiv – CRAES (Bulgarie)
-Tzveta Bachvarova, Université de Plovdiv- CRAES (Bulgarie)
-Dominique Belkis, Université Jean Monnet –Saint-Étienne – CRESAL
(France)
-Bianca Botea, Université Lumière-Lyon2 - CREA (France)
-Denis Cerclet, Université Lumière-Lyon2 – CREA (France)
-Krassimira Krastanova, Université de Plovdiv – CRAES (Bulgarie)
-Corina Iosif, Institut de folklore de Cluj-Napoca (Roumanie)
-Ioana Popescu, Musée du Paysan Roumain, Bucarest (Roumanie)
-François Portet, Conseiller à l’ethnologie, DRAC Rhône-Alpes
-Christian Vermorel, Lycée Agricole de Serres-Carpentras
-Samaranda Vultur, Université de l’Ouest de Timisoara (Roumanie)
-Meglena Zlatkova, Université de Plovdiv – CRAES (Bulgarie)
138
De la question des acteurs à l' « espace social ». L'exemple de Viscri
Bianca Botea
Université Lumière-Lyon2
Un des thèmes que nous avons distingué récemment et sur lequel je souhaite
porter mon attention est la question des acteurs qui interviennent dans les processus
de patrimonialisation, de tourisme culturel ou de développement local.
Nous avons observé que par rapport au cas de la Roumanie et de la Bulgarie, les
projets de patrimoine font en France l’objet de véritables politiques publiques et
bénéficient d’un soutien fort de la part de l’Etat et des collectivités locales.
En Roumanie et en Bulgarie, l’Etat est moins présent dans ces actions de soutien du
patrimoine ou dans la définition d’une politique de tourisme culturel. Ce sont alors
de nombreux d’autres acteurs qui interviennent dans l’action de mise en valeur d’un
patrimoine, d’une « tradition » ou des ressources locales. La multiplicité d’acteurs et
la complexité des relations qui se tissent autour de cette valorisation des ressources
locales, méritent l’attention ici.
Pour illustrer ces propos, je partirai de l’exemple d’un village transylvain, Viscri.
Ancien village saxon (allemand), il est aujourd’hui habité par une population
majoritairement roumaine, mais aussi par une communauté très importante de Roms,
ainsi que par un nombre restreint de Saxons65. La principale ressource locale mise en
avant dans des projets de tourisme ou de développement local, est le patrimoine bâti
saxon. Il est question ici d’une citadelle du XIVe siècle, mais aussi d’une série de
maisons du village récemment restaurées. Le village apparaît dans tous les guides de
tourisme (notamment internationaux) comme étant un des lieux qui gardent le mieux
le charme des anciens villages saxons d’autrefois.
Ce qui est intéressant à observer est justement la diversité des acteurs impliqués dans
cette opération de valorisation locale, surtout en absence d’un fort soutien de
l’administration locale.
La citadelle - considérée comme le principal héritage saxon et comme l’objet
patrimonial le plus important du village - est gardée de nos jours par les membres de
la communauté allemande. Une des femmes très actives de cette communauté, qui
détient aussi une fonction politique dans l’administration locale, a réussi à obtenir
des financements en provenance de fondations internationales (hollandaises et belges
entre autres) pour l’entretien et la mise en valeur de ce lieu. Des financements
similaires furent obtenus également pour la restauration d’une partie des maisons du
village. Quelques photos représentant les visites à Viscri du prince Charles
d’Angleterre, un habitué du lieu, donnent au village, selon les habitants, encore plus
de force au potentiel touristique du village.
65 Si une partie des Saxons du village ont réussi à quitter le pays durant les deux dernières décennies
du régime communiste, le phénomène de migration a continué dans les premières années d’après
1989. Nous assistons aujourd’hui en Transylvanie quasiment à un phénomène de disparition de la
communauté saxonne.
139
Une autre partie du financement pour la restauration des façades des maisons
provient d’une activité de tourisme local bien particulière. Le statut de ces maisons
est assez incertain, car bien qu’ils en soient propriétaires, les Saxons immigrés en
Allemagne les font garder par des anciens voisins (amis), aujourd’hui locataires.
Même s’ils ne sont pas les propriétaires de fait, les locataires vivent comment si cela
était le cas. Car les Allemands ne vont plus jamais revenir pour habiter dans ces
maisons (même s’ils le font un mois par an en été), et de plus parce qu’ils ne payent
pas vraiment de location pour la maison. En échange de cette location « gratuite »,
les locataires accueillent régulièrement des touristes allemands envoyés à Viscri par
les anciens propriétaires. Les fonds obtenus de cette activité touristique sont utilisés
par les propriétaires dans la restauration des façades des maisons.
Il convient aussi de noter que jusqu’à très récemment le principal « architecte » qui
s’occupait de la restauration de maisons fut un homme du village, travaillant
d’ailleurs avec une équipe constituée également de villageois. C’est aussi une
manière de créer quelques emplois à l’intérieur du village.
Ce jeu dynamique et ces réseaux entre local et transnational sont visibles dans une
autre action spécifique au village de Viscri. Il faut noter ici l’initiative d’un petit
groupe de femmes du village qui a profité de cette restauration des maisons et des
efforts d’inscrire le village dans un circuit touristique international. Ces femmes sans
emploi, et sans véritable reconnaissance dans le village (car certaines d’entre elles
sont Rromes), ont constitué une association qui est censée commercialiser leur
fabrication de chaussons, vendus habituellement aux touristes. Dans un autre temps,
l’ouverture d’un petit « Café artisanal » qui vend aussi de la poterie transylvaine, est
encore une source d’argent pour l’association. La destination finale de cet argent - la
création d’un dispensaire faisant jusqu’à présent défaut au village - inscrit ces actions
dans une logique de développement local.
Nous observons donc la multiplicité des facettes que ce phénomène de valorisation
d’un patrimoine local implique et par la suite entraîne dans le fonctionnement du
village. La dimension économique (logique d’entreprenariat, touristique ou de
développement local), la dimension sociale et politique s’imbriquent dans ces
actions, tandis qu’un réseau translocal et transnational appuie la construction d’une
forme de localité citoyenne émergeante dans les villages roumains.
La multiplicité des acteurs et des facettes de ce processus de valorisation des
ressources culturelles, nous amène à penser l’action patrimoniale non plus à partir de
la question des « acteurs », mais plutôt à partir de la question de l’« espace social »
(Condominas) que cette action patrimoniale définit : un espace déterminé par
l’ensemble des systèmes de relations qui se mettent en place dans l’action commune
d’acteurs différents.
140
Présentation du projet « MAISON DE PIERRE »
Ioana Popescu
Musée du Paysan Roumain, Bucarest - Roumanie
L’enjeu du projet est la revitalisation d’un village multiethnique, Heresti (situé à 36
km de Bucarest et qui abritent des populations roumaines, bulgares et tsiganes), en le
plaçant dans un réseau régional de recherche anthropologique. Le voisinage du
village comprend un site historique composé d’un terrain de 6 hectares, d’une église
du XVIIème et de deux maisons nobiliaires, dont un monument historique du
XVIIème siècle construit en pierre par le chancelier du Voïvode Matei Basarab,
d’après un modèle de la Renaissance italienne. C’est autour de cet objet de mémoire,
atypique pour l’habitation rurale roumaine de plaine, qu’on envisage de contribuer à
la production d’une nouvelle identité du village, aussi bien au niveau local que
régional. En 1646, revenu d’un long voyage en Italie, Udriste Nasturel Herescu, le
logofat (chancelier) du Voivode décida de se faire construire une grande maison à
deux niveaux, sans balcon, sans escalier monumental extérieur et avec une
planimétrie étrange, en forme de L, pour abriter sa propre famille et celle de son
frère. C’était une maison durable, bâtie en pierre et crépie en pierre mais par contre,
sans contreforts ou autre système de défense. A quoi bon une maison grise dans un
pays où les murs en terre battue étaient peints en blanc clair, une maison close dans
un village où toutes les maisons avaient des terrasses ouvertes tout au long des
façades, une très grande construction pour entasser dedans deux familles, au lieu de
deux habitations autonomes… ? Personne ne devait comprendre dans le village de
Heresti. Malgré tout, assez vite, ce bâtiment fût assimilé et devint une sorte de
marque identitaire pour la communauté locale, une preuve de spécificité et de
progrès. Aujourd’hui encore, les gens du lieu se présentent comme étant les voisins
du palais, ou du musée.
Les activités prévues par le musée concernent d’abord des recherches de terrain : le
recueil de dates et d’informations sociologiques et anthropologiques spécifiques au
niveau régional balkanique (entretiens, enregistrements, images), ainsi que le recueil
de données brutes (analyse spectrale, microclimat, tests, monitorisation des
résultats).
Une autre dimension du travail sera de mettre en places des ateliers et séminaires
avec les collaborateurs français et bulgares. Il est d’ores et déjà prévu d’organiser à
Lyon un séminaire d’éco-muséologie, sur la mise en valeur du savoir-faire local par
des pratiques d’animation. (Comment utiliser aussi les savoirs et savoirs-faire des
habitants du lieu dans le procès de création et de promotion du futur musée ?).
D’autres Rencontres auront lieu à Plovdiv (BG) avec des spécialistes intéressés par la
question des fonctions sociales du patrimoine culturel (méthodologie de mise en
œuvre de la dynamique sociale).
Par ailleurs, de jeunes étudiants et professionnels vont pouvoir bénéficier de deux
semaines de formation au sein d’un Atelier-laboratoire sur les techniques de
conservation/restauration, basées sur les plus récentes méthodes d’analyse.
141
Nous souhaitons également réaliser des archives digitales de la zone étudiée (la
région balkanique) par la transcription digitale des dates, la réalisation du thésaurus
de mots-clefs sur le thème de la noblesse rurale dans les Balkans et la traduction des
informations et des documents. Ce qui nous permettra de réaliser également une page
Internet, comme premier pas vers un futur réseau régional de musées focalisés sur les
nobles ruraux.
Ce travail rendra possible l’organisation à Heresti, d’une exposition itinérante qui
sera reçue ensuite en France, Bulgarie et Belgique. La publication des matériaux
(résultats des recherches de terrain et des rencontres scientifiques) se fera dans la
revue d’anthropologie du Musée du Paysan Roumain.
En résumé, les objectifs principaux du projet visent :
1. la mise en valeur et faire connaître en Europe le patrimoine culturel commun.
2. disséminer et promouvoir le savoir et les pratiques appropriées en matière de
conservation et sauvegarde du patrimoine communautaire.
3. Provoquer un dialogue interculturel et un échange de know-how entre la
Roumanie, la Bulgarie et la France, ainsi qu’avec d’autres pays Balkaniques –
la Serbie, la Grèce, la Macédoine.
Les résultats à long terme envisagés :
1. la création d’une archive digitale concernant le site patrimonial et les
informations ethnologiques de Heresti, avec ouverture vers une aire plus
étendue des Balkans ; susciter l’intérêt de l’Union Européenne pour certains
aspects moins connus du patrimoine du sud-est européen.
2. La création d’outils et de compétences professionnelles nécessaires au jeunes
spécialistes pour une gestion correcte du patrimoine culturel local ; dans le
même temps, une meilleure intégration sociale des personnes désavantagées
de la communauté locale, par l’apprentissage des nouvelles compétences.
3. La création d’un réseau de formation pour les jeunes spécialistes dans le
domaine du patrimoine culturel et d’échanges d’expérience académique et
appliquée.
Le but du projet est la promotion du dialogue culturel et de la connaissance
réciproque interculturelle. Les bénéficiaires directs du projet seront tous les
spécialistes et les professionnels engagés dans les activités liées au patrimoine, ainsi
que les jeunes participants à l’Atelier-laboratoire de recherche.
142
Agricultrices, agritourisme et dynamique sociale dans l’Arc Comtadin
Christian Vermorel
Enseignant en éducation culturelle et techniques de communication
Lycée Agricole de Serres-Carpentras
L’Arc Comtadin ? « Derrière ce jargon de géographe se cache ce magnifique
amphithéâtre naturel compris entre le piémont sud du Ventoux, les Dentelles de
Montmirail au nord, les Monts de Vaucluse au sud et les berges des Sorgues à l’ouest.
Dans cette zone malmenée par un climat aux contrastes parfois très rudes, le paysan
comtadin a su au fil des générations aménager une véritable oasis. De l'agriculture
autarcique fondée sur la trilogie méditerranéenne (les céréales, la vigne et l'olivier)
jusqu'à aujourd'hui, avec l’urbanisation galopante, le Comtat Venaissin dessine et re-
dessine encore et toujours ses paysages. Les premières grandes étapes de ce scénario
sont marquées par la plantation de mûriers pour le ver à soie, la dynamique de la
garance, la création du canal de Carpentras et le réseau de voies ferrées. Quelques
gelées excessives, la crise du phylloxera, les crises économiques et la pression
démographique peaufinent le tableau. Avec la diminution du nombre d'agriculteurs et
les mutations profondes au sein du monde agricole depuis deux décennies, les
paysages connaissent des bouleversements rapides : urbanisation et industrialisation
sous la pression des villes environnantes, modification des terroirs pour de nouvelles
techniques agraires »66.
C’est dans ce contexte de mémoire d’un paradis en voie de perdition face à la déprise
agricole, à la pression foncière, à la crise de la viticulture, du maraîchage, de
l’arboriculture, que des femmes d’agriculteurs ont relevé le défi de la diversification.
Aux 30 glorieuses marquées par une période de prospérité sans précédent dans
l’agriculture vauclusienne succède une ère plus difficile de forte concurrence de
l’agriculture méditerranéenne : les beaux jours s’étiolent. Pour les petites
exploitations, il s’agit d’innover pour survivre ou de disparaître :
Les chiffres du RGA de 2000 et de l’enquête structure de la Chambre d ‘Agriculture
du Vaucluse 2003 montrent que si le nombre d’entreprises agricoles diminue de 3%
par an, cette diminution s’applique surtout sur les petites unités de moins de 20 ha de
surface agricole utile.
Années 1980 1988 2000 2003
Nombre d'exploitations 9 596 8 697 7832 7088
En réaction à cette crise continue, des femmes d’agriculteurs qui pour la plupart
étaient déjà membres de mouvement de développement agricoles AFVMA, CIVAM,
66 Mireille Gravier « Paysans & paysages de l’Arc Comtadin »
143
FDGEDA67 se sont réunies autour d’un objectif simple : continuer a vivre sur et de
l’exploitation.
En quelques années et en utilisant les réseaux de développement agricoles existants,
L’agritourisme s’est développé empiriquement à partir de la fin des années 80 pour
se structurer durant les années 90 et parvenir à créer une véritable activité
économique et une dynamique sociale exemplaire et reconnue.
L’agritourisme a été par la force des choses « colonisée » par les femmes, leurs maris
considérant souvent cette nouvelle activité avec un sourire goguenard.
La femme est devenue maîtresse d’ouvrage d’un projet ou l’homme n’avait que peu
de place et elle a assumé ce challenge avec un investissement personnel grandissant
qui allait lui donner l’occasion d’être vraiment prise au sérieux.
Les institutions comme la MSA puis plus tard la chambre d’Agriculture ont saisi
l’intérêt de développer l’agrotourisme et ont mis leurs animatrices de terrain et leurs
professionnalisme au services de ces projets de diversification.
Dans les années 90, des agricultrices de profils et d’âges divers (néo-ruraux, jeunes
diplômés, militantes confirmées…) se sont rassemblées pour travailler sur des projets
de gîtes ruraux, fermes-auberges, fermes éducatives, chambres d’hôte, accueil à la
ferme et ont affirmé à travers leurs associations, leurs besoins en formation. Ainsi la
Fédération Départemental des Groupes Etudes et Développement Agricole a-t-elle
institué à la demande de ses membres des plans annuels de formation portant sur
l’informatique, la communication, les techniques d’accueil, les langues, la
connaissance du petit patrimoine rural, la mise en valeur des produits du terroir…
Parmi les formations mises en place, beaucoup sont directement utiles à la vie
citoyenne -conduite de réunions, cercles de créativité, insertion dans le schéma de
développement du Comité Départemental du Tourisme, étude de la législation,
élaboration de produits touristiques complexes, produits touristiques en partenariat
avec les acteurs non agricoles du tourisme, coopération internationale – et vont
positionner des femmes qui les ont suivies comme leaders du monde agricole. La
présidente d’un réseau de fermes éducatives « Granjo Escolo », non agricultrice au
départ est ainsi devenu la première présidente du Groupement de Développement
Agricole voué à la défense de la production du muscat.
La femme est ainsi devenue porteuse d’une démarche novatrice sur un secteur
d’activité fortement valorisé, avec des retombée économiques importantes pendant
que dans le même temps l’agriculteur voyait lui son image se dégrader au travers des
concepts négatifs comme la pollution, les maladies, les manifestations, la déprise.
L’arc comtadin a bénéficié de la présence de quelques femmes exceptionnelles qui
ont su mobiliser les énergies, structurer et professionnaliser une activité complexe et
en faire une vitrine qui fait référence, ce qui les amènent à témoigner régulièrement
dans les colloques nationaux et internationaux.
67 AFVMA, Association pour la Formation et la Valorisation en Milieu Agricole de Vaucluse.
MSA Mutualité Sociale Agricole
FDGEDA Fédération Départementale Groupes Etudes Développement Agricoles
CIVAM, Centre d'initiatives pour valoriser l'agriculture et le milieu
144
La ville et la concurrence des mémoires
Smaranda Vultur
Université de l’Ouest de Timisoara
Les événements de la révolution roumaine de 1989, dont le début sanglant et
le déroulement ont fortement marqué la mémoire des habitants de Timişoara, tendent
de plus en plus à devenir un repère du discours identitaire de la ville.
Timişoara : “première ville libre de la Roumanie” (le 20 décembre 1989, au moment
où le dictateur N. Ceauşescu était encore au pouvoir à Bucarest) ou “ville martyre”
(un nombre de 110 victimes, dont 50 ont été volés par la police secrète de l’hôpital
régional et transportés à Bucarest pour être incinérés en secret, privant leurs familles
de la possibilité de les enterrer). Ces appellations ont remplacé d’autres étiquettes
moins prestigieuses (“la ville des parcs”, “ville jardin”). Le caractère exceptionnel de
l’événement, le sacrifice des habitants, ainsi que l’isolement de la ville pendant les
premiers six jours de la révolution roumaine, jours d’affrontement avec le pouvoir
dictatorial (“jours emblématique pour Timişoara” comme le disait une personne
interviewée, “une semaine dramatique”, dit un autre) créent la base d’un discours
mémoriel centré sur l’idée d’une exception, d’une singularité, d’une exemplarité de
la ville. Les discours de la mémoire mettent en place l’image d’une ville devenue
durant ce temps–là “une vedette tragique” et soulignent le caractère choquant,
exceptionnel, troublant, unique, héroïque des événements qui se sont déroulés du 16
au 20 décembre 1989.
La commémoration annuelle à Timisoara de cette “intervalle tragique” (en décalage
temporel par rapport aux commémorations au niveau national qui privilégient le 21
et le 22 décembre), ainsi que l’installation dans la ville par le Mémoriel de la
Révolution (un musée qui s’occupe de l’administration de la mémoire des victimes)
de monuments placés surtout dans les lieux associés aux moments-clés des
événements (surtout là où les gens ont été fusillés par les forces de la police secrète
et de l’armée) soulignent toutes les deux la dimension à la fois tragique et héroïque
des faits. Les monuments évoquent ces deux dimensions par référence à l’image du
martyre chrétien ou par référence à l’histoire héroïque de la nation. Associés à cette
généalogie glorieuse, les victimes de la révolution s’inscrivent dans la logique
sacralisante qui sert d’habitude de base à toute patrimonialisation de la mémoire. Les
deux modèles, “le saint” et “le héros” s’associent dans une symbolique qui tend à les
confondre, repoussant au second plan les références au contexte réel de production
de ces victimes. C’est pour cela que ce type de mémoire participe à une forme
partielle d’oubli, l’oubli des responsabilités liées au meurtre de tant de personnes.
Cette “autre” mémoire revient brutalement à la surface au cours des
commémorations annuelles de la Révolution qui incluent un jour de deuil (le 17
décembre) et un pèlerinage des familles auprès de ces monuments. Sidonia Grama
qui a analysé cet itinéraire remarque qu’au cours de son déroulement les familles des
victimes se servent de ces monuments pour faire ressurgir leurs propres souvenirs,
retrouvant dans certains cas, des ressemblances troublantes entre la personne
146
disparue et le personnage représenté par la statue (c’est le cas de “l’Homme-Cible”,
oeuvre d’un artiste de Timişoara, qui fait référence à l’image de Jésus sur la Croix et
à la chute d’un soldat sous les balles : sous ces traits, une mère croit reconnaître son
fils mort dans le voisinage du lieu de l’emplacement de la statue). Des rituels
traditionnels de l’évocation des morts accompagnent aussi ce pèlerinage.
Une autre forme de concurrence entre les divers discours de la mémoire est
représentée par les jeunes qui pratiquent les arts de la rue et qui collent des stikers
aux endroits les moins significatifs ou solennels. A l’opposé des formes consacrées
de mémoire, ils proposent un discours polémique face au discours sacralisant de la
mémoire. Une main qui fait le signe de la victoire, sous laquelle est marqué le mot
« Respect », est collé sur divers objets d’usage quotidien, y compris sur une poubelle
du centre ville, Place de la Victoire (ancienne Place de l’Opéra) qui fut le théâtre
principal des événements de 1989 et, depuis, le lieu consacré des commémorations.
L’idée du périssable, du non significatif est associé à ces pratiques de stickers collés.
Les jeunes qui les utilisent trouvent trop bruyantes et d’une certaine manière trop
« oubliantes » les formes officielles de commémoration qui tendent à donner un
caractère de fête de la victoire aux jours où la ville devrait plutôt pleurer ses morts.
Cependant, ce dialogue des mémoires concurrentes ne s’inscrit pas dans un espace
vide, mais dans un espace qui est déjà l’espace de production d’autres mémoires.
Le cas le plus significatif de ce point de vue est la Place de la Victoire, évoquée plus
haut. Située entre l’Opéra et la grande Cathédrale orthodoxe (toutes deux monuments
de référence du centre ville), cette place était, entre les deux guerres, place de
promenade et scène sociale de représentation d’une société bien hiérarchisée. Au
célèbre Corso situé sur la partie droite en allant vers l’Opéra, correspondait sur la
partie gauche dans la même direction, le soi-disant “Surogat” sur lequel avaient droit
de promenade les élèves de lycée pour lesquels le Corso était en principe interdit. Sur
le Corso, les gens se saluaient en se reconnaissant facilement pendant la promenade
du dimanche midi, après la messe ou à d’autres occasions (certaines heures étaient
prévues tacitement pour la promenade des soldats et des serviteurs).
Aujourd’hui ce centre ville est très animé et diversifié, aucune réglementation ne
semble plus diriger son existence quotidienne ou festive. Mais l’histoire la plus
récente lui a fait accroître son prestige par rapport à une autre place importante de la
ville, la Place de l’Union (ou de la Cathédrale – du Dome - Catholique) : il s’agit des
événements du 17 au 22 décembre 1989. D’un coté, le Balcon de l’Opéra est devenu
célèbre parce que c’est l’endroit d’où les révolutionnaires qui l’ont occupé ont
proclamé, le 20 décembre 1989, Timişoara première ville libre de Roumanie. De
l’autre coté, est située la Cathédrale sur les marches de laquelle ont été tués des
adolescents le soir de 18 décembre, épisode assimilé dans la mémoire à l’épisode
biblique du “Massacre des Innocents”. Certains bâtiments portent encore les traces
des balles et, devant cette même Cathédrale, sur la place, a été installé par la mairie
un monument de Paul Neagu commémorant les victimes de 1989. Le monument,
devenu aujourd’hui lieu de déposition de couronnes et de cérémonies officielles ou
religieuses a été mal accepté au début par les familles de révolutionnaires, car le
monument inclut la représentation d’une croix inclinée, interprétée par quelques uns
comme un signe satanique.
147
Au centre de la même place se trouve une “Louve capitoline” offerte à la ville par la
municipalité de Rome en 1926, qui évoque les racines romaines des Roumains (ce
centre est perçu comme le centre roumain de la ville, par rapport à la Place de
l’Union, liée à l’histoire autrichienne de la ville où se trouve le Dome catholique et
l’Archevêché serbe). Ce monument, retiré à l’époque stalinienne au nom de
l’internationalisme prolétaire qui excluait toute référence à la nation, a été réinstallé
au centre de la place entre l’Opéra et la Cathédrale orthodoxe après 1964.
Enfin, du côté de l’ancien Corso, vers le milieu de la place, a été installé en 1999 un
buste du roi Ferdinand, rappelant le nom que ce Corso portait avant le communisme
(boulevard Ferdinand) et l’unification de 1919 de tous les territoires roumains sous le
signe de la Grande Roumanie. Une histoire de la monarchie roumaine, dont l’oubli
imposé fut presque complet pendant un demi siècle de communisme, se trouve ainsi
mise en relation avec les autres moments historiques dont la place se fait porteuse.
Ce dialogue des mémoires fait que la place, au lieu de se transformer en un lieu de
mémoire laisse entrevoir le travail même par lequel son espace est produit comme
une négociation, à multiples paliers, d’une relation, toujours mise en cause, entre le
présent et le passé.
Un moment d’après 1989 reste vivement présent dans mon souvenir, marquant d’une
façon emblématique cette production comme un processus non fini. Dans la nuit de
Pâques 1996, l’ancien Roi de Roumanie, Michel Premier (contraint d’abdiquer en
décembre 1947) a participé à la grande messe qui s’officie normalement à l’intérieur
et à l’extérieur de la Cathédrale orthodoxe. A minuit, un cortège est sorti de la
Cathédrale et le Roi comme le Métropolite du Banat se sont adressés à la foule qui se
trouvait amassée pour cette occasion sur la place, avec la formule traditionnelle « Le
Christ est ressuscité! » et à laquelle les gens présents répondent « C’est vrai, il est
ressuscité! ». Après l’échange de ces formules consacrées du rite orthodoxe, le Roi et
le Métropolite ont fait trois fois le tour de la place pleine de monde. Une fois la
cérémonie religieuse terminée, une autre cérémonie a commencé du côté de l’Opéra :
un spectacle Coca-cola pour marquer l’ouverture d’un restaurant Mac Donald’s à
côté de l’Opéra, à la place d’un ancien restaurant style Lacto (bar de l’époque
communiste et ancien salon de thé viennois de l’époque de l’entre deux Guerres). La
partie plus jeune du public participant à la cérémonie religieuse s’est donc dirigée
vers l’extrémité opposée de la place pour participer à la célébration des symboles
d’une époque nouvelle : celle de la globalisation.
Retour du traditionnel et irruption brutale d’un monde global, sacralisation du passé
le plus récent et ouverture vers le spectacle de l’affirmation “des nouvelles idoles “,
lieu de concurrence entre des discours au travers desquels se confrontent diverses
couches de l’histoire de la ville et lieu de confrontation de différentes pratiques de
mémoire, la Place de la Victoire (dont le nom évoque la révolution de 1989) parle des
contradictions du monde roumain en quête d’une nouvelle identité et de nouveaux
symboles.
148
Tableau récapitulatif des données présentées lors de la rencontre de Lyon de
février 2006 par Stoyan Antonov
Cas Mots-clés Projets Acteurs
Construction de nouveaux
territoires
R
O
patrimoine-territoire;
transformation-dynamique;
privé/public;
négociation entre les
acteurs;
espace/temps ;
réhabilitation du local
musées; ONG; élites ;
communautés locales
Places historiques (Timisoara,
etc.)
R
O
Mémoire commune;
conflit de mémoires;
relocalisation de la
mémoire;
tourisme-mémoire;
muséification;
patrimoine sacré et
traditionnel;
imaginaire du territoire;
ethnicité;
identité;
élites/masses;
re-symbolisation;
Guerre des symboles –
Guerre pour les symboles
Monuments architecturaux;
Événements culturels;
L’Institut pour l’étude du
Totalitarisme ;
Le Groupe d’étude sur la
mémoire (IT);
Musée du socialisme (HU);
Musée des Daces (RO)
archéologues;
historiens;
folkloristes;
scientifiques-observateurs;
institutions de support de la
mémoire: musées, associations
ethnique et religieuse;
église,
communautés;
Anthropologie visuelle
Musée des Boyards (“Maison
de Pierre”)
R
O
émic-ethic;
représentations-images;
stéréotypes;
animation-reconstruction-
décontextualisation;
récit-événément
Agro-tourisme
Musée des Boyards
musées;
descendants de l’aristocratie
Réflexions sur la vie
quotidienne
B
G
revalorisation;
transformation du capital;
transmission du
patrimoine;
construction-négociation;
vocabulaire économique:
exploitation, besoins,
usages, ressource
Louis Blanchard F
R
territoire-patrimoine;
stratégie patrimoniale;
identification du
patrimoine;
unification du patrimoine;
synergie;
politique publique
manipulation;
petit/grand patrimoine –
jeu d’échelles ;
cohabitation;
intérieur/extérieur; locaux
et étrangers
Archéologie d’urgence;
Journées du Patrimoine;
Patrimoine industriel
Sciences appliquées ;
perspective;
associations sur le patrimoine;
communautés de communes;
archéologues;
fondations; musées; offices du
tourisme;
autorités centrales
Agro-Tourisme F
R
valorisation des activités
agricoles et rurales
synergie
Échange international
Ferme de l’éducation
“les nouveaux paysans”;
les agricultrices
149
Dynamiques sociales, changement de paradigme et sciences physiques
Denis Cerclet
Université Lumière-Lyon 2
J’ai essayé de réfléchir à cette notion de dynamique sociale. Il me semble que
ce n’est pas à partir de l’analyse de situations qui nous pourrons penser la dynamique
sociale mais plutôt qu’il faut que nous nous entendions sur ce que peut être la
dynamique sociale pour ensuite analyser des situations, au regard de ce point de vue
théorique. C’est moins tenter de mettre à jour ce qui se passe que d’élaborer une
façon de construire son regard.
La notion de dynamique sociale est déjà ancienne, je ne vais pas revenir dessus. Mais
dans la plupart des cas, c’est une notion qui est fondée sur le déséquilibre. Ce qui est
difficile à penser car notre paradigme habituel est fondé sur l’équilibre ou la
recherche de l’équilibre. En physique c’est l’équilibre thermique, la
thermodynamique : on place une cafetière chaude dans une pièce froide et,
progressivement, la température de ces deux objets s’équilibre. L’équilibre
osmotique : une goûte d’encre va teinter progressivement l’eau d’un verre ; un
ressort va reprendre sa forme initiale. Et tout cela nous a profondément marqué, et
nous empêche de penser librement les notions de déséquilibre et de dynamique. Il en
est de même de la notion d’entropie, la dégradation d’énergie, qui nous laisse penser
que le monde est ordinairement à l’état de repos. Dans cet état d’esprit et dans le cas
de la mondialisation, il est plus facile de penser uniformisation que processus ou
encore nouveau régime de relations, d’organisation des flux.
Dans le même ordre d’idée, le structuralisme de Lévi-Strauss est effectivement une
théorie de la relation et de la communication, de l’échange mais intemporel comme
s’il y avait un éternel présent. Rien ne bouge véritablement. Même chez Balandier où
la notion de déséquilibre est présente, la société est en devenir, attachée à un
mouvement historique mais la dynamique sociale est inhérente aux structures, à
chaque instant active, ou elle est le fait d’interventions externes : c’est ce que l’on
retrouvera chez Salhins qui, à travers son ouvrage Des Iles dans l’histoire, nous a
bien montré ce que peut produire le contact. Mais Salhins ne nous dit rien des
processus engendrés par cette rencontre ni de quelles manières la dynamique de cette
société se nourrit de cette rencontre. La dynamique est donc soit structurale, le fait
d’une obligation, et s’organise entre deux ou plusieurs pôles, soit impulsée par un
événement, le fait d’un auteur extérieur. Et comme la continuité sociale n’est pas
pensée, la dynamique est le reflet d’un ajustement constant : ajustement à
l’environnement d’une part et ajustement social d’autre part, non pas parce que
l’ordre social serait approximatif mais parce qu’il est en état de tension. Terme que
l’on retrouve déjà chez Ferdinand Tönnies à propos de la société : « Ici, chacun est
pour soi et dans un état de tension vis-à-vis de tous le sautres ».
Pour avancer, j’ai regardé du côté des travaux sur le temps. Mais le problème reste
sérieux. Je suis allé voir la notion de présentisme selon François Hartog. Il dégage
150
trois régimes d’historicité : le régime héroïque inspiré par Marshal Sahlins, qui
repose sur le temps du mythe et qui est la référence de la création du monde ; le
régime moderne qui naît en France après la Révolution : c’est la conception que l’on
a de l’avenir qui va déterminer ce que l’on fait au présent et le troisième régime qui
est le présentisme. François Hartog dit, en s’inspirant de Reinhart Koselleck (Le
futur passé), que le temps historique est le résultat de la tension entre champ
d’expérience et horizon d’attente. Un rapport statique entre ces deux orientations est
inconcevable. Il y a forcément un déséquilibre entre les deux : soit le passé éclaire
l’avenir et fournit un horizon d’attente, soit les attentes entretenues venaient
entièrement des expériences, soit, comme il le dit, à partir du XVIIIe siècle, il y a une
accélération et une augmentation de l’écart entre attente et expérience. L’expérience
acquise du passé et les projets d’avenir sont tellement éloignés que l’on ne peut plus
penser qu’au présent. Le passé ne peut plus servir à éclairer le présent car il n’a plus
court et l’avenir est trop incertain pour jouer ce rôle. Ce que l’on retrouve chez
Hartog, Henri-Pierre Jeudy et d’autres, c’est que l’horizon n’offre plus de
perspectives d’attente mais il est sombre et inquiétant. On ne peut plus se projeter
dans l’avenir, croire en des utopies comme cela a été possible. Les expériences du
passé deviennent usées, usantes, le sentiment de répétition qui se dégage d’une
tradition continuée amène à prendre de la distance avec le passé. Le monde est
devenu original, inédit, mais aussi incertain et imprévisible. De ce fait, seule l’action
au présent paraît envisageable à tel point que les récits, les images mêmes deviennent
incertaines et ne disent plus la réalité mais une construction de la réalité. La seule
chose pensable est l’expérience que l’on fait de l’ici-maintenant.
Il semble que cette façon de penser inaugure la sortie d’un monde physique, d’une
cosmogonie newtonienne. Là, le temps et l’espace étaient absolus. Ils existaient
indéniablement. L’univers était statique et tout se déroulait selon des rapports de
force, des états de tension. Les corps étaient bien en mouvement, les forces les
attiraient ou les repoussaient mais le temps et l’espace continuaient sans altération.
C’est-à-dire qu’ils étaient comme un soubassement dans lequel s’organise le
mouvement. Dans les faits, rien ne change. Est-ce que l’on peut penser la dynamique
de cette façon ? Oui, mais est-ce bien une forme actuelle de la dynamique ?
Ce paradigme newtonien que l’on peut appeler paradigme mécanique a été à la
source des constructions théoriques en sciences sociales. On a pensé comme cela, au
moins en France avec Emile Durkheim – et même Max Weber, si c’est dans une
moindre mesure. Les individus sont interchangeables à l’image des planètes ; ce n’est
donc pas eux qui vont poser problème. C’est l’état de tension, les relations et plus
près de nous l’inter, l’entre-deux que l’on va analyser et essayer de penser. Puisque
tous les individus sont équivalents, il n’est pas indispensable de porter le regard sur
eux mais ce sont les mécanismes sociaux qui vont être l’objet véritable
d’investigation. Et Branislow Malinowski n’est pas le seul à parler de mécanique
sociale : Balandier, Salhins le pensent tout autant.
Pour trouver du déséquilibre, il faut penser les individus comme créatifs. Il faut pour
cela atteindre la dimension cognitive : les individus se transforment tout le temps et
transforment incessamment leur environnement. Ils sont en perpétuel mouvement.
On sort ainsi du paradigme newtonien pour entrer dans celui de la mécanique
151
quantique : on ne peut pas saisir en même temps la position d’une particule et son
mouvement. Cela me semble très utile pour penser les sciences sociales : on ne peut
pas penser en même temps le mouvement et la position. Si l’on cherche à connaître
la position, on est obligé de tout arrêter. La délimitation du terrain (par exemple)
revient à travailler sur une maquette, une représentation de la réalité, quelque chose
qui n’est plus vivant.
François Jullien, dans son ouvrage Procès ou création, questionne deux conceptions
du mouvement en mettant en parallèle la pensée chinoise médiévale et la pensée
occidentale. Dans cette dernière, le mouvement est le produit d’une impulsion. Il faut
un auteur, un événement (dieu ou le big bang ou encore un Capitaine Cook, un
colonialiste, un touriste, en un mot un intervenant extérieur) et le mouvement, en
fonction de l’entropie va vers le repos. Il faut quelque chose pour le relancer. Les
perspectives de fin du monde et de recherche du mouvement universel sont marquées
par cette manière de penser le monde sur le mode de l’équilibre. En revanche la
pensée chinoise est une pensée du processus : il n’y a ni début ni fin et tout est
mouvement. Le monde est fait de processus emboîtés les uns dans les autres qui,
depuis le fonctionnement interne de l’individu jusqu’au cosmos, confèrent une unité
à l’univers. Cette pensée chinoise n’est plus très loin de nous. Lorsque l’on lit ce que
les physiciens et Stephen Hawking (Une brève histoire du temps) écrivent sur
l’univers – il est sans borne, sans début ni fin, en continuelle expansion mais clôt,
comme l’est la terre sans qu’on puisse dire où elle finit et où elle commence – on ne
peut s’enpêcher de penser à un changement de paradigme.
Comment, en anthropologie, parler d’un tel monde ? Il est certes possible de
travailler sur la constitution de mondes et sur les manières dont les individus, ici ou
là, font des mondes et parviennent à se penser dans l’univers, à agir, à ressentir un
certain nombre de choses avec d’autres. Mais la difficulté est bien d’arriver à ce que
nos catégories ne nous cachent pas ce que ressentent et ce que font les individus car
s’ils sont créatifs, ce sont bien eux qui, à chaque instant, inventent le monde. Il me
semble intéressant de voir comment le monde est inventé ici ou là. C’est une
question que je laisse posée : quelle anthropologie peut-on construire à partir de ça ?
Il importe de prendre nos catégories pour ce qu’elles sont : des conventions que nous
élaborons pour penser ensemble le monde et il est nécessaire d’en changer lorsque
nous souhaitons porter un autre regard.
Par exemple la question du langage nous enferme dans la seule dimension rationnelle
de l’activité humaine. On se coupe de beaucoup de choses sans compter que la
question se pose de savoir si la rationalité existe en soi. N’est-elle pas une propriété
du corps ? un constituant parmi d’autres du geste. Si l’on considère l’individu en
mouvement et non plus seulement rationnel, on ne peut plus penser le rapport au
monde de la même manière. Il ne peut plus passer par le symbole car son usage est
beaucoup trop long et trop dégagé de l’activité du corps. Ne doit-on pas se poser la
question de la manière dont sont ressentis les mondes ? Revenons sur l’exemple de
Smaranda Vultur et du village roumain reconstitué, remis en ordre, reconstruit selon
les normes d’une esthétique néo traditionnelle : quelles sensations et, par là, quelles
significations sont produites par la pratique de tels espaces ? Ces espaces produits par
des comportements servent aussi à confirmer les individus dans l’idée qu’ils se font
d’eux-mêmes, ils servent à les apaiser et à les entretenir dans la manière de se
comporter. Ces ressentis, ces significations ne peuvent être éprouvés dans la durée ;
152
ils sont constamment perturbés et les mondes sont constamment à confirmer, à
reconstituer, à réaménager. Ce déséquilibre constant est celui de l’individu mais aussi
celui de son environnement. Celui qui sert le processus sans lequel il n’y a pas de
vivant.
La difficulté est de penser la relation à autrui. Si l’individu est le concepteur du
monde, l’est-il d’un monde qui lui est propre ? Si c’est le cas, il n’y a plus de
sciences sociales possibles. Pour sortir de cette impasse, il faut dépasser la relation
individu/société. Le patrimoine et la mémoire peuvent nous aider car ce sont des
lieux où les individus choisissent d’agir collectivement afin de s’accorder sur une
certaine permanence d’eux-mêmes et de leur rapport au monde.
La notion de dynamique associée au patrimoine et à la mémoire est alors assez
ambiguë car si l’on se situe du seul côté des acteurs locaux, les projets conduisent à
les installer dans une permanence et un ordre que l’on pourrait qualifier de figé. En
revanche si l’on prend suffisamment de recul pour prendre la mesure des flux et des
changements qui s’opèrent à partir de ces installations, le patrimoine et la mémoire
façonnent les manières de voir dans le cadre de négociations avec les visiteurs, les
consommateurs, les touristes qui, par l’effet de la publicisation des esthétiques, ne
peuvent plus être considérés comme des acteurs extérieurs.
153
Sur la notion de dynamique sociale
Tzveta Bachvarova
Université de Plovdiv
La culture est l’expression de la société. Les sociétés contemporaines étant
constamment sujettes à des transformations structurelles, il serait normal de supposer
qu’à tout moment de la vie quotidienne surviennent différents processus et formes
sociales qui trouvent leur expression dans la culture ou plus précisément dans les
cultures. Les cultures se forment par les processus constants de communication. Еt
les formes de communication se basent sur la création et l’utilisation de symboles
(Barthes, 1978) ainsi que sur la transmission et la réception de messages.
L’intérêt des chercheurs envers la communication dans les différentes sphères de
l’activité humaine – les interactions - rend visibles différents thèmes tels que
l’édification d’un patrimoine, la recréation d’identités, la mobilité sociale et les effets
que tout cela entraîne. La reproductivité des modèles culturels fonctionnant contribue
à l’expansion des contacts sociaux et vice-versa. Le concept de patrimoine est un
point de vue possible sur la spécificité des pratiques sociales qui garantissent la
stabilité de la culture sociale dans son entité, dans son existence temporelle et
spatiale. La stabilité « relative » des modèles culturels et la capacité qu’ils ont de se
transformer dans les différents contextes socioculturels à l’aide de mécanismes
économiques, politiques, techniques etc. (qui peuvent être conscients ou
inconscients) signifient qu’une certaine dynamique existe.
L’isolement de la société bulgare à l’époque du socialisme et l’accélération du
rythme intérieur de vie sociale au cours de la période de transition provoque la
nécessité d’adaptation et a impliqué la mise en place rapide de nouvelles stratégies
d’identification. Le changement de logique dans l’organisation de la société bulgare a
mené au changement des accents dans les différents aspects de la culture :
économiques, sociaux et idéologiques. « L’ouverture » aux exemples européens a
permis un échange et une coopération. Le colloque francophone à Plovdiv en avril
2005 a proposé différents points de vues empiriques, se rejoignant dans le domaine
du patrimoine, de la culture, du tourisme à travers le concept de dynamismes
sociaux.
La création d’une nouvelle économie touristique en Bulgarie implique la création de
ressources à son intention. Le patrimoine se transforme de capital culturel en capital
économique. Ce processus comprend l’inventaire des données du patrimoine en tant
qu’initiatives et projets de différents musées et universités. (T. Mareva, Sv. Hristova
et R. Mihneva). La coopération transfrontalière a du succès et fonctionne, selon
l’exposé de T. Mareva, sur le projet gréco-bulgare et Sv. Koleva dans la réalisation
d’un projet de gestion au Québec, Canada. L’ouverture économique et sociale de tels
initiateurs propose du matériel pour un nouveau type de communication. Les
tentatives de rendre attrayantes les présentations des banques de données qui ont une
fonction stratégique importante et ainsi d’aboutir à un renouveau des territoires
154
urbains et ruraux ont en elles du potentiel lors de la coopération d’intérêts à un
niveau commun de l’organisme social. Par exemple, le pouvoir comme « tête » du
« corps » social, si je peux employer cette métaphore. Car le territoire avec toutes ses
significations réelles et symboliques en tant que lieu « de rencontres » de différents
types est un complexe d’activités locales et de différentes organisations avec
différentes positions. Sv. Koleva, Ol. Givre et Fr. Portet ont présenté des exemples
pour une coopération fonctionnant qui a mené à la segmentation des conséquences de
cette politique suivie des patrimoines et du renouveau des territoires.
Les rapports entre les domaines économiques, culturels et sociaux semblent
accessibles au cours de ce procès de fonctionnement de la structure sociale.
L’expérience bulgare est divisé en segments et occupe une place à part pour le
moment. L’identité des habitants d’un territoire est changeante, sensible à la
demande sur le marché touristique comme par exemple à Melnik (Sv. Hristova) où la
disparition des espaces ruraux de communication non touristiques est manifeste.
Les pratiques communes qui sont mises en place parallèlement et qui essaient de
négocier les seuils de compatibilité et de contradiction rangent chaque élément dans
des mondes parallèles - un monde social et un monde culturel. C’est ainsi qu’on
assure la diversité de discours communicatifs et chacun d’entre eux peut être un
instrument potentiel du dynamisme social.
155
Réflexions sur les notions de patrimoine et de dynamiques sociales
ainsi que leurs différents usages et acceptations dans le contexte local,
national et global
Meglena Zlatkova
Université de Plovidiv
Les deux colloques réalisés à Plovdiv et à Lyon sur les questions du
patrimoine et des dynamiques sociales, après que les observations sur le terrain des
participants au projet ont été prises en compte, ont révélé un nombre conséquent de
points de vue différents concernant la révision, l’utilisation ainsi que la construction
du patrimoine dans des contextes différents - bulgare, français, roumain et canadien.
Les idées principales encadrant notre conception du patrimoine et des
bouleversements des territoires européens ont été reliés aux différentes dimensions
du patrimoine telles que : politiques nationales différentes, formes de construction
des identités, formes d'existence des différentes communautés et collectivités
ainsi que de leurs projets pour le futur, construction des territoires, formes de
négociation avec la participation des différents acteurs concernés.
Ce qui me semble intéressant dans l'observation des cas concrets présentés est
l'utilisation différente du patrimoine qui est faite face au changement social et
comme ressource de capital pour les dynamiques sociales. La demande de révision
de la conservation et de la présentation du patrimoine sont en fait des demandes
d'identification du soi et impliquent les autres dans la création de projets pour le
futur.
Une autre notion principale et importante pour analyser et rechercher les dynamiques
sociales et les utilisations du patrimoine est celle de la déclinaison du terme capital
dans ses acceptions suivantes : symbolique, sociale, culturelle, économique, etc..
1. Le patrimoine comme enjeu et résultat de la (des) politique(s)
nationale(s).
Certains de mes collègues ainsi que d’autres participants aux colloques ont
noté que le patrimoine est une question de négociation entre différents acteurs et
communautés sociales. Le fait marquant pour les chercheurs, selon moi, est la
diversification du patrimoine et des communautés qui s'identifient à ce patrimoine.
La notion de "national" est souvent présente à la fin du XXe siècle en Bulgarie,
Roumanie ainsi qu’en France. Mais de plus en plus, des formes plus locales
surgissent, elles sont évaluées et, sur cette base, beaucoup de nouveaux territoires
commencent à être construits. Naturellement, tous ces changements se produisent
dans le cadre plus large des mouvements et de la politique, dans des contextes de
plus en plus dynamiques entraînés par des changements forcés et plus intensifs liés à
la globalisation. Dans ce sens, parler des acteurs sociaux renverrait à une acceptation
tenant compte des structures et des dimensions des institutions supranationales telles
que la Banque Mondiale, l’Union Européenne, le Fond Monétaire International,
l'Unesco (liste non exhaustive).
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Je précise ceci car dans les cas de la Roumanie et de la Bulgarie, nous pouvons
observer des processus pour repenser le patrimoine alors que l'Etat post-socialiste
national ne peut plus fournir un projet clair pour l'avenir et agit donc en tant qu'acteur
faible, qui peut "tenir" la communauté. A ce propos, deux tendances intéressantes
apparaissent. La première est caractérisée par une insertion provenant de l’idée que
l'Etat doit se charger de tout et que le patrimoine est une priorité dans une politique
centralisée de l'Etat et de ses représentants - les musées et les experts. Ce type de
perception provient aussi bien des institutions que du public. La deuxième tendance
est que le patrimoine se construit ici et maintenant, la vision du passé est alors
présentée dans le cadre d’un futur orienté. La population vivant présentement sur un
territoire évalue ce patrimoine non pas du point de vue de quelques ancêtres
"imaginaires" mais à partir de la formation de son propre système des valeurs.
Ce genre de patrimoine négocié assure le lien continu entre les générations et la
transmission de certaines valeurs. Cette tendance se retrouve dans certains cas où
l'Etat n'est pas l'acteur le plus important et c’est même plutôt l’exact opposé, à savoir
que l’on repère cette tendance quant l'Etat est faible sur la scène des négociations et
que d’autres participants apparaissent : des associations locales (formes de la société
civile "nouvellement née"), des activités économiques locales ainsi que des étrangers.
La participation de l’activité économique locale en est encore au niveau du
développement, cependant son influence sur la dynamique sociale dans les contextes
locaux commence à se faire sentir. Les "étrangers" agissent habituellement comme
des experts détenteurs d’un savoir-faire dans la préparation et la mise en œuvre de
projets, tel que par exemple comment trouver un financement international et
national, etc. Mais habituellement un tel type de projet "est simplement importé"
dans certaines communautés locales et revient en fait à transmettre des valeurs
étrangères au patrimoine local. Ceci se produit souvent dans la communauté bulgare
vivant à l'étranger avec les capitaux économiques, sociaux et culturels reçus dans cet
environnement étranger. Un bon exemple est le village de Tatul dans lequel des
vestiges historiques ont été découverts. Ce site illustre une partie importante des
nouvelles stratégies d’identification avec une population ancienne et un lieu se
transformant en site touristique, mais ce village ainsi que la région qui l’entoure est
habité par une communauté turque et la culture locale n’a pas beaucoup de liens avec
cette période du passé.
Il me semble qu'une des lignes pouvant être suivie dans la recherche des
dynamiques sociales est l’étude de l'interaction entre les étrangers et les
communautés locales, où des projets relevant du patrimoine sont en train ou ont été
réalisés dans le passé.
2. Le patrimoine et la construction d’identités négociables. Le problème
de la construction du patrimoine surgit quand les identités doivent être repensées. Il
se rencontre habituellement dans une situation de changements et de restructuration
de la société (rencontre avec des « autres »). C'est l'autre manière possible
d'approcher les dynamiques sociales – en tant qu’analyse des changements dans les
stratégies d'identification et l’utilisation du patrimoine comme ressource et capital.
Apparaît ici la question de la "propriété du patrimoine", comme Vintila Mihailescu
l’a mentionné. C’est en se demandant qui possède le patrimoine que nous sommes
conduit à parler des stratégies d'identification des différents acteurs dans les
processus de négociation et construction du patrimoine tel que mentionné ci-dessus.
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Dans ce type de communication il y a toujours deux positions - nous et les autres, et
cela nous conduit tout naturellement à la question suivante - qui sommes-nous et qui
sont les autres ? En Bulgarie, la plupart des projets récents liés au patrimoine sont
dédiés aux activités touristiques. Après l’année 2002, le développement des formes
alternatives de tourisme telles que le tourisme culturel, rural, religieux etc., est
devenu une stratégie nationale de l'Etat. Mais convertir le patrimoine en un produit
touristique introduit les deux notions suivantes - offre et demande. Maintenant que le
taux de change en Bulgarie reste la plupart du temps acceptable pour les touristes
étrangers et que nous partageons des valeurs culturelles communes concernant ce
patrimoine, "nous restons exotiques". Dans cette situation, la stratégie d'identification
dépend de notre perception des attentes des autres. Il est possible que les projets
pilotes réalisés liés au tourisme culturel et rural entraînent dans leur sillage des
changements au niveau des communautés locales et leur fassent ressentir le besoin de
conservation et de préservation du territoire. La transmission du patrimoine suivra
alors un processus interne tel que décrit par les livres d’ethnologie.
Un autre exemple intéressant, que nous avons observé lors de nos échanges est la
découverte du "petit patrimoine", qui se retrouve dans quelques changements récents
de la société française, qui est employé comme ressource du capital localement et de
légitimation symbolique pour ces nouvelles échelles territoriales que sont les
« communauté de communes ». L'évaluation de ce "petit patrimoine" dans la région a
commencé comme projet d'une association et des autorités locales ainsi que des
experts. Ultérieurement, ce projet a conduit à des changements sociaux et
démographiques dans la population, liés au degré plus élevé de mobilité en France.
Mais toute choses étant égales par ailleurs, il me semble que les mécanismes de l'Etat
national centralisé fonctionnent encore. L'Etat recense avec expertise ce "petit
patrimoine" et l’officialise comme étant significatif, le patrimoine se trouve ainsi
reconstruit sur la base d'une communauté imaginaire se référant à un moment
historique éloigné (quand la région était autonome) et que les Français de souche
vivaient seuls. De nos jours, le patrimoine n'appartient plus aux personnes de la
communauté turque, par exemple, qui étant arrivées dans le pays plus tard que les
autres n’ont pas pu prendre part à la création de l'histoire nationale. Un point
essentiel de recherche apparaît ici : c’est la question de l’accès au patrimoine comme
capital et comment ce capital symbolique se retrouve converti dans l’activité sociale
et économique.
Un futur axe de recherches dans le cadre de ce projet pourrait être le suivant,
à savoir comment le patrimoine est employé dans les différentes pratiques
d'identification des différents acteurs ? Je pense que cela pourrait amener quelques
lumières sur la problématique de la dynamique sociale en Bulgarie, Roumanie et en
France ainsi que la comparaison de leurs situations respectives.
3. Le patrimoine et la construction de (nouveaux) territoires.
Le patrimoine était et reste une ressource de légitimation et de construction
d'un certain territoire, relatif au cadre de l'Etat-nation. Mais les nouveaux
mouvements de circulation des personnes et des capitaux dans les différentes parties
de l'Europe après la chute du “rideau en fer” remettent en question l’existence et
l'état de beaucoup de territoires plus traditionnels. Ces bouleversements auxquels
nous assistons actuellement seraient-ils plus dynamiques en Europe de l’est qu’en
Europe de l'ouest ? En général, "la vieille Europe" est soumise à des changements
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plus dynamiques et radicaux en raison de l'échange d'informations, des
communications et, ce qui est encore plus important, la mobilité plus élevée des
personnes. Les nouveaux territoires symboliques et les territoires de circulation et de
migration apparaissent comme gardant toujours un lien avec les territoires
traditionnels des Etats-nations européens, mais en même temps, les mécanismes de
redéfinition des territoires se trouvent également changés.
Une des questions qui devraient être étudiées par les chercheurs est la suivante:
quelles sont les dynamiques sociales, élaborées par l'interaction entre les "locaux" et
les "étrangers" sur la base des utilisations du patrimoine et du territoire ? Les
changements, liés à la révision et à la construction de nouvelles identités devraient
inclure des acteurs supplémentaires, à savoir les touristes, ces "nouveaux nomades".
Une des caractéristiques spécifiques de ces "nouveaux nomades" est la
consommation. Ils recherchent l'exotique, l'alternatif, et la différence. Pour eux, les
valeurs ne sont pas seulement liées au territoire, mais également au mouvement
rapide dans différents espaces et la conquête symbolique de nouveaux lieux. Dans ce
sens, ils sont des "consommateurs" de patrimoine comme le sont les consommateurs
de "fast-food" ou d'appareils photo numérique. Ils peuvent tout s’approprier, ils
stockent leur voyage dans leur l'appareil photo numérique et peuvent ainsi y accéder
seul ou avec d’autres personnes autant de fois qu’ils le désirent à partir de leur
ordinateur personnel.
Il m’apparaît que, de nos jours, les communautés et les collectivités territoriales en
Bulgarie n’ont pas encore créés leurs propres mécanismes culturels pour réaliser un
tel genre de réunions "rapides" et extrême avec l’extérieur. Ils essaient de trouver une
manière d’échanger leurs capitaux et leur ressource principale reste le patrimoine
dans ses différentes dimensions. Dans l’exemple du parc naturel du Jura (France),
nous avons vu que des changements semblables ont eu lieu dans cette région de
France il y a environ 20 ans. Il s’agit d’une zone frontalière, aussi les contacts
intensifs entre les pays voisins ont entraîné cette dynamique et ces formes
d'identifications sociales.
4. Le patrimoine comme un projet. Je pense que l'année suivante la
recherche pourrait être également dirigée vers la comparaison de la variété
d'exemples appelés "le projet d'Europe". Les différents cas que nous avons vus en
Bulgarie et en Roumanie ont montré différentes tendances et changements, sur la
base de la construction du patrimoine et la recherche de nouvelles identités comme
projet étatique. Ce pourrait-il que ces problématiques se trouvent amplifiées là où la
coopération transfrontalière est la plus forte ? On devrait pouvoir repérer les
différents projets et réalisations en Europe et voir sur quoi est mis l’accent :
l'antiquité, le national, le continental, le global ou...?
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