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© Langage et société n° 142 – décembre 2012
Le français en Afrique :
le rôle de Paul Wald1
Béatrice Akissi Boutin
CLLE-ERSS-UMR 5263, Toulouse 2 & ILA, Abidjan
boubeaki@gmail.com
Dans « Le français tel qu'on le dit », deuxième partie de l’ouvrage de
Gabriel Manessy & Paul Wald (1984)2, Paul Wald définit la sociolinguis-
tique comme « l'étude de l'usage social d'un répertoire linguistique », et le
français et d'autres langues en Afrique, comme le sango, lui ont permis de
proposer une conception totalement nouvelle de l'analyse de la variation
linguistique. Pourtant, alors que la plupart des études qui (comme les
siennes) ont su tirer partie des spécificités des terrains africains pour des
études généralisantes, ont eu un grand écho, celles de Paul Wald sont peu
connues. Paul Wald est souvent cité dans l'ombre de Gabriel Manessy
et l'oubli de son apport peut être une des causes de certains figements
dans les interprétations des travaux de Gabriel Manessy. Dans l'extrait
suivant par exemple apparaissent en condensé des ébauches de plusieurs
notions et attitudes qui se sont répercutées de nombreuses années dans
les travaux linguistiques : point de vue européen, continuum à deux pôles,
locuteurs des langues africaines au bas de l'échelle sociale, explications
par les « substrats », français d'Afrique
La difficulté qu'on éprouve à décrire le français d'Afrique provient pour
une bonne part de ce [ ] qu'il se présente dans la réalité comme un conti-
nuum dont un des pôles est la langue très pure de nombreux écrivains ou
1. Je remercie Françoise Gadet pour sa lecture du texte et ses suggestions.
2. Je citerai désormais cette deuxième partie par les mots Wald 1984.
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intellectuels africains et dont l'autre se perd souvent dans une zone indé-
cise où l'on a peine à distinguer ce qui est la réalisation approximative des
structures françaises de ce qui ressortit aux langues de substrat. (Manessy
1994 : 97)
Dans le cadre de ce numéro d'hommages à Paul Wald, je souhaite
remettre au jour son apport, en espérant qu'en facilitant l'accès à ses
analyses3, la sociolinguistique en Afrique (et ailleurs) en soit renouvelée.
Je me centrerai sur la diversité du français en Afrique, en faisant appel à
quelques notions, objets des analyses de Paul Wald : variation, catégori-
sation, norme, plurilinguisme.
À Bouar (Centrafrique) et à Meiganga (Cameroun), Philippe Poutignat
et Paul Wald (Poutignat & Wald 1979 ; Wald 1984) testaient l'hypothèse
que la diversification du français dépendait essentiellement de ses fonc-
tions. Si une langue africaine véhiculaire interethnique est présente dans
le répertoire des locuteurs, le français se réduit à des usages ritualisés et ne
peut se diversifier. Plus exactement, sa variabilité dépend uniquement de
la compétence du locuteur. Si le français joue le rôle de langue véhiculaire,
il se répand dans la population sous une forme qui concurrence le français
officiel au point que la partie de la population qui a pour attribut catégo-
riel le français officiel ne tarde pas à s'approprier les formes « simplifiées »,
stigmatisées, et à leur attribuer des finalités sociales qui dépassent le cadre
de la communication interethnique. L'étape suivante est l'entrée du fran-
çais dans les foyers et dans toutes les interactions qu'une langue africaine
pourrait assurer, faisant l'objet d'une appropriation vernaculaire. De
nouvelles normes apparaissent alors, que Gabriel Manessy & Paul Wald
(1984) appellent endogènes4, entrant en conflit plus ou moins ouvert
avec la norme dite exogène. Ne pouvant ici étudier toutes les situations
africaines du français, je me centre sur les zones géographiques où le fran-
çais a eu ces fonctions véhiculaires interethniques, où il a pu se diversifier,
et où son usage n'est plus aujourd'hui uniquement conditionné par le
rapport à la norme, officielle ou académique.
3. Le résumé de Nicole Gueunier (1987-1988) commence le compte rendu de la partie
de Paul Wald en l’annonçant « obscurcie par un style parfois compliqué ».
4. La notion de « norme endogène » a été largement utilisée par la suite dans les travaux
sur le français, en Afrique et ailleurs (Manessy 1994 et 1995, Prignitz 1994, Brasseur,
éd., 1998, Bavoux et al. 2008), et a été reprise dans des approches didactiques (voir
États généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone de
2003).
LE FRANÇAIS EN AFRIQUE : LE RÔLE DE PAUL WALD 35
1. Cadres sociolinguistiques variants et invariants
Pour Paul Wald, la variation linguistique est le produit d'une décision in
actu des locuteurs de la construction d'un dispositif conversationnel Cette
décision est déterminée elle-même par une autre, in actu aussi, celle de la
catégorisation d'autrui, de soi et de l'acte langagier, que l'on peut analyser
à l'aide des théories de l'attribution et des représentations.
Construire l'autre et soi-même dans le rapport dialogique est un acte de
catégorisation sociale qui procède d'une décision, même si cet acte se pré-
sente à nous comme la reproduction d'un schéma commun, socialisé, de la
représentation des rôles. (1990 : 5)
L'attribution catégorielle, que je prends ici dans un sens large, loin de
se réduire à un classement machinal du juge compétent (le locuteur qui
apprécie la situation dans laquelle son discours va prendre place) dans des
catégories figées préalablement formées, est un acte dynamique d'aména-
gement de l'interaction, qui s'appuie sur les données jugées pertinentes :
[C]e qui fait sens dans mes décisions langagières, ce n'est pas la constance
phénoménale de la personne, du groupe, des rapports sociaux ou des rela-
tions de rôle, mais les actes de leur actualisation. (1990 : 6)
Par conséquent, il est impossible non seulement d'expliquer la diver-
sité linguistique à l'aide d'un modèle rigide comme celui des variétés
(entendues comme des dialectes contigus, propres à des groupes consti-
tués, prédictibles)5, mais même de décrire la réalité linguistique avec tout
modèle qui s'appuierait sur des corrélations entre des traits linguistiques
et des traits sociaux invariants des individus.
Pourtant, il existe des cadres stables et invariants dans le traitement
des informations sociolinguistiques, qui ont fait l'objet des analyses de
Paul Wald et Gabriel Manessy. La stabilité de ces ressources catégorielles
est imputable à la genèse du français dans les pays africains, puisqu'il s'est
répandu d'abord loin des cercles familiaux ou de proximité, essentielle-
ment selon deux lieux de transmission : l'un l'Administration coloniale
et l'Institution scolaire, l'autre les relations de service et de travail entre
les Africains et les petits colons (Manessy 1995). Sont alors entrés en jeu
dès le début dans les opérations de catégorisation le critère de la norme
et celui de la légitimité du code, comme attribut du lettré d'un côté,
5. La même difficulté existe pour les langues, qui ne se laissent pas toujours enfermer
dans des frontières. Du point de vue des représentations, Wald 1990 ou Canut 2000
attirent l’attention sur le fait que les discours épilinguistiques sur les langues les pré-
sentent non bornées dans le cadre de leurs fonctions ordinaires, alors que le français
est présenté comme une langue bien délimitée dans des fonctions qui, au contraire,
activent la norme.
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ou comme véhiculaire intercommunautaire d'un autre côté. Ces caté-
gories invariantes originelles sont à la source du sentiment d'évidence
au moment d'attribuer telle activation du répertoire à telle situation de
communication et, de fait, la réalité correspond souvent à ces attributions.
Je donne deux exemples qui montrent la pertinence des catégories
invariantes pour « expliquer6 » une part non négligeable de la réalité lin-
guistique. Le premier concerne le succès de la notion de « continuum »
dans les travaux descriptifs sur le français en Afrique, et le second la
réussite d'auditeurs-juges ouest-africains à catégoriser des stimuli auditifs
provenant de locuteurs ouest-africains.
Le modèle du continuum du français, ou du français et des langues
africaines, a été utilisé dès les premières analyses des années soixante-dix
(Duponchel 1974 ; Lafage 1978 à l'Institut de Linguistique Appliqué
d'Abidjan, par exemple), conçu comme une échelle de variétés basilec-
tales, mésolectales et acrolectales, corrélée à une échelle sociale correspon-
dante, selon le niveau d'études, le milieu socioprofessionnel, ou tout autre
critère social scalaire. Le modèle a été continuellement repris par la suite :
la majorité des auteurs ont recouru au schéma d'un continuum à deux
pôles, le pôle « haut », l'acrolecte, se confondant avec le français standard
de France et le pôle « bas », le basilecte, avec les langues africaines7. En ce
qui concerne le français, à part un nombre limité de formes conformes
au standard et un autre nombre de formes tout aussi limité, calques
d'une langue africaine, la majorité de la langue se situe dans ce « milieu »,
construit, et ne peut être « expliquée » par le modèle du continuum. Or,
en ce qui concerne l'ensemble des langues en contact, les mélanges et
influences sont tels qu'il est inopérant de chercher à ordonner les faits et
de les orienter vers l'un ou l'autre pôle (Mufwene 2005 ; Simo-Souop
2009). Le modèle demeure valide uniquement comme cadre sociolin-
guistique d'attribution dans un schéma acquisitionnel, où la maîtrise
du français standard serait le but et l'aboutissement effectif du parcours
académique.
Dans notre étude sur les accents ouest-africains (Boula de Mareüil &
Boutin 2011), nous avons cherché à évaluer la perception comme compé-
tence à appréhender la réalité sociolinguistique avec une certaine justesse.
Nos travaux s'attachaient, sur la base de quarante stimuli auditifs de vingt
6. « Ces opérations de catégorisation agissent comme des schèmes cognitifs dont dispose
le locuteur pour systématiser et rendre intelligible la variabilité » (Wald 1984 : 57).
7. Même les auteurs qui montrent que des critères comme le niveau d’études ou la posi-
tion sociale ne suffisent pas à délimiter des variétés sociolinguistiques ne remettent
toujours pas en cause le modèle lui-même (Knutsen 2007 ; Italia & Queffélec 2011).
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locuteurs, à la conceptualisation par vingt auditeurs juges ouest-africains
de la variation sociale. Les traits sollicités étaient le niveau d'études,
l'ethnie et le pays d'appartenance des locuteurs. Les résultats perceptifs,
très bons dans les trois domaines, manifestent une réelle compétence à
catégoriser un signal uniquement sur la base d'indicateurs segmentaux et
suprasegmentaux8. Les 5 niveaux d'études (primaire, collège, lycée, bac et
premières années supérieures, plus de trois ans d'études supérieures) sont
reconnus en moyenne à 33 %, ce qui est très significativement au-dessus
du hasard pour 5 catégories. Une telle tâche active chez les auditeurs juges
la représentation de la norme académique et celle d'une progression du
locuteur scolarisé dans la conformité à cette norme. Les pays d'apparte-
nance des locuteurs, parmi quatre (Sénégal, Mali, Côte d'Ivoire, Burkina
Faso), sont correctement identifiés à 63 % et l'appartenance ethnolin-
guistique parmi cinq (wolof, bambara, sénoufo, mossi, akan) à 51 %, ce
qui est très significativement mieux que le hasard.
La réussite de ces tâches présuppose une certaine habitude de l'attri-
bution du niveau d'études et de l'appartenance ethnique et nationale,
ce que confirment les discours épilinguistiques sur nos terrains. Depuis
les débuts du français en Afrique, de telles opérations de catégorisation
permettent aux locuteurs de catégoriser la variation, bien qu'une partie
reste impénétrable. En effet, la réalité de la diversité linguistique est plus
complexe parce que de telles catégorisations, qui servent certainement
de cadre à la construction d'une image de l'autre, ne sont peut-être pas
les plus pertinentes pour le choix des ressources linguistiques utiles à
l'interaction.
Ces deux exemples montrent deux choses : d'une part, les limites
des catégorisations à l'aide de cadres invariants de toute la variabilité
de la langue, d'autre part l'importance de la norme (académique) dans
les représentations de la variation, chez les chercheurs comme chez les
locuteurs juges.
2. Norme
Une grande part de l’analyse de Paul Wald des situations africaines observe
la norme en tant qu'aspect invariant du recours au français (Wald 1990 : 8).
Tout son essai « Le français tel qu'on le dit » analyse les situations africaines
8. Les stimuli ont été sélectionnés de sorte que les 10 secondes de parole ne contien-
nent pas de schibboleth (prononciations et unités linguistiques réputées indicatrices
d'identité), ni aucun contenu à caractère professionnel, national ou ethnolinguistique.
L’enquête s’effectuait en ligne sur l’interface < http://www.audiosurf.org/test_percep-
tif_africa >.
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autour de la notion de norme. Pour lui, la norme est particulièrement
activée avec la conscience de parler français (notamment si on parle du
français), et elle reste présente dans la majorité des usages du français.
Cependant, Paul Wald ne considère pas la norme comme génératrice
de règles auxquelles le locuteur va se plier de façon rigide. Le plus souvent,
celui-ci va plutôt opérer une fonctionnalisation du français dans le sens
normatif, produisant « une multitude de figures » (Wald 1990 : 8), qui
ont pour but non l'adéquation de la langue à une situation formelle, mais
des « fonctions marginales » (parade, affirmation d'autorité, manifesta-
tions ludiques) (Wald 1984 : 84), ces fonctions étant inscrites comme
des invariants de l'usage social.
Cette attitude a quasiment disparu, on pratique rarement en Afrique
aujourd'hui des « joutes autour de l'appropriation du français » avec
questions de grammaire, listes de vocabulaire, demande de définition des
mots utilisés, etc. (Wald 1984 ; 1994). Pourtant, le français « soutenu »
est toujours un attribut catégoriel, et l'importance accordée à la norme
par Paul Wald dans les années quatre-vingt n'est pas hors de propos. En
effet, la question du choix du français, et particulièrement de sa norme,
est encore très vive9 dans les discours. Il est vrai que les terrains africains
sont connus pour offrir des exemples d'usages vernaculaires où la pression
de la norme est très diluée, mais je souhaite pourtant attirer l'attention
sur deux aspects qui mettent en évidence la vivacité des représentations
de la norme et ainsi donner des pistes de prolongement à la pensée de
Paul Wald.
On a beaucoup insisté sur les normes endogènes en Afrique, qui par
définition n'existent que par rapport à une norme exogène du français.
Or, si la norme est bien exogène, ce n'est pas une exo-norme : le français
est même la seule langue dans la plupart des pays francophones dont la
norme est institutionnalisée. Par ailleurs, la notion même de norme, telle
qu'elle existe, est un trait distinctif du français : dans ces mêmes pays, il est
la seule langue dont la norme est plus fondée sur la prescription gramma-
ticale que sur l'efficacité pragmatique (Simo-Suop 2009 ; Canut 2007).
Ces deux traits exogènes de la norme de français (institutionnalisation et
9. Les débats sur la légitimation des normes dites endogènes ou sur une norme pana-
fricaine de français sont évoqués dans Boutin & Gadet (à paraître). Les travaux
qui visent une légitimation des normes locales ou du moins qui présupposent leur
reconnaissance, souvent menés par des non-Africains, sont parfois perçus comme
une tentative ségrégationniste. Ainsi (par exemple), lors des États généraux de l’ensei-
gnement du français en Afrique subsaharienne francophone de 2003, les participants
ont adhéré à l’idée de légitimer des normes endogènes, mais aucune suite n’a jamais
été donnée à ces discours d’apparence.
LE FRANÇAIS EN AFRIQUE : LE RÔLE DE PAUL WALD 39
grammaticalité) accompagnent les représentations de cette langue, qui par
ailleurs est complètement intégrée dans les ressources linguistiques et dans
les critères d'attributions catégorielles des individus. Cependant, si cette
conception technique de la norme qui accompagne le français s'est bien
inscrite dans les représentations, l'appropriation du français n'hérite que
partiellement des contraintes de la longue tradition grammaticale euro-
péenne liée à l'écrit, et la norme reste facultative, presque un jeu. On peut
imputer à l'effet normatif du français deux phénomènes en particulier.
Tout d'abord, je souhaite revenir sur les français dits populaires et leur
autonomisation supposée. Ce que le linguiste extérieur va percevoir en
Afrique comme du français populaire n'est bien souvent qu'une forme
de langue française soignée que le locuteur produit en adéquation à une
situation, et celui-ci n'a nullement l'idée de se catégoriser par son français.
Paul Wald a insisté sur l'aspect éminent du français, qui reste « langue
de prestige, dominante par ses fonctions sociales et l'institutionnalisation
de sa norme, censée assurer un large champ d'activités à ses locuteurs »
(1984 : 52), même en dehors de son espace légitime et obligé : le discours
officiel de l'administration et de l'école et de ses « fonctions marginales »
(voir plus haut). Les usages vernaculaires ou véhiculaires, qui semblent
s'autonomiser parce qu'ils permettent un éloignement notable du stan-
dard au niveau des formes, n'ont pas une autonomie totale par rapport au
standard d'un point de vue sociolinguistique, puisque, en tant qu'objets
de représentations, ils participent aux traits du français. Ainsi, dans une
ville comme Abidjan où le français est très répandu, c'est le français qui
sera choisi plutôt que le dioula (principale langue véhiculaire africaine
de Côte d'Ivoire) dans des situations à caractère officiel. Une enquête
que nous avons menée dans les gares routières d'Abidjan10 a confirmé
que les réunions de travail, qui se tiennent en plein air au milieu de mul-
tiples autres activités (recherche de passagers, maintenance des camions,
commerce ambulant, etc.), se font majoritairement en français et que les
litiges sont réglés en français, alors que tous les acteurs parlent dioula.
Cependant dans ce cas, alors qu'une observation superficielle ne verrait
qu'un usage véhiculaire/populaire du français parce que la majorité des
formes sont éloignées du standard, une observation plus approfondie
permet de relever certains éléments qui jouent le rôle d'indicateurs de
formalisme, et fonctionnalisent donc le français dans ce sens.
10. L’enquête a eu lieu dans le cadre du projet CIEL (Corpus International écologique
de la langue française, <http://ciel-f.org/>), elle a bénéficié d’une aide financière de
l’ANR/DFG et a été réalisée par des enseignants-chercheurs et jeunes chercheurs de
l’ILA d’Abidjan.
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(1) et le chauffeur qui a fui avec ton argent lui il a fui avec recette de com-
bien de jours ) lui il a un problème aujourd’hui c’est un apprenti (.) où
allons-nous Ouattara (.) pourquoi les gens fuient avec lui son argent (.)
chauffeur fuit avec ton argent apprenti fuit avec ton argent pourquoi
(2) entre nous hein même si vous n’êtes pas le chauffeur mais quand même
vous voyez comment le travail doit être effectué
(3) c’est pas nous qui va accorder le travail de trois cent personnes là non
nous on peut pas lui il peut pas moi je peux pas (.) c’est eux-mêmes là ils
n’ont qu’à faire en sorte qu’on peut travailler ensemble
Le français permet cette catégorisation formelle de l'interaction
parce qu'il est utilisé depuis ses débuts dans des fonctions socialement
éminentes qui lui sont propres.
En deuxième lieu, je souhaite attirer l'attention sur les langues
métisses qui sont en train de naître : le nouchi en Côte d'Ivoire (Kouadio
N'Guessan 2006), le camfranglais au Cameroun (Simo-Souop 2009),
le francénégalais au Sénégal (Cissé 2005) qui sont des langues métisses
avec une part de français, mais aussi (hors du français) le scamto en
Afrique du Sud (Pooe 2008), le sheng au Kenya (Kang’ethe-Iraki 2004).
Il est intéressant de relever que le métissage en soi n'entraîne pas
forcément de catégorisation de la part des locuteurs plurilingues qui le
pratiquent. Les travaux de Cécile Canut (2000) ou Jacqueline Billiez
(2005) montrent au contraire que les locuteurs ont plutôt une certaine
difficulté à se représenter leurs usages métissés. Or, les procédés d'in-
novation lexicale et d'insertion d'emprunts des langues métisses sont
des stratégies qui témoignent d'une conscience linguistique fine des
normes de construction de chacune des langues impliquées, que les
locuteurs sont souvent en mesure d'expliciter. Loin d'être arbitraires,
les hybridations relèvent d'une compétence spécifique, qui dépasse la
maîtrise de chacune des langues (Lafage 1998 ; Kouadio N'Guessan
2006 ; Simo Souop 2009). Des exemples sont la flexion des verbes
à l'aide des auxiliaires et terminaisons du français en camfranglais
(6-7), ou l'adjonction de suffixes nominaux français, anglais, dioula
en nouchi (4-5).
(4) son dindinli fait peur (Kouadio N'Guessan 2006 : 184)
(5) le dabali .... ca ment pas deh!!!! (Titre de blog, posté le 31 mars 2006,
consulté le 25 février 2012)
(dindinli « regard », dabali « nourriture », du nouchi dindin « regarder fixe-
ment » et daba « manger ») et -li, suffixe dioula de substantivation, voir
Kouadio N'Guessan 2006 : 183-184)
(6) tu vas go là-bas faire quoi ?
LE FRANÇAIS EN AFRIQUE : LE RÔLE DE PAUL WALD 41
(7) les vendredis nous on goait au Dakélé tout le temps (Simo Souop
2009 : 298-299)
Au-delà du jeu technique, ces manipulations des langues sont moti-
vées par le désir de heurter, de tourner en dérision les normes linguistiques
en place, et de fonder un nouveau code fait de plusieurs (unité - pluralité),
avec sa nouvelle norme. Autrement dit, toute la stratégie se positionne
donc par rapport à la norme en vigueur et à ce qu'elle suppose comme
centralisme, prescription, officialité, critère de catégorisation.
Dans les deux cas, usages du français dans des situations formelles
urbaines et nouvelles langues, la norme du français, telle qu'elle est confi-
gurée et telle qu'elle est représentée, a un rôle essentiel. Alors qu'on se
trouve apparemment éloigné de la norme, certaines de ses formes, ou
« figures », jouent le rôle d'indicateurs de formalisme de l'interaction,
certains de ses traits permettent de concevoir une contre-norme.
3. Plurilinguisme urbain
L'exemple des langues métisses urbaines fait le lien avec un dernier point
sur lequel l'apport de Paul Wald me semble important : le plurilinguisme.
Est-il cadre variant ou invariant ?
Plusieurs travaux d’analyses recherchent des régularités chez les locu-
teurs de même langue première lorsqu'ils s'expriment en français, autre-
ment dit des manifestations d'interférences avec leurs langues africaines11
(voir, parmi d'autres, Skattum 2010). De fait, les langues africaines sont
un autre objet de représentations de régularités au moment de catégoriser
les locuteurs sur leur parler français, pour les chercheurs comme pour les
auditeurs juges. Paul Wald (1984 : 62-63) évoque une enquête de Carole
de Féral qui avait sollicité le classement de passages en français de locu-
teurs selon leur « origine régionale ». Notre enquête (évoquée plus haut,
Boula & Boutin 2011), et d'autres de ce type après celle de C. de Féral
(Lyche & Skattum 2010 ; Moreau, 2000 ; parmi d'autres) ont montré
que les juges sont en mesure d'opérer des jugements « indépendants d'une
normativité centrale » (Wald 1984 : 63), souvent très exacts comme je
l'ai rappelé ci-avant.
Le plurilinguisme en Afrique n'est-il qu'un cadre sociolinguistique
invariant d'attribution d'identités ou de choix de codes ? Paul Wald
(1997) pointe l'insuffisance d'une conception de divers codes (lan-
gues, registres) comme des sous-répertoires associés de façon stable
à des champs d'activités, des situations, ou des finalités sociales (les
« domaines » de Joshua A. Fishman, l'alternance situationnelle de John
11. Je n’entre pas ici dans le débat sur les langues « maternelles » et premières.
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J. Gumperz). Les alternances manifestent au contraire le caractère
négociable du choix des codes dans l’acte. Par ailleurs, l'intégration de
l'alternance aux niveaux morphosyntaxique, syntaxique ou macro-syn-
taxique est une pratique linguistique qui fait sens en soi, source d'un
effet discursif propre dans une interaction, distinct de celui des langues
alternées. Les pratiques linguistiquement mixtes deviennent des codes
qui incluent l'instabilité (Wald 1997 : 75-76).
Alors que les pratiques mixtes sont parfois appréhendées, dans des
analyses qui tentent de les délimiter, comme des argots, langues jeunes
ludiques et cryptiques, langues des loubards, d'autres travaux les abor-
dent de façon plus large. Lors du Colloque « Les mots de la ville »
organisé par Paul Wald et François Leimdorfer (Paris, 4-6 décembre
1997), Debra Spitulnik présente le town bemba comme un ensemble
de pratiques plurilingues existant dans les villes zambiennes. D’un
point de vue formel, le town bemba se développe en « registres12 »
qui se différencient par leurs processus d'intégration et de dérivation
sémantique des emprunts, mais il comprend en même temps l'invention
comme fonctionnement habituel. Du point de vue des représentations
et stéréotypes, les désignations et définitions même du town bemba
sont diverses, il est présenté parfois marqué parfois non marqué, à la
fois dénigré et valorisé, « produit de contradictions socio-idéologiques
particulièrement nombreuses et intenses » (Spitulnik 2004 : 33).
Le town bemba est pratiqué depuis quatre générations, mais l'an-
cienneté relative suffit-elle à expliquer que les locuteurs se soient appro-
prié l'hétérogénéité linguistique et la variation, à la fois mentalement et
dans les usages, de la façon que nous décrit Debra Spitulnik ? Le nouchi,
le francénégalais et les autres langues métisses ne relèveraient-ils pas du
même phénomène, perçu et présenté différemment parce qu'encore à
ses débuts ? Ce qu'on désigne par nouchi en Côte d'Ivoire, et que les
auteurs ont tant de difficulté à cerner, n'est souvent que le résultat du
mixage (qui sera toujours différent) opéré dans une situation en marge
de la pression de la norme.
12. Le terme est défini par Paul Wald et François Leimdorfer dans l’introduction de
l’ouvrage qui a suivi le colloque : « Il s’agit de catégories d’usage : un registre dans
une langue ou dans un répertoire de langues d’une société plurilingue est un code
délimité, spécialisé, affecté à une catégorie de locuteurs et/ou à une finalité sociale »
(Wald & Leimdorfer 2004 : 2).
LE FRANÇAIS EN AFRIQUE : LE RÔLE DE PAUL WALD 43
Conclusion
J'ai essayé de montrer les principaux apports directs et indirects de Paul
Wald, depuis le début de ses travaux, qui pourraient renouveler la socio-
linguistique en Afrique. On ne peut que considérer l’applicabilité du
modèle de Paul Wald aux situations africaines actuelle comme un signe
de sa pertinence.
D'un point de vue général, les faits de variation ne peuvent être affec-
tés à des traits des locuteurs ou à des activités, ni même à des effets de
l'acte langagier, surtout en dehors des situations couvertes par la norme
officielle. La réalité est beaucoup plus complexe, au point qu'on ne peut
prédire les formes linguistiques, ni leur effet, à partir d'un marquage
social des activités et des locuteurs. S'il existe bien, dans certains cas, des
« rapports réguliers entre catégories du répertoire et catégories de l'usage
social » (Wald 1984 : 60), on est obligé de relativiser la portée des critères.
J'ai donc montré, à l'aide d'exemples actuels, quelques façons dont le
français et la norme qui l'accompagne sont présents en Afrique lorsque
cette langue a fait l'objet d'une appropriation vernaculaire, puis l'ampleur
que prend la variation chez une communauté urbaine multilingue qui
cherche à assumer sa pluralité et son identité.
Bibliographie
Bavoux, Claudine, Sylvie Wharton & Lambert-Felix Prudent (éds), 2008.
Normes endogènes et plurilinguisme. Aires francophones, aires créoles.
Lyon : ENS Éditions.
Billiez, Jacqueline, 2005. Répertoires et parlers bilingues. Déplacements à
opérer et pistes à parcourir à l'école. Dans Prudent, Lambert Félix,
Frédéric Tupin & Sylvie Wharton (éds), Du plurilinguisme à l'école.
Vers une gestion coordonnée des langues en contexte éducatif sensible,
p. 323-339. Bern : Peter Lang.
Boula de Mareüil, Philippe & Boutin, Béatrice Akissi, 2011. Évaluation et
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of French Language Studies, 22 (2), 361-379.
Boutin, Béatrice Akissi & Françoise Gadet (à paraître). « Comment ce que
montrent les français d'Afrique s'inscrit/ne s'inscrit pas dans les dyna-
miques des français dans une perspective de francophonie ». Le fran-
çais en Afrique, n° 27.
Brasseur, Patrice (éd.) 1998. Français d’Amérique : variation, créolisation,
normalisation. Actes du colloque « Les français d'Amérique du Nord
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