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Du Conservatoire à l'École normale. Quelques notes sur A. T. Vandermonde

Authors:
  • Université Panthéon-Assas, Paris, France
Du Conservatoire à l’École normale :
Quelques notes sur A. T.
Vandermonde (1735-1796)
Gilbert Faccarello
Parmi les événements remarquables de la Révolution, on pourra
compter un jour la création d’une chaire d’économie politique.
A. T. Vandermonde
Alexandre-Théophile Vandermonde est surtout connu comme “géo-
mètre” et comme mécanicien et son histoire accompagne celle de l’Aca-
démie des sciences dans les deux dernières décennies de l’Ancien régime.
Cette histoire témoigne aussi des vicissitudes de la vie des savants pen-
dant les premières années de la Révolution et de l’émergence de nouvelles
institutions comme le Conservatoire des arts et métiers, l’École normale
et l’Institut national des sciences et des arts. Mais Vandermonde s’oc-
cupa aussi d’économie politique : c’est à ce titre qu’il fut lié à l’histoire
Université Panthéon-Assas, Paris. Courriel: gilbert.faccarello@u-paris2.fr. Site :
http://ggjjff.free.fr/. Essai publié dans les Cahiers d’Histoire du CNAM, n2/3, 1993,
pp. 17-57, Paris : Conservatoire National des Arts et Métiers.
1
Du Conservatoire à l’École normale 2
de l’École normale dans des circonstances telles qu’il y joua, peut-être in-
volontairement, un rôle qui mérite d’être signalé. Nous noterons comment
cet épisode, apparemment sans liens avec l’histoire du Conservatoire des
arts et métiers (si ce n’est au travers de la personne même de Vander-
monde) possède néanmoins sur cette institution une influence lointaine en
raison des doctrines qui y furent enseignées et qui marquèrent, au début
du XIXe siècle, une certaine spécificité française en économie politique.
I
Notre auteur ne compte malheureusement pas parmi ceux dont l’œuvre
a suscité un grand intérêt ou dont la vie a attiré les biographes. Les ren-
seignements que nous possédons sur lui, à quelques notices près, 1ne nous
fournissent que des indications bien fragmentaires et les maigres archives
à notre disposition sont, à notre connaissance, peu utiles pour notre pro-
pos. Un véritable travail d’historien reste à faire en ce domaine, ce qui est
hors de notre compétence. Nous en sommes donc réduits à rassembler, à
grands traits, ce qu’une information éparse nous permet d’apprendre.
Vandermonde naquit le 28 février 1735 à Paris dans une famille d’ori-
gine flamande. Son père, Jacques-François (1692-1746), et son demi-frère,
Charles (1727-1762), étaient médecins. Lui-même fit tout d’abord des
études de droit (il acquit les grades de bachelier le 6 septembre 1755 et
1. La contribution de J. Hecht (1971) reste une exception dans le domaine. Une
source classique est la notice que Lacépède consacre à Vandermonde en 1796 (“No-
tice sur la vie et les ouvrages de Vandermonde”, Mémoires de l’Institut national des
sciences et des arts pour l’an IV de la république. Sciences mathématiques et phy-
siques, tome I, pp. XIX-XXV). Un siècle et demi plus tard, environ, Henri Lebesgue
(1940) évalue l’œuvre mathématique de notre auteur et A. Birembaut apporte de pré-
cieuses précisions biographiques (Birembaut, 1953). Les pages que D. de Place (1981,
pp. 14-30) consacre à Vandermonde en fonction des archives conservées au CNAM,
ainsi que l’article de C. Fontanon (1992), viennent compléter les indications de A.
Birembaut et de J. Hecht ; quelques autres renseignements sont fournis, récemment,
par N. et J. Dhombres (1989). L’intervention de Vandermonde dans le domaine de
la pensée économique est prise en compte plus ou moins brièvement par A. Courtois
(1892), S. Moravia (1974) et J. Hecht (1986, 1988) ; elle est surtout analysée par H.
Baudrillart (1873), J. Hecht (1971) et G. Faccarello (1989). Signalons enfin que, tout
au long du présent article (à de rares exceptions près), et afin d’en faciliter la lecture,
toutes les dates se réfèrent au calendrier grégorien.
Du Conservatoire à l’École normale 3
de licencié le 7 septembre 1757) avant de se consacrer aux mathématiques.
C’est comme adjoint-géomètre qu’il entra à l’Académie des sciences le 20
mai 1771 : préféré à Laplace, il remplaça l’abbé Bossut qui venait d’être
promu associé. Il suivit en quelque sorte les traces de ce dernier puisqu’il
devint associé-géomètre le 17 décembre 1779 lorsque Bossut fut promu
pensionnaire. Six ans plus tard, le 23 avril 1785, il fut lui-même enfin
nommé pensionnaire de la classe de géométrie.
En dépit de cette progression, les travaux connus de Vandermonde
dans le domaine des mathématiques sont peu nombreux et se situent au
début de sa carrière scientifique (1770-1772) : les spécialistes s’accordent
pour dire que le plus original est le premier, Sur la résolution des équa-
tions, présenté le 28 septembre 17702. Mais Vandermonde délaissa en
fait rapidement les mathématiques pures pour se tourner vers d’autres
domaines, plus appliqués ou expérimentaux (physique, chimie, expertise
de machines et d’inventions diverses), dans lesquels il ne cessa pas de
faire valoir une activité débordante.
En août 1771, il commença à collaborer avec Jacques de Vaucanson. À
la mort de ce dernier, la collection de mécaniques de l’hôtel de Mortagne
devint, on le sait, le “Cabinet des Machines du roi” et Vandermonde en
fut nommé conservateur le 15 octobre 1783. D’autres liens importants
furent ceux qu’il noua avec Antoine Laurent de Lavoisier. En compagnie
notamment de Claude Louis Berthollet, Joseph Louis Lagrange, Pierre
Simon de Laplace, et Gaspard Louis Monge, il fut l’un des habitués des
réunions de l’Arsenal au cours desquelles Lavoisier préparait et répétait
les expériences qu’il présentait ensuite à l’Académie, et il fut même l’un
des premiers adeptes des nouvelles théories en matière de chimie (Gri-
maux, 1888, pp. 45-49). Avec Lavoisier et Bezout, il co-signa un mémoire
2. On trouvera les références exactes des travaux publiés dans J. Hecht (1971).
Pour leur analyse, voir D. Lebesgue (1940) et Ch. Houzel (1988). “En décembre 1773
il [Vandermonde] annonce un mémoire Sur une suite d’équations aux différences finies
à plusieurs variables qu’il ne présentera pas” (Birembaut, 1953, p. 532).
Du Conservatoire à l’École normale 4
“sur le froid de 1776” 3. Il fit aussi partie de la commission qui, sous la
direction du chimiste, fut chargée de la publication des volumes des Arts
et métiers sous le patronage de l’Académie.
Commissaire auprès de l’Académie, il dut juger de nombreuses réali-
sations. Également commissaire auprès du Bureau du Commerce à partir
de 1783, son expertise technique revêtit alors, quelquefois, un aspect éco-
nomique. C’est ainsi que, pendant toute cette période, on le vit se pencher
sur d’innombrables projets, fort différents, allant d’un four de boulange-
rie, de procédés de fabrication des limes, d’une nouvelle méthode de blan-
chisserie ou encore des perfectionnements apportés aux outils de fabrica-
tion d’horlogerie, à un “projet d’Hospice Royalle de Mesdames Tantes du
Roi” et à l’introduction en France des machines d’Arkwright, en passant
par le projet d’un “violon harmonique” ou celui d’un “aménocorde”.
Par ailleurs, en 1784, une mission à Amboise avec Berthollet lui permit
d’étudier différents procédés de fabrication de l’acier et, en 1786, il co-
signa avec Berthollet et Monge un mémoire sur le sujet (Mémoire sur
le fer considéré dans ses différents états métalliques). À la veille de la
Révolution, enfin, nous le retrouvons pensionné du duc d’Orléans dont il
est un conseiller technique.
En homme des Lumières, les centres d’intérêt de Vandermonde ne se
limitèrent pas aux domaines strictement scientifiques, théoriques ou ap-
pliqués. Il est vrai que les “applications”, comme toujours à cette époque,
menaient fort loin; en l’occurrence, par exemple, vers des problèmes de
déplacement de pièces du jeu d’échec dont Vandermonde s’occupa à la
suite d’Euler. Il fit aussi une incursion du côté de la musique et pu-
blia un “Système d’harmonie applicable à l’état actuel de la musique”
(Journal des Sçavans, 1778) qui provoqua une petite polémique. Pris à
partie par Jean-Benjamin de La Borde dans son Essai sur la musique,
Vandermonde répliqua par un “Second mémoire sur un nouveau système
d’harmonie applicable à l’état actuel de la musique” lu à l’Académie le 15
3. Expériences faites par ordre de l’Académie sur le froid de 1766, rapport lu au
printemps 1776 et publié en 1780 dans les Mémoires de l’Académie pour 1777.
Du Conservatoire à l’École normale 5
novembre 1780 et publié l’année suivante dans le Journal des Sçavans. La
polémique se poursuivit avec la publication des Mémoires sur les propor-
tions musicales, le genre énarmonique des Grecs et celui des Modernes
(1781), par La Borde, ouvrage qui inclut, entre autres interventions, des
“Observations de Monsieur Vandermonde”4.
Enfin, A. Vandermonde s’occupa aussi d’économie politique dans les
années 1780 bien qu’il n’aborda véritablement la discipline qu’assez tard,
sous la pression des circonstances.
II
Les événements de 1789 provoquèrent chez lui un engagement sérieux.
Nous ignorons la marche exacte de l’évolution de ses idées mais, selon A.
Birembaut, sa “prise de conscience politique” se fit progressivement “sous
l’influence de ses amis intimes” G. L. Monge, Jean Nicolas Pache et Jean
Henri Hassenfratz 5. L’hypothèse est vraisemblable mais peut-être réduc-
trice car des personnes comme Condorcet, qu’il fréquenta longtemps,
eurent certainement une part non négligeable dans cette évolution. Quoi
qu’il en soit nous le retrouvons, avec d’autres académiciens, membre de
l’Assemblée des représentants de la Commune de Paris, et, à cette époque,
il a même pu passer pour “dangereux” dans des circonstances peu glo-
rieuses. Nous possédons sur ce point le témoignage de Gouverneur Morris
qui, à la date du 1er novembre 1789, rapporte l’anecdote suivante. Invité
à dîner chez Lavoisier le 5 octobre précédent, il y rencontra Vandermonde
qui défendait l’idée selon laquelle Paris était le soutien du royaume tout
entier. Ce à quoi Morris répondit : “Oui Monsieur, comme moi je nourris
les éléphants de Siam”6. Le 1er novembre, Morris apprit chez Madame
4. Dans La Borde, 1781, pp. 39-41. Sur ces points, voir aussi J. Hecht (1971, pp.
645-646).
5. Birembaut, 1953, p. 532. N. et J. Dhombres décrivent notamment Hassenfratz
comme appartenant “à l’espèce assez rare du savant animé par un vrai militantisme
politique et idéologique” (1989, p. 49).
6. En français dans le texte.
Du Conservatoire à l’École normale 6
de Flahaut que Vandermonde le qualifiait d’intrigant, de mauvais sujet,
et de partisan du duc d’Orléans. Mme de Flahaut, inquiète, déclara à G.
Morris que Vandermonde était certainement un homme “très dangereux”
qui n’hésiterait pas à l’envoyer à la lanterne; elle proposa d’en parler à
La Fayette, mais l’affaire en resta là.. . (Morris, t. 1, p. 279).
L’engagement de Vandermonde se manifesta aussi par l’appartenance
à des sociétés de pensée. Il fut membre de la Société de 1789 dès sa
création, et, notamment, du Club de la Sainte-Chapelle. Son affiliation
principale, selon son propre témoignage, finit par être aux Jacobins.
Comme beaucoup d’autres savants de l’époque, il mit ses compétences
au service de la Révolution. Tentons de donner un aperçu de ses occu-
pations : elles furent nombreuses et, bien entendu, la liste suivante de
ses fonctions et de ses missions n’est pas exhaustive. Membre de la com-
mission chargée de comparer à la toise et à la livre de Paris les mesures
utilisées sur tout le territoire, il dut aussi participer, pour le compte du
Comité d’aliénation des biens nationaux et du Comité ecclésiastique, au
choix des biens du clergé à conserver à la nation : sur cette lancée, lors
de la réunion de ces deux comités, il appartint à la Commission des mo-
numents puis à la Commission temporaire des arts qui remplaça la pré-
cédente. Après la suppression de l’Académie des sciences le 8 août 1793,
il fut nommé à la Commission temporaire qui dut poursuivre la tâche
entreprise dans le domaine des poids et mesures. Enfin, sa compétence
s’exerça également en matière de fabrication monétaire. “J’ai été membre
du jury spécial nommé pour la punition des contrefacteurs d’assignats”,
déclare-t-il à ses élèves (1795c, p. 310). “Je fus appelé par le comité des as-
signats et monnaies, avec les citoyens Gatteaux, Firmin Didot et d’autres
artistes, pour reconnaître les premiers [assignats contrefaits] qui parurent
à la caisse de l’extraordinaire” (ibid., p. 311).
Bien entendu, il poursuivit pendant la Révolution les activités qui
avaient été les siennes auparavant. À partir de l’automne 1791, par exem-
ple, il fut membre du Bureau de consultation des arts nouvellement créé
en vue d’octroyer des encouragements et des récompenses aux inventeurs.
Du Conservatoire à l’École normale 7
Il continua ensuite à cumuler les fonctions et les missions liées, pour
la plupart, aux efforts de guerre. Lorsque Pache devint ministre de la
Guerre (septembre 1792 - février 1793), Monge, Hassentfratz et Vander-
monde le suivirent au ministère. Notre auteur fut alors nommé directeur
du Bureau de l’habillement des Armées. Il fit aussi partie, avec nombre
d’autres savants (dont toujours Monge et Hassenfratz), de la Commission
des travaux publics auprès du Comité de Salut public. Le 12 septembre
1793, chargé d’une mission sur les armes blanches aux manufactures de
Klingenthal, dans le Bas-Rhin, il rédigea un mémoire sur leur fabrica-
tion 7. À la même époque, un arrêté du 7 septembre 1793 l’ayant chargé,
avec Monge et Berthollet, de rédiger un ouvrage pratique sur la fabri-
cation de l’acier de forge et de cémentation, il co-signa en novembre un
Avis aux ouvriers en fer sur la fabrication de l’acier. À la suite de cette
mission, le Comité de salut public lui demanda de se pencher sur le pro-
blème de l’utilisation de moulins pour la fabrication des baïonnettes et
des canons de fusils.
En 1794, il dirigea avec Hassenfratz l’Atelier de perfectionnement des
armes portatives ; celui-ci, créé en mai, fut ensuite rattaché au Conser-
vatoire des arts et métiers, institué le 10 octobre et dont Vandermonde
occupa l’un des trois postes de démonstrateurs. Toujours en 1794, enfin,
la Convention lança un concours pour la rédaction de livres élémentaires
dans un certain nombre de matières8. La décision, prise le 28 janvier, lais-
sait aux concurrents jusqu’au 19 juin pour soumettre leurs manuscrits —
délai qui, en raison de sa brièveté et de la piètre qualité des soumissions,
fut reporté par la suite ; un jury de 14 membres fut nommé le 6 juillet
afin de juger de la qualité des envois : Vandermonde en fit partie.
Lorsqu’il prit ses fonctions au Conservatoire, une mission venait de
mener Vandermonde à Lyon. Cette mission est importante pour notre
propos bien que son but fut tout d’abord militaire : le 5 août 1794,
7. Prodé de la fabrication des armes blanches, publiés par ordre du Comité de
salut public, an II, avec la participation de F. A. Rauch pour les dessins.
8. Voir D. Julia, 1981, chapitre VI.
Du Conservatoire à l’École normale 8
le Comité de salut public avait ordonné à notre auteur de se rendre à
Commune-Affranchie afin de s’occuper de la “fabrication de 500 aunes de
taffetas de qualité supérieure, destinées aux opérations aérostatiques” ;
mais il se trouve qu’elle aboutit aussi, le 5 novembre, à la remise d’un
“Rapport [. . .] sur les fabriques et le commerce de Lyon” 9qui constitue le
premier témoignage direct de la pensée économique de notre auteur. Trois
mois plus tard, le 7 février 1795, Vandermonde fut nommé professeur
d’économie politique à l’École normale de Paris. Entre-temps, il avait
participé aux débats sur la nouvelle politique économique à mettre en
œuvre dans le nouveau contexte politique. Après la fermeture de l’École,
il termina sa carrière 10 à l’Institut (créé le 25 octobre 1795). Il y fut
nommé le 13 décembre 1795 à la classe des sciences physiques et mathé-
matiques, membre résidant de la section des arts mécaniques. Il assista
à la première séance de travail mais mourut quelques jours plus tard, le
1er janvier 1796.
III
A. Vandermonde, on le voit, contrairement à beaucoup de ses col-
lègues (l’on pense inévitablement à Condorcet et à Lavoisier) traversa
les turbulences révolutionnaires sans trop d’égratignures. Sans doute le
dut il à un engagement politique qu’il est cependant difficile d’évaluer
avec exactitude. Il fut jacobin et protesta, apparemment avec sincérité,
lorsqu’il fut exclu du club. Le brouillon d’une lettre nous est resté : “J’ai
appris hier soir, mon cher Delisle, avec un extrême chagrin que le comité
de correspondance des jacobins avait résolu de m’exclure de la société.
C’est, m’a-t-on dit, parce que je suis des clubs n148 du jardin de l’égalité.
Mais ceux qui me connaissent savent bien que je ne suis pas du nombre
des gens dont les opinions et la conduite prennent la teinte des sociétés
9. Ce rapport porte la mention “fait par ordre du Comité de salut public”. Nous
n’avons pas retrouvé cet ordre. Le rapport fut-il rédigé à l’initiative de Vandermonde?
10. Vandermonde fut aussi examinateur du génie, en remplacement de Bossut
semble-t-il, à qui il dut rendre le poste le 30 juin 1795. Le 4 mars de cette même
année, il fut aussi nommé examinateur à l’École centrale des travaux publics.
Du Conservatoire à l’École normale 9
où ils se trouvent quelque fois. Je me suis tellement prononcé partout
dans le sens des amis de la liberté et de l’égalité : j’ai toujours été si
franchement jacobin dans tous les clubs, et parmi toutes mes connais-
sances, qu’il serait étrange que les jacobins seuls ne voulussent pas me
reconnaître comme tel.” 11
Pendant l’été 1793, il fut inquiété en raison de ses relations avec
Pache; arrêté le 20 juillet 1793 avec les administrateurs de l’habillement,
il fut cependant libéré peu après, le 11 août, “à la suite des démarches
de Hassenfratz et de Desfieux (défenseurs officieux désignés par les jaco-
bins), appuyées des interventions spontanées du Bureau de consultation
des arts et métiers et de l’Académie des sciences” (Birembaut, 1953, pp.
532-533). Le 23 avril 1794, le même Bureau tenta de venir en aide à
Lavoisier, arrêté le 28 novembre 1793. Un texte fut rédigé sous la pré-
sidence de Lagrange. Vandermonde ne figure pas parmi les signataires
(Dhombres, 1989, p. 27). Il avait même participé à la levée des scellés au
domicile du chimiste emprisonné (Hecht, 1971, p. 650).
Il se peut que Vandermonde ait aussi été inquiété en ce printemps
1794 et que les menaces qui pesèrent sur lui dictèrent son attitude. Après
Thermidor, le 31 août de cette même année, Grégoire fit un discours à
la Convention au nom du Comité d’instruction publique, dans lequel il
fustige le discrédit qui avait été jeté sur les intellectuels et les savants
pendant la Terreur : et, parmi les personnes inquiétées, il cite le nom de
Vandermonde (Archives parlementaires, 1ère série, vol. 96, p. 153). Peut-
être Grégoire se méprit-il et confondit-il les événements de l’été 93 avec
d’autres, plus récents. Mais nous savons aussi qu’au mois de mars 1794
11. La lettre se termine ainsi : “Je vous prie mon cher concitoyen de faire tout ce
qui peut dépendre de vous pour m’éviter un désagrément auquel je serais infiniment
sensible, et que tous ceux de nos frères et amis qui me connaissent personnellement
s’empresseront, je l’espère, de m’épargner. 28 mars. V.” Avec ce post-scriptum : “Je me
propose d’aller demain aux jacobins de très bonne heure. Ne pourrez-vous pas vous
y trouver pour m’apprendre le succès de vous bons offices d’aujourd’hui.” Archives
CNAM, Bibliothèque, n22-2. Nous ignorons l’année de cet événement : il est tentant
de le rapprocher de la tentative d’épuration des Jacobins dont il va être question.
Mais la date de la présente lettre, en calendrier grégorien, ainsi que le l’absence de
tutoiement indiquent une rédaction probable non postérieure à 1793.
Du Conservatoire à l’École normale 10
les Jacobins décidèrent d’exclure de leur société tout membre qui avait
appartenu à la Société de 1789 et que Hassenfratz n’évita l’exclusion que
parce qu’il paya d’audace et fit valoir qu’il avait été exclu, en son temps,
de la Société visée (Le Moniteur, 8 mars 1794). Du côté du Comité de
salut public, en revanche, Vandermonde semble toujours avoir été sou-
tenu. Les quelques indications que nous livrent les Actes de ce comité
se rapportent aux différentes missions et fonctions confiées au géomètre;
celui-ci fut décrit comme “un citoyen instruit, probe, républicain” (8 dé-
cembre 1793), “dans le patriotisme et les lumières” duquel on peut avoir
confiance (10 décembre) : l’appréciation paraît avoir été maintenue.
Quoi qu’il en soit exactement, l’examen des idées économiques de
Vandermonde nous permettra de revenir sur les opinions politiques qui
furent probablement les siennes.
Les jugements scientifiques sur Vandermonde sont, quant à eux, assez
contrastés. Ceux de l’époque soulignent en général les aspects positifs
du personnage et de sa démarche. Bezout et Condorcet formulèrent un
avis souvent cité sur le premier mémoire de mathématiques présenté à
l’Académie des sciences : “Il fallait de la force et bien du courage pour
suivre aussi loin une théorie ausi épineuse et des calculs aussi compliqués”.
En l’an V, C. A. Prieur, dans les Annales de chimie, parla en ces termes
du mémoire sur la fabrication des armes blanches : “l’excellente méthode,
la clarté, l’exactitude des descriptions, le rassemblement de toutes les
données propres à compléter la connaissance d’un objet sont les caractères
qui se font remarquer ordinairement dans les ouvrages de Vandermonde”.
Si personne ne mit en doute sa sincérité, sa capacité de travail, certaines
opinions traduisirent cependant quelques réticences. De passage à Paris
en 1781, l’astronome russe Lexell écrivit : “M. Vandermonde passe pour
être un homme de talent, quoiqu’il n’en a pas la mise. Sa manière de
s’exprimer n’est pas trop claire. Il est petit et son front ne passerait
jamais pour le front d’un mathématicien” (Birembaut, 1953, p. 531).
Dans le domaine de la recherche que nous appelons aujourd’hui fon-
damentale, c’est-à-dire de la théorie pure, Vandermonde fut-il réellement
Du Conservatoire à l’École normale 11
à la hauteur des éloges qui lui furent décernés? Au XIXe siècle, Leopold
Kronecker affirma que “l’essor de l’algèbre commence avec le mémoire
présenté par Vandermonde à l’Académie en 1770”. Au siècle suivant, le
jugement d’Henri Lebesgue (qui, par ailleurs, cite Kronecker) laissa ce-
pendant percevoir une pointe d’ironie : “le déterminant de Vandermonde
n’est pas de Vandermonde, sa théorie des déterminants n’est pas très
originale, son étude de géométrie de situation est un peu enfantine, que
reste-t-il ? Il reste son premier mémoire” (1940, p. 22). Pour être juste, af-
firma Lebesge, il faut reconnaître que “Vandermonde a créé, et de toutes
pièces, une méthode de résolution qui s’applique, sans qu’on ait rien à y
changer, à toute équation résoluble algébriquement” (ibid., p. 38). Mais
c’est aussi un fait, ajouta-t-il, “que la puissance de cette méthode n’est
connue et prouvée que grâce aux travaux des successeurs de Vander-
monde” (ibid.). Sans rien ôter à son mérite, ne ressort-il pas qu’il fut,
comme il arrive quelquefois, innovateur presque par inadvertance et qu’il
ne comprit pas lui-même toute la portée de son premier travail? “Vander-
monde n’est jamais revenu sur ses recherches algébriques parce qu’il n’a
tout d’abord senti qu’imparfaitement leur importance, et s’il ne l’a pas
mieux comprise par la suite c’est précisément parce qu’il n’a pas réfléchi
profondément sur elles; il s’est intéressé à tout, s’est occupé de tout ; il
n’a rien pu approfondir lentement” (ibid.).
Quant au reste de l’activité de l’académicien, c’est-à-dire ses juge-
ments, expertises, et autres écrits didactiques ou de vulgarisation, il n’a
évidemment pas attiré la même attention.
Ces types de considérations, politiques et scientifiques, contribuent à
mettre en perspective les idées économiques de l’auteur. Celles-ci sont
exprimées dans deux écrits principaux : le “Rapport” rédigé en 1794,
publié l’année suivante dans le premier numéro du Journal des arts et
manufactures (1795a), et le cours dispensé à l’École normale (1795b et
Du Conservatoire à l’École normale 12
1795c) 12. Un autre document, beaucoup plus bref, peut aussi être pris
en compte : une note manuscrite de six pages que Vandermonde rédigea
le 10 décembre 1794 lors du débat qui devait aboutir à la suppression
du maximum le 23 décembre suivant (Vandermonde, 1794) et qui vient
confirmer ou compléter les idées énoncées par ailleurs 13.
IV
Instituée le 30 octobre 1794, l’École normale de Paris devait accueillir
des élèves déjà instruits (1.400 environ) et les former à l’enseignement
dans un temps très limité, d’abord fixé à quatre mois 14 . Les premiers
cours eurent lieu le 20 janvier 179515 . En raison de difficultés de toutes
sortes, la fin des cours fut décrétée par la suite pour le 19 mai de la
même année et l’École disparut. Les promoteurs de l’École normale vou-
lurent en faire un lieu où la parole eût pu reprendre ses droits face à
l’écrit : il s’agissait d’allier les meilleures qualités des Anciens à celles
des Modernes, qualités si souvent opposées par ailleurs ! Le rapport sur
le règlement des Écoles normales, présenté par Lakanal et Deleyre le 13
janvier 1795, précisait en effet : “La parole a dominé chez les anciens; elle
a produit les beautés et les égarements de leur génie : le style a dominé
12. L’année suivante, dans son tome II, pp. 371-383, le Journal des arts et manu-
factures publia deux réactions au rapport de Vandermonde. Mais il ne s’agit là que
de précisions apportées à des points de détail.
13. Un dernier texte, enfin, mérite d’être signalé; il s’agit d’un document que Pierre-
Louis Rœderer publia en l’an V dans son Journal d’économie publique, de morale et de
politique, et qui relate une conversation qu’il eut avec Vandermonde : texte peut-être
plus politique qu’économique mais qui touche à un point central de doctrine (voir
Rœderer, 1797).
14. Sur l’École en général et sur l’ambiguïté de ses missions (qui évoluèrent en
réalité et furent bien moins claires que le bref résumé donné ici peut le laisser penser),
on pourra consulter P. Dupuy (1895), S. Moravia (1974, 4e partie, chap. II), D. Julia
(1981, chap. II), B. Baczko (1982), N. et J. Dhombres (1989, chap. VII).
15. Les cours prévus à l’origine furent les suivants : mathématiques (Lagrange, La-
place), physique (Haüy), histoire naturelle (Daubenton), chimie (Berthollet), agricul-
ture (Thouin), géographie (Buache, Mentelle), histoire (Volney), morale (Bernardin de
Saint-Pierre), analyse de l’entendement (Garat), art de la parole (Sicard), littérature
(La Harpe).
Du Conservatoire à l’École normale 13
chez les modernes ; il a produit la puissance rigoureuse de leur génie et sa
sécheresse. L’emploi successif de l’un et de l’autre sera peut-être le moyen
de réunir ce qu’il y a de plus éminemment utile dans le génie des modernes
et ce qu’il y a eu de plus beau dans le génie des anciens” (Le Moniteur,
21 janvier 1795). Les professeurs ne devaient donc pas, en principe, lire
les cours mais les dire. Ces leçons, cependant, ainsi que les propos des
intervenants et les réponses des enseignants lors des discussions, étaient
notées par des sténographes pour être imprimés et distribués aux élèves.
Ils furent par la suite réunis en volumes16 et c’est ainsi grâce à une vo-
lonté d’innovation pédagogique qu’ils ont pu être connus d’un public plus
vaste et parvenir jusqu’à nous.
Le recrutement des élèves se fit, en principe, sur un double critère
de “lumières” et de “civisme”. Lors de la séance du 8 décembre 1794, la
Convention décrète que “les seules conditions nécessaires pour être admis
en qualité d’élève à l’École normale sont d’être âgé au moins de vingt et
un ans, et de réunir à des lumières un patriotisme éprouvé et des mœurs
irréprochables” 17. Le recrutement des professeurs se fit aussi, en principe,
sur les mêmes critères que celui des élèves.
On ne pensa pas, au départ, insérer un cours d’économie politique
dans les enseignements. La chaire ne fut créée par la Convention que tar-
divement, après l’intervention de Jacques-Antoine Creuzé-Latouche 18 le
31 janvier 1795, imprimée sur ordre de l’Assemblée sous le titre : “Dis-
16. Pour ce qui concerne les débats sur le cours d’économie politique, ceux-ci com-
portent des erreurs de datation et de classement, comme il ressort à l’évidence de
l’ordre des matières traitées dans le cours, comparé à celui des débats, et des allusions
aux cours et aux dates que l’on peut trouver dans les débats. Pour ce qui concerne les
éditions recensées des cours et des débats, voir J. Hecht, 1971, note 4, pp. 658-659,
ou 1986, note 17, p. 44. Une nouvelle édition de l’ensemble des leçons professées en
l’an III est en cours de publication (Dunod, Paris) : à ce jour, seul le premier volume
(mathématiques, sous la direction de J. Dhombres) a paru.
17. Voir James Guillaume, 1901-1907, t. V, annexes, pp. 268-269.
18. J. A. Creuzé-Latouche (1749-1800) était député de la Vienne. Membre du Co-
mité de salut public le 4 avril 1795, il fit partie de la commission qui élabora la
constitution de l’an III. Membre du Conseil des Anciens, puis des Cinq-Cents, il entra
au sénat en décembre 1799. Il fut un libéral au plan économique et défendit toujours
la liberté du commerce des grains (voir Creuzé-Latouche, 1792, 1793 et 1795).
Du Conservatoire à l’École normale 14
cours sur la nécessité d’ajouter à l’École normale un professeur d’écono-
mie politique”. Les arguments avancés par l’orateur et les attendus de la
création de la chaire sont importants et reflètent bien les préoccupations
du temps que l’on retrouvera, démultipliées, dans les cours de Vander-
monde. Qu’il nous suffise de les résumer ici 19. Le propos visait d’abord,
après les longs mois de propagande extrémiste, jugée obscurantiste, de
réhabiliter l’instruction en opposition aux slogans mettant l’accent sur
la seule éducation ; il dénonçait également les confusions extrêmement
néfastes engendrées par les références constantes aux Anciens, à une An-
tiquité dont l’économie et l’organisation politique et sociale en général
n’avaient rien à voir avec l’ère moderne. Il soulignait enfin l’importance
de l’économie politique dans les sociétés contemporaines où le marché
joue un rôle prépondérant, et surtout la nécessité de sa diffusion dans
le public : la prospérité dépendant du libre fonctionnement des marchés,
rien (et surtout pas les préjugés du peuple, entretenus par différents pou-
voirs pour son asservissement) ne devait venir perturber les mécanismes
de la concurrence. Il soulignait enfin un retard de la réflexion et de l’en-
seignement en la matière et indiquait la voie à suivre : imiter l’exemple
de plusieurs pays étrangers, dont la Grande-Bretagne où fut publié le
meilleur livre sur la question (Creuzé-Latouche pense ici à l’ouvrage de
Smith), et qui avaient institué des chaires dans la discipline : “ces vérités,
vous devez en accélérer la découverte et en faciliter la propagation ; vous
devez les répandre parmi le peuple, afin de le garantir des pièges où nous
avons vu ses faux amis s’efforcer de le conduire” (ibid., p. 3). L’économie
politique devait être une véritable “sentinelle” placée dans “l’opinion pu-
blique” (ibid., p. 10). Ceci est particulièrement important dans un pays
démocratique où chacun peut être appelé à la confection des lois : “les
lumières des législateurs ne peuvent se former naturellement que des lu-
mières qui existent autour d’eux, dans le même siècle et dans la même
nation” (ibid., pp. 5-6).
19. Pour une analyse détaillée, voir G. Faccarello, 1989.
Du Conservatoire à l’École normale 15
A. Vandermonde fut choisi par le Comité d’instruction publique le 6
février 1795. Sa nomination fut acceptée par l’Assemblée le lendemain. Ce
jour-là, Lakanal présenta ainsi à la Convention cette nomination tardive :
“Citoyens, vous avez décrété qu’il serait ouvert, à l’École normale, un
cours d’économie politique. Le Comité d’instruction a discuté les titres
civiques et littéraires des publicistes appelés à cette place importante
par l’opinion publique ; nous avons pensé que le professeur d’économie
politique, chargé de chercher et d’indiquer les sources de la prospérité de
la grande famille, devait unir les lumières à l’amour de la République”.
La nomination de Vandermonde suscita cependant quelques remous
au sein du Comité. Le 10 février, mentionne le compte-rendu de séance,
“un membre, après diverses observations, demande que le Comité prenne
des renseignements sur le citoyen Vandermonde, nommé professeur d’éco-
nomie politique près l’École normale. Le Comité arrête le renvoi de cette
demande aux représentants du peuple [c’est-à-dire Deleyre et Lakanal]
près cette école” (dans Guillaume, 1901-1907, t. V, p. 481). Quelques
semaines plus tard, le 16 mars, Vandermonde est de nouveau mis en
cause en compagnie d’autres personnes : “le Comité, après diverses ob-
servations, charge les citoyens Daunou, Villar et Thibaudeau d’examiner
la question de savoir si l’on demandera à la Convention le rapport des
décrets qui nomment le citoyen Vandermonde professeur d’économie poli-
tique, et les citoyens Dufourny et Hassenfratz membres de la Commission
temporaire des arts, et d’en faire un rapport à sa première séance” (ibid.,
p. 608). James Guillaume détecte là une revanche sur les personnes sup-
posées avoir participé, du côté de la Montagne, aux événements du prin-
temps 1793. Dans la séance de la Convention du 9 mars, remarque-t-il,
“Pémartin avait demandé la punition des auteurs de la journée du 31 mai.
On sait que Dufourny avait été un de ceux qui préparèrent, à l’Évêché, le
mouvement du 31 mai; et que Hassenfratz avait lu, le 1er juin, à la barre
de la Convention, la pétition de la commune de Paris demandant la mise
en accusation de vingt-sept Girondins. Quant à Vandermonde, comme
il avait été maintenu dans la Commission des poids et mesures lors de
l’épuration du 3 nivôse an II (mais Monge, Lagrange et Berthollet, ses
Du Conservatoire à l’École normale 16
collègues à l’École normale, étaient dans le même cas), il pouvait passer
pour jacobin” (ibid. pp. 608-609, note 3).
Vandermonde, une nouvelle fois, se tire de ce mauvais pas. “Déjà des
malveillants cherchent à soulever l’opinion contre celui qui a été choisi
pour fournir des textes à votre discussion”, se plaint-il lors de son premier
cours. “Citoyens, son embarras est extrême : la faiblesse de son organe,
l’inhabitude de parler en public, la confusion des notes qu’il n’avait re-
cueillies que pour lui, et qu’il n’a pas le temps de ranger dans un ordre
systématique, tout l’intimide. S’il faut encore qu’il soit victime de la ca-
lomnie, si vous ne le couvrez pas de votre bienveillance, il vous deviendra
tout-à-fait inutile : car il faut une entière liberté d’esprit pour traiter
les questions délicates de l’économie politique” (1795b, II, pp. 233-234).
Dans une séance de débats, cependant, il nous livre une information qui
est susceptible de relativiser l’accusation de jacobinisme mise en avant
par J. Guillaume. Vandermonde déclare en effet à ses auditeurs (1795c,
p. 309 : “J’ai pu dire [. . .] qu’ici je parlais, portes fermées, à des hommes
instruits et revêtus de la confiance de leurs concitoyens ; et qu’ainsi j’étais
dans un cas très différent de celui qui irait dans un lieu public prêcher
telle ou telle doctrine : mais je ne me connais aucune pensée qui puisse
mériter le blâme, quoique je puisse en énoncer quelquefois qui prêtent le
flanc à la calomnie à laquelle je suis en butte”. Mais si ce sont les propos
tenus par l’orateur pendant ses cours, ou certaines idées de son rapport,
qui ont pu choquer — ou servir — ses détracteurs, l’accusation n’a pas
dû être celle de “jacobinisme” mais, au contraire, celle de prêcher le luxe
et la dépravation des mœurs, comme il ressortira par la suite : en bref,
d’abandonner bien des idées “jacobines”.
On peut aussi s’étonner de voir Vandermonde nommé, même tardi-
vement, en économie politique aux côtés de beaucoup de célébrités du
temps qui enseignaient, elles, les matières correspondant à leurs spéciali-
tés. D’autres personnes eussent sans doute beaucoup mieux fait l’affaire :
Pierre-Louis Rœderer, par exemple, ne serait-ce qu’en raison de son ex-
Du Conservatoire à l’École normale 17
périence au Lycée 20 ; il est vrai qu’il ressortait à peine de l’ombre et qu’il
avait toujours contre lui son comportement lors des événements du 10
août 1792 : mais ne fut-il pas lui-même nommé, peu de temps après, pro-
fesseur de législation dans l’une des Écoles centrales de Paris21 ? Doit-on
voir dans la nomination de Vandermonde une manifestation d’un “lobby”
(ou tout au moins d’un état d’esprit) scientifique qui, à cette époque,
remodelait le système éducatif français ? Lors de sa première séance de
cours, Vandermonde laisse entendre qu’il travaille sous contrainte : “Je
n’avais pas entrepris un livre sur l’économie politique”, déclare-t-il lors
de son premier cours ; “j’avais jeté une immense quantité de notes sur le
papier : mais l’obligation qui m’est imposée va me faire penser mieux à
ces observations, que je n’accumulais que pour ma propre satisfaction”
(1795b, vol. II, pp. 239-240). De quelle obligation s’agissait-il ? De mettre
de l’ordre dans ses notes ou, de manière plus essentielle, d’enseigner? La
remarque selon laquelle il n’avait pas “entrepris un livre sur l’économie
politique” peut nous mettre sur la voie et nous fournir un élément vrai-
semblable d’explication. Nous avons noté plus haut la participation de
Vandermonde au jury institué afin de juger de la qualité des livres élémen-
taires soumis au concours ouvert en janvier 1794. Les premiers manuscrits
reçus ayant été jugés inadaptés ou fort médiocres, le Comité d’instruc-
tion publique “se dispose dès le [. . .] [22 octobre 1794] à faire rédiger les
livres élémentaires 22 par un certain nombre de savants éminents. Ceux-
ci sont donc tout naturellement désignés pour être les futurs formateurs
des instituteurs et Lakanal lui-même reconnaît le lien entre la rédaction
des livres élémentaires et la constitution des écoles normales”23 . Le lien
20. Sur le Lycée, voir Ch. Dejob (1889 et 1894).
21. Dans son cours, Vandermonde salue la création des Écoles centrales. Par ailleurs,
le Magazine encyclopédique du 1er Floréal (20 avril 1795) annonce la nomination, pour
Paris, et aux chaires qu’il intitule “économie politique et législation”, de personnes
que l’on s’attend effectivement à voir occuper ce type de poste : Morellet, Dupont,
Roubeau et Rœderer (James Guillaume, 1901-1907, t. VI, note 1, p. 115).
22. Ces livres élémentaires concernaient l’apprentissage de la lecture et de l’écri-
ture, la grammaire, la morale, la géographie, l’arithmétique, etc., mais pas l’économie
politique.
23. D. Julia, 1981, p. 156; voir aussi p. 240 et note.
Du Conservatoire à l’École normale 18
s’étendit probablement aussi aux membres du jury. Car parmi les pro-
fesseurs nommés à l’École le 30 octobre se trouvent Buache, Daubenton,
Garat, Lagrange et Monge, tous membres, avec Vandermonde, du jury
institué le 6 juillet précédent. Par la suite, lorsqu’il s’est agi de nommer
le titulaire de la chaire d’économie politique, peut-être a-t-on simplement
procédé de la même façon : n’oublions pas que Vandermonde venait de
remettre un rapport remarqué, que ses intérêts en matière d’économie
étaient sans doute connus, qu’il venait de participer au débat sur l’aboli-
tion du maximum, et que ses écrits de vulgarisation, en matière de chimie
notamment, étaient appréciés.
Après l’expérience de l’École normale, Vandermonde fut nommé, on le
sait, à l’Institut : mais il y retrouva sa spécialité d’origine. J.-A. Creuzé-
Latouche et P.-L. Rœderer, en revanche, firent partie (le premier dès le
début, le second au printemps 1796) de la Classe des sciences morales et
politiques dans laquelle l’économie politique fut insérée.
V
Les cours d’économie ne commencèrent que le 21 février, un mois
après ceux des autres disciplines 24. Dès la première leçon, Vandermonde
reconnut volontiers que, ayant été nommé professeur de manière inatten-
due et ayant dû débuter très vite son enseignement, il n’était pas du tout
préparé à cette nouvelle tâche. Il demanda qu’on excusât le professeur et
“la confusion des notes qu’il n’avait recueillies que pour lui” (1795b, p.
233). “Il m’est impossible de mettre de l’ordre dans les leçons du cours ; je
n’étais pas préparé : je dirai les choses comme elles viendront. Il me semble
que ce ne sera pas un grand malheur. À la fin du cours, je compte faire
une récapitulation générale, dans laquelle tous les objets pourront entrer
dans des tableaux analytiques qui en faciliteront la comparaison [.. .].
Nos réflexions communes m’aideront dans ce travail” (ibid., p. 239). Il
trouva d’ailleurs une parade préventive en se comparant à.. . Montaigne.
24. A l’exception toutefois du cours d’agriculture qui ne put avoir lieu.
Du Conservatoire à l’École normale 19
“Si je vous communique mes observations sans ordre, comme Montaigne,
vous serez tenté d’y mettre de l’ordre vous-même ; alors vous n’exercerez
plus votre mémoire, mais votre intelligence : mieux le professeur dit la
chose, moins l’auditeur s’occupe à la dire autrement [. . .]. Il sera humi-
liant pour le professeur de n’avoir pas d’ordre; les élèves n’en profiteront
que mieux” (ibid., p. 240). Bien entendu, cette “méthode” ne donna pas
entière satisfaction aux élèves.
Pour couronner le tout, Vandermonde vit son état de santé décliner
sérieusement et dut cesser ses leçons avant même la fermeture de l’École.
Le 22 avril, il termina son dernier cours par ces mots : “Je reviendrai tridi
prochain sur les conséquences de tout ce que j’ai dit dans cette séance, et
j’entamerai, si le temps le permet, la question des effets de l’abondance
du numéraire sur les prix” (ibid., t. V, p. 109). La maladie l’en empêcha.
Le Comité d’instruction publique, en vue de la fermeture anticipée de
l’École, arrêta le 29 avril “que les professeurs de l’École normale seront
invités à se rendre à la première séance du Comité pour y présenter leurs
vues sur l’interprétation de l’art. 4 de la loi du 7 du présent, portant
que les professeurs [. . .] qui n’auront pas fini leurs cours le 30 floréal [19
mai] prochain donneront le complément de leurs cours dans le Journal de
l’École normale, lequel complément sera distribué gratuitement à tous les
élèves”. Le 1er mai, “le citoyen Vandermonde représente que son cours,
commencé d’ailleurs longtemps après l’ouverture des écoles, ne pourra
être terminé pour le 30 [floréal] [. . .] ; il promet en conséquence d’en don-
ner le complément dans le Journal de l’École normale”, ce qui, à notre
connaissance, n’a pas été fait.
Le programme des leçons annoncé par Vandermonde, par ailleurs,
était extrêmement vaste (voir ci-dessous, annexe) et le fait d’avoir pu pré-
voir de le traiter en trois ou quatre mois, à raison de quelques heures par
décade, montre assez le manque d’habitude en la matière. Il est vrai que,
à bien des égards, notre auteur innovait : il n’y avait presqu’aucun pré-
cédent sur lequel il pût s’appuyer. Il y avait bien, dans les pays de langue
allemande, une tradition d’enseignement des “sciences camérales” : Van-
dermonde n’y fait pas référence. Des expériences avaient eu lieu en Italie :
Du Conservatoire à l’École normale 20
mais notre auteur ne semble pas connaître les cours d’Antonio Genovesi
(Delle lezioni di commercio o sia d’economia civile, Naples, 1765-1767),
et les leçons d’économie politique de Cesare Beccaria ne furent publiées
qu’en 1804 par les soins de Pietro Custodi sous le titre de Elementi di
economia pubblica. Les références de Vandermonde restent principale-
ment britanniques, mais ni Steuart, ni Smith, n’avaient enseigné leurs
livres ; Smith seul avait exposé certains aspects primitifs de la Richesse
des nations dans ses cours de “jurisprudence”, plus de dix ans avant la
publication de l’œuvre.
Il faut enfin remarquer que, à dire la vérité, une très grande partie
des critiques de tout ordre que l’on peut adresser à l’enseignement de
Vandermonde et bien des travers que l’on peut relever dans les cours
ou les débats se retrouvent dans la plupart des disciplines. Peut-être
résultent-ils de l’ambiguïté même du projet et du fonctionnement de
l’École, que nombre de contemporains stigmatisèrent25 .
À proprement parler, par exemple, Vandermonde n’enseigna pas vé-
ritablement. Il suivit implicitement l’ordre des matières indiqué dans le
programme, mais sans aucune progression didactique. Il se borna à abor-
der quelques points et à émettre sur ceux-ci des considérations plus ou
moins précises, comme s’il parlait, en réalité, à un public déjà au fait
de la discipline. En ouvrant la troisième leçon, et à la demande d’un
élève, il donna quelques références bibliographiques et recommanda la
lecture de la Richesse des nations de Smith et des Principes de Steuart :
le plan du cours s’inspire d’ailleurs de ceux de ces ouvrages. “Le traité
de la richesse des nations, par Adam Smith : ce livre excellent, je dois
le regarder comme étant entre les mains de tout le monde. Il y en a un
moins connu, que je recommanderai d’une manière particulière, il est plus
étendu. Je ne connais point de traité complet sur l’économie politique ;
aucun ne rassemble toutes les connaissances qu’on a acquises jusqu’à ce
moment-ci sur cette matière : mais le plus complet que je connaisse, celui
25. Voir P. Dupuy, 1895; D. Julia, 1981, pp. 154-171 ; N. et J. Dhombres, 1989, pp.
578-596.
Du Conservatoire à l’École normale 21
qui me paraît le plus digne d’être étudié, c’est le livre intitulé, Essais sur
les principes de l’économie politique [sic], par James Steuart” (1795b, t.
II, pp. 447-448). À la fin de la dernière séance du cours, il renvoya égale-
ment à l’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt que Jean-Joseph
Graslin avait publié en 1767.
Le programme annoncé ne fut évidemment pas couvert. Dès le troi-
sième cours, le professeur note son retard. “Dans la dernière séance”,
déclara-t-il, “j’ai été pressé par le temps. La leçon qui avait précédé la
mienne, avait excité tant d’intérêt, que j’ai été agité par la peur ; car
j’ai encore peur : je n’ai pas dit le quart de ce que je m’étais proposé
de dire” (ibid., p. 448). Le septième cours (et avant dernier) s’ouvrit sur
cette constatation : “Il est temps de terminer aujourd’hui mon exposé sur
la nature, la formation et la distribution des richesses; ce n’est encore
que le premier des six chapitres du premier titre, selon la division que
j’ai adoptée dans le programme [. . .]. Il me reste, comme vous voyez, une
quarantaine de notes sur le premier chapitre; et il me serait impossible
dans le cours de la séance, d’insister sur chacune d’elles, autant que je le
désirerais. Je ne pourrai que les parcourir” (t. IV, pp. 452-453).
VI
Les leçons de Vandermonde, même si elles possèdent certaines par-
ticularités remarquables, s’insèrent néanmoins dans les mouvances théo-
riques du moment. La France avait vécu des décennies de controverses
théoriques animées qui s’étaient un peu calmées à la veille de la Révolu-
tion. L’école physiocratique, notamment, était largement discréditée de-
puis longtemps aux yeux du public éclairé alors que les principes libéraux
étaient toujours en vogue. En 1795, encore, Creuzé-Latouche stigmatisait
cette école qui s’était couverte de “ridicule” à cause de sa “manie sectaire”
et de son “jargon mystique” (1795, p. 2), et l’accusa même d’être en partie
responsable d’un “retard” pris par l’économie politique en France.
Le discrédit qui frappa les physiocrates précéda d’ailleurs la publi-
cation d’une œuvre qui vint quelque peu brouiller les cartes en France
Du Conservatoire à l’École normale 22
à la fin des années 1770 : les Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations, d’Adam Smith, qui trouvèrent tout de suite un
écho — plus ou moins critique, mais un écho important — parmi les
personnes qui s’intéressaient aux problèmes économiques. En 1787 par
exemple, Rœderer qualifia la Richesse des nations d’ouvrage “qui est à la
science de l’économie publique, ce que l’Esprit des lois est à la science du
gouvernement politique et civil” (1787, p. 26). Une traduction française,
infidèle, fut publiée par Blavet dès la fin des années 70 et fut rééditée dix
ans plus tard. Une seconde, plus exacte, le fut par les soins de Roucher
en 1790-1791 26 . Ce sont des extraits de cette traduction que Condorcet,
Le Chapelier et Peysonnel publièrent en 1790 dans les tomes III et IV de
la Bibliothèque de l’homme public, lui donnant ainsi un écho non négli-
geable. Le témoignage de Roucher lui-même est significatif. “On deman-
dait depuis longtemps une traduction française de l’ouvrage de M. Smith”
affirma-t-il. “On la demande surtout, aujourd’hui, que l’Assemblée natio-
nale s’occupe de régénérer la fortune publique [. . .]. Quiconque aspire au
bonheur de vivre sous un gouvernement qui respecte les droits sacrés
de la liberté et de la propriété, trouvera dans ces Recherches les prin-
cipes immuables qui doivent gouverner les chefs des nations. La France
a produit sans doute des ouvrages qui ont jeté des lumières partielles
sur les différents points de l’économie politique. Ce serait trop d’ingra-
titude que d’oublier les services rendus à la patrie par les travaux des
Écrivains Économistes [les physiocrates]. Les jours de la détraction et du
ridicule sont passés [.. .]. Mais l’Angleterre a sur nous l’avantage d’avoir
donné au monde un système complet de l’économie sociale. Cette partie,
la plus belle et la plus utile de toutes celles qui composent l’ensemble des
connaissances humaines, se trouve dans l’ouvrage de Smith, approfondie
et développée avec une sagacité qui tient du prodige” (1790, pp. VII-IX).
26. Le Moniteur du 24 août 1790 accueillit très favorablement la publication des
deux premiers volumes de la traduction nouvelle. “Ces matières sont devenues à la
portée de tout le monde, et depuis que chaque citoyen peut avoir part au gouvernement
et doit y prendre un intérêt direct, tous se croient obligés d’en étudier les mouvements
et les ressorts, d’en bien connaître toutes les parties [. . .]. Nous nous contenterons de
remarquer qu’aucun livre ne contient de système plus complet d’économie sociale et
qu’aucun par conséquent n’offre plus de moyens d’instruction et d’utilité.”
Du Conservatoire à l’École normale 23
Vandermonde, bien entendu, connaissait ces débats. Il y participa
même de manière implicite en faisant traduire et publier le traité de
Steuart 27 ; il s’inséra dans le courant général et, à l’occasion, s’emporta
lui aussi contre Quesnay et ses disciples. Dans son rapport de 1794, il les
accusa même d’avoir fait inconsciemment le jeu de l’Angleterre : “ce n’est
pas à dater de la révolution seulement, que les Anglais connaissent l’usage
des pensions et gratifications à des meneurs adroits, chargés d’agiter la
France par leurs impulsions et sur leurs plans” écrit-il. “Ces imprudents
sectaires [les physiocrates] qui ont tant jeté de fausses idées parmi nous
sur le commerce, et qui s’arrogeaient le nom d’économistes qu’ils ont
rendu ridicule, ignoraient qu’ils n’étaient que des mannequins”28 (1795a,
pp. 5-6). Le renvoi à l’ouvrage de Graslin également (pour ne pas parler
de ceux de Steuart et de Smith) et l’appréciation qu’il formula à son
propos 29 dénotent une optique anti-physiocratique. Le combat contre la
physiocratie, en France, pouvait d’ailleurs toujours sembler d’actualité
au plan politique : dans les débats autour de la citoyenneté, dans les
27. Dans Le Moniteur du 24 juin 1790, un article signé M. Desmond annonça en
ces termes la parution de l’ouvrage : “Si toutes les connaissances utiles ont de grandes
obligations aux Anglais ; si nous devons à Newton la théorie des lois qui règlent le
monde physique, à Locke celle de l’âme ou des facultés intellectuelles de l’homme ; si
ce peuple éclairé a fixé les limites et établi l’équilibre entre tous les pouvoirs publics,
qu’il a le premier réduit en science soumise à des règles, nous ne lui sommes pas moins
redevables d’une grande partie des progrès que nous avons faits dans une science
non moins difficile, mais peut-être plus importante que toutes les autres, celle de
l’administration intérieure ou de l’économie politique, en tant qu’elle est distinguée du
gouvernement proprement dit, c’est-à-dire de l’exécution des lois et de l’administration
de la justice. L’ouvrage le plus profond, nous ne craignons pas de le dire, et en même
temps le plus lumineux qui ait paru en Angleterre sur cette matière, est celui du
chevalier Steuart, dont nous annonçons ici la traduction ; et nous ne doutons pas
que le public ne partage et notre étonnement et nos regrets de ce qu’un ouvrage de
cette importance ait été connu si tard en France [. . .], l’Assemblée nationale ayant
successivement saisi presque toutes les matières traitées dans cet ouvrage, qui doit
faire le code d’économie des nations modernes”.
28. Un jugement plus mesuré est porté dans le cours : “J’aurai l’occasion de com-
battre quelquefois leurs opinions. Je les désigne sous le nom de partisans du système
de Quesnay. S’il m’arrivait d’en parler ici avec le ton du mépris, ce serait une grande
faute : je me le reprocherais beaucoup à moi-même : leurs idées ne sont pas conformes
aux miennes ; mais c’est à vous d’en juger” (t. II, pp. 461-462).
29. “Je le regarde comme un des meilleurs livres qui ait été écrit en France sur
l’économie politique” (1795b, t. V, p. 107).
Du Conservatoire à l’École normale 24
propositions qui visaient à restreindre le droit de vote aux propriétaires
fonciers, la théorie économique physiocratique et les conséquences poli-
tiques que ses adeptes avaient tirées depuis longtemps jouaient un certain
rôle 30.
Pour autant, les références de Vandermonde sont plus vastes que celles
strictement relatives à ces controverses, du moins pour autant que nous
puissions en juger car, tout comme ses contemporains, il ne multiplie
pas ses références. Il fait preuve d’une grande ouverture d’esprit; ses
préférences vont à quelques auteurs étrangers récents et les noms les plus
souvent cités, outre Smith, sont James Steuart (à qui il associe l’œuvre
antérieure de John Law) et Arthur Young (qu’il a probablement connu
chez Lavoisier). Il semble faire preuve, aussi, d’une véritable curiosité
intellectuelle : il connaît et apprécie, par exemple (1795b, t. III, pp. 152-
154), l’essai de James Anderson sur la rente différentielle qui devait jouer
un si grand rôle dans l’histoire de l’économie politique (pour une toute
autre raison, cependant, que celle avancée par Vandermonde).
Mais en dépit de ces qualités, la manière dont il perçoit et cite les dif-
férents auteurs marque les limites de sa réflexion en économie : il manque
manifestement de recul et de largeur de vues théoriques. Le nez plongé
dans ses notes, il place tous les écrits, et souvent les problèmes, à un même
niveau d’importance. Les principes théoriques sont quelquefois exposés
de manière obscure et leur mise en œuvre pratique manque la plupart
du temps de précision. Une illustration frappante peut être donnée à ce
propos : procédant à une avancée théorique appréciable, il développa une
théorie du travail productif susceptible de déplacer la question de la for-
mation des revenus en liaison avec la théorie de la valeur; mais il n’en
tint aucun compte dans sa théorie des prix ni, surtout, dans sa critique
de la physiocratie où elle eût été dévastatrice, critique pour laquelle il uti-
lisa au contraire les développements, plutôt contestables, de Hocquart de
Coubron. . . Quant aux développements et autres raffinements en matière
de théorie des prix, ils laissent perplexe.
30. Sur ce sujet, la lecture de l’article d’E. Allix (1910) s’impose toujours.
Du Conservatoire à l’École normale 25
On remarquera enfin, sans s’en étonner outre mesure, l’aspect quel-
quefois “scientiste” que revêt le propos : Vandermonde insista sur le rôle
des inventions techniques qui ont changé les modes de vie et, irréversible-
ment, adouci les mœurs, apporté et approfondi la liberté. Il est d’ailleurs
en cela en bonne compagnie puisque Smith, par exemple, ne dédaigna
pas ce type de considération. Au sein du cours, cependant, ces dévelop-
pements prennent une place disproportionnée.
Il existe malgré tout une ligne directrice dans la pensée économique
de Vandermonde et l’on peut même dire du cours que jamais écono-
mie n’avait donné une impression plus politique. En réalité, en 1794 et
1795, Vandermonde se battit sur deux fronts entre lesquels il tenta de
préserver une position médiane. D’un côté, il refusa les idées jacobines
extrémistes et, sur ce point, il eut fort à faire face à un auditoire sélec-
tionné à l’automne 94, dans toute la France, pour son “civisme”, et qui
vivait encore sur certaines idées fortes et simples propagées pendant de
longs mois auparavant ; non pas que l’auditoire eût été hostile, si l’on en
croit du moins ce qui transparaît des propos du cours et des débats : il
tint cependant à certaines idées et ne souhaita pas les abandonner sans
discussions ! Mais d’un autre côté, Vandermonde refusa également d’ad-
mettre la nécessité d’une “concurrence indéfinie” sur les marchés, c’est-à-
dire la mise en œuvre stricte du programme de liberté économique : sur
ce plan, il resta interventionniste, même si c’est de manière modérée et en
critiquant la manière irréfléchie dont les jacobins l’avaient été. La ligne
médiane qu’il adopta est plutôt celle d’un Galiani 31, ou même, certaine
différences mises à part — sur les greniers publics notamment —, celle
d’un Necker (jamais cité, et pour cause, en ces temps difficiles.. .).
VII
Vandermonde fut certes jacobin ; ses propos, ses missions, ses amitiés
le prouvent. Peut-être, aussi, sa position a-t-elle évolué. Selon toute pro-
31. “On a dit de lui qu’il avait de l’esprit [. . .] : je l’ai trouvé plein de génie” (1795b,
t. IV, p. 174).
Du Conservatoire à l’École normale 26
babilité, cependant, il ne fut jamais extrémiste comme Hassenfratz a pu
l’être, et, en matière économique, il n’approuva jamais, à notre connais-
sance, les mesures économiques rigoureuses qui avaient été édictées pen-
dant la Terreur, et notamment les lois sur le “maximum”. Il demeura
lucide et vit bien qu’une grande partie de la propagande, sous le Gou-
vernement révolutionnaire, menait immanquablement à des situations
catastrophiques dans le domaine économique. Le rapport sur les manu-
factures de Lyon donne le ton; l’intervention de l’auteur dans le débat sur
le maximum poursuit l’analyse et d’autres idées sont enfin développées
au cours des séances de l’École normale. Notons les grands thèmes.
Vandermonde reprit et développa d’emblée un point fondamental qui
avait été à la base du discours de J. A. Creuzé-Latouche en faveur de la
création de la chaire d’économie politique. Puisque les sociétés contempo-
raines consistent en des équilibres socio-économiques complexes reposant
sur le bon fonctionnement des marchés, les références constantes aux
Anciens, à leurs mœurs et à leurs institutions ne peuvent qu’induire en
erreur et faire prendre des décisions désastreuses pour tous, engendrant
un processus de régression et de misère. Deux idées-forces permettent
d’organiser le propos.
La première est celle d’une opposition irréductible entre le système
des Anciens et celui des Modernes. “Tous les jours”, remarque l’auteur,
“on entend comparer les français ou les anglais, les peuples modernes en-
fin, avec les peuples anciens. Il n’y en a point aujourd’hui qui ressemblent
aux grecs, ni aux romains, encore moins aux carthaginois [. . .]. C’est un
malheur que de se livrer à de fausses analogies. Je désire que vous vous
persuadiez tous qu’il faut étudier l’état présent, sans songer à l’état passé ;
il y a trop de difficulté et de danger à les comparer” (1795b, t. II, p. 449).
Le conseil est réitéré (ibid., p. 457). “Nos nouvelles machines politiques”,
insiste Vandermonde, “sont des ouvrages compliqués qu’il faut étudier
avant de les juger. Elles ressemblent, dans plus d’un sens, aux ouvrages
modernes de l’horlogerie, dont il eût été difficile aux anciens de se for-
mer une juste idée” (ibid., t. IV, p. 169). La raison de tout ceci réside
essentiellement dans la complexification de la structure économique due
Du Conservatoire à l’École normale 27
à l’apparition des “besoins factices” ; ceux-ci ont simultanément permis,
à la longue, la disparition de l’esclavage, la multiplication des inventions
en tout genre et l’enrichissement général. Le lien social passe à présent
par la dépendance mutuelle des individus au travers de leurs besoins et
des activités économiques qui ne peuvent être que marchandes et libres
si l’on veut qu’elles soient efficaces. La satisfaction des besoins, le fonc-
tionnement des marchés requièrent la propriété privée et la liberté éco-
nomique 32 ; misant sur le jeu des intérêts privés, elles exigent par là —
et amènent progressivement — la liberté politique, la résistance à la ty-
rannie et l’adoucissement des mœurs33 : en bref, elles œuvrent dans le
sens de l’intérêt général.
Fortement inspiré de Smith en particulier 34 et adapté aux circons-
tances tendues du moment, ce discours général va à l’encontre de bien des
idées politiques révolutionnaires : n’avait-on pas mis l’accent sur le refus
du luxe, de la corruption des mœurs et de la décadence que ce luxe était
censé produire, et n’avait-on pas prôné une nouvelle vertu, ou une vertu
régénérée, sur le modèle spartiate ? Vandermonde insista au contraire sur
les “besoins factices”, sur leur nature, leur rôle et leur importance ; il s’ef-
força aussi de neutraliser, en quelque sorte, le mot “vertu”, en lui donnant
un sens historique changeant (voir 1795b, t. II, pp. 294-295 et 300-301).
Ces thèmes forment véritablement l’ossature du cours et, surtout, des
32. Vandermonde critiqua très sévèrement ceux qu’il appelle les “niveleurs”. “Je
crois qu’il y a eu des hommes passionnés, voulant profiter des erreurs du peuple pour
l’asservir, et qu’ils ont pu [. . .] donner au peuple de fausses idées [. . .]. Ces hommes-là
étaient, je ne dis pas seulement méchants, mais [. . .] véritablement extravagants. Il
n’y aurait pas de culture, pas de perfectionnement dans aucun genre, s’il n’y avait
pas de propriété, s’il n’y avait pas de certitude de jouir de ce qu’on aurait acquis, de
ce qu’on aurait hérité de ses pères. Je ne puis pas laisser cette idée sans la couler à
fond [. . .]. Quant à l’idée ‘qu’il faut égaliser les fortunes, qu’il faut qu’il n’y ait pas
d’hommes plus riches les uns que les autres’, c’est, selon moi, le rebours du bon sens”
(1795b, t. III, p. 151).
33. Voir 1795b, deuxième leçon en particulier ; le thème de l’importance des “besoins
factices” pour le soutien de l’économie affleure dans le rapport (1795a, pp. 2-3) étant
donné la nature des manufactures lyonnaises. Voir aussi les trois séances de débats,
1795c.
34. Vandermonde s’éloigne ici quelque peu de Steuart qui, d’une certaine manière,
faisait quelquefois référence à l’Antiquité.
Du Conservatoire à l’École normale 28
débats car les élèves furent surpris par la tonalité d’un propos qui allait
si franchement à l’encontre des opinions qu’on leur avait inculquées : “je
dois paraître m’écarter encore davantage de la saine morale. Je vous dois
là-dessus quelques explications”, reconnut l’orateur (1795b, t. II, p. 292).
La question est sans cesse reprise. La réaction d’un auditeur nommé Mo-
line est caractéristique à cet égard : “Je vous avoue, citoyen professeur,
que ces paroles ne m’ont pas seulement étonné; elles ont brouillé tous
mes principes. Ce n’est pas une nuance, c’est un contraste” (1795c, p.
353). La longue intervention de Moline fut très applaudie par l’auditoire.
Mais la discussion put néanmoins avancer : “Ce n’est pas, citoyen pro-
fesseur, que je veuille ridiculement introduire la vie et le gouvernement
patriarcal” conclut l’élève. “La France compose une grande nation, cé-
lèbre par les sciences et les arts qu’elle cultive. Voici [. . .] sous quel point
de vue j’aurais désiré exposer votre proposition. Je lui aurais donné la
forme d’un problème d’économie politique ; j’aurais dit : soit donnée une
grande nation nouvellement rendue à la liberté, au sein de laquelle les
progrès de la révolution se seraient étendus aussi loin qu’ils pourraient
aller ; trouver le moyen de faire concourir ses arts, son luxe, et tout ce
qui alimente ses besoins factices à la prospérité nationale ; y diminuer,
autant que possible, la tendance naturelle qu’ont toutes ces choses vers
l’effémination” (ibid., pp. 355-356).
L’économie politique devient alors une science indispensable. Impen-
sable chez les Anciens, elle est consubstantielle à la modernité. “L’objet
de cette science est la théorie des richesses, considérées dans leurs rap-
ports avec la prospérité publique. Dès le premier pas il faut prendre un
parti tranché sur le but qu’on se propose à cet égard. Si les hommes
s’entendaient pour adopter les principes de la saine morale qui attache
le bonheur à la modération des désirs, si la paix perpétuelle était assurée
[. . .] ; alors tout l’échafaudage de l’économie politique moderne s’écroule-
rait [. . .]. Mais tant qu’il y aura de grands peuples livrés à la cupidité, tant
que la civilisation, le commerce, la politique et l’art de la guerre, y feront
de continuels progrès, l’économie politique moderne sera une science in-
Du Conservatoire à l’École normale 29
dispensable et pour ces peuples, et pour tous les autres” (Vandermonde,
1795b, t. II, p. 234).
La deuxième idée-force est l’affirmation de l’inexistence de tout sys-
tème intermédiaire et donc de la vanité de toute tentative dans ce sens.
Il faut choisir entre le “système patriarcal” et le “système moderne”, il
ne faut “point de système bâtard ; il n’engendrerait que des contradic-
tions”. C’est le système moderne qui doit rallier les suffrages sous peine
d’une régression économique et sociale et d’un retour en force de l’obscu-
rantisme; car, dans la logique du choix inverse, ou de la recherche d’un
moyen terme, toute mesure partielle, intermédiaire, ou de compromis pro-
voque le déroulement d’un engrenage inéluctable : “Êtes-vous d’avis de
repousser les villes dans les campagnes ? Voulez-vous que tous les hommes
soient cultivateurs ? Demandez-vous que leurs moyens de bonheur soient
non seulement égaux, mais qu’ils soient semblables ? Cherchez-vous à les
délivrer des besoins factices, et à dissoudre les liens de leur dépendance
mutuelle à cet égard? Ayez de la suite : conseillez franchement de brûler
les bibliothèques, de briser les statues, de déchirer les tableaux, de dé-
truire les manufactures et ne calomniez point le respectable Jean-Jacques,
qui voyait cette conséquence, et qu’elle n’effrayait pas.” Et l’orateur de
conclure : “Si elle vous arrête, si vous sentez qu’un grand peuple placé sur
un sol généralement fertile, entre des nations policées, ne peut pas être
longtemps heureux s’il n’est fort, et que pour qu’il soit fort, il faut au-
jourd’hui qu’il soit riche; alors étudions ensemble” (1795b, t. II, p. 235 ;
voir aussi 1795c).
Des mesures qui pouvaient ressembler à des tentatives d’instaurer un
système intermédiaire, la France en avait connu dans le domaine écono-
mique, avec, notamment, les lois sur le maximum sévèrement critiquées,
dans le rapport, en raison de leurs incohérences. “Fixer à moitié en sus
du prix de 1790, des denrées étrangères, ou des objets qui en nécessitent
l’emploi, c’était manifestement les interdire; c’était forcer à la fraude et
provoquer l’excès de renchérissement qui en résulte. Comment nos colo-
nies même eussent-elles pu nous envoyer leurs indigos au prix du maxi-
mum? En, 1790, le fret était à deux sous et l’assurance à trois ou quatre
Du Conservatoire à l’École normale 30
pour cent ; à présent le fret est à huit sous et l’assurance à cinquante
ou soixante” (1795a, pp. 44-45). Le gouvernement peut, en période de
crise, intervenir sur les prix : mais cette intervention doit être articulée
à la logique de la production marchande, sous peine de voir les sources
d’approvisionnement se tarir. Un prix maximum doit être juste, c’est-à-
dire permettre le remboursement des frais matériels de production et la
rémunération des services producteurs : un tel “juste prix” s’apparente,
selon Vandermonde, au prix naturel de Smith. Les éléments qui entrent
dans sa composition sont cependant si variés que seuls les agents éco-
nomiques peuvent le connaître de manière à peu près certaine. “Qu’on
nous permette seulement de remarquer qu’il n’était pas si difficile qu’on
le présume, de faire arbitrer équitablement le juste prix des choses, par
ceux même qui en font le commerce; ni même de convaincre la masse du
peuple de la sincérité de leur estimation. Il y a des questions complexes
dont la solution ne peut pas être renfermée dans une formule de quatre
mots ; et ce n’est pas une question simple que celle du juste prix de tous
les objets de consommation. Chaque négociant a les vrais éléments de
la solution particulière qui le concerne, et il n’y avait rien d’absurde à
compter sur la bonne foi des mieux famés d’entr’eux” (ibid., p. 45). S’il
faut donc surveiller les prix en période de troubles, il faut le faire de
manière souple et en respectant les producteurs 35 . Pour la même raison,
l’auteur se déclare opposé aux greniers d’abondance, ou greniers publics,
dans le commerce des blés (1795b, t. IV, pp. 464-465).
VIII
Pour autant, Vandermonde ne fut pas un partisan inconditionnel de
la liberté du commerce. Celle-ci, à ses yeux, est strictement nécessaire,
mais elle possède aussi des limites dont le législateur doit être conscient
et par rapport auxquelles il doit fonder ses interventions dans le domaine
économique (tout en respectant cependant la logique qui préside au bon
35. Voir aussi 1794, article troisième, ainsi que les propos tenus sur les prix dans les
dernières leçons du cours.
Du Conservatoire à l’École normale 31
fonctionnement des marchés). Le domaine du commerce extérieur, qui
met en jeu la richesse et la puissance nationale, le niveau d’emploi du
pays 36, est un exemple de point sensible où le laissez-faire peut se révéler
néfaste. C’est là une des raisons pour lesquelles l’auteur s’opposa aux
physiocrates et au traité de commerce qu’ils firent conclure en 1786 entre
la France et l’Angleterre : “Ils ont accrédité le mot Laissez faire et Laissez
passer, sans se douter que le cabinet britannique et ses souffleurs gagés n’y
avaient vu pour nous que le conseil, laissez faire le mal et laissez passer
votre ennemi” (1795a, p. 6). C’est pourquoi, également, il s’opposa à
G. Filangieri et fit remarquer ses incohérences : “Ce même auteur s’est
déclaré aussi pour la maxime des disciples de Quesnay, laissez faire et
laissez passer ! et cependant il a le bon ton de dire [. . .] : ‘C’est dans l’art
de connaître les cas où l’on doit ordonner, et ceux où l’on doit laisser
faire, que consiste toute la science du gouvernement.’ Ces contradictions
font honneur à sa bonne foi” (1795b, t. IV, pp. 466-467). La position est
réitérée lors du débat sur le maximum, en décembre 1794 : il est faux
qu’il n’y ait rien à redouter de la “concurrence indéfinie” du commerce,
et ceci dans les situations normales comme dans celles, exceptionnelles,
de troubles intérieurs et extérieurs.
À la même époque, le rapport sur les manufactures de Lyon soulignait
d’autres points sur lesquels la doctrine de la “concurrence indéfinie” allait
trop loin. Pour des raisons liées à la formation de la main d’œuvre, et
pour les besoins des débouchés et du commerce, Vandermonde admet-
tait la nécessité d’une réglementation souple : en conférant des labels de
qualité pour les manufacturiers et les artisans qui auraient souhaité don-
ner un signe extérieur de reconnaissance et de confiance à leurs produits,
les règlements pouvaient maintenir la “morale mercantile” en écartant les
fraudes manifestes et en protégeant la propriété industrielle; ils étaient
aussi susceptibles de stabiliser les prix des marchandises en favorisant une
spéculation stabilisatrice (les spéculateurs ne peuvent agir rapidement et
efficacement que s’ils sont certains de la qualité de la marchandise ache-
36. Vandermonde suit une doctrine de la “balance du commerce” dans la version
“balance-travail” exposée, notamment, par Steuart.
Du Conservatoire à l’École normale 32
tée), et en fin de compte de réguler les revenus des artisans et manufac-
turiers et de perpétuer la transmission des savoir-faire et des techniques.
“En général, tout règlement doit cesser avec le temps de convenir à l’état
des choses, puisque celui-ci change toujours. Ce n’est point une raison
pour n’en point avoir, c’en est une seulement pour convenir d’un mode
de révision à des époques déterminées” (1795a, p. 30).
Vandermonde se démarqua enfin également de la plupart des libéraux
qui, à quelques exceptions près comme Creuzé-Latouche, étaient hostiles
aux assignats. Dans son cours, il défendit cette monnaie qu’il présenta
comme la meilleure de toutes dans l’absolu : “je regarde l’assignat comme
une grande découverte, comparable à celle de la boussole et de l’impri-
merie” (1795b., t. II, p. 455) ; il n’est pas seulement “la monnaie de la
révolution, mais [.. .] la meilleure de toutes; et ici, et aujourd’hui, et par-
tout, et toujours” (ibid., t. III, p. 159). Il n’ignorait pas, bien entendu, le
phénomène inflationniste important induit par les émissions successives,
ainsi que la crise de confiance qu’elles engendrèrent, perturbant ainsi
gravement les mécanismes de l’économie. Dans son rapport, il avança ce-
pendant une explication astucieuse tendant à dégager ce type de monnaie
des accusations portées contre lui et, de façon originale, mit l’accent sur
le rôle des différents agents, de leurs stratégies d’information et d’anti-
cipations, dans la spirale de la dépréciation du papier-monnaie 37. C’est
la défense des assignats qui poussa Vandermonde à souligner l’impor-
tance des écrits de John Law en qui il voyait leur lointain initiateur, et à
conseiller la lecture du traité de Steuart 38.
37. Sur ce point comme sur les développements analytiques en général, voir G.
Faccarello, 1989.
38. “Je voudrais vous citer, à cet égard, les paroles mêmes d’un homme bien décré-
dité, qui a été chassé de France et déshonoré pour avoir eu raison. C’est le fameux
Jean Law, l’auteur du trop fameux système, dont il a fallu attendre qu’un Anglais
nous dévoilât le secret, cinquante ans après. Voyez l’histoire que donne Steuart, de
notre banqueroute de 1720. Le petit traité sur les monnaies, publié par Law en 1715,
m’a toujours paru un chef-d’œuvre. Vous y trouverez cette découverte, que je vous ai
tant vantée, celle de nos assignats” (1795b, t. IV, pp. 462-463).
Du Conservatoire à l’École normale 33
La réhabilitation de Law et les références appuyées à Steuart confir-
ment d’ailleurs, si besoin en était, la tendance interventionniste de Van-
dermonde. L’éloge des Principes de 1767 est éloquent : “ce livre [.. .] a
été traduit en 1789, à ma sollicitation. La traduction a été faite par un
irlandais qui ne savait pas le français, mais elle a été revue par un homme
de beaucoup d’esprit [. . .]. Steuart paraît rebutant à celui qui y jette les
yeux pour la première fois ; il est difficile à lire : peut-être est-ce une
cause du peu de succès qu’il a eu en Angleterre. J’invite ceux qui veulent
approfondir l’économie politique, à se procurer ce livre, et à ne point se
rebuter” (1795b, t. II, p. 448). Steuart est d’ailleurs, la plupart du temps,
préféré à Smith. Revenons par exemple sur le problème des règlements.
Adam Smith, peut-on lire sous la plume de Vandermonde (1795a, pp.
24-25), “a beaucoup déclamé contre les corporations et contre les règle-
ments d’apprentissage dans les trois derniers livres de son traité sur la
richesse des nations” ; il avait pourtant “remarqué dans son premier livre,
qu’au défaut de corporations légales, il s’en forme de volontaires dont
l’effet, dit-il, est le même 39 contre la libre concurrence. Cette contra-
diction pourrait seule déceler l’attention dans laquelle ont été écrits ces
derniers livres, si inférieurs aux deux premiers ; et on ne s’étonnerait plus
de l’affectation avec laquelle ils ont été vantés par des meneurs en France,
où le traité de James Steuart sur l’économie politique, écrit avant cette
époque avec tant de force de raisonnement dans des principes contraires,
était demeuré inconnu”.
Quant à l’“homme de beaucoup d’esprit” évoqué par Vandermonde,
ce n’était autre qu’Étienne de Sénovert à qui l’on doit aussi une édition
d’écrits de Law (1790). Les avantages que Sénovert vit à la diffusion des
idées de Steuart sont caractéristiques et traduisent vraisemblablement
aussi l’opinion de Vandermonde : “Le premier sera de convaincre, sans
doute, que la révolution qui s’opère sous nos yeux était dans l’ordre des
choses nécessaires : nous devons donc en être d’autant moins alarmés sur
les inconvénients inséparables d’un pareil changement, et convenir que
39. Vandermonde tente même de prouver que cet effet est pire (1795a, pp. 25-27).
Du Conservatoire à l’École normale 34
si une administration tout à fait insensée n’eût pas pu l’accélérer de dix
ans, la plus éclairée et la plus sage n’eût pas été capable non plus de la
retarder d’autant. Le second avantage sera de convaincre les bons esprits,
qui auront lu avec attention, combien il est difficile de réduire l’économie
politique en système ; ils verront que si les principes en administration
sont nécessaires, rien, au contraire, n’est plus perfide que les maximes,
dont la raideur ne se plie jamais à aucune des nombreuses inconstances
qui en contrarient l’application. Ces maximes ont l’inconvénient de favo-
riser l’ignorance et la paresse sur un sujet qui ne peut s’en accommoder.
Qu’un administrateur généralise ses idées, il le faut ; il donne en cela la
preuve d’un esprit capable d’embrasser, à la fois, un grand nombre de
combinaisons, et il place, en même temps, chaque fait dans la classe à
laquelle il appartient : mais il s’égarerait bientôt si, perdant de vue les
circonstances collatérales, il prenait pour la réalité ce qui n’est que l’opé-
ration de son esprit. Que serait-ce encore si, au lieu de suivre les maximes
que sa propre méditation a pu lui fournir, il recevait aveuglément celles
des autres ?” (1789, pp. IX-XI).
IX
Certains aspects purement analytiques du cours de l’École normale
doivent également être soulignés. Nous avons développé ailleurs les plus
intéressants 40 : contentons-nous, ici, de reprendre très brièvement quel-
ques points. Premier aspect remarquable : une conception purement théo-
rique de l’économie politique, détachée a priori de toute préoccupation
statistique et préfigurant, de manière étonnamment moderne, ce que nous
appelons aujourd’hui un modèle théorique. “Le professeur d’économie po-
litique ne doit même traiter son sujet que d’une manière abstraite”, note
Vandermonde. “Les applications à tel pays, à telle époque, à telle circons-
tance, exigent des connaissances de détail qui ne sont pas de son ressort.
40. En matière de théorie monétaire et de statut des différentes sortes de capitaux
en particulier. Les développements sur le droit de propriété sont aussi intéressants,
ainsi que ceux qui développent l’idée selon laquelle il existe des “justes fortunes” tout
comme il y a des “justes prix”. Ils ne sont cependant pas très originaux et beaucoup
de partisans de la liberté du commerce partagèrent ces idées.
Du Conservatoire à l’École normale 35
Il lui suffit de montrer combien le résultat des principes doit varier selon
les hypothèses, et de faire sentir les difficultés que doivent éprouver le
législateur et l’administrateur instruits, pour adopter, dans chaque cir-
constance, la conclusion qui se déduit de la combinaison des principes.
On peut assimiler nos résultats généraux à des formules analytiques qui
renferment une multitude d’indéterminées; les solutions dépendent de la
substitution des nombreuses données, nécessaires pour parvenir à l’appli-
cation” (ibid., pp. 237-238). L’économie politique est donc dissociée des
statistiques, c’est-à-dire de l’arithmétique politique au sens traditionnel
du terme, cette dernière discipline paraissant encore comme bien trop
incertaine et n’offrant le plus souvent que des résultats contradictoires 41.
Accessoirement, c’était aussi là douter des tentatives de Lavoisier ou de
Lagrange dans ce domaine, par exemple, et prendre parti contre les phy-
siocrates et leur prédilection pour les calculs empiriques ou prétendus
tels qu’ils présentaient non seulement comme des illustrations, mais aussi
comme des preuves à l’appui de leur démarche théorique et de leurs pro-
positions de politique économique.
Une autre innovation du cours d’économie professé à l’École fut, elle,
promise au plus bel avenir et révolutionnait quelque peu la discipline. Les
physiocrates pensaient que le surplus dégagé chaque année dans l’écono-
mie, le produit net, prenait son origine dans le seul secteur agricole, et en
tiraient non seulement d’importantes conclusions au plan de la théorie
et de la politique économiques mais aussi de leur doctrine politique tout
court, en hiérarchisant les différents types de propriétés et en donnant
la prééminence au seul propriétaire foncier. Smith réagit contre le fait
de ne considérer que la terre comme “productive” ; selon lui, tout travail
effectué dans un secteur quelconque était à l’origine du produit natio-
nal (pour utiliser une expression moderne). Mais il subsistait encore des
ambiguïtés dans sa doctrine et il semble bien que seul le travail qui se
trouve à l’origine de produits matériels ait été considéré par lui comme
productif. Vandermonde franchit un pas décisif : peut-être influencé par
41. Vandermonde, 1795b, t. II, p. 457 ; voir aussi 1795c, t. I, pp. 306-307.
Du Conservatoire à l’École normale 36
une tradition française qui mettait au premier plan le rôle des sensations
et de l’utilité au même titre que des coûts dans l’explication des prix et
le jeu de l’offre et de la demande, il déplace le problème de la producti-
vité du travail et de l’origine du revenu national en soulignant que seule
importait, précisément, la production de services, d’utilité, quel que soit
son support (matériel ou immatériel) et sa destination.
L’innovation est de taille, mais il est vraisemblable que, comme pour
ses découvertes dans le domaine mathématique, Vandermonde ne se ren-
dit pas véritablement compte de l’importance de ses propos : d’autres,
et en premier lieu Jean-Baptiste Say, recueillirent l’héritage et le firent
fructifier. La façon par laquelle Vandermonde introduisit son innovation
est d’ailleurs fort caractéristique : une manière latérale, conséquence de
considérations plus politiques.
Car si Vandermonde refusa finalement toute distinction entre travail
productif et improductif, c’est en se fondant sur le principe de l’égalité
des hommes entre eux, inscrit en tête de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen. Cette égalité concentre en effet l’attention sur
l’homme, son travail, le service qu’il rend à un autre homme et à la
société : tous les services sont donc, par nature, équivalents ; tout revenu
issu d’une telle activité en constitue la contrepartie. “Quant aux revenus”
souligna Vandermonde, “ma façon de voir est peut-être un peu bizarre,
mais vous m’avez promis de l’indulgence. On les a beaucoup distingués ;
ces distinctions sont bonnes : mais je crois plus utile de les montrer sous
un seul point de vue. Je les attribue à une source unique. Ils proviennent
des équivalents obtenus par des services rendus “ (1795b, t. II, p. 458). Ce
point est important, y insista l’auteur, même si le propos est inhabituel.
“Un propriétaire tire un revenu de sa terre; un chanteur tire un revenu
de son talent; voilà deux espèces de revenus, dont l’origine paraît très
différente; selon moi, elle est la même” (ibid., pp. 458-459). Vandermonde
développa alors son exemple afin qu’aucune ambiguïté ne subsiste dans
l’esprit de ses auditeurs : “Je suis cultivateur; un propriétaire me loue sa
terre ; je lui paie un prix de bail ; qu’est-ce que cela ? Il me prête son droit
de cultiver; c’est un service qu’il me rend, et je lui en donne l’équivalent.
Du Conservatoire à l’École normale 37
Je suis un chanteur; vous aimez la musique; je vous fais passer une heure
agréable ; vous me payez : c’est un équivalent pour le service que je vous ai
rendu.” Cette analogie entre l’agriculteur et le chanteur, ajouta-t-il, “est
bonne à remarquer par des républicains qui ont établi l’égalité” (ibid., p.
459).
X
Vandermonde occupa à l’École normale la première chaire publique
d’économie politique en France. Certains cours avaient bien eu lieu aupa-
ravant, au Lycée notamment, mais il s’agissait là d’enseignements privés.
L’an III parut donc marquer un tournant décisif à cet égard. Malheureu-
sement, l’embellie ne fut que de très courte durée et l’histoire de l’ensei-
gnement de l’économie politique demeura, pour longtemps, extrêmement
chaotique 42, toujours liée à des enjeux institutionnels et politiques. Dans
la longue série d’événements qui aboutit, fort tard, à l’institutionnali-
sation de la matière comme discipline académique dans les Universités,
le Conservatoire des arts et métiers joua un rôle non négligeable. D’une
certaine manière, il n’est pas faux de dire que cette institution fut un
premier refuge véritable pour le témoin transmis par notre géomètre. Il
n’est sans doute pas inutile d’en dire deux mots en conclusion.
Le cours de Vandermonde, et donc les idées novatrices qu’il comporte,
fut imprimé et distribué aux élèves; il fut également inclus dans les re-
cueils édités et réédités par la suite. Mais, dans l’immédiat, il inspira
aussi certains enseignements dans les Écoles centrales qui venaient d’être
créées lorsque l’École normale ferma ses portes. Beaucoup d’élèves, de
retour de Paris, devinrent professeurs dans les nouveaux établissements,
et, dans leur tâche, s’inspirèrent naturellement des cours qui leur avaient
été dispensés.
42. Outre les articles de H. Baudrillart (1873) et A. Courtois (1892), déjà cités,
des contributions classiques sont celles de L. Reybaud (1864), A. Liesse (1901), E.
Levasseur (1905) et M. Marion (1932). Les études sur le sujet ont été reprises et
approfondies récemment (voir particulièrement L. Le Van-Lemesle, 1980 et 1986).
Du Conservatoire à l’École normale 38
Bien sûr, l’économie n’était pas une matière prioritaire et l’on sait, par
exemple, que les cours les plus fréquentés étaient ceux de dessin, puis ceux
de sciences. Mais son enseignement avait été prévu 43 dans l’ensemble des
cours proposés, et c’était déjà un point important ; il avait sa place dans
l’enseignement de “législation”44 , comme le rappelle encore une circulaire
du Ministre de l’intérieur en l’an VII, cours qui devait venir couron-
ner les études des élèves. Mais il est aussi bien connu que, dans le type
d’enseignement à la carte offert par les Écoles centrales, les professeurs
faisaient souvent ce qu’ils voulaient. Selon les témoignages retrouvés par
G. Coirault (1940) pour le Centre-Ouest de la France, les attitudes va-
riaient grandement d’une école à l’autre et, lorsqu’elles étaient favorables
à l’étude de l’économie politique, elles n’étaient pas toujours comprises
des élèves ou de l’entourage académique. À Saintes, note G. Coirault,
“le citoyen Maublanc, selon un rapport du jury d’instruction de l’an VI,
prétend n’enseigner que l’économie politique. . . Le jury s’en indigne [. . .].
Aussi, le jury propose de déclarer Maublanc incapable !” (1940, pp. 331-
332). À Limoges, l’économie est favorablement accueillie et le titulaire de
la chaire peut écrire : “Si les vérités économiques avaient été plus généra-
lement répandues parmi nous, le hideux vandalisme n’aurait pas exercé
ses ravages sur le territoire français ; le papier-monnaie n’aurait jamais
excédé la masse de un milliard. Nous n’aurions jamais entendu parler non
plus de la ‘loi du maximum’, loi désastreuse, chef d’œuvre d’ineptie, plus
digne d’un sauvage ivre que des mandataires d’un peuple civilisé!” (cité
par Coirault, ibid., p. 332).
Nous possédons aussi le témoignage précieux et direct d’un élève
de Vandermonde, Jacques Berriat Saint-Prix, professeur de législation
à l’École centrale de l’Isère. Répondant au vœu du Ministre de l’inté-
rieur qui invitait les professeurs de législation à faire des cours séparés,
notamment d’économie politique, J. Berriat Saint-Prix annonce l’ouver-
43. Après, certes, quelques péripéties (G. Faccarello, 1989, pp. 85-86).
44. Enseignement véritablement nouveau par rapport à celui des anciens collèges.
Voir par exemple Coirault, 1940, pp. 325-334.
Du Conservatoire à l’École normale 39
ture d’un tel cours et son discours-programme est immédiatement publié
par Rœderer dans le premier tome des Mémoires d’économie publique, de
morale et de politique (J. Berriat Saint-Prix, 1799). La lecture de ce dis-
cours est saisissante : beaucoup de thèmes traités par Vandermonde s’y
retrouvent, tout comme quelques exemples spécifiques ou encore les au-
teurs cités en référence. Le cas, peut-être, est isolé : il n’en est pas moins
symptomatique. Au demeurant, ce type de thème était aussi d’actualité
et quelques accents semblables à ceux de Vandermonde se retrouvent,
par exemple, dans l’introduction de l’Abrégé de Germain Garnier (1796)
et, plus tard, dans les cours que Rœderer donne de nouveau au Lycée
(Rœderer, 1801-1802).
Chez Rœderer, cependant, l’interventionnisme de Vandermonde n’est
pas de mise et c’est la tradition issue de Turgot qui est maintenue. C’est
précisément cette tradition que poursuivit Jean-Baptiste Say lorsqu’il
aborda, à son tour, l’économie politique dans son Traité de 1803, dans
ses cours à l’Athénée puis au Conservatoire des arts et métiers et, de
manière fort brève, au Collège de France : mais une tradition naturelle-
ment enrichie des débats révolutionnaires et des idées de Vandermonde.
Say ne cite pas volontiers les auteurs dont il s’inspire ; de nombreuses
pages, cependant, sont très caractéristiques de l’héritage qu’il assume.
Le premier écrit conséquent : Olbie (1800), le “Discours préliminaire” du
Traité, certains chapitres de ce traité, ou encore un texte non daté : Er-
reurs où peuvent tomber les bons auteurs qui ne savent pas l’économie
politique, charrient et synthétisent, dans un cadre strictement libéral,
bien des thèmes abordés de front par Vandermonde. Le cours de l’an
III marqua donc une étape importante. Et c’est tout particulièrement
la reprise et le développement systématiques de la nouvelle théorie du
travail productif énoncée dans les leçons de l’École normale, l’accent ex-
clusif placé sur la production d’utilité par les différents types de services,
qui conférèrent originalité et modernité à l’économie politique française,
à partir de Say, jusqu’à son nouveau point de cristallisation, quelques
décennies plus tard, chez Léon Walras.
Du Conservatoire à l’École normale 40
Annexe — Le programme du cours d’économie politique
(Vandermonde, 1795b, t. II, pp. 235-237)
I. Occupons-nous de la nature, de la formation et de la dis-
tribution des richesses; recherchons les principes de la valeur
et du prix des objets, ainsi que du rapport entre la valeur des
produits bruts et celle des mêmes produits quand ils ont reçu
toutes leurs façons ; considérons la population et les suites de
son accroissement; traitons des principes politiques de l’agri-
culture, et du commerce des grains ; examinons enfin succinc-
tement les parties de l’instruction publique qui sont relatives
à tous ces objets : car cette instruction est aussi un principe
de richesse.
II. De là nous passerons aux considérations sur l’industrie
et le commerce, et nous développerons ce que nous aurons
été forcés d’en dire auparavant ; nous insisterons particuliè-
rement sur la vogue et la mode, article sur lequel les auteurs
paraissent avoir glissé trop légèrement ; nous traiterons du
monopole nature et du monopole légal ; des corporations et
des privilèges exclusifs ; des règlements de fabrique et de com-
merce ; des gratifications et encouragements; des inventions
dans les arts, et particulièrement des machines. Nous nous
occuperons enfin du commerce extérieur, et de la balance du
commerce.
III. Les contributions publiques fixeront ensuite notre atten-
tion ; nous examinerons particulièrement l’impôt territorial,
et un autre genre d’impôt qui serait perçu par les marchands
en détail.
IV. De là nous serons conduits à traiter du crédit public et des
ressources qu’il procure, de la circulation, du taux de l’intérêt,
et de l’agiotage.
V. Nous nous occuperons enfin de la monnaie, du numéraire
et des assignats, des changes étrangers, des banques de diffé-
rentes natures, des opérations de finances, des dettes natio-
nales et des violations de la foi publique.
C’est là que nous bornerons nos recherches : et cependant
cette vaste carrière n’épuise pas la science de l’économie po-
litique.
Du Conservatoire à l’École normale 41
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398-410).
... While the first and the second failed, the third proved more successful and decisive. Recently, the revolutionary period has attracted the attention of scholars (Servet 1989;Faccarello, 1989Faccarello, , 1993Faccarello and Steiner, 1990). By contrast, this paper aims at analysing some ideas expressed or simply reconsidered during the early 1770s. ...
Article
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The problem of the transition to a market economy provoked a lasting and important debate in eighteenth-century Ferance. The climax was reached during the 1760s and the 1770s with the two important pre-revoluntionary attempts, in 1763–64 and 1774a–76, to liberalize the French economy and, initially, the grain market. During these controversies, the reformers’ camp clearly split into two groups - the so-called ‘moderates’ and the alleged enthousiastes - which were apparently in deep disagreement as to the strategy to adopt in such circumstances. Among the ‘moderates’, two authors especially are of great interest: Ferdinando Galiani and Jacques Necker, who crystallized and developed the ideas of their camp to promote a strategy of prudence. This paper analyes their arguments on the issue at stake: the objectives and methods of a transition to a market economy. The historical and intellectual context of the debate is first briefly restated and the basic theoretical tenets of Galiani's and Necker's critique are then outlined. The various obstacles which, in our author's opinion, were likely to come from the opponents to a transition to a market economy or from its proponents are analysed, and Galiani's and Necker's main ideas on the best way to achieve successful reforms are stressed. Some provisional conclusions are dawn at the end.
Article
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This paper examines some ideas developed in the field of public economics by French Sensationist political economists, from Turgot and Condorcet to the young Jean-Baptiste Say. An ideal-typical account of their position is based on the fact that issues raised by public expenditure and revenue are not dealt with independently. Instead, a strong link between the two sides of the budget is emphasized, an approach arising out of political considerations concerning human rights and equity. Following on from this they develop a theory of public expenditure based on public goods - national and local - and externalities, and a theory of taxation culminating in a justification of progressive taxation. The central section of the paper forms a kind of pivotal point in the analysis, showing how the above political and ethical requirements of the theory lead to the first estimation of the optimal amount of public expenditure and revenue - involving an equilibrium at the margin.
Article
Les doctrines de population sont souvent le fait d'hommes non specialises dans l'analyse demographique qui ont ete attires en dehors de leur discipline ou qui, ayant touche d'assez pres a plusieurs, elargissent leur champ, le plus souvent de facon fructueuse. Des recherches entreprises a l'Ecole Polytechnique, a l'Ecole Normale, a la Bibliotheque Nationale et a la Bibliotheque de la Ville de Paris, ont remis en lumiere la curieuse figure du titulaire de la premiere chaire officielle d'economie politique en France, Alexandre-Theophile Vandermonde. Juriste, mathematicien et musicien, chimiste, physicien, mecanicien, et enfin economiste-demographe, Vandermonde offre un exemple etonnant de cette multidisciplinarite devenue si rare et si recherchee de nos jours. Plurivalent comme William Petty, il se recommande a nous, plus encore que par le fameux « determinant » qui a garde son nom, par ses efforts pour repandre, sous la Revolution, les principes de l'economie politique. Cet homme remarquable, mal connu, souvent confondu avec son pere ou son demi-frere, est presente ici par Mme Jacqueline Hecht, chargee a l'I.N.E.D. des etudes sur les doctrines de population.
publié par Law en 1715, m'a toujours paru un chef-d'oeuvre. Vous y trouverez cette découverte, que je vous ai tant vantée, celle de nos assignats
  • Le Petit Traité Sur Les Monnaies
Le petit traité sur les monnaies, publié par Law en 1715, m'a toujours paru un chef-d'oeuvre. Vous y trouverez cette découverte, que je vous ai tant vantée, celle de nos assignats " (1795b, t. IV, pp. 462-463).
La rivalité entre la propriété foncière et la fortune mobilière sous la Révolution
  • Edgard Allix
Allix, Edgard (1913), "La rivalité entre la propriété foncière et la fortune mobilière sous la Révolution", Revue d'histoire économique et sociale, vol. 6, n • 3, pp. 297-348.
Le premier cours d'économie politique en France (1795), Vandermonde
  • Henri Baudrillart
Baudrillart, Henri (1873), "Le premier cours d'économie politique en France (1795), Vandermonde", Journal des économistes, 3e série, tome 32, n • 96, décembre, pp. 378-396.