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Prévenir les cancers
professionnels
Une priorité pour
la santé au travail
—
Marie-Anne Mengeot, journaliste
avec Tony Musu et Laurent Vogel, ETUI
© European Trade Union Institute, 2014
ISBN 978-2-87452-309-0
Sommaire
05 Introduction
07 Chapitre 1
Une maladie inégalitaire
08 Une inégalité liée au statut social
11 Une inégalité observée partout dans le monde
13 Chapitre 2
Les cancers professionnels: une histoire sans fin?
14 Le cancer du ramoneur, premier cancer professionnel identifié
15 Attention à la couleur!
16 Amiante: une catastrophe sanitaire qui se perpétue
17 Les poussières de bois et de cuir: une menace moins connue
18 Substances chimiques cancérogènes, une toxicité souvent réévaluée à la hausse
20 Un vieux poison toujours à l’œuvre : la silice cristalline
23 Chapitre 3
Le travailleur face aux cancérogènes
24 Estimations du nombre de travailleurs exposés aux cancérogènes
28 Perturbateurs endocriniens: effet cocktail et incertitudes quant aux valeurs limites
31 Chapitre 4
La législation européenne
31 La directive Agents cancérogènes
33 Révision de la directive et tentative de bilan
34 REACH, la nouvelle législation européenne sur le commerce des substances chimiques
35 REACH et les cancérogènes
36 Règles de classification, d’étiquetage et d’emballage
38 Les interactions entre la directive Agents cancérogènes et REACH
41 Chapitre 5
Pour les syndicats, le cancer est aussi une question de pouvoir
42 Pourquoi mener un combat contre les cancers liés aux conditions de travail?
43 La lutte contre les cancers dans les entreprises
51 Chapitre 6
Sous-estimation et sous-déclaration des cancers professionnels
51 La controverse sur les pourcentages
52 Dépasser la notion de fraction attribuable
53 Des exemples de recherche active des cancers d’origine professionnelle
55 L’invisibilité des cancers professionnels
56 Sous-déclaration généralisée
58 Recherche des causes de l’invisibilité des cancers professionnels
61 Les femmes, souvent laissées pour compte
63 Chapitre 7
Logique économique et comportement industriel toxique
63 “L’usage contrôlé de l’amiante”
65 Dissimulations : le cas du chlorure de vinyle
66 Retarder l’application de normes plus contraignantes: le cas du benzène
68 Le “delay game” se poursuit
69 REACH et le lobbying de l’industrie chimique
71 Chapitre 8
Un enjeu mondial
72 Une réglementation mondiale des pesticides est nécessaire
73 Une interdiction mondiale de l’amiante qui se fait attendre
74 Les risques globaux de l’e-économie
75 Responsabiliser les producteurs de déchets toxiques
77 Conclusion
79 Références bibliographiques
83 Annexe
05
Introduction
Chaque année, dans l’Union européenne,
environ 1,2 million de personnes meurent d’un
cancer. Entre 65 000 et 100 000 de ces décès
seraient directement causés par les conditions de
travail. D’autres cancers résultent d’expositions
environnementales qui, dans la plupart des cas,
sont elles-mêmes liées aux activités économiques
des entreprises.
Expositions professionnelles et expositions environnementales ont des effets syner-
giques et déterminent ensemble d’immenses inégalités sociales de santé. La morta-
lité par cancer liée au travail est de très loin la première cause de mortalité due aux
conditions de travail en Europe.
Ces morts n’ont rien d’accidentel. Elles peuvent être évitées. Dans la majorité
des cas, elles ne découlent pas d’un dysfonctionnement du processus de produc-
tion et elles n’en interrompent pas le cours normal. Elles sont causées par les choix
techniques de substances et de procédés, par l’organisation du travail et par l’insuf-
sance des mesures de prévention.
Ces cancers inscrivent dans la réalité biologique des corps la marque des
rapports sociaux. Ils creusent les inégalités sociales de santé. Ils affectent, dans la
grande majorité des cas, des ouvriers.
L’obstacle principal à la prévention des cancers liés au travail se trouve dans
un contrôle insufsant des conditions de travail par les travailleurs eux-mêmes.
Le niveau actuel des connaissances scientiques et l’existence d’alternatives tech-
niques rendent possible une prévention beaucoup plus efcace et permettraient
d’éviter de nombreux décès. Cette publication a pour ambition de présenter les
principaux enjeux d’une lutte contre les cancers liés au travail. Elle ne prétend pas
fournir une analyse exhaustive de l’ensemble des problèmes. Cette publication est
centrée sur les agents chimiques. D’autres causes de cancer – rayonnements ioni-
sants, agents biologiques, travail de nuit, etc. – sont signalées, mais les problèmes
spéciques de leur prévention ne sont pas développés ici.
L’action syndicale est le levier d’une lutte efcace contre les cancers liés au
travail. Elle s’avère difcile car elle se heurte à de puissants intérêts. L’industrie
chimique met sur le marché des volumes importants de substances cancérogènes.
Celles-ci se retrouvent dans de nombreuses productions. Dans les entreprises, il
06
n’existe aucune pression économique en faveur de la prévention : les cancers ap-
paraissent souvent de nombreuses années après l’exposition. Les seules pressions
sont sociales, à travers l’action syndicale notamment, ou publiques, par exemple
par des législations qui interdisent des substances ou des procédés de travail ou
visent à minimiser les niveaux d’exposition. L’action des inspections du travail est
également décisive pour que les législations soient respectées.
L’action des autorités publiques est souvent entravée par le refus d’entrer en
conit avec les intérêts patronaux. Le bilan des deux Commissions européennes pré-
sidées par M. Barroso (2004-2014) est désastreux en matière de protection des tra-
vailleurs contre les risques de cancer. La révision de la législation communautaire a
été bloquée, les règles existantes sont lacunaires et ne permettent pas une préven-
tion efcace. Alors que les travailleurs sont exposés à des centaines de substances
cancérogènes différentes, la liste des valeurs limites contraignantes n’en comprend
que trois : les mêmes qu’en 1990 ! Pour la première fois depuis 35 ans, l’Union euro-
péenne ne dispose plus de programme d’action dans le domaine de la santé au travail.
La raison d’être de cette publication est de contribuer aux débats publics et
fournir des outils d’analyse et d’intervention pour aider les travailleurs et leurs orga-
nisations à faire reculer le éau des cancers liés au travail. À l’origine, nous pensions
simplement mettre à jour une publication antérieure, publiée en 2007. La progres-
sion des connaissances, l’expérience acquise dans la lutte des syndicats contre les
cancers au travail ont nécessité des modications beaucoup plus profondes.
Marie-Anne Mengeot est une de ces trop rares journalistes qui suivent avec
attention les conditions de travail et leur impact sur la santé. Elle a contribué à la
médiatisation de ces enjeux à travers la réalisation de documentaires pour la télé-
vision publique en Belgique. Dès les années 1970, elle s’est fait connaître par des
reportages sur l’amiante, les inégalités au travail entre les hommes et les femmes,
les cancers professionnels ou les troubles musculosquelettiques. Elle a su trouver
un langage accessible et précis qui met les connaissances indispensables à la dispo-
sition des acteurs principaux d’une lutte efcace contre les cancers liés au travail :
les travailleurs eux-mêmes. Elle a rédigé cette publication en collaboration avec
Tony Musu et moi-même. Denis Grégoire a assuré la coordination de ce travail.
Cette publication est dédiée à la mémoire de deux personnes qui ont été à la
fois des chercheurs de pointe et des pionniers de la mobilisation collective des tra-
vailleurs contre les cancers : Henri Pézerat (1928-2009) et Simon Pickvance (1949-
2012). Tant Henri que Simon ont généreusement contribué au travail de l’Institut
syndical européen en nous faisant bénécier de leur expérience, de leurs contacts,
de leurs suggestions et de leurs critiques.
— Laurent Vogel
Chercheur à l’Institut syndical européen
07
Chapitre 1
Une maladie inégalitaire
Pour l’ensemble des hommes et des femmes des pays développés, le cancer est la
principale cause de mortalité, après les maladies cardiovasculaires. En 2012, dans
l’Union européenne, environ 2,6 millions de nouveaux cas de cancer ont été dia-
gnostiqués et cette maladie a causé la mort de quelque 1,2 million de personnes. Le
cancer a représenté 29 % des décès parmi les hommes (environ 700 000 cas par an)
et 23 % parmi les femmes (plus de 550 000 cas par an)1. Dans certains pays, tels
que la France et le Danemark, le cancer est devenu la première cause de mortalité.
En 2008, près de 34 % des décès parmi la population masculine française étaient
dus au cancer et 25 % des décès parmi les femmes (Aouba et al. 2011). Selon des
statistiques européennes de 2006, dans la tranche d’âge 45-64 ans, cette proportion
grimpe à 41 %, ce qui fait du cancer la première cause de mortalité parmi la classe
d’âge moyenne2.
Si l’incidence des cancers est très élevée dans les pays développés, elle est
également en forte progression dans les pays en phase de développement écono-
mique. Au niveau mondial, le cancer le plus fréquent et le plus meurtrier est le
cancer du poumon chez l’homme et le cancer du sein chez la femme.
Les atlas de mortalité permettent de constater que la mort, la maladie, le
cancer frappent différemment selon la région où l’on habite. Ils permettent aussi de
rechercher les causes de ces différences. Aux États-Unis, le premier atlas des can-
cers avait ainsi localisé un excès de cancers de la bouche dans les États du sud-ouest.
1. Pour en savoir plus, consulter les estimations du Centre international de recherche sur le cancer, http://
eco.iarc.fr/eucan > Fiches cancer.
2. Eurostat (2006) Les causes de décès dans l’UE25, Communiqué de presse, 18 juillet 2006.
08
Ultérieurement, on a pu en déterminer la cause : l’habitude de chiquer du tabac. De même,
le taux élevé de mortalité par cancers pulmonaires observé le long des côtes américaines a
pu être attribué à l’activité importante des chantiers navals au cours de la Seconde Guerre
mondiale, avec une utilisation massive de l’amiante.
L’atlas espagnol de mortalité montre que les taux de mortalité des hommes par can-
cers du poumon sont les plus élevés dans les régions d’Estrémadure, dans les Asturies et
dans le sud-ouest de l’Andalousie. Dans cette dernière région, il est 20 % au-dessus de la
moyenne nationale et le double du taux observé en Navarre. Cette partie de l’Andalousie
a également le taux de travailleurs manuels le plus élevé d’Espagne, jusqu’à 80 % de la
population active. En Catalogne, on observe le même phénomène. Le cancer du poumon y
suit une distribution territoriale très spécique. Les taux les plus élevés sont relevés dans la
région de Barcelone et le long du littoral catalan. À Barcelone même, ils se situent dans les
vieux quartiers populaires et dans les nouveaux quartiers périphériques où se concentrent
les populations immigrées.
Ces inégalités territoriales devant la maladie et la mort sont généralement le reet
d’inégalités socioprofessionnelles.
Une inégalité liée au statut social
C’est au XIXe siècle que les premières études sur la mortalité et l’espérance de vie ont vu le
jour, notamment avec les travaux de Louis René Villermé. Ce médecin français avait obser-
vé que les quartiers les plus pauvres de Paris avaient un taux de mortalité plus élevé que les
quartiers plus favorisés. À sa suite, d’autres médecins ont fait des constatations similaires
au Royaume-Uni et en Allemagne.
À la n du XXe siècle, les études sur les inégalités de santé ont connu un regain d’inté-
rêt, après la publication en Angleterre d’un rapport montrant la persistance des inégalités
sociales de santé et de mortalité, malgré la généralisation des systèmes de sécurité sociale et
l’amélioration de l’accès aux soins
Certes, l’espérance de vie des plus pauvres s’est améliorée, mais la différence existant
entre eux et les plus favorisés s’est maintenue. Cette inégalité se mesure dès la naissance et
tout au long de la vie, selon l’expression “du berceau à la tombe”. Elle se compte en années
de vie en moins pour les personnes appartenant au groupe économiquement le plus faible :
de 4 à 6 ans en moyenne pour les hommes, et de 2 à 4 ans pour les femmes. En 2006, un
rapport effectué à la demande de la présidence anglaise de l’Union européenne constatait
que l’inégalité devant la mort avait même progressé au cours des dernières décennies (Mac-
kenbach 2006). En Angleterre et aux Pays de Galles, la différence d’espérance de vie entre
les hommes les plus riches et les hommes les plus pauvres est passée de 5,4 ans dans les
années 1970 à plus de 8 ans dans les années 1990.
Une étude belge de 2010 conrme ces données. En Belgique, à l’âge de 25 ans, les
hommes les plus instruits bénéciaient en 1991 de cinq ans d’espérance de vie en plus que
les moins instruits, en 2001 de sept ans et demi. Chez les femmes, la différence d’espé-
rance de vie en fonction du niveau d’instruction est passée de trois à six ans (Van Oyen et
al. 2010).
La pauvreté, de mauvaises conditions de travail et de vie, le niveau d’études, le chô-
mage sont des composantes importantes de ces inégalités. À Séville, par exemple, des cher-
cheurs ont montré que les quartiers à plus fort taux de chômage présentent une surmorta-
lité de 15 % pour les hommes et de 8 % pour les femmes et que 8 années d’espérance de vie
en plus pour les hommes et 4,5 années en plus pour les femmes séparent les plus favorisés
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des moins favorisés. Pour ces chercheurs, la perte du travail et le chômage ont un impact
important sur l’espérance de vie et la mortalité.
Autre exemple, la région du Nord-Pas-de-Calais qui enregistre les taux d’incidence des
cancers les plus élevés de France. Le cancer y frappe 669 hommes pour 100 000 et 372 femmes
pour 100 000, alors que la moyenne française est de 504 pour 100 000 chez les hommes, et de
309 pour 100 000 chez les femmes. Les taux élevés de cancer dans le Nord-Pas-de-Calais ont
des répercussions sur l’espérance de vie qui y est, en moyenne, inférieure de 3,6 ans pour les
hommes et de 2,8 ans pour les femmes par rapport au sud de la France3. Les cancers du Nord
ne sont pourtant pas différents des cancers enregistrés dans les autres régions de France. Ce
fossé entre régions s’explique, selon le responsable de l’Observatoire régional de santé, par la
présence dans le nord “d’une proportion plus importante de gens en situation de précarité”.
“La carte de surmortalité des cancers correspond à celle des poches de chômage et de pau-
vreté ; un héritage du tissu industriel et minier qui s’est effondré”, précise-t-il4.
Si le chômage peut être un facteur d’inégalité sociale devant la maladie et la mort,
le travail l’est tout autant. À Cadix, une étude sur l’inuence des facteurs sociaux dans les
décès dus aux cancers montre que la surmortalité par cancers progresse en sens inverse
du statut social. Cette surmortalité par cancer est due à un excès de cancers du larynx, du
poumon, des bronches et de la plèvre. Les auteurs mettent en avant, à côté des facteurs
classiques comme la consommation d’alcool et le tabagisme, les facteurs professionnels.
Dans cette région d’Andalousie, des entreprises de fabrication de meubles, de chaussures,
de production d’aluminium, de construction navale ont exposé leurs ouvriers aux acides,
aux peintures, au chrome, à l’arsenic ou à l’amiante.
Dans le Nord-Pas-de-Calais, la mortalité par cancer des hommes âgés de 25 à 54 ans
est plus élevée que dans les autres régions françaises pour toutes les catégories socioprofes-
sionnelles, mais dans des proportions très différentes : plus 9 % pour les cadres supérieurs ;
plus 30 % pour les professions intermédiaires, les artisans et les commerçants ; plus 60 %
pour les ouvriers et les employés (Aïach et al. 2004). À l’échelon national, si l’on considère
que 1 est la mortalité des cadres supérieurs et des professions libérales, le rapport de sur-
mortalité de la catégorie ouvriers/employés s’établit à 2,9 pour la mortalité générale, et à
4 pour les cancers. Ce rapport est plus élevé dans le Nord-Pas-de-Calais où il s’établit res-
pectivement à 4 et 5. Les risques professionnels ont manifestement un impact sur l’excès
de cancers qui y est observé. Il est en effet signicatif que le taux de cancers professionnels
reconnus dans le Nord-Pas-de-Calais soit près du double de celui de la région parisienne.
Dans les années 1960 et 1970, la population active de la région était composée à 50 %
d’ouvriers, nombreux à travailler dans les mines, la sidérurgie, les chantiers navals, où les
expositions aux différents cancérogènes, et notamment à l’amiante, étaient très courantes.
L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a mené une étude dans
15 hôpitaux français sur les cancers du larynx et de l’hypopharynx, cancers en général reliés
au tabagisme et à la consommation d’alcool (Menvielle et al. 2004). Les résultats indiquent
que les travailleurs manuels ont un risque deux fois et demie supérieur aux non-manuels
de développer ces cancers. Un tiers de cet excès de risque a été attribué, par les auteurs de
l’étude, à des facteurs professionnels.
Ce n’est pas étonnant quand on sait que l’exposition à toutes les formes d’amiante est
une cause de cancers du larynx et du pharynx et que d’autres substances comme les pous-
sières de ciment ou la silice sont aussi impliquées (IARC 2012a, Paget-Bailly 2012).
3. Revue Prescrire (2007) Espérance de vie, cancers : les deux France, 279, 66-67.
4. Cancer : le Nord/Pas-de-Calais est la région française la plus affectée, Dépêche AFP, 17 janvier 2007.
10
Un rapport d’octobre 2011 de l’Institut national de la statistique et des études écono-
miques (Insee) a fait le point sur les différences sociales de mortalité pour l’ensemble de la
France (Blanpain 2011). Première constatation : parmi les actifs masculins comme féminins,
les cadres et les membres des professions intellectuelles supérieures ont l’espérance de vie
la plus élevée alors que les ouvriers sont les moins bien lotis. Ainsi, pour la période 2000-
2008, les hommes appartenant au groupe des cadres et des professions intellectuelles supé-
rieures ont une espérance de vie à 35 ans de six ans supérieure à celle des ouvriers, soit
47 ans contre 41. Pour les femmes, la différence est de trois ans, avec une espérance de vie
à 35 ans de 52 ans pour les cadres et de 49 ans pour les ouvrières. Seconde constatation :
l’amélioration de l’espérance de vie a surtout proté aux catégories supérieures. Le rapport
de l’Insee constate une baisse de la mortalité continue depuis 1976, mais de façon différente
pour les hommes selon les catégories socioprofessionnelles. Les inégalités devant la mort
n’ont par contre pratiquement pas bougé depuis 1980. L’inégalité devant la mort est parti-
culièrement forte pour les décès précoces : à 45 ans, le risque de mourir dans l’année est 2,5
fois plus important pour un homme ouvrier que pour un cadre alors qu’à 90 ans, ce risque
est 1,3 fois plus important. Pour les auteurs du rapport, les comportements et modes de
vie, mais aussi des conditions de travail physiquement plus pénibles et une exposition plus
fréquente à des risques professionnels jouent en défaveur des ouvriers.
Les inégalités sociales concernant les cancers jouent évidemment un rôle impor-
tant dans ces inégalités devant la mort. Pour la France, les recherches mettent en évidence
les tendances suivantes : de fortes inégalités sociales de mortalité par cancer sont obser-
vées chez les hommes, en particulier pour les cancers des voies aérodigestives supérieures
(bouche, pharynx, larynx). Les inégalités sociales sont moins importantes chez les femmes,
mais elles sont observées pour l’utérus, l’estomac et le poumon. Les inégalités sociales de
mortalité par cancer chez les hommes se sont accrues entre 1968 et 1981, et se sont sta-
bilisées depuis les années 1980. L’augmentation est particulièrement importante pour les
cancers des voies aérodigestives supérieures. Chez les femmes, la sous-mortalité par cancer
du sein observée au début des années 1970 chez les moins diplômées s’est progressivement
atténuée pour disparaître à la n des années 1990 (Menvielle et al. 2008)
Graphique1 Espérance de vie à 35 ans par sexe pour les cadres et les ouvriers
Source : Insee (2011), Échantillon démographique permanent.
30
1976–1984 1983-1991 1991-1999 2000-2008
35
40
45
50
55
47, 5
44,4
41,7
35,7
46,3
43,7
37, 3
47, 2
45,8
38,8
48,7
47, 2
40,9
49,7 49,8
51,7 Femme
cadre
Femme
ouvrière
Homme
cadre
Homme
ouvrier
11
Cette relation entre espérance de vie, cancer et statut social n’est pas propre au Nord-
Pas-de-Calais, ni à la France, ni à l’Espagne. Dans tous les pays européens, les travailleurs
manuels ont un taux de décès entre 45 et 59 ans, c’est-à-dire un taux de mort prématurée,
supérieur aux non-manuels dans un rapport qui va parfois du simple au double. Même dans
les pays du nord de l’Europe, connus pour un meilleur système de protection sociale et plus
d’égalité dans l’accès aux soins de santé, le risque de cancer est largement dépendant de la
position des personnes dans la société.
Une inégalité observée partout dans le monde
Dans tous les pays industrialisés, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC)
constate une incidence des cancers et une mortalité par cancer plus élevées dans les groupes
socioéconomiques à faibles revenus. Au cours des cinquante dernières années, l’incidence
du cancer du poumon a diminué dans les tranches les plus aisées de la population, mais il
a continué à progresser dans les groupes aux revenus les plus faibles. Les spécialistes du
CIRC estiment que cette différence n’est pas seulement due à des habitudes de tabagisme
différentes. Ils évoquent également l’exposition à des cancérogènes dans le milieu de travail
qui serait responsable d’un tiers de la différence observée entre les classes les plus et les
moins aisées. Cette proportion atteint même la moitié pour le cancer du poumon et celui de
la vessie.
Si les disparités de consommation tabagique entre groupes sociaux existent bien,
elles sont sans commune mesure avec l’inégalité observée concernant les cancers. Chez les
hommes, la différence entre les ouvriers et les cadres est de 20 % en ce qui concerne la
proportion de fumeurs, mais l’excès de mortalité précoce chez les ouvriers par rapport aux
cadres est de l’ordre de 200 % (Thébaud-Mony 2006).
Par ailleurs, les données disponibles sur les cancers reconnus d’origine profession-
nelle montrent que ceux-ci se concentrent dans la classe des travailleurs manuels et des per-
sonnes à faibles revenus. Cela n’a rien d’étonnant car on sait que les ouvriers sont davantage
exposés aux substances cancérogènes, comme nous le montrent les résultats de Sumer, une
vaste enquête française sur l’exposition aux risques du travail (voir p. 26).
13
Chapitre 2
Les cancers
professionnels:
une histoire sans fin?
Dès l’antiquité, des auteurs décrivent des affections caractéristiques de certaines
professions, mais ces observations resteront éparses. C’est Bernardino Ramazzini,
professeur de médecine à l’université de Padoue, qui le premier rassemble dans son
Essai sur les maladies des artisans, paru en 1700, des observations sur les maux
qui frappent les artisans et les ouvriers5. Dans la préface, il note : “Ne sommes-nous
pas forcés de convenir que plusieurs arts sont une source de maux pour ceux qui les
exercent, et que les artisans, trouvant les maladies les plus graves où ils espéraient
puiser le soutien de leur vie et celles de leur famille, meurent en détestant leur in-
grate profession ? Ayant eu dans ma pratique de fréquentes occasions d’observer ce
malheur, je me suis appliqué à écrire sur les maladies des artisans.”
Ce médecin hors du commun ne se contenta pas de décrire, il s’attacha à
“fournir des moyens de guérir ou de prévenir les maladies qui attaquent les ar-
tisans”. Il recommandait à ses collègues d’ajouter la question “Quel est le métier
du malade ?” à la liste des questions qu’Hippocrate recommande aux médecins de
poser à leurs patients. Trois siècles plus tard, cette question mérite toujours d’être
posée. Et comme Ramazzini, on peut regretter, encore aujourd’hui, qu’elle ne le soit
pas sufsamment.
Dans son ouvrage, le père de la médecine du travail décrit en détail les mala-
dies auxquelles sont sujets les travailleurs de plus de 50 professions, dont celles
des mineurs, des carriers, des chimistes, des travailleurs du textile, des verriers,
des peintres, des fossoyeurs, des sages-femmes, des nourrices, etc. Il rapporte les
5. Ramazzini B. (1855) Essai sur les maladies des artisans, traduit du latin par M. De Fourcroy, nouvelle
édition faite sur celle de 1778, Paris, Adolphe Delhays Libraire.
14
troubles respiratoires, l’asthme, la toux, les maladies de la peau, les risques infectieux et
parasitaires, les intoxications au mercure, au plomb et à l’antimoine. Le mot cancer ne fait
pas partie de son vocabulaire. Près d’un siècle plus tard, un autre médecin, faisant preuve
du même sens de l’observation, découvrira le premier cancer professionnel.
Le cancer du ramoneur, premier cancer professionnel identifié
Le cancer du scrotum, appelé “cancer du ramoneur”, est le premier cancer attribué à une ex-
position professionnelle. En 1775, un chirurgien anglais, Percival Pott, décrit des cancers du
scrotum observés chez des hommes qui ont été ramoneurs dans leur jeune âge. Jusqu’alors,
cette maladie était considérée comme étant d’origine vénérienne. Dans l’Angleterre de cette
époque, les ramoneurs étaient souvent des enfants, grimpant dans des cheminées étroites et
brûlantes. Pott attribue le cancer des ramoneurs à la suie et aux goudrons accumulés dans
les vêtements et les replis de la peau recouvrant les testicules.
Sur le Continent, cette maladie semblait inconnue. Des médecins anglais effectuent
la traversée de la Manche et font le constat que des mesures de prévention relativement
simples peuvent éviter des cancers professionnels. Ils observent en effet que les ramoneurs
du Continent, notamment en Allemagne, portent depuis longtemps un vêtement, resserré
aux poignets, qui les recouvre de la tête aux pieds, ce qui empêche la suie d’entrer en contact
avec le corps. Ils remarquent également que ces ramoneurs sont très attentifs à leur hygiène
personnelle.
Cent ans après la découverte de Pott, des médecins observent à leur tour des cancers
du scrotum chez les travailleurs du textile exposés aux huiles minérales. Une substance
cancérogène dans les huiles provoque, à partir des années 1910, une véritable épidémie de
cancers du scrotum parmi les ouvriers de l’industrie cotonnière anglaise. Il faudra attendre
les années 1930 pour pouvoir identier l’agent cancérogène : le benzo[a]pyrène, et toute
une série d’hydrocarbures polycycliques aromatiques (HPA), présents dans les dérivés de la
houille ou du pétrole. Les HPA sont en fait omniprésents dans notre environnement. On les
retrouve dans la fumée de cigarette et ils peuvent contaminer de nombreux lieux de travail
par leur présence dans les fumées, les gaz, les suies, les huiles dégradées par la chaleur.
La connaissance scientique de leurs effets cancérogènes n’a pas empêché que les
travailleurs des cokeries, exposés à des fumées contenant des HPA, continuent à mourir
deux fois plus souvent de cancers bronchiques.
Aujourd’hui encore, les ramoneurs continuent d’être victimes sinon du cancer du
scrotum, d’autres types cancers. Une étude couvrant une période qui va des années 1960
à 2005, réalisée dans cinq pays du nord de l’Europe sur la profession exercée par les per-
sonnes atteintes de cancer, indique que les ramoneurs sont parmi les professions ayant
le plus haut taux de cancers. L’étude qui rassemble les données de plus de 15 millions de
personnes fait partie du projet Nordic Occupational Cancer (NOCCA) (Pukkala et al. 2009)
dont le but est de tracer les relations entre professions et cancer (voir aussi chapitre 3).
Les HPA peuvent être responsables non seulement de cancers de la peau mais aussi
de cancers du poumon, de la gorge, du larynx ou de l’œsophage. Les auteurs de l’étude
nordique estiment que l’exposition aux HPA est aussi une des explications du taux élevé de
cancers de la vessie observé parmi les ramoneurs.
Les ramoneurs n’ont pas le monopole de l’exposition au benzo[a]pyrène et à d’autres
HPA. Les travailleurs de la production d’aluminium, et ceux en contact avec du bitume lors
de travaux d’asphaltage ou visant à rendre les toitures étanches peuvent y être fortement ex-
posés. En novembre 2012, la cour d’appel de Lyon a reconnu la responsabilité de Vinci, une
15
grande entreprise du secteur des travaux publics, dans le décès, à 56 ans, d’un travailleur
atteint d’un cancer de la peau contracté après 20 ans de travail au contact du bitume. Au
Danemark, l’analyse des données d’une cohorte de 679 asphalteurs a révélé qu’ils avaient
un risque de cancer du poumon multiplié par trois et demi par rapport à l’ensemble de la
population masculine (Hansen et Lassen 2011).
En 2010, plus de 200 ans après les observations de Pott et 80 ans après l’identica-
tion du benzo[a]pyrène et des HPA comme agents cancérogènes, le Centre international de
recherches sur le cancer (CIRC) a classé le benzo[a]pyrène comme un cancérogène avéré
pour l’homme sur base de sa toxicité pour de nombreuses espèces animales (cancer de la
peau et du poumon), et de ses mécanismes d’action. Le CIRC a aussi classé, en 2011, comme
probablement cancérogène l’exposition aux bitumes lors des travaux de revêtements bitu-
mineux.
Première leçon, si un cancérogène agit préférentiellement sur un organe, il n’épargne
pas pour autant les autres. Seconde leçon, un même cancérogène peut se retrouver dans
des milieux de travail très différents. Troisième leçon : en général, les substances cancéro-
gènes qui se dégagent au cours d’un processus de production font l’objet de mesures de pré-
vention moins systématiques que pour les substances identiées comme cancérogènes qui
entrent dans le cycle de la production. Quatrième leçon, les conditions de travail inuencent
la survenue ou non du cancer. Ainsi, chez les ouvriers des cokeries, des taux de cancers des
bronches très différents ont été observés d’une usine à l’autre, et d’un pays à l’autre, en
fonction des mesures de prévention prises ou des processus technologiques. Preuve que les
cancers professionnels ne sont pas une fatalité.
Attention à la couleur!
L’industrie chimique a pris son essor vers 1860 avec l’industrie des colorants. Quelques
années auparavant, un chimiste avait découvert la synthèse du mauve d’aniline, une aryla-
mine présente dans le goudron de houille .
Avant la n du XIXe siècle, un chirurgien de Francfort, Ludwig Rehn, signale des can-
cers de la vessie chez des ouvriers des usines de colorants. Entre 1895 et la Seconde Guerre
mondiale, des centaines de cancers de la vessie ont été signalés parmi les travailleurs de la
fabrication des teintures et colorants.
En 1938, un chercheur américain, William Hueper, démontre le pouvoir cancérogène
de certaines arylamines chez l’animal et particulièrement de la béta-naphthylamine. La bé-
ta-naphthylamine était également utilisée comme antioxydant dans l’industrie du caout-
chouc. Caoutchouc qui lui-même était utilisé dans d’autres secteurs industriels comme celui
des câbleries. Justement, des cas de cancers de la vessie sont également décrits dans ces
secteurs (Lower 1982).
Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie chimique anglaise fait réaliser une
enquête sur l’ensemble de ses travailleurs (Case et al. 1954). Les résultats montrent qu’un
travailleur sur dix exposé aux arylamines développe un cancer de la vessie. Les auteurs de
l’enquête estiment qu’en fonction du temps de latence, 18 ans en moyenne, la prévalence
nale du cancer de la vessie serait de 23 % parmi les travailleurs exposés aux arylamines,
et de 43 % parmi les travailleurs exposés à la béta-naphthylamine seule. Ce qui signie, par
rapport à la population générale, un risque de décéder d’un cancer de la vessie multiplié par
30 pour l’ensemble des arylamines, et multiplié par 60 pour la béta-naphthylamine seule.
Le Royaume-Uni abandonnera la fabrication de la béta-naphthylamine en 1949, et celle de
la benzidine en 1962. Et pourtant, sur le Continent, on fait comme si de rien n’était...
16
En 1977, le scandale créé par le procès des dirigeants de l’entreprise de colorants
IPCA, surnommée “la fabbrica del cancro” (l’usine à cancer), dépasse les frontières de l’Ita-
lie. En 20 ans, 132 ouvriers et anciens ouvriers de cette usine sont morts de cancers de la
vessie. En 1990, des journalistes belges découvriront avec stupeur que des ouvriers conti-
nuent de mourir de cancers de la vessie parce qu’ils ont été exposés à la benzidine et la béta-
naphthylamine dans l’usine “Les colorants de Tertre”, une entreprise de la région de Mons
(ouest de la Belgique)6. Personne ne semblait les avoir avertis des risques de cancers liés aux
substances qu’ils manipulaient.
À l'échelon européen, les quatre amines aromatiques les plus dangereuses n'ont été
interdites qu'en 1988 par une directive7. Il existe de nombreuses autres amines aromatiques
qui continuent à être utilisées pour la synthèse des matières colorantes et des produits phar-
maceutiques, et dans l’industrie du caoutchouc et des matières plastiques. Cela explique
notamment le risque accru de cancers de la vessie parmi les coiffeuses qui utilisent souvent
des colorants sans protection particulière (Lower 1982).
Amiante: une catastrophe sanitaire qui se perpétue
C’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et la découverte de gisements importants
au Québec et en Afrique du Sud, que l’utilisation industrielle de l’amiante se développe
progressivement. Au-delà des principaux secteurs directement concernés (mines, textiles,
feutres, cartons, freins, amiante-ciment, projections d’amiante appelées ocages), de très
nombreuses professions ont été exposées à l’amiante dans les secteurs de l’isolation, de la
chimie, de la sidérurgie, de l’électricité, des chantiers navals, des transports, de la peinture,
de la menuiserie, de la décoration, etc.
En 1906, la première description de l’ère industrielle d’une maladie pulmonaire
liée à l’amiante a lieu devant une commission parlementaire britannique. La même année,
un médecin du travail français constate des pneumoconioses, des phtisies particulières et
des scléroses du poumon dans une usine de lature et de tissage d’amiante à Condé-sur-
Noireau, en Normandie8.
En 1935, des médecins anglais décrivent un cancer du poumon chez un patient
atteint d’asbestose, une brose pulmonaire due à l’amiante. En 1947, l’inspecteur en chef
des usines du Royaume-Uni note dans son rapport annuel que les autopsies de 235 per-
sonnes, dont le décès était attribué à l’asbestose, révèlent la présence d’un cancer du pou-
mon chez 13,2 % d’entre elles. Parmi des travailleurs décédés de silicose, ce chiffre n’était
que de 1,3 %.
En 1955, un épidémiologiste anglais publie une étude sur le cancer du poumon
parmi les ouvriers de l’amiante (Doll 1955). Il observe un risque de développer un cancer
du poumon dix fois supérieur à celui de la population générale. Cette publication, qui
s’est imposée comme un “classique” de l’épidémiologie, sera confortée par de nombreuses
autres observations.
En 1960 un anatomopathologiste sud-africain établit un lien entre des cas de mésothé-
liomes, un cancer de la plèvre et une exposition à l’amiante (Wagner et al. 1960). La relation
6. Attention à la couleur, RTBF, émission diffusée le 10 juin 1990.
7. Directive 88/364/CEE du Conseil du 9 juin 1988 concernant la protection des travailleurs par l’interdiction de
certains agents spéciques et/ou de certaines activités.
8. Auribault D. (1906) Note sur l’hygiène et la sécurité des ouvriers dans les latures et tissages d’amiante, Bulletin de
l’inspection du travail, 14, 120-132.
17
entre amiante et mésothéliome va progressivement se conrmer, au point qu’aujourd’hui le
mésothéliome est devenu un marqueur épidémiologique d’exposition à l’amiante.
L’amiante a été abandonné progressivement en Europe occidentale. Il est interdit au
Danemark en 1986, en 1992 en Italie, en 1997 en France, en 1998 en Belgique et en 2005
pour l’ensemble des pays de l’UE. Cette interdiction est arrivée très tard, trop tard pour
nombre de travailleurs. Comme le souligne l’Organisation internationale du travail (OIT),
le temps de latence des maladies liées à l’amiante est une véritable épée de Damoclès. Pour
l’un de ses responsables, “l’amiante est l’un des plus importants, si ce n’est le plus impor-
tant, des facteurs de décès liés au travail, et il est de plus en plus perçu comme le principal
dé de santé publique dans le monde9”.
L’amiante était une catastrophe prévisible. Pourtant, incroyablement, l’hécatombe
n’est pas près de s’arrêter. Dans les pays qui ont interdit l’amiante, une cinquantaine en
2013, ce matériau utilisé pendant un siècle est encore présent partout dans les entreprises,
les immeubles et les maisons. On le trouve aussi dans des moyens de transport comme
des wagons de chemin de fer ou des navires. Longtemps encore, des travailleurs y seront
confrontés dans de nombreux métiers.
Même dans les pays qui ont interdit l’amiante, l’épidémie de mésothéliomes se pour-
suit, comme le montre une étude de 2013 menée dans l’État du Massachusetts (Roelofs
et al. 2013). Les auteurs ont examiné les 1 424 cas de mésothéliome survenus entre 1998 et
2003. Ils n’ont observé aucune baisse du nombre de nouveaux cas de mésothéliomes dans
les secteurs des chantiers navals et de la construction, et ont constaté que la maladie frappe
des professions qui semblaient épargnées tels : les ingénieurs de la chimie, les opérateurs
de machines, les mécaniciens du secteur de l’automobile et de la fabrication de machines-
outils, des employés des chemins de fer et des services postaux américains.
“Errare humanum est, perseverare diabolicum”, l’erreur est humaine, persévé-
rer (dans l’erreur) est diabolique, cet ancien dicton s’applique parfaitement à l’histoire de
l’amiante. À l’échelon mondial, la production d’amiante reste importante et stable depuis le
début des années 2000, près de 2 millions de tonnes par an. En 2012, la Russie en a produit
la moitié dont l’essentiel est exporté. Elle est suivie par la Chine et le Brésil. En tête des utili-
sateurs d’amiante, on trouve la Chine (plus de 30 % de la consommation mondiale en 2011)
suivie par l’Inde (environ 15 % de la consommation mondiale).
Selon les estimations de l’OIT, 100 000 personnes meurent chaque année dans le
monde des suites d’une exposition professionnelle à l’amiante.
Les poussières de bois et de cuir: une menace moins connue
Les bres d’amiante ne sont pas les seules à être source de cancers. Les poussières de
bois sont responsables d’une forme particulière de cancers des sinus, le cancer de l’eth-
moïde. Cette découverte remonte à 1965. Des médecins de la région d’Oxford constatent
un nombre de cancers du sinus anormalement élevé. Ils remarquent que les patients sont
essentiellement des menuisiers et des ébénistes. Intrigués, ils consultent le registre régio-
nal du cancer : les cancers des fosses nasales sont concentrés dans une petite région du
Buckinghamshire où sont rassemblées de nombreuses usines de meubles. Les victimes
sont essentiellement des travailleurs du bois. Une vaste enquête nationale conrmera ces
découvertes (Acheson et al. 1972).
9. OIT (2006) Amiante : le temps de latence est une véritable épée de Damoclès.
18
Sur le Continent, en France, en Belgique et au Danemark, des médecins ne tardent pas
à faire les mêmes constatations. Le cancer de l’ethmoïde sera reconnu maladie professionnelle
en Angleterre en 1969, en Belgique en 1976, en France en 1981, en Allemagne en 1987.
En s’intéressant aux cancers de l’ethmoïde, les chercheurs britanniques découvriront
un excès de cancers du nez chez les travailleurs des secteurs du cuir et de la chaussure. Le
risque le plus élevé était observé parmi les travailleurs occupés dans les départements de
préparation et de nition où les opérations de coupe, de polissage et de ponçage les expo-
saient à de fortes concentrations de poussières de cuir. D’abord controversée, cette informa-
tion sera dénitivement conrmée en 1988 par une étude danoise (Olsen 1988).
Une telle interconnexion des données permet de mettre en évidence des risques en-
core non identiés et d’en conrmer d’autres. Ainsi l’étude NOCCA (Nordic occupational
cancer study) a révélé que les poussières de tous les types de bois, et pas seulement de
certains bois, pouvaient être cause de cancers. Parmi les travailleurs des pays nordiques
employés dans le secteur de la fabrication de meubles, le risque de développer un cancer du
nez est presque doublé pour les hommes comme pour les femmes par rapport au reste de
la population. Pour un type particulier de cancer du nez (l’adénocarcinome) ce risque était
multiplié par 5,5 pour les hommes exposés.
Substances chimiques cancérogènes, une toxicité souvent réévaluée
à la hausse
Quatre amines aromatiques interdites en 1988, mais tant d’autres substances chimiques
cancérogènes continuent d’être produites et utilisées. Dans la liste des cancérogènes avé-
rés et possibles pour les humains, établie et mise à jour régulièrement par le Centre in-
ternational de recherches sur le cancer (CIRC), gurent de très nombreuses substances
chimiques. Nous en épinglerons trois dont la toxicité n’a cessé d’être réévaluée à la hausse
au l du temps.
Le formaldéhyde est un composant naturel des systèmes vivants. Il est une consé-
quence des processus d’oxydation et peut se former dans les plantes comme chez les mam-
mifères et les humains. Le formaldéhyde est rejeté dans l’environnement par la combus-
tion de matières organiques (incinérateurs, centrale électrique, véhicules à moteur, etc.).
En tant que substance chimique, il est utilisé pour la fabrication de nombreux matériaux
de construction et des produits de consommation courants. Il est présent dans des colles
et des résines qui servent d’agglomérants pour des produits à base de particules de bois
et de papier ; dans la laine de verre et dans la laine de roche ; dans des plastiques et des
revêtements, notamment pour la nition des textiles ; dans l’industrie chimique ainsi que
comme désinfectant et produit de préservation (embaumements). Dans les années 1990,
près d’un million de travailleurs étaient exposés au formaldéhyde dans l’Europe des Quinze
(IARC 2012b). À la même époque, environ 2 millions de travailleurs américains y étaient
aussi exposés, dont près de la moitié dans l’industrie de la confection (National Toxicology
Program 2011).
Dès les années 1980, des chercheurs avaient observé une surmortalité des travail-
leurs exposés au formaldéhyde pour certains types de cancers. Après la publication d’études
sur des animaux montrant des cancers des cellules nasales, le CIRC a classé le formaldéhyde
comme cancérogène probable pour l’homme en 1995 (Pinkerton et al. 2004).
À la suite de nombreuses études épidémiologiques conrmant le risque de cancers du
nez et des sinus parmi les travailleurs exposés, le CIRC a nalement classé le formaldéhyde
comme cancérogène avéré pour l'homme en 2004. Au Danemark, une étude fondée sur les
19
données du registre du cancer a montré parmi les personnes ayant développé des cancers
des sinus que le risque de développer ces cancers était multiplié par trois pour les travailleurs
exposés au formaldéhyde (Hansen et Lassen 2011).
En 2009, le CIRC a réexaminé le dossier du formaldéhyde et conrmé le risque de
cancers du nasopharynx, mais a ajouté les leucémies (notamment des leucémies myéloïdes,
cancers du sang liés aux globules blancs) comme cancers reconnus chez l’homme. Plusieurs
études ont en effet montré un risque augmenté de plus de 50 % de cette forme de leucémie
parmi les travailleurs exposés au formaldéhyde.
Le formaldéhyde est considéré, selon les critères du Règlement européen CLP sur la
classication et l’étiquetage des produits chimiques, comme cancérogène “suspecté”, caté-
gorie 2 (voir chapitre IV). En 2011, la Confédération européenne des syndicats (CES) s’est
prononcée en faveur du reclassement du formaldéhyde. La même année, à la demande des
autorités françaises, une proposition de reclassement du formaldéhyde en catégorie 1A (can-
cérogène avéré) a été soumise à l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). En
novembre 2012, le Comité d’évaluation des risques de l’ECHA a rendu un avis de classement
du formaldéhyde comme cancérogène de catégorie 1B, substance devant être assimilée à
des substances cancérogènes pour l’homme. Une évaluation complète du formaldéhyde est
prévue au niveau européen pour 2014 et son classement en catégorie 1B dans le règlement
CLP (Classication, Labeling & Packaging) pour 2015.
Si le formaldéhyde est reconnu au niveau européen comme cancérogène de catégorie
1B, cela impliquera des mesures réglementaires plus strictes tant au niveau des produits de
consommation que des usages professionnels, et notamment sa substitution, là où cela est
possible, par des substances moins toxiques. Le formaldéhyde pourrait aussi faire l’objet
dans le cadre du Règlement REACH d’un processus d’autorisation, ou de limitation de ses
utilisations, mais ces processus sont longs. Ils peuvent durer de cinq à huit ans.
Dès 2011, les autorités américaines ont franchi le pas et considéré le formaldéhyde
comme cancérogène avéré et l’ont ajouté à une liste de substances chimiques et biologiques
qui compte désormais 240 substances, dont 54 cancérogènes avérés et 186 cancérogènes
probables.
Le trichloroéthylène et le perchloréthylène font partie du groupe chimique des
éthylènes chlorés qui compte aussi l’éthylène et le chlorure de vinyle. Le trichloroéthylène
(TCE) et le perchloroéthylène (PCE) produits en grands volumes ont été les solvants chlo-
rés les plus utilisés au cours du XXe siècle. Ils ont été employés pour de multiples usages :
nettoyage à sec des tissus, usages médicaux comme anesthésiques (TCE) et antiparasitaires
(PCE), pour le dégraissage des métaux et pour la fabrication du revêtement intérieur des
tuyaux d’adduction d’eau (PCE). Les premières informations relatives à leurs effets toxiques
sont venues de l’évaluation de leur usage thérapeutique. Leurs effets sur les personnes expo-
sées professionnellement ont d’abord été analysés en termes d’effets aigus. C’est seulement
à partir des années 1970 et la découverte du pouvoir cancérogène du chlorure de vinyle que
l’on s’est intéressé davantage à la toxicité du TCE et du PCE, ce qui a suscité de nombreuses
controverses (Ozonoff 2013).
Dans des expérimentations animales, le trichloroéthylène (TCE) a provoqué des can-
cers du foie, des reins, des poumons, des testicules et du système sanguin. Chez l’homme,
c’est surtout sa toxicité rénale qui a été mise en évidence. Ainsi, une étude française a mon-
tré que des travailleurs fortement exposés au TCE avaient un risque de cancer du rein mul-
tiplié par deux par rapport à des travailleurs non exposés (Guha et al. 2012).
En 2012, le CIRC a classé le trichloroéthylène comme un cancérogène avéré pour
l’homme. Dans l’Union européenne, il est considéré comme un agent cancérogène de caté-
gorie 1B, c’est-à-dire qu’il doit être assimilé à une substance cancérogène pour l’homme.
20
Le TCE est encore utilisé pour le dégraissage, mais son utilisation principale est dans
la production de produits chlorés.
Le perchloréthylène (PCE), appelé aussi trétrachloroéthylène, a été principalement
utilisé dans le secteur du nettoyage à sec des tissus où il continue d’être largement employé.
Il a été aussi très utilisé pour le dégraissage des métaux et pour la production des chloro-
uorocarbones, ou CFC, des composés gazeux accusés de détruire la couche d’ozone et pour
la plupart interdits dans le cadre du Protocole de Montréal.
Les études épidémiologiques ont relié le perchloréthylène à différents cancers. Elles
se sont surtout intéressées aux travailleurs du secteur du nettoyage à sec (pressings). C’est
le lien avec le cancer de la vessie qui a été estimé le plus consistant. En 2012, le Centre inter-
national de recherche sur le cancer (CIRC) a classé le perchloréthylène comme cancérogène
probable pour l’homme (groupe 2A). L’Union européenne le considère comme une subs-
tance susceptible de provoquer le cancer, classe 2 selon le Règlement CLP.
Depuis l’évaluation du CIRC de 2012, une étude canadienne a signalé un doublement
du risque de cancer du poumon parmi les travailleurs exposés au perchloréthylène (Vizcaya
et al. 2013). Une étude réalisée dans quatre pays du nord de l’Europe a constaté une légère
augmentation du risque de cancer du foie et de lymphome non Hodgkinien (cancer du sys-
tème lymphatique) (Vlaaderen et al. 2013). C’est surtout les risques environnementaux des
installations de pressing en ville qui ont attiré l’attention sur le perchloréthylène. Toute
nouvelle installation de pressing utilisant ce solvant est interdite en Norvège depuis 2005
et en Californie depuis 2008. Depuis le 1er mars 2013, il est interdit en France d’installer
une nouvelle machine de nettoyage à sec fonctionnant au perchloréthylène dans des locaux
contigus occupés par des tiers. Les machines existantes seront interdites de manière pro-
gressive dans ces mêmes locaux. La France compte 4 500 installations de nettoyage à sec et
5 200 machines utilisant du perchloréthylène. Environ 25 000 personnes travaillent dans
ces installations.
Le perchloréthylène reste autorisé dans les installations non contiguës à des locaux
occupés par des tiers. Alors, quid de la santé des travailleurs français qui continueront d’y
être exposés ? Et des autres travailleurs ailleurs dans le monde ? Dans le cadre du Règle-
ment REACH, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a programmé une éva-
luation complète du perchloréthylène.
Ces trois exemples de substances chimiques dont la toxicité n’a cessé d’être revue à
la hausse nous interrogent sur la validité des mesures de prévention et des valeurs limites
d’exposition prises et décidées à partir de connaissances souvent déjà dépassées. Qui pro-
tègent-elles en dénitive ? Car les exemples cités plus haut ne sont pas isolés. La toxi-
cité cancérogène de plusieurs autres substances chimiques a été revue à la hausse par le
CIRC, tels les polychlorobiphényles (PCB), l’oxyde d’éthylène, le butadiène, l’acrylamide,
l’épichlorohydrine, le bromure d’éthylène, le 2-nitrotoluène, les biphenyles polybromés, le
styrène, etc.
Un vieux poison toujours à l’œuvre: la silice cristalline
Si l’amiante est une tragédie. La silicose en est une autre. Elle a précédé celle de l’amiante.
Elle lui est comparable par l’ampleur du nombre des victimes. Elle n’a malheureusement
pas servi de leçon.
Dans les pays européens, nombreux sont encore les travailleurs à souffrir de l’exploi-
tation du charbon. En 2009, en Belgique, les données du rapport annuel du Fonds des mala-
dies professionnelles (FMP) indiquent que près de 10 000 travailleurs sont indemnisés pour
21
silicose et silicose associée à la tuberculose pulmonaire. En 2011, en Allemagne 1 097 nouveaux
cas de silicose ont été reconnus et trois cas de silicose associée à la tuberculose pulmonaire.
Tout comme les maladies de l’amiante, la silicose est une maladie pulmonaire irré-
versible. Elle est provoquée par l’exposition aux poussières de silice cristalline, dont la forme
principale est le quartz. L’exposition à la silice intervient principalement lors du fraisage, du
sciage, du forage ou du polissage de matériaux pierreux qui provoquent un dégagement de
poussières de quartz respirables. La quantité de poussières de quartz qui se libère lors de ces
opérations dépend de la composition et de la nature du matériau.
La poussière de quartz respirable est très ne, à peine visible. Elle se compose de minus-
cules particules insolubles qui pénètrent en profondeur dans les poumons. Ce sont ces nes
particules qui peuvent entraîner une silicose. On distingue plusieurs types de silicose : la sili-
cose aiguë lors d’une exposition massive peut entraîner le décès en moins de trois ans ; des
formes dites précoces peuvent apparaître dans un délai de moins de cinq ans ; des formes retar-
dées peuvent se manifester après plusieurs années d’exposition, parfois très longtemps après
l’arrêt de l’exposition. La silicose est une maladie invalidante progressive et irréversible. La
silice cristalline peut aussi provoquer une bronchite chronique obstructive. Et ce n’est pas tout.
Depuis 1996, le CIRC a inscrit la silice cristalline sur la liste des cancérogènes avérés
pour l’homme, considérant qu’elle pouvait causer des cancers du poumon.
Les secteurs industriels où les travailleurs sont exposés à la silice cristalline ne
manquent pas. Citons notamment : les mines, les carrières, la céramique, le verre, le ciment
et le béton manufacturé, les pierres naturelles, les fonderies, la bijouterie, les prothèses
dentaires et l’ensemble du secteur de la construction.
Dans le secteur de la construction, plusieurs métiers sont concernés : asphalteurs,
travailleurs du béton, chapistes, maçons, plafonneurs et plaquistes, démolisseurs, carre-
leurs, paveurs, etc.
Au niveau européen, une vaste enquête réalisée au début des années 1990 (Carex,
Carcinogen Exposure) indiquait que la silice cristalline était parmi les cancérogènes les plus
fréquents du milieu de travail. Pour l’Europe des Quinze, cette enquête estimait à plus de
3,2 millions le nombre des travailleurs concernés, dont 87 % dans le secteur de la construc-
tion. Un million de travailleurs étaient exposés aux poussières de silice cristalline en Alle-
magne, environ un demi-million au Royaume-Uni et un autre demi-million en Espagne.
La silice cristalline n’est toujours pas classée cancérogène dans l’Union européenne.
En décembre 2012, le Comité consultatif européen pour la santé et la sécurité sur le lieu
de travail (CCSS) a adopté une opinion favorable à la révision de la directive cancérogène
(voir chapitre 4) an d’y ajouter des valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP)
contraignantes sur l’ensemble du territoire de l’Union pour 20 substances, dont la silice
cristalline. La VLEP proposée par le Comité scientique en matière de limites d’exposition
professionnelle à des agents chimiques (CSLEP) pour la silice cristalline est de 50 µg/m3
(microgramme par mètre cube). Cette norme est proposée depuis 2003. Elle correspond à la
recommandation faite en 1974 par l’Institut américain pour la sécurité et la santé au travail
(NIOSH). En dépit de l’enjeu sanitaire, la Commission européenne n’a toujours pas pro-
posé de valeur limite contraignante pour l’exposition à la silice. En août 2013, 30 ans après
les premières recommandations du NIOSH, la norme de 50 µg/m3 vient de faire l'objet
d'une proposition de loi par l'administration américaine de la santé et la sécurité au travail
(OSHA). Selon le directeur de l'OSHA, l'application de cette norme pourrait sauver chaque
année, aux États-Unis, 700 vies et prévenir 1 600 nouveaux cas de silicose.
En Allemagne où le cancer du poumon dû à la silice cristalline est reconnu, 898
cas ont été indemnisés entre 1978 et 2010, 69 nouveaux cas en 2011. Toujours en 2011,
l'Allemagne a indemnisé 2 000 cas de silicose.
23
Chapitre 3
Le travailleur face
aux cancérogènes
Depuis sa création en 1971, le Centre international de recherches sur le cancer (CIRC)
évalue la cancérogénicité des substances et agents (produits chimiques, agents bio-
logiques, agents physiques), des situations d’exposition et des procédés industriels.
La classication du CIRC comporte cinq catégories :
— groupe 1 : cancérogène pour l’homme ;
— groupe 2A : probablement cancérogène pour l’homme ;
— groupe 2B : cancérogène possible pour l’homme ;
— groupe 3 : ne peut être classé du point de vue de sa cancérogénicité pour l’homme ;
— groupe 4 : probablement non cancérogène pour l’homme.
À ce jour, le CIRC a évalué près de 1 000 substances, environ 460 d’entre elles
ont été identiées comme cancérogènes ou potentiellement cancérogènes10. Parmi
les 111 substances classées dans le groupe 1, c’est-à-dire des cancérogènes avérés
pour l’être humain, plus de 60 sont présents dans les milieux de travail. Parmi les
cancérogènes du groupe 1 gurent des substances d’usage courant dans l’indus-
trie comme l’arsenic, le benzène, le béryllium, le cadmium, le chrome VI, l’oxyde
d’éthylène et le chlorure de vinyle. La liste des cancérogènes du groupe 1 reprend
également certains mélanges, notamment les produits à base de tabac, les pous-
sières de bois, les goudrons ainsi que certains processus industriels tels que la fabri-
cation et la réparation de chaussures, la production de caoutchouc, d’aluminium,
de fer ou d’acier, ou des métiers comme ceux de peintre ou de pompier. La liste
10. Voir site du CIRC, http://monographs.iarc.fr
24
des cancérogènes comporte également des agents physiques (les radiations ionisantes et
les rayonnements ultraviolets), des agents biologiques (certains virus) ou encore certains
médicaments ou traitements médicaux.
Les études épidémiologiques concernant l’impact sur les cancers des aspects non ma-
tériels des conditions de travail sont très peu développées. Des facteurs comme le stress, la
précarité de l’emploi, l’irrégularité des horaires de travail ont été régulièrement cités comme
pouvant favoriser l’apparition de cancers. En 2007, le CIRC a classé le travail posté comme
un cancérogène probable pour l’homme (groupe 2A) (voir aussi chapitre 6).
La classication du CIRC est établie par des commissions d’experts internationaux en
cancérogenèse. Elle n’a pas de caractère réglementaire, mais elle dresse un état des lieux des
connaissances sur le caractère cancérogène d’une substance donnée. L’Union européenne a
également établi une liste de substances cancérogènes. La classication européenne s’ins-
crit elle dans un cadre réglementaire (voir chapitre 4).
Estimations du nombre de travailleurs exposés aux cancérogènes
La première étude de recensement des dangers liés au travail a été réalisée aux États-Unis au
début des années 1970. Elle a permis de recenser plus de 9 000 situations de travail poten-
tiellement dangereuses et de caractériser les populations exposées à des cancérogènes11. Cette
première enquête a été suivie d’une seconde, au début des années 1980, réalisée à partir d’en-
quêtes approfondies sur site12, ce qui a permis à l’Institut américain de santé et de sécurité au
travail (NIOSH) de développer une base de données permettant pour une nuisance particu-
lière d’obtenir des estimations sur le nombre de personnes exposées et les secteurs concernés.
Dans l’Union européenne, l’étude Carex (Carcinogen Exposure) est la seule recherche
d’ensemble visant à évaluer la proportion de travailleurs exposés à des agents cancérogènes
(Kauppinen et al. 2000). Carex est une initiative lancée à la n des années 1980 dans le
cadre du programme “L’Europe contre le cancer”13.
Europe, Carex1990-1993: un quart des actifs soumis à des cancérogènes
Le projet Carex repose sur les estimations du pourcentage de travailleurs exposés en Finlande
et aux États-Unis. En général, les estimations nlandaises sont plus basses que les estimations
américaines parce qu’elles excluent les travailleurs exposés en deçà de certaines limites. Une
des limites de Carex est qu’il ne procède pas à des estimations distinctes pour les hommes et
les femmes. Pour chaque pays, des experts ont examiné la répartition de l’emploi entre les
différents secteurs économiques. Ils ont calculé ensuite quel était le pourcentage de travail-
leurs exposés à différents risques. Ils ont basé leurs estimations sur des données américaines et
nlandaises corrigées en fonction de leur propre évaluation des conditions concrètes dans leur
pays. Par ailleurs, l’évaluation faite par Carex ne tient pas compte des changements d’activité
tout au long de la vie professionnelle. Elle se présente comme une photographie prise à un
moment donné qui répartirait l’ensemble des salariés entre des professions. Si l’on devait tenir
compte de la durée totale de la vie professionnelle, on aboutirait à des pourcentages plus élevés.
11. Voir : www.cdc.gov/niosh/docs/89-103
12. Voir : www.cdc.gov/noes
13. Carex est accessible sur www.ttl.>Internet>English>Organization>Collaboration>Carex
25
Le résultat global pour la période 1990-1993 concerne les quinze pays qui faisaient
partie de l’Union européenne en 1995. Le pourcentage de travailleurs exposés à des agents
cancérogènes s’élevait à 23 % avec des variations allant d’un maximum de 27 % en Grèce à
un minimum de 17 % aux Pays-Bas. Cela représentait un total de 32 millions de travailleurs.
Après 1995, Carex a examiné la situation dans les trois républiques baltes et la Tchéquie
où il a permis d’établir que 28 % des travailleurs étaient exposés aux cancérogènes dans le
cadre de leur activité professionnelle. Les résultats se situaient autour de 28 % des travail-
leurs de ces pays. Le projet ne fut jamais étendu aux autres pays de l’Union européenne.
Les agents cancérogènes auxquels les travailleurs étaient le plus souvent exposés
étaient les radiations solaires (9,1 millions de personnes), le tabagisme passif (7,5 millions),
la silice cristalline (3,2 millions), les échappements diesel (3,1 millions), le radon (2,7 mil-
lions), les poussières de bois (2,6 millions), le plomb et ses composés inorganiques (1,5
million), le benzène (1,4 million). Venaient ensuite : l’amiante, le bromure d’éthylène, le
formaldéhyde, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HPA), la laine de verre, le té-
trachloréthylène, le chrome VI et ses composés, les brouillards d’acide sulfurique, le nickel,
le styrène, le chlorure de méthyle et le trichloréthylène.
Les secteurs économiques où l’exposition aux cancérogènes était la plus importante
étaient : le travail forestier (radiations solaires), la pêche (radiations solaires), les mines
(silice et échappements diesel), l’industrie du bois et de l’ameublement (poussières de bois
et formaldéhyde), le secteur des minerais (silice), la construction (silice, radiations solaires
et échappements diesel) et le transport aérien (tabagisme passif et radiations ionisantes).
L’exposition au benzène était la plus importante dans le secteur de la réparation automobile.
Les estimations fournies par Carex concernent l’ensemble des actifs et tiennent
compte de l’exposition à des cancérogènes environnementaux, tels les radiations solaires,
le radon ou le tabagisme passif lorsque cette exposition est subie pendant 75 % du temps de
travail. Leur grand mérite a été d’enn mettre à la disposition des responsables publics un
ensemble de données sur lesquelles s’appuyer an d’impulser des politiques de prévention
des cancers professionnels.
Par rapport aux données de Carex, différents changements se sont produits… avec
des effets contradictoires. Le pourcentage de travailleurs exposés au tabagisme passif et
à l’amiante a diminué grâce à des législations plus strictes. Par contre, le nombre d’agents
cancérogènes connus a augmenté. La liste de 139 substances considérées par Carex en Eu-
rope devrait être étendue s’il fallait actualiser les estimations. Une application de Carex
en cours au Canada considère désormais un ensemble de 229 substances cancérogènes ou
suspectées de l’être et procède à des évaluations qui distinguent les hommes et les femmes
dans les différents secteurs d’activité14.
La réduction de la part de l’emploi dans l’industrie et dans l’agriculture devrait
contribuer à une diminution du pourcentage de travailleurs exposés. L’on sait cependant
que certains secteurs des services peuvent présenter des risques de cancer traditionnelle-
ment négligés (nettoyage, soins de santé, transports). L’emploi précaire augmente la proba-
bilité d’une exposition pendant une partie de la vie professionnelle ainsi que la probabilité
d’expositions à différentes périodes. Au total, il est difcile de savoir si les pourcentages
calculés il y a vingt ans devraient être ajustés vers le haut ou vers le bas.
14. Voir www.carexcanada.ca/fr
26
France, Sumer 2010: 10% des salariés exposés à des produits chimiques
cancérogènes
En France, l’enquête Sumer (pour Surveillance médicale des expositions aux risques pro-
fessionnels), conçue au début des années 1980 a été réalisée pour la première fois en 1987.
Elle est renouvelée depuis tous les sept ans et s’étend chaque fois à un nombre plus impor-
tant de travailleurs. Elle repose sur l’interrogatoire du travailleur par son médecin du tra-
vail concernant l’ensemble de ses activités la semaine précédant l’enquête, complété par la
connaissance que le médecin a des expositions aux postes de travail.
Contrairement au système Carex, l’enquête Sumer ne prend pas en compte dans ses
pourcentages l’exposition aux radiations solaires, au tabagisme passif et au radon, ce qui
explique l’importante différence dans les estimations entre ces deux sources.
L’enquête Sumer 2010 a porté sur près de 50 000 travailleurs représentatifs de près de 22
millions de salariés (Dares 2012). Les résultats publiés indiquent qu’un salarié sur trois est
exposé à au moins un produit chimique dans l’exercice de son activité professionnelle. Cer-
tains secteurs sont plus touchés : c’est particulièrement le cas de la construction, où plus de
la moitié des salariés sont exposés à au moins un produit chimique et près d’un tiers (29 %)
sont exposés à plus de trois produits chimiques. Dans le secteur hospitalier, la moitié des
salariés sont également exposés à au moins un produit chimique et un quart sont exposés
à plus de trois produits chimiques. Les ouvriers sont les plus concernés par cette multi-
exposition, 32 % des ouvriers qualiés et 23 % des ouvriers non qualiés, contre 14 % de
l’ensemble des salariés du secteur privé.
En 2010, 10 % de l’ensemble des salariés, soit près de 2,2 millions de salariés fran-
çais, ont été exposés à au moins un produit chimique cancérogène. Les ouvriers sont tou-
jours les plus exposés. Ils représentent plus des deux tiers des salariés exposés à au moins
un cancérogène alors qu’ils ne représentent que 29 % des salariés. Certains grands secteurs
professionnels exposent plus particulièrement leurs salariés : la maintenance (43 %), le
bâtiment et les travaux publics (32 %), le travail des métaux (31 %).
Les jeunes sont plus exposés que les autres tranches d’âge : 16 % des salariés de
moins de 25 ans sont exposés à au moins un cancérogène chimique. Au-delà de 50 ans,
Principaux cancérogènes identifiés dans
l’enquête Sumer 2010 (dans l’ordre décroissant
du nombre de salariés exposés)
— Gaz d’échappement diesel
— Huiles minérales naturelles
— Poussières de bois
— Silice cristalline, formaldéhyde
— Plomb et ses dérivés
— Goudrons de houille et ses dérivés
— Hydrocarbures aromatiques
— Halogénés ou nitrés
— Chrome et ses dérivés
— Nickel
— Amiante et fibres céramiques réfractaires
— Fumées dans la métallurgie et l’électrométallurgie
— Cobalt et ses dérivés
— Trichloréthylène
— Amines aromatiques
— Plusieurs cytostatiques
— Cadmium et dérivés, carbures métalliques frittés
— Benzène, perchloréthylène
— Acrylamide
— Résines formophénoliques
— Fumées de vulcanisation
— Arsenic et dérivés
Source : Dares Analyses (2013) Les expositions aux produits
chimiques cancérogènes en 2010
27
ils sont 7 %. Dans le domaine de la “mécanique-travail des métaux”, 70 % des apprentis
ouvriers sont exposés, contre 35 % de l’ensemble des ouvriers.
Comme en 2003, l’enquête 2010 s’est intéressée aux substances cancérogènes du
groupe 1 et 2A du Centre international de recherches sur le cancer (CIRC). En 2010, les
produits cancérogènes les plus fréquemment cités sont sensiblement les mêmes qu’en
2003 : les gaz d’échappement diesel, les huiles minérales, les poussières de bois, et la
silice cristalline sont toujours en tête du hit-parade (voir encadré). Si les femmes sont en
général nettement moins exposées que les hommes, quelques catégories de travailleuses
(dans les services aux particuliers et aux collectivités, notamment) sont plus exposées
que les hommes à certaines substances : aux cytostatiques (utilisés pour les traitements
de chimiothérapie), au formaldéhyde et aux amines aromatiques. Les salariés des très
petites entreprises (moins de 10 travailleurs) sont plus fortement exposés que ceux des
entreprises de plus de 500 travailleurs.
Les expositions sont ponctuelles dans près de la moitié des cas, mais dans un quart
des cas elles étaient supérieures à 10 heures durant la semaine ayant précédé l’enquête.
La mesure de l’intensité de l’exposition n’est généralement pas le résultat de prélève-
ments ni d’analyses, mais d’une appréciation. L’intensité de l’exposition a ainsi été estimée
faible ou très faible dans 72 % des cas, elle a été estimée forte ou très forte dans 10 % des cas
d’exposition (supérieure à la valeur limite d’exposition dans 2 %), et inconnue dans 18 % des
cas. Trente-huit pour cent des travailleurs sont exposés de manière importante aux produits
de dégradation dégagés par le processus de production : fumées, poussières, goudrons, gaz
d’échappement diesel, dérivés de la silice cristalline, etc.
Il n’y a aucune protection collective dans 35 % des expositions. Les protections col-
lectives les plus souvent citées sont l’aspiration à la source et la ventilation générale, mais
cette dernière ne peut pas être considérée comme une protection efcace dans le cas des
cancérogènes. Les systèmes en vase clos ne sont cités que dans 1 % des situations d’exposi-
tion. Dans le bâtiment, 57 % des salariés exposés ne bénécient d’aucune protection collec-
tive. Ils sont 37 % dans le secteur de la maintenance.
En comparant les données de Sumer 2003 à celles de Sumer 2010, on observe que
le nombre de salariés exposés en France à des substances cancérogènes est passé de 13 % à
10 %. Cette diminution s’inscrit dans un contexte de renforcement de la réglementation qui
a pu améliorer la prise de conscience et inciter à la prévention. Le recours à la substitution
serait plus fréquent lorsque les produits cancérogènes font partie des substances identiées
comme telles au stade de l’achat. Lorsque les expositions résultent du processus de pro-
duction lui-même, la situation est probablement plus critique, comme l’indique la liste des
substances les plus fréquemment citées dans l’enquête.
D’autre part, Sumer montre que la réduction du nombre de travailleurs exposés
concerne principalement les grandes entreprises. Dans les entreprises de plus de 500
travailleurs, les efforts ont porté leurs fruits avec une diminution de 6 % des travail-
leurs exposés par rapport à 2003. Par contre, dans les très petites entreprises (moins
de 10 travailleurs), la réduction du pourcentage de travailleurs exposés est très faible
(moins de 1 %). Cela indique une maîtrise très réduite des risques dans ces entreprises
et la nécessité d’y développer une prévention plus systématique. L’absence de représen-
tation des travailleurs pour la santé et la sécurité peut constituer également un facteur
qui contribue aux faiblesses de la prévention dans ces entreprises. Un autre élément qui
mériterait d’être approfondi est la question de la sous-traitance. Une partie du progrès
enregistré dans les grandes entreprises pourrait être liée à la décision de coner des acti-
vités particulièrement dangereuses à des sous-traitants, généralement des entreprises de
petite taille.
28
Perturbateurs endocriniens: effet cocktail et incertitudes quant aux
valeurs limites
L’enquête Sumer montre que de très nombreux travailleurs ne sont pas seulement exposés
à un produit chimique déterminé, mais à plusieurs en même temps. Depuis le début des
années 2000, des chercheurs estiment que les recherches devraient se concentrer sur les
mélanges de substances. Une exposition à plusieurs substances présentes dans l’environne-
ment à de très faibles doses, chacune inférieure à la dose considérée comme sans danger ou
NOAEL (pour non observable adverse effect level-dose, sans effet nocif observable), pour-
rait avoir des “effets cocktail” en raison d’actions additives ou multiplicatives.
La doctrine répandue qui consiste à dire qu’un mélange de substances n’est pas plus
dangereux que la substance la plus toxique qui le compose, ou qu’un mélange composé
de substances présentes chacune à un niveau inférieur à la NOAEL est sans risque, paraît
contestable à certains chercheurs. Pour ces chercheurs, une dose réputée sans effet toxique
n’est pas une “dose zéro”, autrement dit chaque constituant d’un mélange contribue à un
effet d’ensemble aussi petit que soit sa dose. Une dose, même très faible, ne signie pas
l’absence de risque.
Ceci est particulièrement vrai pour les substances appelées “perturbateurs endocri-
niens” parce que ces substances interfèrent avec les hormones et sont donc susceptibles de
perturber le système endocrinien dont les hormones font partie. Le système endocrinien régule
dès la conception de l’embryon de nombreux processus biologiques du corps, dont la crois-
sance et le développement de la fonction de reproduction. Des chercheurs ont montré que cer-
taines de ces substances, notamment le bisphénol A (voir encadré), pouvaient avoir des effets
à de très faibles doses, inférieures à la dose réputée sans effet nocif observable (NOAEL) qui
est xée à partir de travaux réalisés selon les “bonnes pratiques de laboratoire” dénies selon
les critères de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les
études OCDE, très coûteuses, sont généralement nancées par les rmes. Ces études menées
sur des animaux utilisent des doses élevées sur une courte période alors que l’exposition hu-
maine est souvent chronique et à de faibles doses. Les effets potentiels des faibles doses sont
déduits des effets observés à fortes doses selon le principe “la dose fait le poison”. Un principe
contesté dans son application aux perturbateurs endocriniens. Des chercheurs universitaires
ou des laboratoires publics ont en effet observé des effets différents et parfois plus importants
des perturbateurs endocriniens aux faibles doses qu’à des doses plus élevées15.
Outre des effets sur la fonction de reproduction (baisse de la qualité du sperme, mal-
formations, puberté précoce, etc.), les perturbateurs endocriniens sont soupçonnés, notam-
ment lors d’une exposition in utero, d’être à l’origine de différents cancers plus tard dans la
vie : cancers du testicule et de la prostate, cancer du sein notamment (European Environ-
ment Agency 2012). Les expositions des parents à des perturbateurs endocriniens au cours
de leur activité professionnelle auraient ainsi des conséquences sur la santé de leurs futurs
enfants. Ceci a été observé chez les enfants d’agriculteurs exposés à des pesticides. Parmi les
cancers concernés, on signale des leucémies, des cancers du cerveau, des lymphomes, etc.
En milieu professionnel, les sources d’exposition aux perturbateurs endocriniens ne
manquent pas, car il s’agit de produits très différents : pesticides, solvants, métaux, médi-
caments, etc. De nombreux secteurs professionnels sont concernés, notamment l’industrie
pharmaceutique (production d’hormones et de corticostéroïdes) et l’agriculture (manipula-
tion des pesticides) (Pilière 2002).
15. Revue Prescrire (2013) Bisphénol A, un faisceau d’arguments pour réduire l’exposition, 33 (355), 375-380.
29
En 1999, la Commission européenne a adopté une stratégie sur les perturbateurs endocri-
niens qui comportait l’identication des substances susceptibles de produire de tels effets.
Au nal, une liste de 428 substances utilisées dans l’industrie, l’agriculture et la production
de produits de consommation a été établie, dont 194 appartiennent à la catégorie 1, la plus
préoccupante16. Certains produits chimiques reconnus pour être des perturbateurs endo-
criniens sont aussi des cancérogènes avérés ou probables comme les polychlorobiphényles
(PCB) et la dioxine.
Un rapport remis à la Commission européenne, n 2011, reconnaît que l’identication
des perturbateurs endocriniens selon les méthodes validées par l’OCDE ne prend en compte
qu’une gamme limitée de leurs effets connus (Kortenkamp et al. 2011). Car ces méthodes
ne sont pas conçues pour étudier en détail les périodes de vulnérabilité plus grandes que
sont la grossesse, la prime enfance et la puberté, ni les mécanismes d’action des substances
chimiques. Les auteurs du rapport estiment que les seuils d’exposition actuellement dénis
16. Revue Prescrire (2011) À la recherche des perturbateurs endocriniens, 31 (333), 541-542.
Le bisphénolA concerne aussi les travailleurs
Le bisphénol A est une substance chimique produite
à grande échelle. Ses propriétés hormonales et oestro-
géniques sont connues depuis 1936. Il est classé par
l’Union européenne comme substance suspectée d’être
toxique pour la reproduction humaine compte tenu de
ses effets sur la fonction sexuelle et la fertilité (catégo-
rie2). Il est surtout utilisé dans la fabrication des poly-
carbonates employés dans de nombreuses applications,
notamment la production de récipients en plastique
(biberons, bouteilles, récipients), et dans la production
de résines époxydes utilisées dans de nombreux produits
(revêtements intérieurs des cannettes et des boîtes de
conserve) pour leur capacité de protection contre la cor-
rosion et leur stabilité thermique. Le bisphénolA, pré-
sent dans les récipients en polycarbonate ou contenant
des résines époxyde, contamine les aliments et les bois-
sons. Ainsi via l’alimentation, le bisphénol A imprègne
l’ensemble de la population.
Au niveau européen, il a été interdit pour la fabrication
des biberons en 2011. Fin 2012, une proposition de révi-
sion de ce classement a été déposée auprès de l’Agence
européenne des substances chimiques (ECHA). Des
études chez l’homme ont montré que le bisphénolA, à
des doses parfois très inférieures à la dose journalière ad-
missible établie par l’Autorité européenne de sécurité des
aliments, avait des effets négatifs: maladies cardiovascu-
laires, diabète, santé reproductive et développement des
enfants. Chez les animaux, des effets identiques ont été
observés, ainsi que des lésions de la glande prostatique
et de la glande mammaire prédisposant au cancer à l’âge
adulte, à la suite d’une exposition in utero.
Les travailleurs sont exposés au bisphénolA dans diffé-
rents secteurs industriels. Dans le commerce et la distribu-
tion, les caissières y sont exposées par la manipulation ré-
pétée de papier thermosensible contenant du bisphénolA
(tickets de caisse et étiquettes). Cette voie d’exposition a
été davantage prise au sérieux après que des chercheurs
aient observé aux États-Unis, en 2010, que les quantités
de bisphénol A mesurées dans les urines des personnes
travaillant dans la vente au détail ou comme caissières
étaient plus importantes que celles d’autres travailleurs ou
de la population générale (Lunders et al. 2010). Depuis,
l’Agence européenne de sécurité alimentaire (Efsa) a esti-
mé que les papiers thermiques représentaient la seconde
source de contamination de la population par le bisphé-
nolA, après l’alimentation.
Plusieurs pays, dont le Japon, ont déjà interdit le bisphé-
nolA dans les papiers thermiques. D’autres se préparent
à le faire. En octobre 2013, la France a demandé à la
Commission européenne de faire de même.
Pour en savoir plus
Revue Prescrire (2013) Bisphénol A: un faisceau
d’arguments pour réduire l’exposition, 33 (355), 375-380.
Revue Prescrire (2013) Le bisphénol A imprègne toute la
population, 33 (354), 294-300.
30
pour les perturbateurs endocriniens, selon le Règlement européen CLP qui dénit les règles
de la classication et de l’étiquetage des produits chimiques, “sont largement arbitraires et
sans justication scientique”. Ils réclament la mise au point de nouvelles méthodes d’éva-
luation des substances chimiques qui prendraient en compte leur mode d’action en même
temps que leurs effets toxiques.
En mai 2013, 88 scientiques de haut niveau ont signé une déclaration sur les per-
turbateurs endocriniens qui a été transmise à la Commission européenne. Ils considèrent
qu’il est urgent d’agir pour modier une législation jugée inadéquate. Ils estiment que les
propositions avancées par l’Europe “ne tiennent pas compte des meilleurs avis scientiques
disponibles et placent les intérêts commerciaux au-dessus de la protection des humains et
de l’environnement”17.
Les perturbateurs endocriniens suscitent également des inquiétudes parmi les orga-
nisations syndicales. Dans le cadre des mécanismes de consultation des partenaires sociaux
entrepris en vue de la révision de la directive Agents cancérogènes et mutagènes, la Confé-
dération européenne des syndicats (CES) a réclamé à plusieurs reprises l’extension de la
directive aux substances toxiques pour la reproduction.
Du point de vue de la prévention, le cas particulier des perturbateurs endocriniens
devrait encourager les travailleurs à s’informer sur toutes les substances chimiques aux-
quelles ils sont exposés, et à les répertorier quels que soient le niveau d’exposition et le
niveau de toxicité connu des produits. Ils doivent également garder à l’esprit que le respect
des normes en vigueur ne garantit pas l’absence de risque. L’application du principe ALARA
“aussi bas que raisonnablement possible”, élaboré pour l’exposition aux rayonnements ioni-
sants, devrait être recherchée pour toute exposition à des produits chimiques.
17. ChemSec (2013) Scientists express strong concern over EDCs and urge EU to act, Communiqué, 24 mai 2013.
31
Chapitre 4
La législation européenne
La législation européenne sur les substances cancérogènes peut être essentiellement
subdivisée en deux catégories : celle qui traite de l’utilisation et de la mise sur le marché
de ces substances et celle qui concerne la protection des travailleurs qui y sont exposés.
Les bases légales qui sous-tendent ces deux types de législation sont différentes : les ar-
ticles 114 et 115 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne pour la première,
l’article 153 pour la seconde. En pratique, cela signie que lorsqu’il s’agit des règles d’uti-
lisation et de mise sur le marché des cancérogènes, les États membres ne peuvent, en
principe, pas imposer de limitations supplémentaires à celles dénies au niveau com-
munautaire. On parle d’harmonisation totale. Par contre, lorsqu’il s’agit de protection
des travailleurs, les États membres peuvent imposer des règles nationales plus contrai-
gnantes que les règles européennes. On parle alors d’une harmonisation minimale.
Ces deux types de législations coexistent et les producteurs ou utilisateurs de
substances cancérogènes sont tenus de respecter les obligations qui découlent de
l’une comme de l’autre.
La directive Agents cancérogènes
La directive Agents cancérogènes, dont la première mouture remonte à 1990, dénit
les règles communautaires pour la protection des travailleurs contre les risques liés
à l’exposition à des cancérogènes ou mutagènes sur le lieu de travail. Il s’agit d’une
des premières directives particulières adoptées à la suite de la directive-cadre de 1989
sur la santé et la sécurité au travail. Elle concerne toutes les substances chimiques qui
“répondent aux critères de classication dans la catégorie 1A ou 1B des ‘cancérogènes’
ou ‘mutagènes’”. Cette formulation est importante car elle couvre non seulement les
32
substances effectivement classées 1A ou 1B dans la législation communautaire18, mais aussi plus
largement toutes les substances et agents qui répondent aux mêmes critères de classication.
Cela permet en théorie d’englober dans le champ d’application de la directive les
substances qui, pour l’une ou l’autre raison, n’ont pas fait l’objet d’une classication com-
munautaire, mais qui sont néanmoins connues pour être des cancérogènes, comme la silice
cristalline. Par ailleurs, cette directive couvre également les préparations et les émissions
cancérogènes ou mutagènes qui se forment dans certains processus de production réper-
toriés dans une annexe de la directive. Cette annexe, qui aurait dû être régulièrement mise
à jour en tenant compte des connaissances scientiques, est malheureusement limitée à
cinq processus (dont certains relèvent du passé ou ne concernent qu’un très petit nombre
de travailleurs) et ignore les risques auxquels sont soumis des millions de travailleurs en
Europe comme les particules de diesel, les transformations des huiles minérales utilisées
pour l’usinage et le traitement des métaux ou encore les poussières de cuir.
Cette directive, qui a été transposée dans la législation nationale des 28 pays de l’UE,
prévoit une hiérarchie d’obligations pour les employeurs an de réduire les risques liés à
l’utilisation sur le lieu de travail de substances cancérogènes ou mutagènes.
La première de ces mesures est l’obligation d’éliminer ou de substituer l’agent cancé-
rogène ou mutagène par une substance qui n’est pas ou est moins dangereuse. Lorsqu’une
alternative plus sûre existe, l’employeur doit substituer, quel qu’en soit le coût pour l’entre-
prise. Si une telle substitution se révèle techniquement impossible, l’employeur doit assurer
que la production ou l’utilisation de l’agent cancérogène ou mutagène a lieu dans un système
clos. Faute de pouvoir prendre cette précaution, l’employeur doit assurer que le niveau d’ex-
position des travailleurs est “réduit à un niveau aussi bas qu’il est techniquement possible”.
La directive prévoit également l’instauration de valeurs limites d’exposition profes-
sionnelle (VLEP). Contrairement aux VLEP adoptées dans le cadre de la directive Agents
chimiques (98/24/CE), qui sont indicatives et laissent donc le choix à chacun des pays de
l’Union de déterminer la valeur qui sera transposée au niveau national, les valeurs limites
adoptées dans le cadre de la directive Agents cancérogènes sont contraignantes. Cela signi-
e que les pays de l’Union n’ont pas le choix et doivent faire appliquer dans leurs entreprises
au minimum la valeur dénie au niveau européen.
Depuis l’adoption de la directive Agents cancérogènes en 1990, seules trois substances
se sont vues attribuer une VLEP contraignante (le benzène, le chlorure de vinyle monomère
et les poussières de bois durs), alors que des VLEP indicatives ont été adoptées pour 122
substances dans le cadre de la directive Agents chimiques. En pratique, chaque État membre
de l’Union dispose en plus des VLEP (indicatives ou contraignantes) dénies au niveau euro-
péen et transposées dans sa législation, des VLEP nationales pour de nombreuses autres
substances (y compris des cancérogènes) adoptées selon des règles propres à chaque pays19.
Cette législation européenne stipule, par ailleurs, que l’employeur doit informer ses
travailleurs sur les risques sanitaires posés par les substances qui se trouvent sur le lieu de
travail et assurer leur formation an de réduire ces risques au minimum.
Selon les pays où ils exercent leurs activités, les travailleurs ne bénécient pas tou-
jours de la même protection contre les cancérogènes. Ainsi la valeur limite d’exposition
professionnelle (VLEP) pour la silice cristalline varie de 50 µg/m³ en Italie à 300 µg/
m³ en Pologne, en passant par 75 µg/m³ aux Pays-Bas et 100 µg/m³ en Suède. La raison
18. Les substances qui possèdent une classication et un étiquetage harmonisés au niveau de l’UE sont uniquement celles
qui sont commercialisées. Elles gurent dans l’Annexe VI du Règlement CLP (Règlement(CE) N°1271/2008), entré en
vigueur le 20 janvier 2009.
19. Voir https://osha.europa.eu/en/topics/ds/oel
33
de ces divergences réside dans l’utilisation de méthodes et de pratiques différentes d’un
pays à l’autre pour la dénition et/ou la révision des VLEP existantes au niveau national.
L’amélioration de la protection des travailleurs contre les risques cancérogènes passe donc
nécessairement par une révision de la directive Agents cancérogènes an d’allonger la liste
des substances qui bénécient d’une VLEP contraignante (harmonisée si possible vers le
haut) au niveau de l’UE.
Révision de la directive et tentative de bilan
La directive 2004/37/CE est la version codiée de la directive originale (90/394/CEE)
qu’elle a abrogée ainsi que toutes ses modications successives (directives 97/42/CE et
1999/38/CE). Elle n’apporte pas de modications de fond et se contente de consolider l’en-
semble des textes qu’elle remplace.
An d’adapter la directive Agents cancérogènes aux évolutions des connaissances
scientiques, du progrès technique et du monde du travail, la Commission européenne a
envisagé sa révision dès le début des années 2000. Formellement, le processus de révision
a débuté en 2004 avec la première des deux phases de consultation des partenaires sociaux
européens organisées par la Commission et prévues par les traités européens lorsqu’il s’agit
de modier ou d’adopter une législation qui touche à la protection des travailleurs.
Les deux commissions présidées par José Manuel Barroso ont multiplié les obstacles
pour éviter la révision de la directive. Malgré les demandes pressantes du Parlement euro-
péen, malgré les points d’accord intervenus entre les organisations syndicales, patronales
et les gouvernements. Le 2 octobre 2013, près de dix années après le début des travaux de
révision de la directive, la Commission Barroso annonçait tout simplement qu’elle ne pré-
senterait aucune proposition visant à améliorer le cadre législatif de prévention des cancers
professionnels. Ce blocage donne une idée des intérêts en jeu. Les deux principales pierres
d’achoppement entre le patronat et les syndicats sont l’extension du champ d’application de
la directive aux substances toxiques pour la reproduction et la dénition de valeurs limites
d’exposition professionnelles (VLEP) contraignantes pour un nombre plus important de
cancérogènes.
Si le premier point de divergence persiste entre les partenaires sociaux, ils se sont
néanmoins mis d’accord en 2012 et 2013 sur l’adoption de VLEP contraignantes pour plus
d’une vingtaine de cancérogènes supplémentaires parmi lesquels la silice cristalline alvéo-
laire, les bres céramiques réfractaires, les particules émises par les moteurs diésel, le chrome
hexavalent et le trichloroéthylène. Ces avancées ne devraient toutefois pas être entérinées par
les législateurs européens avant 2015 ou 2016.
Dresser un bilan des effets de la législation européenne sur les lieux de travail consti-
tue un exercice hasardeux. La difculté n’est pas simplement juridique, elle est surtout poli-
tique. On constate un manque de volonté politique de traiter les informations pertinentes
tant dans la majorité des États membres qu’au sein de la Commission européenne.
La directive prévoit que les informations recueillies dans les entreprises doivent être
mises à la disposition des autorités nationales responsables sur leur simple demande. Dans
la pratique, seule une minorité d’États membres dispose d’informations ables sur les expo-
sitions professionnelles à des agents cancérogènes et sur les mesures de prévention qui ont
été mises en place dans les entreprises. Contrairement à ce qui se passait pour la plupart
des directives concernant la santé au travail, il n’y avait à l’origine aucune obligation pour
les États de faire un rapport à la Commission sur l’application de la directive concernant
les agents cancérogènes. Depuis 2007, un tel rapport est prévu, mais les premiers rapports
34
prévus pour 2013 n’ont pas encore été rendus publics. La Commission avait bien comman-
dité une étude sur l’application de la directive, mais elle n’a jamais publié ce document.
Les informations disponibles permettent d’avancer que d’importantes disparités
existent entre États européens. Les entreprises des États disposant d’une tradition de pré-
vention des risques chimiques solidement implantée semblent mieux respecter les exigences
de la directive. Le choc politique produit par le scandale de l’amiante a également joué un
rôle important. Malheureusement, son impact a été très différent d’un pays à l’autre. Si les
différences nationales doivent être soulignées, il semble cependant que l’application réelle de
la législation varie surtout en fonction des secteurs et du type et de la taille de l’entreprise. En
général, les grandes entreprises pharmaceutiques et de la chimie, celles de la fabrication de
machines, les hôpitaux et les laboratoires de recherche ont des niveaux de sécurité plus élevés
que les petites entreprises des secteurs du cuir, de la fabrication de meubles, de la collecte et
du recyclage des déchets. La situation dans le secteur de la construction est préoccupante.
Les carences dans l’information et la formation du personnel en ce qui concerne les
risques spéciques liés aux agents cancérogènes, ainsi que la tendance à sous-traiter les
activités considérées comme dangereuses, souvent conées à des travailleurs migrants,
contribuent à renforcer le caractère “invisible” de ces substances. La lutte contre les cancers
professionnels constitue pourtant un dé majeur de santé publique qui pourra difcilement
être relevé s’il reste dans l’ombre. La mise en œuvre du règlement REACH pourrait renfor-
cer la diffusion dans les entreprises, quelle que soit leur taille, de véritables pratiques de
prévention des risques posés par les cancérogènes.
La surveillance de la santé, telle qu’elle est actuellement prévue par la directive com-
munautaire, est tout à fait insufsante. En effet, elle ne concerne les travailleurs que pendant
la période durant laquelle ils sont exposés. Des délais très longs peuvent s’écouler entre une
exposition et l’apparition d’un cancer. Il est donc crucial que les travailleurs qui ont été exposés
à un agent cancérogène restent soumis à une surveillance de la santé tout au long de leur vie. La
détection précoce des tumeurs est un facteur important de survie pour la plupart des cancers.
REACH, la nouvelle législation européenne sur le commerce
des substances chimiques
En décembre 2006, après plusieurs années de débats et de lobbying intenses, la réforme
de la législation européenne sur l’utilisation et le commerce des produits chimiques, intitu-
lée REACH (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals20), était nalement
adoptée au niveau communautaire. Ce règlement, qui est entré en vigueur dans tous les
pays de l’UE le 1er juin 2007, remplace un enchevêtrement de près de 40 textes législatifs
qui n’étaient plus considérés comme sufsants pour protéger efcacement la santé humaine
et l’environnement contre les risques chimiques.
REACH oblige les fabricants et importateurs de produits chimiques à prouver,
en élaborant un dossier d’enregistrement, que les risques liés à l’utilisation de leurs
substances peuvent être maîtrisés avant de pouvoir les commercialiser. Les substances
chimiques qui sont produites ou importées à plus d’une tonne par an sur le territoire
communautaire, soit environ 30 000 substances, devront être enregistrées au cours d’une
période s’étalant jusqu’en 2018 auprès de l’Agence européenne des substances chimiques,
implantée à Helsinki.
20. Enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques.
35
Le champ d’application de REACH est donc vaste et l’on peut considérer que c’est
la législation communautaire principale pour réglementer la plupart des utilisations des
produits chimiques et leur mise sur le marché. Il y a cependant des utilisations de subs-
tances chimiques qui sortent du champ d’application de REACH car elles sont couvertes par
d’autres législations spéciques au niveau européen (voir encadré p. 38).
REACH et les cancérogènes
Règles d’enregistrement pour la fabrication ou l’importation
Pour pouvoir continuer à être fabriquée ou importée dans l’UE à partir d’une tonne par
an, une substance cancérogène, mutagène ou toxique pour la reproduction (CMR) de
catégorie 1A ou 1B doit être accompagnée d'un dossier d'enregistrement contenant des
informations sur ses propriétés, ses utilisations, sa classication ainsi que des conseils pour
une utilisation sûre. À partir d'un volume de production de 10 tonnes par an, le dossier
d'enregistrement doit également contenir un rapport sur la sécurité chimique. Ce rapport
contient, pour chaque utilisation identiée de la substance, une description des mesures
de gestion des risques nécessaires à un contrôle adéquat. Sans dossier d'enregistrement, la
fabrication ou l'importation d'une substance CMR n’est donc plus permise en Europe, sauf
si le volume d'une tonne par an n'est pas atteint.
Règles d’autorisation pour les utilisations
En plus du système d’enregistrement auprès de l’ECHA, les industriels devront obtenir
de la Commission européenne une autorisation pour chacune des utilisations envisagées
des CMR qui sont inclus dans l’annexe XIV de REACH (la liste d’autorisation). Pour
obtenir une autorisation, le demandeur devra démontrer que les risques associés à l’uti-
lisation de la substance en cause sont “maîtrisés de façon appropriée”. Si ce n’est pas le
cas, l’autorisation pourra néanmoins être accordée s’il est démontré que les risques sont
contrebalancés par des avantages socioéconomiques et s’il n’existe pas de substance ou
de technologie de remplacement appropriées. Les autorisations seront accordées début
2014 pour une durée déterminée au cas par cas. La demande d’autorisation concerne
en théorie tous les CMR de catégories 1A et 1B enregistrés sous REACH, quel que soit
leur volume de production. En pratique, un système de prioritisation a été mis en place
car l'Agence européenne des substances chimiques ne pourra traiter qu'une vingtaine
de demandes d'autorisation par an. Début 2014, l’annexe XIV de REACH ne contenait
que 22 substances sélectionnées en priorité notamment sur base de leur grand volume
de production21. Cela signie que de nombreuses substances CMR (notamment celles
produites en faibles volumes) continueront à être utilisées en attendant leur éventuelle
inclusion dans la liste d’autorisation de REACH. Début 2014, plus de 1 100 substances
disposaient d'une classication harmonisée comme CMR 1A ou 1B dans la législation
européenne.
21. http://echa.europa.eu/addressing-chemicals-of-concern/authorisation/recommendation-for-inclusion-in-the-
authorisation-list/authorisation-list
36
Règles de restriction
À côté du système d’enregistrement et d’autorisation, un système de restriction est égale-
ment prévu dans REACH. Cela implique que la mise sur le marché ou l’utilisation de cer-
taines substances dangereuses peuvent être interdites ou soumises à conditions si la Com-
mission juge les risques inacceptables pour la santé humaine ou l’environnement. C’est le
cas pour les CMR de catégorie 1A ou 1B qui s’ils peuvent être utilisés en milieu profession-
nel, ne peuvent être utilisés en tant que substances ou dans des mélanges destinés à être
vendus au grand public. Cette règle générale d’interdiction ne s’applique cependant pas aux
produits cosmétiques, aux médicaments à usage médical ou vétérinaire (voir encadré) ou
encore aux carburants.
Le système de restrictions d’utilisation ou de mise sur le marché au niveau euro-
péen pour une série de substances dangereuses existait depuis 1976, bien avant l’adop-
tion de la réforme REACH. Toutes les restrictions adoptées avant REACH (interdiction
de l’amiante, des métaux lourds dans les piles, etc.) restent bien sûr d’application et
sont reprises avec celles introduites depuis l’entrée en vigueur de REACH à l’annexe
XVII du règlement. Il faut malheureusement constater que, depuis l’entrée en vigueur
de REACH, l’actualisation de la liste des substances soumises à des restrictions est beau-
coup plus lente qu’auparavant. Dans l’ancien système, 59 entrées avaient été ajoutées à
la liste européenne des interdictions en 33 ans pour quatre nouvelles entrées en quatre
ans avec REACH.
Règles de classification, d’étiquetage et d’emballage
Comme toutes les substances classées dangereuses selon la législation européenne (Règle-
ment CLP n°1271/2008 sur la classication, l’étiquetage et l’emballage), les substances
CMR de catégories 1A, 1B ou 2 font l'objet d'un étiquetage obligatoire et réglementaire. Elles
sont assorties d'un pictogramme de danger et de mentions de danger (voir encadré). Ce sont
en règle générale les fabricants ou les importateurs qui sont responsables de la classication
et de l’étiquetage de leurs substances (self-classication) sauf si la substance possède une
classication harmonisée au niveau communautaire. Dans ce cas, le fournisseur doit obliga-
toirement l’appliquer. Avec le règlement CLP, les industriels ont été contraints de notier à
l’ECHA avant n novembre 2010, la classication et l’étiquetage de toutes leurs substances
commercialisées classées dangereuses et ce quel que soit le volume de production. L’ECHA
a rassemblé ces informations dans un inventaire régulièrement actualisé et mis à la dispo-
sition du public sur son site web22.
Cet inventaire devrait permettre de repérer les divergences de classication pour
la même substance et inciter ses différents fabricants à s’accorder sur une classication
unique.
Selon cet inventaire, plus de 3 700 CMR de catégories 1A ou 1B sont présents sur le
marché européen (dont environ 1 100 avec une classication harmonisée au niveau com-
munautaire).
22. http://echa.europa.eu/web/guest/information-on-chemicals/cl-inventory-database
37
Les trois catégories de l’UE pour
les substances cancérogènes
Catégorie 1A: substances que l’on sait être cancé-
rogènes pour l’homme. On dispose de suffisamment
d’éléments pour établir l’existence d’une relation de
cause à effet entre l’exposition de l’homme à de telles
substances et l’apparition d’un cancer.
Catégorie 1B: substances devant être assimilées à
des substances cancérogènes pour l’homme. On dis-
pose de suffisamment d’éléments pour justifier une forte
présomption que l’exposition de l’homme à de telles
substances peut provoquer un cancer. Cette présomp-
tion est généralement fondée sur des études appropriées
à long terme sur l’animal et/ou d’autres informations
appropriées.
Catégorie 2: Substances préoccupantes pour l’homme
en raison d’effets cancérogènes possibles, mais pour
lesquelles les informations disponibles ne permettent
pas une évaluation satisfaisante. Il existe des informa-
tions issues d’études adéquates sur les animaux, mais elles
sont insuffisantes pour classer la substance dans la deu-
xième catégorie.
Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC),
qui dépend de l’OMS, a également établi sa propre liste
des substances cancérogènes (voir chapitre 3).
Si, dans l’ensemble, les classements du CIRC et de l’UE
se recoupent, ils ne sont pas identiques. Par exemple,
les gaz d’échappement diesel sont classés en catégo-
rie 2A par le CIRC. Ils ne sont pas repris sur la liste
européenne. Comme nous l’avons vu au chapitre pré-
cédent, la silice cristalline a été classée, en 1996, dans
le groupe 1 des cancérogènes par le CIRC. Néanmoins,
début 2014, elle n’avait pas encore fait l’objet d’un
classement comme substance dangereuse par l’UE.
Il est donc utile de se référer aux deux classements.
S’en tenir au classement de l’UE aboutirait à une
sous-estimation importante du pourcentage de travail-
leurs exposés à des produits chimiques cancérogènes.
L’enquête SUMER montre que sur 10 % de salariés
français exposés qui ont été repérés par les médecins
du travail en 2010, seuls 4,3% ont été exposés à des
substances classées comme cancérogènes de classe 1A
ou 1B par l’UE.
Contrairement à la liste du CIRC, la classification euro-
péenne s’inscrit dans un cadre réglementaire destiné à
la mise sur le marché de substances. Dans le domaine
de la prévention, ce cadre est indispensable, mais in-
suffisant : des expositions à des agents cancérogènes
peuvent résulter de la transformation d’une substance
qui n’est pas, en elle-même, un agent cancérogène. Elles
peuvent également être causées par une réaction entre
deux substances non cancérogènes qui intervient dans le
processus de production.
Étiquetage des substances cancérogènes
ou mutagènes selon le règlement CLP
Codes et mentions de danger à utiliser
Catégories 1A ou 1B
– Les substances cancérogènes classées en catégories1A
ou 1B doivent être étiquetées avec le pictogramme ci-
dessus, le code H350 et la mention de danger “Peut
provoquer le cancer”.
– Les substances mutagènes classées en catégories1A
ou 1B doivent être étiquetées avec le même picto-
gramme, mais avec le code H340 et la mention de
danger “Peut induire des anomalies génétiques”.
Catégorie 2
– Les substances cancérogènes classées en catégorie2
doivent être étiquetées avec le même pictogramme,
mais avec le code H351 et la mention de danger
“Susceptible de provoquer le cancer”.
– Les produits mutagènes classés en catégorie2 doivent
être étiquetés avec le même pictogramme, mais avec
le code H341 et la mention de danger “Susceptible
d’induire des anomalies génétiques”.
38
Les interactions entre la directive Agents cancérogènes et REACH
Les divers acteurs qui ont des obligations sous REACH, comme les fabricants ou les impor-
tateurs, sont souvent également des employeurs. Ceux-ci doivent alors satisfaire à la fois aux
obligations de REACH et à celles dénies dans la législation sur la protection des travailleurs.
Si une substance cancérogène doit être utilisée sur un lieu de travail, l’employeur doit
en principe d’abord appliquer la hiérarchie d’obligations dénies dans la directive sur les
cancérogènes (élimination, substitution, contrôle) avant de l’utiliser. Les employeurs qui
utilisent néanmoins ces cancérogènes doivent alors se plier aux règles qui sont prévues dans
le volet autorisation de REACH.
L’obligation d’obtenir une autorisation pour les substances cancérogènes incluses dans
l'annexe XIV de REACH devrait inciter les producteurs à les remplacer par des alternatives
moins dangereuses et donc favoriser l’application du principe de substitution exigé dans la
directive sur les cancérogènes. Cependant, la procédure d’autorisation qui a nalement été
adoptée dans REACH permettra à certaines substances cancérogènes d’obtenir une autorisa-
tion d’utilisation malgré l’existence d’une alternative plus sûre23. On se trouvera alors dans la
situation paradoxale où les deux législations pourront entrer en conit puisque l’une autorise
l’utilisation d’un cancérogène et l’autre contraint à sa substitution par l’alternative plus sûre
disponible. Les syndicats européens veilleront à ce que les différents acteurs – Commission
européenne, partenaires sociaux, monde de l’entreprise, etc. – appliquent le règlement en
préservant les principes de base et l’esprit de la législation sur la protection des travailleurs.
Sans quoi, “l’arbitrage” entre ces deux législations risque bien de se dérouler sur le terrain
judiciaire.
23. Ce sera le cas pour les cancérogènes pour lesquels il pourra être démontré qu’il existe un seuil d’exposition en dessous
duquel il n’y a pas d’effet néfaste pour la santé humaine.
Autres législations européennes spécifiques
L’utilisation des substances cancérogènes est en règle
générale interdite dans les cosmétiques, les biocides, les
pesticides et les médicaments (domaines non couverts
par REACH). Pourtant, en y regardant de près, chacune
des législations qui couvrent ces utilisations spécifiques
d’agents chimiques contient des dérogations qui contri-
buent probablement à l’exposition des travailleurs et des
consommateurs aux cancérogènes.
Le règlement sur les produits cosmétiques
La plupart des dispositions du règlement européen
relatif aux cosmétiques (n° 1223/2009) sont d’appli-
cation depuis juillet 2013. Il contient une liste positive
pour l’utilisation des colorants, conservateurs et filtres
solaires dans les produits cosmétiques. Les annexes du
règlement dressent également une liste de substances
dont l’utilisation est interdite (annexe II) ou restreinte
(annexe III). Le règlement interdit ainsi l’utilisation des
substances classées comme CMR (catégorie 1A ou 1B),
sauf dans des cas exceptionnels. Pour qu’une substance
CMR puisse être utilisée dans un produit cosmétique, il
faut qu’elle soit conforme à la législation sur la sécu-
rité alimentaire (elle est par exemple présente à l’état
naturel), qu’il n’existe pas d’alternative plus sûre et que
son utilisation cosmétique soit considérée comme sûre
par un comité scientifique de la Commission. C’est le
cas pour le formaldéhyde qui peut être utilisé dans les
produits capillaires jusqu’à une certaine concentration.
Le règlement sur les produits biocides
Le règlement sur les produits biocides (n° 528/2012)
relève de la compétence de l’ECHA. Il concerne la mise
sur le marché et l’utilisation des produits biocides utili-
sés pour protéger l’homme, les animaux, les matériaux
ou les articles contre les organismes nuisibles (champi-
gnons, bactéries, virus, rongeurs). Il faut donc distinguer
les biocides des pesticides, ces derniers étant principale-
ment utilisés en agriculture. Tous les produits biocides
39
doivent obtenir une autorisation avant d’être commer-
cialisés et la substance active qu’ils contiennent doit être
approuvée au niveau européen. À ce jour, 49 substances
figurent sur la liste des substances actives approuvées.
Les substances CMR classées 1A ou 1B ne peuvent en
principe pas figurer sur cette liste, mais des dérogations
sont prévues lorsque la substance active est nécessaire
pour l’intérêt public et qu’il n’y a pas d’alternative pos-
sible. C’est le cas pour cinq substances actives utilisées
par exemple pour protéger le bois ou encore dans la
lutte contre les rongeurs.
Le règlement sur les pesticides
Un vaste ensemble de textes législatifs européens de
la compétence de l’Autorité européenne de la sécurité
des aliments (EFSA) réglemente la commercialisation et
l’utilisation des produits phytopharmaceutiques (com-
munément appelés pesticides) et leurs résidus dans
les denrées alimentaires. Le texte principal est le règle-
ment1107/2009 qui concerne la mise sur le marché
des pesticides. Ces derniers ne peuvent être utilisés ou
placés sur le marché sans autorisation préalable. Un
système en deux étapes est en place, au sein duquel la
Communauté européenne évalue les substances actives
utilisées dans les produits phytopharmaceutiques et les
États membres évaluent et autorisent les produits phy-
topharmaceutiques eux-mêmes au niveau national. Les
substances actives classées cancérogènes de catégorie
1A ou 1B ne sont pas autorisées à moins que l’exposi-
tion de l’homme à cette substance active dans le produit
phytopharmaceutique ne soit négligeable dans les
conditions d’utilisations réalistes proposées. Les États
membres ont également la possibilité d’accorder une
dérogation d’utilisation d’un pesticide non autorisé pen-
dant 120 jours sur base d’un danger qui ne peut être
contrôlé par d’autres moyens. Les ONG environnemen-
tales dénoncent régulièrement l’utilisation abusive par
certains États membres de cette possibilité de déroga-
tion. Le dichloropropène (un génotoxique) continuerait
ainsi à être utilisé illégalement en Europe en grandes
quantités.
La législation européenne sur les médicaments
Le cadre réglementaire pour les médicaments à usage
humain est géré par l’Agence européenne du médica-
ment (EMA). Il est basé sur le principe de l’obtention par
les fabricants d’une autorisation de mise sur le marché
délivrée par les autorités compétentes. Les exigences et
les procédures d’autorisation de commercialisation ainsi
que les règles relatives à la surveillance constante des
médicaments après qu’ils ont été autorisés, sont prin-
cipalement fixées dans la directive relative aux médi-
caments à usage humain (2001/83/CE) et le règle-
ment établissant des procédures pour l’autorisation et
la surveillance en ce qui concerne les médicaments à
usage humain et à usage vétérinaire (n° 726/2004).
L’utilisation de substances cancérogènes dans des
médicaments est évitée autant que faire se peut,
mais elle est possible si les bénéfices thérapeutiques
l’emportent sur les risques de développer un cancer.
41
Chapitre 5
Pour les syndicats,
le cancer est aussi
une question de pouvoir
De prime abord, le cancer semble s’inscrire dans la sphère individuelle la plus in-
time. C’est une maladie qui n’incite pas aux condences. Les victimes traversent une
expérience qui, à certains égards, les isole du monde. Souffrance physique, angoisse,
sentiment d’être trahi par son propre corps où des processus vitaux de reproduction
des cellules se transforment en pathologies. La représentation courante du cancer
dans nos sociétés contribue à cet isolement. Le cancer peut y être attribué à des
formes modernes de prédestination − de mauvais gènes − ou de péché − la culpa-
bilité associée à des facteurs trop vite étiquetés comme des conduites individuelles.
Construire une stratégie de défense collective n’est pas simple. Mais ce n’est pas im-
possible non plus. L’on peut mentionner les mobilisations féministes concernant le
cancer du sein, la lutte contre l’arme nucléaire des Hibakusha, les survivants des ex-
plosions atomiques de Hiroshima et Nagasaki, et le combat exemplaire des victimes
de l’amiante dans le monde entier. Chacune de ces expériences a montré comment
l’engagement direct des victimes pouvait cimenter une action collective.
Pour combattre les conditions de travail qui contribuent aux cancers, le
mouvement syndical doit affronter de nombreuses difcultés.
On peut mentionner les suivantes :
— une invisibilité socialement construite du rôle joué par les conditions de travail
dans les cancers. De la manipulation sciemment organisée par l’industrie au rela-
tif désintérêt d’une partie importante de la recherche médicale, bien des facteurs
contribuent à un décit de connaissances et de visibilité sociale ;
— le mouvement syndical privilégie l’action immédiate pour améliorer les condi-
tions de travail. En règle générale, il existe des temps de latence importants entre
une exposition professionnelle et l’apparition d’un cancer. Dans la plupart des
42
cas, les victimes ne travaillent plus dans la même entreprise. Le lien entre les conditions
de travail et les cancers est plus difcile à établir dans de telles conditions ;
— lutter contre les cancers implique une capacité de critiquer l’ensemble des choix tech-
niques qui caractérisent un système de production. Une telle démarche n’est pas facile.
D’une manière ou d’une autre, il se produit une sorte d’identication des travailleurs à
leur travail. Il n’est pas simple de prendre la distance nécessaire et d’imaginer des alter-
natives. Cette difculté est renforcée par un chantage permanent : aux revendications
concernant l’élimination de substances cancérogènes, le patronat a toujours répondu par
des menaces sur l’emploi. Le mouvement syndical est aussi perméable aux idéologies
dominantes de la société où il agit : il partage souvent une vision productiviste qui attri-
bue à la croissance économique des vertus qu’elle n’a pas.
Ce chapitre ne couvre pas l’ensemble des problèmes rencontrés par une intervention syn-
dicale. Il se limite à proposer quelques pistes d’action et soulève des questions pour ouvrir
un débat plus large.
Pourquoi mener un combat contre les cancers liés aux conditions
de travail?
Les chapitres précédents ont montré que les cancers sont à l’origine d’importantes inéga-
lités sociales de santé. À ce titre, la distribution inégale des cancers reète des conditions
d’exploitation et de domination. Elle accompagne et aggrave d’autres inégalités dans la ré-
partition des richesses, l’accès à la connaissance et à l’information, l’exercice du pouvoir. Ce
premier constat sufrait en soi à justier une intervention syndicale. Il doit être complété
par deux autres observations.
Les conditions de travail jouent un rôle important dans ces inégalités sociales face au
cancer. De façon directe, par l’exposition de nombreux travailleurs à des agents cancérogènes ;
de façon indirecte, par des choix productifs et technologiques qui déversent sur le marché des
substances cancérogènes en grandes quantités. Ce dernier élément signie qu’une stratégie syn-
dicale doit non seulement porter sur les expositions professionnelles à des agents cancérogènes,
mais doit aussi aborder la prévention des expositions domestiques et environnementales.
La question de l’amiante illustre très clairement ce lien. Avec une production d’amiante
cumulée de plus de 170 millions de tonnes tout au long du XXe siècle, il y a eu des dizaines de
millions de travailleurs directement exposés à différents stades : extraction, fabrication, utili-
sation ou transformation de produits contenant de l’amiante, et destruction ou recyclage. Il y
a eu aussi des centaines de millions de personnes affectées par des expositions sur des lieux de
travail et de vie. Le mouvement syndical peut inscrire son combat contre les cancers dans une
stratégie d’alliance avec des organisations de défense de l’environnement, de la santé publique
et d’autres acteurs intéressés à une meilleure prévention des cancers.
Les politiques de santé publique concernant le cancer négligent les conditions de
travail et les processus de production. Elles tendent à considérer les lieux de travail comme
des “espaces privés” dont le contrôle ne peut être disputé aux employeurs. Elles hésitent
à remettre en cause les secrets de fabrication et la mise sur le marché d’une production
dangereuse. Ce n’est qu’à titre exceptionnel, qu’elles procèdent à des interdictions de subs-
tances particulièrement dangereuses et de procédés de production nocifs. En dépit des dé-
clarations et probablement même à l’encontre des intentions d’une partie importante de
leurs acteurs, ces politiques de santé publique restent généralement impuissantes face à un
accroissement des inégalités sociales de santé.
43
La lutte contre les cancers dans les entreprises
L’expérience prouve que la prévention contre les agents cancérogènes est rarement considé-
rée comme une priorité par la direction des entreprises. L’effet des expositions ne se produit
qu’après une période de latence assez longue. Le plus souvent, les victimes ne travaillent
plus dans l’entreprise. Il n’y a donc, pour l’employeur, aucun bénéce économique direct
à mettre en place une politique de prévention. Cela est surtout vrai pour les secteurs utili-
sateurs d’importantes quantités de substances chimiques tels que ceux de la construction,
du nettoyage ou du textile. La participation des travailleurs à la dénition des priorités pré-
ventives est donc un élément décisif. Cette participation se heurte à de nombreux obstacles,
y compris parmi les travailleurs. Souvent, l’exposition à des facteurs cancérogènes n’est
pas immédiatement perçue comme un risque. Certaines substances sont identiées plus
rapidement comme étant dangereuses parce qu’elles sentent mauvais ou causent des pro-
blèmes immédiats (difcultés respiratoires, irritations de la peau, etc.). Dans bien des cas,
les atteintes à la santé ne seront détectées qu’après des années et le lien entre celles-ci et les
conditions de travail ne sera pas clairement établi. La lutte contre les cancers professionnels
exige donc un travail systématique et organisé de la part des syndicats pour développer une
conscience et une action collectives.
Connaître la situation
En règle générale, l’organisation syndicale commencera par mener une enquête. Soit parce
que l’exposition à des agents cancérogènes reste inexplorée, soit parce que la direction de
l’entreprise en minimise l’importance. Une telle enquête vise à identier toutes les exposi-
tions possibles dans un cycle de production déterminé. S’il est difcile de couvrir d’emblée
l’ensemble des situations, il peut être utile de commencer l’enquête en partant d’un pro-
blème spécique et d’élargir ensuite l’intervention à d’autres situations.
L’enquête syndicale est une forme d’évaluation des risques dont le succès repose
sur la mobilisation des travailleurs eux-mêmes. Parallèlement, il faut exiger de la direc-
tion et des services de prévention qu’ils jouent leur rôle. Au stade de l’enquête, cela signie
qu’ils doivent présenter tous les éléments d’information nécessaires sur les agents cancéro-
gènes et les inclure dans leur propre évaluation des risques. Il faut veiller en particulier à
ce que l’entreprise dispose des ches de données de sécurité de l’ensemble des substances
chimiques utilisées et que les services de prévention de l’entreprise fassent régulièrement
rapport aux représentants des travailleurs sur les mesures qui ont été adoptées pour préve-
nir les cancers professionnels. Lorsqu’une substance est utilisée sans che de données de
sécurité, il faut avoir recours immédiatement à l’inspection du travail pour mettre n à cette
infraction. Si cette situation crée un danger grave, il ne faut pas hésiter à envisager d’arrêter
le travail jusqu’à ce qu’une solution intervienne.
Il serait cependant naïf de ne compter que sur cette source d’information. L’orga-
nisation syndicale a donc tout intérêt à disposer de ses propres sources d’expertise. Cette
source peut être interne aux structures syndicales, par exemple, en sollicitant l’expérience
acquise dans d’autres entreprises. Elle peut être externe et s’appuyer sur l’inspection du
travail, des scientiques proches du mouvement syndical, les services de prévention quand
ceux-ci fonctionnent correctement, etc. Les connaissances des travailleurs peuvent être li-
mitées en toxicologie mais elles sont immenses lorsqu’il s’agit d’analyser les conditions de
travail, de vérier dans quelle mesure le travail se déroule réellement dans des conditions
qui minimisent les risques d’exposition. Dans de nombreuses entreprises, on constate que
44
les postes de travail où des agents cancérogènes sont utilisés ou résultent de la production
sont mal isolés par rapport aux autres postes de travail, que des opérations de transport de
produit, de manutention ou de nettoyage peuvent mettre en danger la santé de travailleurs
affectés à d’autres postes, que l’intensité du travail ne permet pas de disposer du temps
nécessaire pour faire face à des situations imprévues ou pour échanger des informations et
des conseils. Tous ces éléments de l’organisation du travail jouent un rôle crucial dans la
prévention des cancers professionnels.
La vérication du bien-fondé des informations fournies par la direction de l’entre-
prise est un aspect important de l’évaluation syndicale des risques. Cette évaluation devrait
chercher à identier l’ensemble des facteurs matériels et immatériels qui contribuent à l’ap-
parition de cancers. Elle devrait, par ailleurs, vérier quelles sont les conditions concrètes
de travail des travailleurs exposés, et évaluer de façon critique les politiques de prévention
suivies (ou l’absence de prévention). Jauger l’attitude de la direction et des services de pré-
vention et identier les éléments favorables et défavorables à la création d’un rapport de
forces sont d’autres initiatives utiles. L’annexe p. 83 présente les dimensions principales qui
devraient être considérées.
L’évaluation des risques n’est jamais un but en soi. Ce n’est que la première étape
d’une intervention destinée à changer les conditions de travail. Cette évaluation syndicale
débouche donc logiquement sur deux prolongements complémentaires : un plan d’action
syndical et la négociation avec la direction de l’entreprise d’un plan de prévention contre les
agents cancérogènes.
Changer les conditions de travail: la substitution est la priorité absolue
Sur la base de cette évaluation syndicale, les représentants des travailleurs pour la sécurité
peuvent interpeller l’entreprise. Il s’agit de vérier si l’évaluation des risques faite par la direc-
tion est complète et précise, si elle débouche sur un plan de prévention, si ce plan respecte les
priorités d’une action préventive efcace et s’il est mis en œuvre avec des moyens sufsants.
Face à un cancérogène, la première priorité est de l’éliminer du lieu de travail chaque
fois que c’est techniquement possible. Cette notion de possibilité technique est importante
et elle est généralement conictuelle.
Les arguments développés contre la substitution sont nombreux et il importe de les démonter :
1. L’argument technique. De nombreux responsables d’entreprises utilisatrices de subs-
tances dangereuses n’ont que des connaissances techniques limitées. Par exemple, si
leurs travailleurs utilisent du trichloréthylène pour dégraisser des pièces métalliques, ils
considèrent que c’est la seule solution technique possible. Il est utile de recueillir des
RISCTOX: une base de données syndicale
sur les substances dangereuses
RISCTOX entend fournir une information claire et concise
sur les substances chimiques dangereuses auxquelles les
travailleurs peuvent être exposés sur les lieux de travail.
Développée par les syndicats espagnols en collaboration
avec l’ETUI, cette base de données contient des infor-
mations sur plus de 100000 substances chimiques et
notamment: la classification de chaque substance se-
lon le règlement européen CLP, les risques spécifiques
pour la santé humaine et l’environnement ainsi que les
différentes législations européennes qui couvrent ces
substances. Les critères de recherche sont le nom de
la substance ou encore les numéros d’identification de
la substance (CAS, EC, EINECS/ELINCs). Cette base de
données, régulièrement mise à jour, est disponible en
anglais sur le site www.istas.net/risctox/en.
45
informations sur les pratiques de substitution pour montrer qu’il existe des alternatives à
l’utilisation de substances dangereuses. Dans un certain nombre de cas, la substance can-
cérogène est incorporée au produit nal comme, par exemple, l’amiante dans l’amiante-
ciment, le formaldéhyde dans des mousses isolantes ou des meubles. Dans ces cas, il faut
poser la question d’une production alternative. D’autres produits avec des caractéris-
tiques techniques comparables peuvent généralement substituer les produits contenant
des substances cancérogènes.
2. L’argument du coût. Le coût éventuel de la substitution est souvent invoqué comme un
obstacle. Dans certains cas, le coût est largement goné. Dans d’autres, il peut être réel. Il
importe de ne pas céder au chantage et de mettre en avant que le refus de la substitution
met des vies humaines en danger.
3. L’argument de la maîtrise du risque. Souvent la direction de l’entreprise préten-
dra que les mesures de prévention sont sufsantes et permettent d’éviter la “solution
extrême” que serait la substitution. Indépendamment de la qualité des mesures de pré-
vention, l’expérience montre qu’il se produit toujours des phases critiques où ces mesures
deviennent insufsantes. C’est probablement une des principales leçons à tirer de la no-
tion “d’usage contrôlé de l’amiante”. Les phases critiques peuvent être liées à des situa-
tions jugées anormales comme, par exemple, une substance qui s’échappe d’un circuit
fermé, un incendie, etc. Elles peuvent se situer en amont (l’extraction ou la fabrication
primaire des substances, le transport, le stockage, l’entrée dans le circuit de production)
ou en aval (les transformations ultérieures du produit qu’il s’agisse de transformations
voulues ou non, la détérioration ou destruction, le recyclage ou le traitement des déchets,
etc.). Cette vue d’ensemble sur tout le cycle de vie d’une production déterminée est indis-
pensable à une politique de prévention efcace des cancers. Elle articule la défense de la
santé au travail avec la défense de la santé publique et de l’environnement. Elle concrétise
deux principes de base de l’action syndicale : la solidarité (notre critère est d’éliminer les
risques pour l’ensemble des travailleurs potentiellement concernés qu’ils travaillent dans
l’entreprise ou ailleurs) et l’égalité (nous luttons pour de meilleures conditions de vie et de
travail dans l’ensemble de la société et, pour cela, nous combattons les nuisances qu’une
production déterminée peut impliquer en termes de santé publique et d’environnement).
Il convient d’adopter un point de vue offensif en ce qui concerne la substitution. Celle-ci est
la première priorité. C’est par ailleurs une obligation légale des employeurs. Si la situation
est bloquée, il ne faut pas hésiter à recourir à l’inspection du travail ou au droit d’arrêter le
travail en présence d’un danger grave et imminent. Il n’appartient pas aux représentants
des travailleurs d’apporter la preuve que la substitution est possible et d’en dénir les moda-
lités précises. C’est la direction de l’entreprise qui doit être mise face à ses responsabilités et
qui devrait démontrer que la substitution est techniquement impossible.
À cet égard, les règles du marché ne constituent qu’un seuil minimum. Il est
évidemment illégal d’utiliser un produit dont la commercialisation a été interdite, comme
l’amiante ou certaines amines aromatiques. Mais même si la commercialisation d’une
substance cancérogène est autorisée, son utilisation reste tout aussi illégale dès lors qu’elle
peut être évitée. L’on peut supposer qu’avec la mise en œuvre de REACH, le nombre de
substances cancérogènes mises sur le marché diminuera progressivement. Il n’en reste pas
moins certain qu’une partie de ces substances continuera à être produite et commercialisée.
Dans ces cas, il importe d’éviter leur utilisation sur les lieux de travail. Cela peut se faire à
travers les plans de prévention dans les entreprises. Cela peut également faire l’objet de la
négociation collective sectorielle ou de mesures nationales d’interdiction d’utilisation sur
les lieux de travail dans chacun des États membres de l’UE.
46
Dans la détermination des substances particulièrement préoccupantes qu’il faut
substituer, il ne faut pas se limiter à celles qui sont classées comme 1A ou 1B par la régle-
mentation européenne. Rappelons que celle-ci vise des objectifs distincts de la prévention
sur les lieux de travail : elle répond à une logique commerciale en fournissant des informa-
tions destinées à la mise sur le marché. D’autre part, le processus de classication est lent
et inuencé par des lobbys industriels. C’est ce qui explique, par exemple, l’absence de clas-
sication de la silice cristalline ou la classication inadéquate du formaldéhyde, qui devrait
sur la base des données scientiques, être reconnu comme un cancérigène avéré pour l’être
humain. Pour de nombreuses substances, il n’existe pas encore de classication harmoni-
sée : cela signie que ce sont les industriels qui choisissent la classe de risque associée à la
substance qu’ils mettent sur le marché.
Cancers de la vessie chez les travailleurs
des aéroports: campagne syndicale
pour réduire la pollution
Depuis 2009, plusieurs syndicats européens mènent
une campagne afin de réduire l’exposition des travail-
leurs des aéroports aux particules fines. Baptisée Clean
Air, elle réunit la Fédération européenne des travailleurs
du transport (ETF), le syndicat irlando-britannique Unite,
le syndicat suédois des travailleurs des transports et le
syndicat danois 3F. C’est cette dernière organisation qui
est à l’initiative de la campagne.
En 2008, la section de Kastrup – faubourg de Copenhague
où est situé l’aéroport national – de 3F est alertée par un
cas de cancer de la vessie chez un bagagiste. Le Conseil
national danois des maladies professionnelles reconnaît
rapidement le lien entre ce cancer et l’exposition du
travailleur à la pollution atmosphérique à l’aéroport. 3F
interpelle les dirigeants de l’aéroport et les deux parties
décident de faire mesurer la pollution atmosphérique sur
le tarmac de l’aéroport. Plusieurs relevés seront effectués
par des spécialistes.
En 2011, un rapport du centre danois pour l’environne-
ment et l’énergie (Danish Centre for Environment and
Energy) confirme les soupçons. Les mesures révèlent
que la concentration de particules fines à l’aéroport
est trois fois supérieure à celle observée dans l’artère la
plus fréquentée de Copenhague à l’heure de pointe. Le
rapport estime que les bagagistes de l’aéroport inhalent
jusqu’à 50 fois plus de particules ultrafines qu’un em-
ployé de bureau. Depuis 2008, deux autres cas de can-
cer de la vessie parmi le personnel de l’aéroport ont été
reconnus par le système d’indemnisation des maladies
professionnelles.
À l'échelle européenne, on estime à 1million le nombre
de travailleurs aéroportuaires, dont environ 20% sont
exposés à une pollution atmosphérique massive de par
leur présence sur le tarmac, à proximité des avions et
des différents engins diesel utilisés pour les ravitailler,
les décharger ou les transporter vers les hangars.
Afin de réduire les niveaux de pollution près des pistes,
la campagne Clean Air recommande de couper le mo-
teur des engins de manutention lors des périodes d’inac-
tivité et de remplacer les engins à moteur diesel par des
engins électriques ou équipés de moteurs diesel plus
récents, l’installation de filtres à particules modernisés
sur les véhicules de déneigement, le recours au tracteur
électrique pour faire circuler l’avion vers la piste de dé-
collage ou, si ce n’est pas possible, l’utilisation d’un seul
des deux moteurs principaux de l’avion une fois celui-ci
sur le tarmac.
Conscients de la dimension européenne du pro-
blème, les initiateurs de la campagne ont entrepris
des démarches afin d’étendre l’expérience menée à
Copenhague à d’autres aéroports européens. Clean
Air a obtenu un soutien financier du Fonds social de
l’UE afin d’étudier la possibilité d’un dialogue social au
niveau européen sur ce sujet. En juin 2012, des dépu-
tés européens ont visité l’aéroport de Copenhague et
en janvier 2013 une conférence a été organisée au
Parlement européen.
En savoir plus : http://www.project-cleanair.eu
47
Une prévention efcace devrait tenir compte au moins de trois éléments :
1. Inclure les substances classées de catégorie 2 (voir p. 37) dans la liste des substances hau-
tement préoccupantes en ce qui concerne l’exposition éventuelle de travailleurs.
2. Substituer et, quand cela n’est pas techniquement possible, minimiser les expositions aux
perturbateurs endocriniens qui jouent un rôle dans un certain nombre de cancers.
3. Tenir compte des interactions entre deux substances qui, sans être cancérigènes à titre in-
dividuel, peuvent réagir l’une avec l’autre et dégager un agent cancérigène. Par exemple,
dans les imprimeries ou en teinturerie, on utilise des composés azoïques qui sont désor-
mais non cancérogènes. Des amines cancérigènes peuvent cependant se former lors de
l’utilisation de savons décolorants pour le nettoyage des mains : le savon sur le colorant
azoïque crée une amine cancérogène qui est absorbée au niveau de la peau parce qu’elle
est liposoluble.
Lorsque la substitution est techniquement impossible, des mesures de protection collective
doivent éliminer tout risque d’exposition. La priorité doit alors porter sur la production
dans un système clos. À défaut, la prévention doit réduire les expositions aux niveaux les
plus bas techniquement possibles. À cet égard, l’existence de valeurs limites peut jouer un
rôle important si elles contribuent à une minimisation des expositions. Elles établissent un
niveau de référence qui permet de contraindre l’employeur à intervenir lorsque ce niveau
n’est pas respecté. Il faut cependant garder à l’esprit que toute exposition à un agent can-
cérogène est dangereuse même si les valeurs limites sont respectées. Pour la majorité des
agents cancérogènes, aucune certitude scientique ne permet de dénir un niveau d’expo-
sition sans risque. Par contre, une réduction du niveau des expositions implique générale-
ment un risque moindre.
Pour vérier l’efcacité des mesures de prévention, il est indispensable de mener deux ac-
tions de surveillance de façon systématique :
1. Une surveillance des expositions en veillant tout particulièrement aux phases les plus cri-
tiques du cycle de production. Cela implique l’intervention de services de prévention com-
pétents et professionnellement indépendants, ainsi qu’un contrôle de cette activité par les
représentants des travailleurs pour la sécurité. Le respect des valeurs limites d’exposition
ne constitue qu’un niveau minimum. Chaque fois qu’il est techniquement possible de ré-
duire les expositions en dessous de ces valeurs limites, il faut le faire.
2. Une surveillance de la santé des travailleurs par des médecins du travail. Les modali-
tés de la surveillance de la santé doivent être dénies avec précision. Trop souvent, la
surveillance de la santé se limite à un examen général ou à des investigations sans lien
direct avec les conditions de travail. En aucun cas, la surveillance de la santé ne doit
se transformer en un instrument de sélection des travailleurs. C’est pourquoi le mou-
vement syndical se prononce pour une interdiction du dépistage génétique dans les
rapports de travail. Les travailleurs qui ont été exposés à des substances cancérogènes
doivent continuer à bénécier d’une surveillance de la santé après la cessation de cette
exposition. Il faut constater que, dans presque tous les pays de l’UE, la surveillance de
la santé après l’arrêt de l’exposition n’est généralement pas organisée.
Les données récoltées dans le cadre de la surveillance de la santé et de la surveillance des
expositions doivent être transmises aux représentants des travailleurs pour la sécurité. En
ce qui concerne la surveillance de la santé, l’anonymat doit être garanti. Ces informations
peuvent permettre de mettre au jour des problèmes de santé au travail et contribuer à amé-
liorer les plans de prévention. La conservation de ces données et leur utilisation dans un
48
cadre plus large que l’entreprise (sectoriel ou national) sont indispensables si l’on veut mener
une politique publique de prévention des cancers liés au travail. Chaque travailleur exposé
doit pouvoir conserver la trace des expositions et des résultats des évaluations de santé.
Par ailleurs, il est important de vérier la qualité de l’information et de la formation
des travailleurs.
Si le recours à des équipements de protection individuelle (EPI) est nécessaire, il faut en
tout cas répondre à deux interrogations :
1. Quelles sont les performances réelles de ces équipements ? Cette évaluation doit tenir
compte de la réalité du travail, ce qu’on appelle parfois l’approche ergotoxicologique, et
ne pas se contenter de tests standardisés.
2. Les conditions de travail doivent-elles être adaptées pour tenir compte des contraintes
liées au port de certains équipements ? Ne faut-il pas, par exemple, instaurer des pauses
régulières lorsque les équipements impliquent des contraintes importantes ?
En aucun cas, le recours à des EPI ne doit servir de prétexte pour éviter ou retarder l’adop-
tion de mesures préventives plus efcaces (substitution, prévention collective).
L’intervention sur les lieux de travail ne peut être pleinement efcace que si elle est
complétée par une action dans la société. L’exposition à des agents cancérogènes sur les
lieux de travail constitue aussi un problème majeur de santé publique.
À cet égard, le mouvement syndical peut intervenir sur différents terrains :
1. Pour une politique publique de santé au travail plus efcace. La prévention dans les entre-
prises dépend en grande partie de l’existence d’une politique publique de santé au travail.
L’élaboration d’une information exacte et indépendante sur les produits chimiques, la
réalisation de recherches en toxicologie et en épidémiologie et la mise en place de sys-
tèmes de contrôle et de sanction dépassent évidemment les limites d’une entreprise. En
particulier, il est important que les autorités publiques recueillent et traitent systémati-
quement l’information en provenance des entreprises sur les expositions aux substances
cancérogènes. Un suivi doit être effectué dans le temps de manière à vérier l’évolution
du pourcentage de travailleurs exposés et les conditions de cette exposition (notamment,
vérier si des mesures de prévention effectives ont été mises en place).
2. Pour une politique de santé publique qui intègre les conditions de travail. Actuellement, dans
la majorité des pays européens, les politiques de santé publique n’interviennent pas sur les
conditions de travail et sont peu efcaces en ce qui concerne les inégalités sociales de santé.
3. Pour une visibilité majeure des cancers liés au travail et des mobilisations sociales qui
inscrivent cette question dans les priorités politiques. La question de l’amiante a montré
à quel point la prévention dépendait d’une visibilité accrue des problèmes de santé au
travail. Cette visibilité résulte à la fois d’un travail quotidien mené par les organisations
syndicales et de mobilisations sur des questions précises. Aucun moyen ne doit être né-
gligé : presse syndicale, presse d’information générale, procès judiciaires, interpellation
des instances politiques, etc.
4. Des lieux de travail vers la société : l’apport des syndicats à la défense de l’environne-
ment. La prévention des cancers constitue un test important pour imposer un contrôle
démocratique sur les choix de production. Il y a un conit permanent entre la recherche
de prots maximaux et la satisfaction des besoins humains, y compris celui de préserver
notre écosystème. En augmentant le contrôle des travailleurs sur leurs conditions de tra-
vail, les syndicats peuvent avancer également vers un contrôle social sur la production, de
manière à en réduire les nuisances.
49
Travailler tout en ayant un cancer
Pour la majorité des personnes atteintes d’un cancer,
l’épreuve de la maladie est aggravée par la perte de
l’emploi ou une dégradation de la qualité de celui-ci. Ces
problèmes affectent aussi bien les malades qui suivent
un traitement que les personnes qui sont guéries. Selon
une enquête menée en 2011 par l’Institut Curie, la moi-
tié des personnes qui retournent au travail y éprouvent
des difficultés. Celles-ci résultent à la fois des consé-
quences de la maladie (fatigue, douleurs, anxiété, etc.)
que d’une pénalisation dans les conditions de travail et
un stigmate frappant la maladie.
Les discriminations concernant l’emploi sont en rap-
port direct avec la difficulté d’adapter les conditions
de travail à la situation résultant de la maladie. Une
chimiothérapie implique souvent des alternances entre
des périodes de fatigue extrême incompatibles avec le
travail et des périodes relativement normales. Pour beau-
coup de femmes qui ont été opérées d’un cancer du sein,
des mouvements répétitifs des bras peuvent causer des
douleurs aigües. Dans ces conditions, il est pratiquement
impossible de continuer à travailler comme ouvrière à
une chaîne de montage ou comme caissière. Aux diffi-
cultés physiques s’ajoutent souvent des préjugés et des
attitudes de rejet qui peuvent conduire à des situations
d’isolement. Une ancienne patiente témoigne: “Le jour
de ma reprise, quand je suis arrivée, on m’a accueillie
avec un ‘Qu’est-ce que tu fous là’?”.
L’enquête européenne SHARE indique qu’un cancer fait
chuter le taux d’emploi des hommes de 63% à 43%.
Pour les femmes la réduction est de 43% à 34%.
Une enquête française indique que parmi les personnes
âgées de 57 ans ou moins, 83 % avaient un emploi
au moment du diagnostic d’un cancer. Deux ans plus
tard, ce taux tombait à 59% des hommes et 56% des
femmes. L’arrêt pour maladie n’explique pas cette dif-
férence: il concernait 14 % des hommes et 11% des
femmes. Le pourcentage de chômeurs avait augmenté
de 60% et celui des “autres facteurs d’inactivité” avait
doublé. Les inégalités sociales sont très importantes.
Deux ans après le diagnostic d’un cancer, à peine 45%
des agriculteurs et 54% des ouvriers avaient conservé
un emploi contre 73% des artisans et commerçants et
74% des personnes ayant une profession intermédiaire.
Les organisations syndicales doivent veiller à apporter
un soutien à ces travailleurs et exercer une pression
permanente dans les entreprises pour que les postes de
travail soient adaptés de manière à garantir le maintien
dans l’emploi.
51
Chapitre 6
Sous-estimation
et sous-déclaration
des cancers professionnels
Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, des études épidé-
miologiques ont montré les effets cancérogènes de plusieurs substances utilisées à
grande échelle dans l’industrie : amines aromatiques, amiante, benzène, chlorure
de vinyle, poussières de bois, etc. Pour répondre aux inquiétudes suscitées, des tra-
vaux ont cherché à connaître le pourcentage des cas de cancer liés à une exposition
professionnelle. Car, comme le souligne le titre d’une publication anglaise (Rushton
et al. 2008), l’estimation du poids des cancers dus au travail est la première étape
vers la prévention.
La controverse sur les pourcentages
La première étude de grande ampleur, et qui a été longtemps considérée comme la
bible en cette matière, est celle menée aux États-Unis par deux épidémiologistes an-
glais, Richard Doll et Julian Peto, et dont les résultats ont été présentés au Congrès
américain en 1981 (Doll et Peto 1981).
Pour Doll et Peto, 4 % de l’ensemble des cancers peuvent être considé-
rés comme d’origine professionnelle (8 % chez l’homme, 1 % chez la femme). Ce
chiffre de 4 % paraît faible par rapport au nombre considérable de travailleurs
exposés à des cancérogènes. Il a d’ailleurs souvent été utilisé pour relativiser l’im-
pact des causes professionnelles dans la survenue des cancers. En 1998, Samuel
Epstein, professeur à l’École de santé publique de l’université de l’Illinois, met
en évidence plusieurs carences dans l’estimation des cancers professionnels par
Doll et Peto. Il épingle notamment le manque de prise en considération du ca-
ractère multifactoriel du cancer et des effets de synergie entre plusieurs agents
52
cancérogènes, ainsi que le manque de prise en compte de l’augmentation du nombre des
cancérogènes dans le milieu de travail.
Aujourd’hui, certains s’interrogent légitimement sur les conits d’intérêts des épi-
démiologistes britanniques au regard des révélations apportées par un article publié en
novembre 2006 dans l’American Journal of Industrial Medicine. Les auteurs de l’article
avancent les preuves des liens nanciers existants entre Richard Doll et les multinationales
de la chimie Monsanto, ICI et Dow (Hardell et al. 2007).
Pour Doll et Peto, au-delà du chiffre global de 4 %, la fraction des cancers attri-
buables à une cause professionnelle varie en fonction du sexe et du type de cancer. Ainsi
chez les hommes, Doll et Peto estiment que 25 % des cancers des sinus, 15 % des cancers du
poumon, 10 % des cancers de la vessie et 10 % des leucémies peuvent être attribués à des
facteurs professionnels. Pour les mêmes localisations, le chiffre des cancers attribuables à la
profession tombe à 5 % pour les femmes.
En 2001, des estimations très complètes sur la mortalité par cancer, publiées par une
équipe nlandaise, ont établi des chiffres supérieurs à ceux de Doll et Peto. Pour les cher-
cheurs nlandais, la part des cancers professionnels dans l’ensemble des cancers atteindrait
les 8 % (14 % pour les hommes et 2 % pour les femmes). Dans la population masculine, 29 %
des cancers du poumon, 18 % des leucémies, 14 % des cancers de la vessie et 12 % des cancers
du pancréas seraient dus à une cause professionnelle (Nurminnen et Karjalainen 2001).
Derrière les pourcentages, il y a un nombre de travailleurs qui varie du simple au
double selon les estimations de Doll et Peto ou celles de l’étude nlandaise. Ainsi, pour le
Royaume-Uni, le nombre annuel des décès par cancers professionnels serait évalué entre
6 000 et 12 000, et le nombre annuel des nouveaux cancers dus au travail entre 12 000 et
24 00024. Pour l’Espagne, le nombre annuel de décès par cancers professionnels varierait
de 4 000 à 8 000 et le nombre de nouveaux cas de cancers dus au travail de 6 500 à 13 000
(Kogevinas et al. 2005).
Dépasser la notion de fraction attribuable
Au-delà des controverses sur les estimations, il faut relever qu’au cours de ces trente der-
nières années, la fraction des cancers attribuable aux conditions de travail a été régulière-
ment revue à la hausse. L’approche traditionnelle de l’épidémiologie concernant les “frac-
tions attribuables” doit cependant être envisagée avec prudence pour plusieurs raisons.
Les données concernant le travail des femmes sont peu systématiques. L’épidémiolo-
gie a négligé les professions et les secteurs fortement féminisés et les cancers plus fréquents
parmi les femmes. Le cancer du sein, première cause de mortalité par cancer parmi les
femmes, a été beaucoup moins étudié sous l’angle des risques professionnels que les cancers
du poumon ou de la vessie dans des populations masculines.
Pour avoir accès à des échantillons de population, de nombreuses études épidémio-
logiques ont été menées en collaboration avec l’industrie. Une révision critique de la littéra-
ture scientique montre que le partenariat entre la recherche et l’industrie a souvent été lié
à des biais qui conduisent à une sous-estimation du rôle des conditions de travail.
La notion de “fraction attribuable” repose sur des bases fragiles. Les cancers sont des
pathologies multicausales. Différents facteurs peuvent jouer un rôle à différents moments
de la vie. Il n’existe pas de modèle unique qui permette de rendre compte de ces interactions.
24. Health and safety executive. Statistics. Voir : www.hse.gov.uk/statistics/index.htm
53
Dans certains cas, l’effet synergique relève plus de la multiplication des facteurs que de leur
simple somme. Les expositions multiples tout au long de la vie professionnelle sont insuf-
samment prises en compte dans la plupart des études épidémiologiques. Le calcul des frac-
tions attribuables cherche à exclure des causes qui relèveraient de la conduite individuelle.
De telles causes (par exemple, la consommation de tabac ou d’alcool, les habitudes alimen-
taires) sont loin d’être des variables purement individuelles. Elles peuvent être elles-mêmes
liées aux conditions de travail. La précarité de l’emploi, la peur du danger, le stress, le travail
de nuit peuvent inuencer ces comportements.
Les fractions attribuables considèrent que certaines populations sont exposées à un
facteur de risque tandis que d’autres ne le sont pas. La réalité est souvent plus complexe. Les
pollutions industrielles tendent à disperser les risques. Une analyse ne des activités réelles
de travail montre qu’elles s’éloignent de scénarios d’exposition qui semblaient solidement
établis. Il peut déjà y avoir un surcroît de cancers dans la population de référence qui est
supposée se trouver à l’abri d’une exposition déterminée. Le risque relatif pour les travail-
leurs exposés est alors sous-estimé.
Les calculs de fractions attribuables ne sont donc qu’un outil approximatif. Ils
tendent à une sous-estimation du rôle des conditions de travail dans les cancers. Ils font
souvent obstacle à une action rapide des autorités publiques lorsque des évaluations coûts-
bénéces sont lancées avant de pouvoir adopter des règles.
Des exemples de recherche active des cancers d’origine professionnelle
La recherche active des cancers d’origine professionnelle est un élément clé de la visibilité
de l’importance des conditions de travail dans la survenue des cancers. Dans plusieurs pays,
depuis les années 2000, différentes études ont mis en lumière le rôle crucial des conditions
de travail dans les inégalités face au cancer. Elles remettent aussi en cause la représentation
traditionnelle suivant laquelle les conditions de travail joueraient un rôle presque marginal
dans les cancers féminins.
Dans les pays nordiques, le projet Nocca
Le projet Nocca (Nordic Occupational Cancer) traite une base de données commune aux
cinq pays nordiques (Islande, Norvège, Suède, Finlande et Danemark) (Pukkala et al.
2009). L’outil statistique est particulièrement puissant : il recense 2,8 millions de cas de
cancer. Il tient compte des professions exercées par 15 millions de personnes au cours de
quatre décennies (du début des années 1960 à la n des années 1990). Sur la base d’un
tel outil statistique, il est possible de lancer de nouvelles études qui repèrent les facteurs
contribuant à ces risques plus élevés de cancer. Il s’agit le plus souvent d’agents chimiques
mais d’autres facteurs comme l’exposition aux rayonnements solaires ou des éléments de
l’organisation du travail (par exemple, le travail de nuit et le travail posté) peuvent jouer
un rôle non négligeable. Dans certains cas, ces résultats conrment des associations déjà
connues comme les cancers de la peau parmi les pêcheurs et fermiers qui travaillent en
plein air, les cancers des fosses nasales des travailleurs du bois, de très nombreux can-
cers dans le secteur de la construction où les travailleurs sont soumis à des expositions
multiples. Dans d’autres cas, les résultats du projet apportent des éléments nouveaux.
Ainsi, le projet a pu identier une plus forte prévalence des cancers de la bouche et du
vagin parmi les femmes travaillant dans l’industrie chimique; des cancers de la peau, des
54
cancers du sein (aussi bien féminins que masculins) et des cancers des ovaires parmi les
imprimeurs; des cancers de la thyroïde parmi les femmes travaillant dans l’agriculture.
Pour les femmes, on observe également un risque accru de cancers de la vessie dans des
activités comme la culture du tabac, l’industrie chimique, l’imprimerie, la coiffure et les
professions de la vente.
En Italie, les registres des cancers professionnels et le projet Occam
L’Italie possède un registre des mésothéliomes (ReNaM), un registre des cancers du nez
et des sinus ainsi qu’un registre des cancers dont l’étiologie professionnelle est plus faible
(ReNaLOC). Dans ce dernier registre, les médecins sont encouragés à signaler les cas de
cancers probablement causés par une exposition professionnelle. Une analyse de 936 cas de
cancers (hors mésothéliomes) enregistrés entre 1995 et 2008, indique que les localisations
des cancers les plus fréquentes chez les hommes sont les cancers du poumon (58 %) et les
cancers du nez et des sinus (17 %). Pour les femmes, les localisations les plus fréquentes
sont les cancers du nez et des sinus (21 %) et les cancers du sein (21 %). Les secteurs les plus
concernés sont les industries de la métallurgie, suivies de la construction, des soins de santé
et des transports. Les cancérogènes les plus souvent cités sont la silice, les hydrocarbures
polycycliques aromatiques (HPA), l’amiante et les radiations ionisantes. Pour les femmes,
les radiations ionisantes sont incriminées dans 60 % des cas signalés (qui concernent no-
tamment le personnel navigant de l’aviation civile). Les trois quarts des cas enregistrés pro-
viennent de trois régions : Lombardie, Piémont et Vénétie.
Les auteurs de l’étude estiment que l’enregistrement des données est encore très li-
mité et doit être amélioré en renforçant l’information, les procédures d’enregistrement et en
développant des liens avec un système d’information sur les cancers professionnels baptisé
Occam (Occupational Cancer Monitoring) (Scarselli et al. 2010, Crosignani et al. 2009).
Le projet Occam a été lancé en 2001 en Lombardie, la région la plus industrialisée d’Ita-
lie. Il s’est étendu à quelques autres régions ou villes (Ombrie, Gênes, Vénétie). Il couvre plus
de 35 000 cas. Il permet d’identier les entreprises où ont travaillé les personnes atteintes d’un
cancer. Une description assez précise des conditions concrètes de travail est possible. L’intérêt
de cette analyse plus ne en termes de prévention est énorme. Tous les cas de cancer sont signa-
lés par les hôpitaux pour les patients dont l’âge est compris entre 35 et 69 ans. Les personnes
plus âgées ont été exclues en raison des difcultés qu’il y avait à retrouver des informations
précises sur l’ensemble de leur vie professionnelle. L’outil statistique permet ensuite de com-
parer la fréquence de chaque localisation de cancers dans la population d’une entreprise et de
secteurs d’activité dans une province par rapport à la population générale de la même région.
Occam a également procédé à une analyse de la littérature scientique sur les rapports entre le
cancer et le travail de façon à fournir des hypothèses d’interprétation des résultats. Cette base
de données offre une synthèse de plus de 900 articles. Elle stimule la recherche active de l’ori-
gine professionnelle des cancers, aussi bien par les instances de la santé publique que par les
organisations syndicales. Par exemple, si l’on consulte la base de données pour le nettoyage à
sec, on retrouve 25 références concernant plus d’une dizaine de localisations de cancer.
En France, le projet Giscop 93
Le projet Giscop 93 (Groupement d’intérêt scientique sur les cancers d’origine profes-
sionnelle) est apparu en 2001 dans un département industriel de la banlieue parisienne,
55
la Seine-Saint-Denis. Il s’est développé grâce à la collaboration entre une équipe universi-
taire et trois hôpitaux. Il a bénécié d’un fort soutien des autorités locales du département
ainsi que des organisations syndicales. Les patients atteints d’un cancer reconstruisent
leur vie professionnelle avec l’aide d’une équipe d’enquêteurs. Jusqu’à présent, Giscop
s’est concentré sur trois groupes de localisations des cancers : les cancers des voies res-
piratoires, les cancers des voies urinaires et les cancers hématologiques. Les entretiens
approfondis avec les patients permettent d’identier des expositions éventuelles à des
agents cancérogènes. Entre 2002 et 2011, sur plus de 1 070 personnes atteintes d’un can-
cer dont la vie professionnelle a été analysée étape par étape, 897 avaient été exposées au
moins pendant une période de leur vie à un agent cancérogène au cours de leur travail. Il
s’agit de 89 % des hommes et de 62 % des femmes (Leconte et Thébaud-Mony 2010). Par-
mi les femmes pour lesquelles une exposition professionnelle avait été identiée, seul un
quart avait reçu un certicat médical concernant une éventuelle origine professionnelle
de la maladie contre 64 % des hommes. Giscop permet une analyse fouillée des conditions
d’exposition et justie des conclusions très critiques sur l’état réel de la prévention. Il
identie les zones les plus critiques comme la sous-traitance, les emplois précaires me-
nant à des expositions multiples et rendant impossible l’accès à des dispositifs efcaces
de prévention. Giscop entre dans les zones d’ombre du travail et il retrace d’innombrables
histoires d’exploitation, de déni des droits, de mise en danger de la santé pour maximiser
les prots.
L’invisibilité des cancers professionnels
Un autre obstacle majeur à la “visibilité sociale” des cancers liés au travail réside dans le fait
que beaucoup de maladies d’origine professionnelle ne se distinguent pas sur le plan médi-
cal de celles qui sont dues à d’autres facteurs. Les cancers surviennent souvent longtemps
après le début de l’exposition aux produits toxiques, 20 ans voire 40 ans après, ce qui ne
facilite pas l’identication d’éventuels facteurs de risque. Si l’attention s’est focalisée sur
certains cancers, comme le mésothéliome de la plèvre et du péritoine ou l’angiosarcome du
foie, c’est dû à la rareté de ces tumeurs dans la population générale en regard de leur fré-
quence chez les travailleurs exposés à un cancérogène particulier, en l’occurrence l’amiante
et le chlorure de vinyle. Les cancers du poumon et de la vessie sont des cancers nettement
plus fréquents qui peuvent être également causés par le tabagisme. Et le tabac a souvent
bon dos.
Ainsi, en 1987, des chercheurs s’intéressent plus particulièrement au cancer du
poumon chez les hommes. Ils analysent les données des publications connues à cette
époque, et déterminent que la fraction des cancers du poumon attribuables à une pro-
fession varie de 2,4 % à 40 %, suivant les secteurs industriels (Simonato et al. 1988).
Ils concluent également que le tabagisme n’est pas un facteur de confusion, c’est-à-dire
qu’il ne modie pas la relation entre la maladie et la profession. Depuis, la liste des subs-
tances reconnues cancérogènes pour les poumons ne cesse de s’allonger : rayonnements
ionisants, acide chromique, HPA, arsenic, amiante, nickel, fer et oxydes de fer, cobalt et
carbure de tungstène, bischlorométhyléther, etc.
Mais les médecins interrogent-ils les malades atteints de cancers sur les produits
qu’ils ont manipulés ou respirés au cours de leur vie de travail ?
56
Sous-déclaration généralisée
Quels que soient les pourcentages pris en compte, le nombre de cancers professionnels in-
demnisés est de loin inférieur aux estimations les plus basses. Dans tous les pays européens,
on convient que les indemnisations ne constituent que la partie émergée de l’iceberg.
Il n’existe pas de législation européenne concernant les maladies professionnelles.
Depuis 1962, l’Union européenne se limite à adopter des recommandations qui n’ont pas
de valeur contraignante pour les États. Cela contribue à expliquer les énormes disparités
que l’on peut observer dans le domaine de la reconnaissance des cancers comme maladies
professionnelles.
Si la sous-reconnaissance reste la tendance générale dans tous les pays, les niveaux
de cette sous-reconnaissance sont très variables. Une étude menée par Eurogip dans 10
pays de l’Union européenne montre les disparités qui existent entre différents pays de l’UE
(voir tableau 1).
Tableau 1 Cancers reconnus rapportés à la population assurée en 2006
Pays Cas reconnus Population assurée Reconnaissance pour
100000 assurés
Allemagne 2 194 33382080 6,57
Autriche 84 3089167 2,72
Belgique 245 2483948 9,86
Danemark 135 2710462
(en 2005)
4,98
Espagne* 4 15502738 0,03
Finlande** 139 2129000 6,53
France 1 894 18146434 10,44
Italie 911 17686835 5,15
Luxembourg 13 279810 4,65
République tchèque 38 4497033 0,85
Suède 43 4341000 0,99
Suisse 128 3651709 3,51
* Espagne: le nombre de cancers reconnus a commencé à augmenter à partir de l’année 2007 ; si l’on considérait les données
de 2008 en population et en cas reconnus, le ratio s’élèverait à 0,39.
** Finlande: le ratio est calculé sur les demandes de reconnaissance (à défaut de données disponibles sur les cas reconnus).
Source: Eurogip (2010)
Au-delà de ces données globales, il faut ajouter que la grande majorité des cancers reconnus
sont des cancers causés par l’amiante et que la reconnaissance des cancers professionnels
parmi les femmes se heurte à des obstacles beaucoup plus importants que pour les hommes.
En France, le nombre des cancers professionnels reconnus a régulièrement augmenté :
1 033 cas en 2000, 1 898 en 2008 dont plus des trois quarts dus à l’amiante. Avec 10,4 cancers
par 100 000 assurés sociaux, la France avait en 2006 le plus haut taux de cancers profession-
nels reconnus.
Dans la plupart des autres pays européens, les chiffres restent très bas. En 2008, à
peine 19 cas de cancers professionnels ont été reconnus en Suède, 62 cas en Espagne, 168
cas en Finlande.
Le mésothéliome est la maladie professionnelle emblématique et l’amiante le cancéro-
gène le plus universellement utilisé et reconnu. Les cancers de l’amiante, dont les mésothé-
liomes, représentent plus des trois quarts des cancers professionnels indemnisés dans l’UE.
57
Amiante
30 271
Rayonnements ionisants
4 178
Amines aromatiques
1945
Poumon : 20 067
(amiante, rayonnements
ionisants, silice cristalline) Plèvre : 14 695
(amiante, rayonnements
ionisants)
Vessie : 1 974
(amines aromatiques, hydroc arbures
polycycliques aromatiques)
Larynx : 1014
(amiante, rayonnements
ionisants, gaz de cockeries)
Nez : 814
(poussière du bois de
chêne et de hêtre)
Nombre total de cas
40 555 Silice crist alline
898
Benzène
887
Graphique 2 Origine des cas de cancers professionnels reconnus en Allemagne entre 1978 et 2010
Graphique 3 Principales localisations des cancers professionnels reconnus en Allemagne
entre 1978 et 2010
Sources: Butz M. (2012) Beruflich verursachte Krebserkrankungen, Eine Darstellung der im Zeitraum 1978 bis 2010
anerkannten, Berufskrankheiten Deutsche Gesetzliche Unfallversicherung (DGUV); Recognized cases of OD www.dguv.de
Amélioration de la reconnaissance en Allemagne
L’Allemagne figure parmi les pays européens qui ont un bon taux de reconnaissance des cancers professionnels.
Le pays possède, depuis 1978, des données précises sur le pourcentage des cancers professionnels indemnisés par
rapport aux cancers professionnels estimés. On constate une amélioration dans le temps.
Tableau 2 Évolution dans l’indemnisation des cancers professionnels en Allemagne (1978-2010)
Année Nombre de cas de
cancers professionnels
indemnisés
Estimation du nombre
total de cancers
professionnels
Cas indemnisés (%)
1978 96 13214 0,7
1988 455 7637 6,2
1998 1913 18614 10,3
2008 2074 12244 16,9
2010 2144 14612 14,7
58
Cependant, certains pays ne déclarent aucun mésothéliome, et même dans les pays qui en
déclarent le plus, les chiffres sont encore loin de reéter le véritable poids des cancers de
l’amiante.
Le Danemark se considère comme un pays avec un excellent système de déclaration
des cancers professionnels. Et pourtant, en 1990, dans une étude qui avait pour but d’ana-
lyser les déclarations de cas de mésothéliome pleural et d’adénocarcinome de l’ethmoïde et
des sinus, deux cancers associés respectivement à une exposition professionnelle à l’amiante
et aux poussières de bois, la sous-déclaration a été estimée à environ 50 %. L’examen des
dossiers médicaux de patients qui n’avaient pas déclaré leur maladie a révélé que, dans la
plupart des cas, ces dossiers ne contenaient pas sufsamment d’informations détaillées sur
les expositions professionnelles. Des recommandations ont été faites à la suite de cette étude.
En 2000, une nouvelle évaluation a été réalisée en comparant les données du registre danois
du cancer et celles du bureau national des victimes du travail. La comparaison a montré que
le registre du cancer avait enregistré 49 cas de cancers de l’ethmoïde et 73 mésothéliomes de
la plèvre alors que le bureau national des victimes du travail n’avait reçu que 11 demandes
de reconnaissance pour cancer de l’ethmoïde et 48 pour mésothéliome. De nouvelles actions
pour améliorer la déclaration des maladies professionnelles ont depuis été entreprises.
Recherche des causes de l’invisibilité des cancers professionnels
De nombreux facteurs contribuent à l’invisibilité des cancers professionnels. Ces facteurs
sont de différents ordres : réglementaire, économique, social et médical.
Des causes liées à la réglementation
Un obstacle à la déclaration peut être le nombre limité de cancers reconnus comme d’ori-
gine professionnelle et des agents susceptibles de les avoir provoqués. Dans la plupart des
pays européens, il existe un système dual combinant une liste de cancers professionnels
indemnisables, dite “liste fermée”, et un système dit “complémentaire” ou “ouvert”25.
Pour les maladies qui sont reprises sur la liste “fermée”, la victime doit apporter la
preuve de la maladie et des conditions de travail décrites dans la liste mais le lien de cau-
salité est présumé. Pour les maladies du système “ouvert”, la victime doit introduire une
demande individuelle et apporter des preuves non seulement de la maladie mais aussi d’un
lien de causalité entre ses conditions de travail et la pathologie.
Dans la plupart des pays européens, le système “ouvert” ne semble être qu’une voie
tout à fait marginale de reconnaissance d’un cancer professionnel. Aucun cancer ne porte
la signature des agents cancérogènes qui ont pu contribuer à son apparition et à son déve-
loppement. Demander à un travailleur d’apporter la preuve d’un lien de causalité entre un
cancer et une exposition professionnelle est une exigence démesurée.
Cela explique qu’aucun cas n’a été reconnu ces dernières années à ce titre en Belgique
et au Luxembourg, un seul cas en Suisse entre 2000 et 2007, deux cas seulement en Autriche
entre 2000 et 2008, respectivement 1,1 % et 2,2 % des cas reconnus en 2008 en Allemagne et
en France. Seule l’Italie fait exception avec un taux de 13 % en 2008 (Eurogip 2010).
25. L’Islande et la Suède n’ont pas établi de listes de maladies professionnelles mais indemnisent les maladies
professionnelles au cas par cas.
59
Les Pays-Bas ne disposent pas d’un système de reconnaissance des maladies profes-
sionnelles : les personnes sont prises en charge par la branche santé de la sécurité sociale
quelle que soit l’origine de leur maladie. Les victimes doivent donc entamer des procédures
judiciaires pour obtenir des dommages et intérêts sur la base de la responsabilité civile de
l’employeur26.
La comparaison entre les listes de maladies professionnelles des différents pays
européens montre une certaine homogénéité. C’est le cas pour les cancers de la peau, des
cancers osseux, des leucémies et des cancers broncho-pulmonaires. Pour ces derniers, les
agents responsables, tels le chrome, l’amiante, le nickel, sont unanimement admis. Par
contre, l’oxyde de fer, le cobalt ou la silice ne sont pris en compte que dans de rares pays. Les
tumeurs cérébrales ne gurent que sur la liste française. Les cancers de la vessie ou du foie
ne sont généralement reconnus qu’en liaison avec un seul agent : les amines aromatiques
pour les premiers, le chlorure de vinyle pour les seconds.
Souvent, un agent ne sera reconnu responsable que d’un type de cancer. Ainsi le
chlorure de vinyle est reconnu pour l’angiosarcome du foie mais pas pour les autres cancers
du foie ou les autres tumeurs décrites dans la littérature médicale.
La liste de l’Organisation internationale du travail (OIT)
L’Organisation internationale du travail (OIT) a approuvé en 2010 une nouvelle liste de ma-
ladies professionnelles qui énumère 20 substances, groupes de substances ou agents phy-
siques et biologiques comme causes de cancers professionnels27. L’OIT ouvre par ailleurs la
liste aux cancers causés par d’autres agents qui ne gurent pas parmi les 20 cités “lorsqu’un
lien a été scientiquement établi entre l’exposition à ces agents résultant d’activités profes-
sionnelles et le ou les cancer(s) dont le travailleur est atteint”28. La liste de l’OIT n’a rien de
contraignant. Il s’agit d’une recommandation aux États membres.
La liste européenne
La recommandation de la Commission européenne du 19 septembre 2003 relative aux
maladies professionnelles ne l’est pas davantage29. Celle-ci comporte dans son Annexe I
une liste européenne de 108 maladies professionnelles ou groupes de maladies, et dans
son Annexe II une liste complémentaire de 48 maladies ou groupe de maladies dont l’ori-
gine professionnelle est soupçonnée, dont 36 se réfèrent à des substances chimiques. La
Confédération européenne des syndicats (CES) a contesté la composition de ces listes
soulignant, par exemple, que le cancer du larynx dû à l’amiante se trouve sur la liste
européenne complémentaire alors que plusieurs pays de l’UE le reconnaissent déjà comme
maladie professionnelle.
26. Lire à ce sujet : Heuts P. (2013) Aux Pays-Bas, la FNV engage la responsabilité des employeurs dans les maladies du
travail, HesaMag, 7, 41-47. http://www.etui.org/fr/Topics/Health-Safety/HesaMag
27. Amiante, benzidine et ses sels, Bis(chlorométhyl)éther, composés de chrome VI, goudrons de houille, brais de houille
ou suies, bêta-naphthylamine, chlorure de vinyle, benzène, dérivés nitrés et aminés toxiques du benzène ou de ses
homologues, rayonnements ionisants, goudron, brai, bitume, huiles minérales, anthracène ou les composés et résidus
de ces substances, émissions de cokeries, composé du nickel, poussières de bois, arsenic et ses composés, cadmium et
ses composés, érionite, oxyde d’éthylène, virus de l’hépatite B et de l’hépatite C.
28. List of occupational diseases (revised 2010) ILO Occupational Safety and Health Series, 74.
29. Recommandation 2003/670/CE de la Commission du 19 septembre 2003 concernant la liste européenne des maladies
professionnelles.
60
Des causes aux origines économiques, sociales et médicales
Outre les facteurs légaux, d’autres facteurs, sociaux et médicaux notamment, interviennent
dans la sous-reconnaissance des cancers professionnels. Dans certains pays le chemin à
parcourir est complexe, inadapté, hasardeux, décourageant et la maladie professionnelle est
mal indemnisée. Dans d’autres encore, la pression exercée par les employeurs sur les méde-
cins du travail ou les salariés n’encourage pas à la déclaration d’une maladie professionnelle
(European Commission 2013).
Deux enquêtes françaises, consacrées au devenir des victimes d’asthme profession-
nel, ont montré qu’une cause importante de la sous-déclaration des maladies profession-
nelles était que les victimes se refusent souvent à effectuer la déclaration de leur maladie en
raison des menaces que la démarche ferait peser sur leur emploi et de la sanction nancière
qu’elle entraînerait (Eurogip 2002). Une autre enquête a montré que même dans un hôpi-
tal universitaire et pour des expositions cancérogènes bien connues, les cancers n’avaient
pas fait l’objet d’une déclaration en maladie professionnelle. L’analyse des causes a mis en
exergue la faible propension du corps médical à rechercher la nature professionnelle des
pathologies, ainsi que l’absence d’information ou la mauvaise information du médecin trai-
tant comme du salarié sur la procédure de reconnaissance des maladies professionnelles.
La sociologue Annie Thébaud-Mony souligne les difcultés des médecins face aux
cancers d’origine professionnelle (Thébaud-Mony 2006). Ils doivent identier l’exposition
à un ou plusieurs cancérogènes, ce qui suppose de pouvoir retracer les parcours profession-
nels et d’accéder à l’histoire de l’activité de travail d’une personne. Souvent, les patients ne
connaissent pas les produits ou les poussières auxquels ils ont été exposés. Il peut s’écouler
de 10 à 40 ans entre le moment de l’exposition à un cancérogène et la survenue des can-
cers. Mais surtout, dit-elle, ils doivent rompre avec la représentation dominante du cancer
comme maladie liée aux seuls comportements à risques.
Lorsque le cancer est indubitablement lié à une substance cancérogène comme le
cancer de la plèvre ou du péritoine (mésothéliome), d’autres obstacles peuvent survenir.
En France, sur 2 407 cas de mésothéliomes enregistrés entre 1999 et 2009 par le Pro-
gramme national de surveillance du mésothéliome, 30 % n’ont pas fait l’objet d’une de-
mande de reconnaissance en maladie professionnelle ou d’indemnisation par le Fonds
d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA). Selon une enquête qui a cherché à en
connaître les raisons, le genre, l’âge au moment du diagnostic, le statut social et le type de
couverture des soins de santé inuencent la recherche d’une indemnisation de la maladie
(Chamming’s et al. 2013).
Dans de nombreux pays, une surveillance des conditions de travail et de la santé des
travailleurs existe de longue date. Les services de sécurité effectuent des mesures d’atmos-
phère dans les ateliers, la médecine du travail fait réaliser des analyses de sang et d’urine
chez les travailleurs exposés à des toxiques. Le rôle du médecin du travail pourrait être
important dans l’identication des cancers professionnels, mais ce dernier est souvent exclu
de la chaîne d’information.
L’inuence du médecin du travail dans la prévention des cancers professionnels est
ambiguë. Souvent, son manque d’indépendance face à l’employeur ne facilite pas son impli-
cation dans une culture de prévention des risques. C’est particulièrement le cas quand la
prévention entre en compétition avec des enjeux industriels et économiques majeurs.
61
Les femmes, souvent laissées pour compte
Les femmes meurent moins souvent du cancer que les hommes. En 2012, dans l’Union eu-
ropéenne, le taux standardisé des décès par cancer des hommes était de 212 pour 100 000,
celui des femmes de 128 pour 100 000. Cela ne suft pas à expliquer pourquoi les études
épidémiologiques des cancers d’origine professionnelle n’accordent qu’une place marginale
aux femmes. Une étude américaine a analysé tous les articles relatifs aux cancers profession-
nels publiés entre 1971 et 1990, seuls 35 % incluaient des femmes, et seulement des femmes
blanches (Niedhammer et al. 2000). En 2000, une étude de l’Institut national de la santé et
de la recherche médicale (Inserm) a recensé les travaux publiés au cours de l’année 1997 sur la
santé au travail : 31 % étaient consacrés exclusivement à des hommes contre 7 % à des femmes ;
51 % concernaient les deux sexes mais généralement sans faire de distinction alors même que
les mécanismes biologiques aboutissant au cancer peuvent être sexuellement différenciés.
Les raisons avancées pour expliquer cette situation sont d’abord que les hommes
sont plus souvent exposés que les femmes à des risques graves dans leur travail et davantage
aux cancérogènes, ensuite qu’ils sont plus souvent employés dans des entreprises de grande
dimension (métallurgie, chimie), ce qui facilite les recherches épidémiologiques. Aucune de
ces explications n’est entièrement satisfaisante. Si la division sexuelle du travail concentre
plus d’hommes dans certaines activités à haut risque de cancer, cela ne signie pas que les
femmes en soient protégées. Souvent, on trouvera des femmes dans des activités “périphé-
riques” telles que le nettoyage des installations, des opérations de nition ou d’assemblage
nal, le conditionnement l’emballage, etc. pour lesquelles on ne possède pratiquement au-
cune donnée. Par ailleurs, il faudrait tenir compte de l’interaction entre les différents agents
cancérogènes tant au niveau du travail rémunéré (par action entre des expositions liées à
la production de base et des expositions liées aux produits de nettoyage) qu’au niveau du
travail domestique non rémunéré qui continue à être réalisé massivement par des femmes.
À 35 ans, les ouvrières ont une espérance de vie inférieure de trois ans à celle des
cadres féminins. Entre 35 et 80 ans, les ouvrières ont un taux de mortalité supérieur de 40 %
à celui des cadres. Pourtant, le cancer le plus commun chez les femmes, le cancer du sein
(plus fréquent même chez la femme que le cancer du poumon chez l’homme), n’avait pas fait
l’objet jusqu'à très récemment de beaucoup d’investigations liées à la profession de celles qui
en sont victimes ou aux produits qu’elles avaient manipulés. En France, dans le secteur des
services personnels et domestiques, où les femmes sont largement majoritaires, 28 % d’entre
elles sont exposées à des cancérogènes tels le formaldéhyde et les solvants chlorés. Or ces
produits ne gurent pas dans la réglementation concernant la reconnaissance en maladie
professionnelle. Une déclaration de maladie professionnelle n’aurait donc aucune chance
d’aboutir. Ce qui ne contribue guère à rendre les cancers professionnels féminins visibles.
Depuis quelques années cependant, le sujet des relations entre travail et cancers des
femmes intéresse davantage les chercheurs. Les progrès restent très lents. Une étude récente
a passé en revue 122 articles parus entre 2006 et 2012 dans treize revues épidémiologiques
considérées comme des références mondiales. Les articles retenus étaient des études ori-
ginales sur le rôle des facteurs professionnels dans les cancers du poumon, une pathologie
qui affecte massivement tant les hommes que les femmes. À peine 4 % des articles portaient
sur une population exclusivement féminine, 45 % sur une population mixte et 51 % sur une
population exclusivement masculine. Pour les populations mixtes, les hommes étaient net-
tement surreprésentés par rapport aux femmes30.
30. Communication de M. Charles-Olivier Betansedi (GISCOP 93), octobre 2013.
62
Le cancer du sein et le travail
En 2013, les résultats d’une enquête française portant
sur plus de 1 200 cas de cancer du sein ont mis en
évidence une surreprésentation des travailleuses du
textile et de la confection, des filières du caoutchouc
et des matières plastiques et des infirmières (Guénel et
Villeneuve 2013).
Une étude canadienne, portant sur un millier de
femmes, a étudié, en 2012, la relation entre cancer
du sein et une exposition aux cancérogènes et aux
perturbateurs endocriniens au travail (Brophy et al.
2012). Elle montre que le risque de développer un
cancer du sein est en moyenne de 40% plus élevé
dans les secteurs où les femmes ont été exposées
au moins pendant dix années à des cancérogènes
et à des perturbateurs endocriniens. Les secteurs les
plus concernés sont : l’agriculture, les fabrications
métalliques, la fabrication d’éléments plastiques pour
l’industrie automobile et les conserves alimentaires.
Le risque de développer un cancer du sein avant
la ménopause est multiplié par cinq dans ces deux
derniers secteurs.
Les auteurs établissent un lien entre le risque de cancer
du sein et une exposition à des cancérogènes et à des
perturbateurs endocriniens. Ils insistent sur l’importance
de s’informer en détail de l’histoire personnelle et profes-
sionnelle des personnes atteintes.
En 2013, une étude italienne a analysé 11 188 cas
de cancers du sein féminins survenus en Lombardie
de 2002 à 2009 par rapport à une population témoin
de 25000 femmes (Oddone et al. 2013). Le risque de
cancer du sein était plus élevé pour les employées de
la fabrication électrique et de l’industrie du caoutchouc
(25% de risque en plus).
Depuis le classement par le CIRC du travail posté comme
cancérogène probable en 2007, des chercheurs ont étu-
dié les conséquences du travail posté et du travail de
nuit sur la santé des femmes. Une étude danoise portant
sur 7000 femmes atteintes de cancer du sein a trouvé
un risque augmenté de 50% pour celles dont le travail
s’était effectué de manière prépondérante la nuit. Au
Danemark, 38 femmes ayant un long passé de travail
de nuit ont vu leur cancer du sein reconnu en maladie
professionnelle et indemnisé (Hansen et Lassen 2011).
63
Chapitre 7
Logique économique
et comportement
industriel toxique
Les industriels n’aiment pas que l’on sache que les travailleurs meurent de cancers
dus au travail dans leurs usines. Si certains s’engagent sur la voie de la prévention
ou de la substitution des substances dangereuses par d’autres qui le sont moins,
c’est souvent parce que des législations les y contraignent. Généralement, ils pré-
fèrent tenter de retarder l’interdiction des substances dangereuses et la prise de
mesures jugées trop coûteuses, bien que protectrices de la santé des travailleurs.
L’industrie de l’amiante offre un exemple frappant de ce type d’attitude.
“L’usage contrôlé de l’amiante”
Très tôt, les industriels de l’amiante se sont organisés pour assurer la pérennité de
leurs très lucratives activités menacées par des enquêtes épidémiologiques de plus
en plus accablantes. En 1964, à l’occasion du congrès de l’Académie des sciences de
New York, le docteur Irving Selikoff fait part du nombre élevé des cancers du pou-
mon et des mésothéliomes constatés dans la population des afliés au syndicat des
calorifugeurs31. L’industrie va rapidement préparer la contre-attaque. Les États-Unis
et la plupart des pays européens possèdent alors des lobbies de l’amiante qui sont
soutenus par l’Asbestos International Association (AIA). On trouve, au sein de l’AIA,
des entreprises comme Johns-Manville, Cape Asbestos, Turner and Newall et Eternit.
31. En 1982, Irving Selikoff dressera un nouveau bilan. Parmi les décès observés dans le groupe des
calorigeurs, 45 % sont attribuables à des cancers, 20 % au cancer du poumon seul et 10 % au
mésothéliome (Selikoff 1982).
64
Dès la n des années 1960, les industriels de l’amiante élaborent une stratégie qui
puisse leur permettre de continuer à utiliser ce matériau. À partir de ce moment, ils dé-
fendent, avec succès, “l’usage contrôlé de l’amiante”. En 1976, la Chambre syndicale de
l’amiante, l’association des industriels français de l’amiante, fait paraître dans les journaux
une page entière de publicité. Le message est le suivant : “Les problèmes posés par l’amiante
ne sont rien, comparés aux immenses services qu’il vous rend chaque jour, sans même que
vous le sachiez (…) apprenons à vivre avec l’amiante32.”
En 1977, pourtant, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) es-
time qu’il n’est pas possible de xer un niveau d’exposition à l’amiante en dessous duquel
il n’existerait pas d’augmentation du risque de cancer. Le CIRC classe toutes les variétés
d’amiante comme cancérogènes. La même année, les premières valeurs limites d’exposition
à l’amiante sont dénies en France, plus de 45 ans après le Royaume-Uni. Elles ne sont pas
révolutionnaires, et seront d’ailleurs très mal appliquées. Dans les chantiers navals, par
exemple, les niveaux d’exposition constatés étaient 100 à 1 000 fois supérieurs à ceux xés
par les normes.
Un rapport du Sénat français du 20 octobre 2005 décrit l’État français comme
“anesthésié” par le lobby de l’amiante. Créé en 1982, le Comité permanent amiante, le
CPA, était un comité informel rassemblant des industriels, des médecins, des scienti-
ques, des syndicalistes et des fonctionnaires du ministère du Travail et de la Santé. Le
CPA a été un outil particulièrement efcace pour l’industrie de l’amiante. “En exploitant
les incertitudes scientiques, au demeurant de moins en moins nombreuses au l du
temps, le CPA a réussi à insinuer le doute sur l’importance du risque de l’exposition à
l’amiante et ainsi à retarder au maximum l’interdiction de l’amiante en France”, souligne
un rapport du Sénat français33.
Des ofcines de même nature ont également vu le jour dans d’autres pays. Le lobby
sévissant en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg s’appelait CIAB, pour Centre d’Infor-
mation de l’Amiante Benelux. Il diffusait notamment des brochures qui visaient à innocen-
ter tout particulièrement l’amiante-ciment. La Belgique abrite la multinationale Eternit qui
a été un des plus gros producteurs d’amiante-ciment au monde.
Outre-Atlantique, les autorités canadiennes ont nancé jusqu’en 2012 l’Institut du
chrysotile, un instrument de propagande et de désinformation pour soutenir l’exploitation
de mines d’amiante chrysotile situées au Québec. Cet institut prétendait que le chrysotile
(la seule forme d’amiante encore utilisée) était moins dangereux que les autres formes
d’amiante. En 2013, des raisons économiques et sanitaires ont ni par avoir raison de la
dernière mine d’amiante encore en activité au Québec.
Mais la Russie, qui compte sur son sol des mines d’amiante toujours en activité, a
pris le relais, entraînant dans son lobbying d’autres pays pro-amiante (Ukraine, Kazakhs-
tan, Zimbabwe, Kyrgyzstan, Vietnam et Inde). Les “dirty 7”, comme les ont appelés les
associations de victimes de l'amiante, reprennent le discours mensonger sur l'innocuité
supposée du chrysotile en s’appuyant sur des communautés de mineurs qui vivent dans la
crainte de voir disparaître leur gagne-pain.
En Russie, les ventes annuelles d’amiante représentent environ 550 millions de dollars.
L’industrie de l’amiante y occupe 38 500 travailleurs souvent contraints de continuer à travail-
ler dans les mines pour leur subsistance. Dans l’Oural, 17 % de la population de la ville d’Asbest,
32. "À propos de l’amiante", publicité parue dans le journal Le Monde, 17 novembre 1978, p. 8.
33. Dériot G. et Godefroy J.P. (2005) Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons
pour l’avenir, Rapport d’information au Sénat français, 26 octobre 2005, tome I, p. 79.
65
la bien nommée, travaille pour la société Ouralasbest propriétaire d’une mine d’amiante gigan-
tesque qui s’étend sur 50 km carrés. “Toute personne normale essaye de se tirer d’ici, les gens
qui font cas de leur vie s’en vont”, cone à la presse un ancien employé de la mine34.
Dissimulations : le cas du chlorure de vinyle
Au milieu des années 1960, des médecins du travail belges décrivent une nouvelle maladie
chez des travailleurs affectés au nettoyage des autoclaves35 de polymérisation (transforma-
tion du chlorure de vinyle en polychlorure de vinyle). La nouvelle maladie, l’acroostéolyse,
provoque une destruction osseuse de l’extrémité des doigts. Cette découverte met l’industrie
chimique en émoi. C’est l’époque où commence à se développer aux États-Unis une prise
de conscience des risques liés à l’usage croissant des produits chimiques. Les soupçons se
portent sur le PVC, considéré jusqu’alors comme inoffensif. Cette substance entre dans la
fabrication de centaines de produits de consommation courante. Les industriels redoutent
que leurs produits attrapent mauvaise réputation.
Une enquête épidémiologique, soutenue par les principaux groupes chimiques mon-
diaux, est entreprise par l’université du Michigan. Les résultats indiquent que la maladie
s’attaque aussi au tissu conjonctif et qu’elle ne se limite pas aux doigts. Les auteurs dé-
montrent que les travailleurs sont exposés en fait à des doses bien supérieures à celles consi-
dérées alors comme la valeur seuil d’exposition, 500 ppm, et suggèrent que cette valeur
soit divisée par 10, an d’assurer la sécurité des travailleurs. Les industriels marquent leur
désaccord avec les recommandations de l’étude. Quand celle-ci est publiée, en 1971, elle ne
fait aucune allusion aux valeurs limites d’exposition, et laisse planer un doute sur le fait que
le chlorure de vinyle est bien la cause de la maladie.
Une autre mauvaise nouvelle est bientôt portée à la connaissance des industriels de
la chimie. Des études sur les animaux, menées en Europe par le chercheur italien Pier-
Luigi Viola, montrent que le chlorure de vinyle est cancérogène à doses élevées. L’inquiétude
grandit chez les fabricants, car aux États-Unis aucune substance cancérogène ou suspectée
de l’être ne peut depuis 1958 se retrouver dans l’alimentation. Or, le PVC est utilisé pour
l’emballage de nombreux produits alimentaires. Les industriels de la chimie ne semblent
pourtant pas encore décidés à baisser les seuils d’exposition arguant que le chlorure de
vinyle n’est dangereux qu’à dose élevée.
En 1972, les premiers résultats des travaux commandés par l’industrie chimique eu-
ropéenne à un autre chercheur italien, Cesare Maltoni, pour vérier les études de Viola, se
révèlent désastreux pour le lobby de la chimie. L’étude montre en effet que le chlorure de
vinyle est cancérogène pour des animaux, même à faibles doses. Les producteurs européens
réclament à leurs collègues américains le secret absolu sur ces travaux.
Peu de temps après, un article publié dans un journal italien rompt le silence. Écrit
par un ancien collaborateur de Viola, l’article de presse dénonce les nombreux cancers dont
le chlorure de vinyle serait responsable parmi les travailleurs européens. Les industriels ne
peuvent plus continuer à dissimuler les faits. En janvier 1974, on apprend qu’à l’usine Goo-
drich de Louisville (Kentucky) quatre travailleurs sont morts d’un cancer rare, un angio-
sarcome du foie, en liaison avec leur exposition au chlorure de vinyle. Ces cancers étaient
34. Kramer A. (2013) City in Russia unable to kick asbestos habit, The New York Times, 13 juillet 2013.
35. Un autoclave est un récipient à parois épaisses et à fermeture hermétique conçu pour réaliser sous pression soit une
réaction industrielle, soit la cuisson ou la stérilisation à la vapeur.
66
identiques à ceux que Maltoni avait observés dans ses études sur des rats. Des cas seront
ensuite identiés dans tous les sites de production.
Dès 1974, l’administration américaine de la santé et de la sécurité au travail (OSHA)
xera la limite d’exposition professionnelle au chlorure de vinyle à 1 ppm. Le chlorure de
vinyle aura fait plusieurs centaines de victimes d’angiosarcomes du foie dans le monde.
Des études ultérieures montreront que le chlorure de vinyle peut provoquer également
d’autres cancers du foie, des cancers des bronches, du cerveau et des leucémies (Soffritti
et al. 2013).
Au niveau européen, une directive de 197836 a xé la valeur limite d’exposition des
travailleurs au chlorure de vinyle à 3 ppm. En 2013, cette limite n’avait toujours pas été
revue (directive 2004/37/CE en cours de révision). Mais de leur propre initiative, certains
pays l’ont abaissée. Ainsi, en France et en Suède, la valeur limite d’exposition des travail-
leurs au chlorure de vinyle est de 1 ppm.
Retarder l’application de normes plus contraignantes: le cas du benzène
Le cas du benzène est un exemple de l’enjeu capital que représentent les normes d’expo-
sition en termes de prots pour les uns, de vies perdues pour les autres. Le benzène est à
l’origine un sousproduit des gaz et des goudrons récupérés dans les fours à coke. Il fait par-
tie de la famille des hydrocarbures aromatiques. C’est un solvant considéré comme l’un des
produits les plus dangereux que l’homme puisse rencontrer dans son travail. Le benzène est
particulièrement toxique pour les cellules sanguines et les organes qui les produisent, dont
la moelle osseuse.
L’importance de l’atteinte est fonction des doses de benzène auxquelles le travailleur
a été soumis. L’exposition au benzène, même à des expositions très faibles mais continues,
peut être responsable de leucémies. Aujourd’hui, la directive européenne Agents cancéro-
gènes impose la norme de 1 ppm comme valeur limite d’exposition professionnelle. Cette
norme a mis longtemps à s’imposer, trop longtemps.
Les premières observations d’atteintes sanguines dues au benzène datent de la n
du XIXe siècle. Ce qui n’empêche pas, après 1910, l’essor du benzène dans l’industrie du
caoutchouc, puis dans celle des encres, des colles et des peintures. Ce succès commercial
va s’accompagner d’un nombre grandissant de ce qu’on appelle alors “l’empoisonnement
benzénique”. Certaines victimes étaient parfois atteintes très rapidement après leur em-
bauche, et en mouraient quelques mois plus tard. Ces empoisonnements se produisaient,
pensait-on, à des taux de benzène supérieurs à 200 ppm. En 1926, une étude, menée dans
12 entreprises américaines utilisant le benzène, révèle que 44 % des travailleurs qui y
sont occupés présentent des taux anormalement bas de globules blancs. Cette proportion
élevée d’anomalies sanguines est associée alors à une exposition supérieure à 100 ppm.
Deux ans plus tard, la liaison entre benzène et leucémie est établie (European Environ-
ment Agency 2001).
À la n des années 1930, des empoisonnements benzéniques sont comptabilisés
un peu partout dans le monde. Certains observateurs recommandent la substitution du
benzène par un autre solvant. Une étude, menée en 1939 sur 89 cas d'empoisonnement
36. Directive 78/610/CEE du Conseil, du 29 juin 1978, concernant le rapprochement des dispositions législatives,
réglementaires et administratives des États membres relatives à la protection sanitaire des travailleurs exposés au
chlorure de vinyle monomère.
67
benzénique et trois cas de leucémie, indique que deux de ces cas sont survenus à la suite
d'une exposition inférieure à 25 ppm. À la n des années 1940, l'association des hygiénistes
américains ne cesse de recommander un abaissement des normes d'exposition, 100 ppm,
50 ppm, 35 ppm et, en 1957, 25 ppm. Pourtant dans de nombreux pays, les travailleurs
continuent à travailler alors qu'ils sont exposés à plusieurs centaines, voire plusieurs
milliers, de ppm. Dans les années 1960, plusieurs publications attirent l'attention sur les
maladies dues au benzène, notamment les leucémies dans l'industrie de la chaussure en
Italie et en Turquie où des colles au benzène étaient utilisées. En 1971, l’Organisation inter-
nationale du travail (OIT) adoptera une recommandation (n° 144) sur l’emploi du benzène,
mais sans xer de seuil d’exposition.
Aux États-Unis, la valeur limite tolérée est descendue à 10 ppm quand, en 1977, la
première grande étude épidémiologique menée dans une usine d’emballages plastiés in-
dique que les travailleurs exposés au benzène ont un risque de 5 à 10 fois plus élevé de
développer une leucémie à des niveaux d’exposition évalués entre 10 et 100 ppm. L’admi-
nistration américaine de la santé et de la sécurité au travail, l’OSHA, décide alors d’abaisser
la limite d’exposition au benzène sur les lieux de travail à 1 ppm. Cette décision est attaquée
par l’Institut américain du pétrole qui estime qu’il n’y a pas d’augmentation du risque de
leucémie en dessous de 10 ppm.
La querelle ira jusqu’à la Cour suprême qui imposera à l’OSHA, avant tout chan-
gement de la norme, de démontrer qu’un “risque signicatif” existe pour une exposition
à 10 ppm et qu’il peut être réduit par une diminution de l’exposition. La Cour suprême
estimera qu’un risque est signicatif lorsque l’excès de risque mesuré est augmenté d’un cas
pour 1 000 travailleurs pendant la durée d’une vie de travail. Cette décision est très impor-
tante car cette dénition du risque signicatif fait autorité depuis aux États-Unis. Elle a eu
pour résultat d’allonger le délai de promulgation d’une norme par l’OSHA. La décision de
la Cour suprême a eu des répercussions pour l’ensemble des administrations américaines,
notamment celles en charge de la santé publique, qui devront apporter la preuve du bénéce
apporté par la modication d’une loi.
En 1987, la norme de 1 ppm comme valeur limite d’exposition professionnelle au
benzène sera nalement promulguée. Des chercheurs estimeront que le retard mis dans
l’application de la norme aux États-Unis aura été la cause de 275 décès supplémentaires,
198 dus à des leucémies et 77 à des myélomes multiples. Mais, même à 1 ppm, le risque de
mourir d’une leucémie reste élevé. Il a été calculé que ce niveau d'exposition entraîne de 4 à
15 décès pour 1 000 travailleurs exposés (Nicholson et Landrigan 1989).
Des documents internes de l’industrie pétrolière américaine indiquent que, dès 1948,
des responsables de cette industrie estimaient que le seul niveau sûr d’exposition au ben-
zène était zéro. Aux États-Unis, la valeur limite recommandée aujourd’hui par les hygié-
nistes est de 0,5 ppm.
Au niveau de l’UE, la valeur limite réglementaire de 1 ppm a été xée pour le benzène
par une directive datant de 199937, mais n’est entrée en application qu’en 2003, quinze
après les États-Unis. De nombreuses vies auraient probablement été épargnées si cette va-
leur limite avait été imposée plus tôt.
Le benzène demeure une source de pollution atmosphérique extrêmement répandue
car l’essence sans plomb et le diesel peuvent toujours en contenir jusqu’à 1 % (en volume).
37. Directive 1999/38/CE du Conseil du 29 avril 1999 modiant pour la deuxième fois la directive 90/394/CEE
concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à des agents cancérigènes au travail, et l’étendant aux
agents mutagènes.
68
Le “delay game” se poursuit
Le “delay game”, c’est ainsi qu’une organisation non gouvernementale américaine, le Natu-
ral Resources Defense Council (NRDC), a désigné la stratégie des rmes pour retarder la
mise en place de normes plus sévères ou la reconnaissance des vrais dangers de certaines
substances.
Le NRDC en présente les étapes de manière imagée sous le nom “Les quatre défenses du chien” :
— première étape : mon chien ne mord pas. L’entreprise nie que son produit est dangereux,
au besoin en discréditant des scientiques et leurs études ;
— deuxième étape : mon chien mord, mais il ne vous mord pas. L’industrie concède que
son produit est potentiellement dangereux mais que personne n’y est exposé. L’absence
de données est utilisée pour nier toute exposition ;
— troisième étape : mon chien vous mord, mais il ne vous blesse pas. L’industrie admet que
des gens sont exposés, mais nie que cette exposition présente un danger. L’entreprise
concède qu’à hautes doses son produit est dangereux, mais pas aux faibles doses obser-
vées dans la vie courante ;
— quatrième étape : mon chien vous mord et vous blesse, mais ce n’est pas ma faute. L’en-
treprise essaye d’échapper aux poursuites en invoquant des expositions du passé, des
usages inappropriés ou en reportant la faute sur d’autres substances chimiques, des mé-
dicaments, le tabac, etc.
Une stratégie connue, mais néanmoins toujours efcace. Le NRDC a analysé en détail cette
stratégie mise en œuvre dans trois cas concrets qui concernent le trichloroéthylène, le for-
maldéhyde et le styrène. Dans le cas du trichloroéthylène, l’Agence américaine de l’envi-
ronnement (EPA) a bataillé pendant 22 ans pour naliser son évaluation. Pour le formal-
déhyde, la bataille a duré 14 ans. Dans le cas du styrène, l’EPA a entamé sa réévaluation en
1998, sans aboutir jusqu’à présent (Sass et Rosenberg 2011).
Les industriels n’hésitent d’ailleurs pas à recourir aux services de prestigieux scien-
tiques pour minimiser les risques sanitaires liés à des substances très toxiques, et même
quand celles-ci sont reconnues comme cancérogènes pour l’homme par le Centre interna-
tional de recherche sur le cancer (CIRC). En décembre 2013, Le Monde a dévoilé les liens
étroits qu’entretient avec l’industrie Paolo Boffetta, l’un des épidémiologistes les plus in-
uents38. Ancien chercheur au CIRC, M. Boffetta a selon le quotidien français multiplié ces
dernières années les missions de consultance pour différentes entreprises ou associations
patronales. L’épidémiologiste a notamment publié dans des revues scientiques des articles
minimisant ou niant les effets cancérogènes pour l’homme du formaldéhyde, du styrène et
des émanations des moteurs diesel, entre autres.
Les mésaventures de l’EPA, et de l’OSHA dans le cas du benzène, ne dépendent pas
exclusivement de l’agressivité d’entreprises privées. Elles ont été rendues possibles parce
que les institutions publiques ont mis en place des mécanismes qui affaiblissent leurs com-
pétences quand il s’agit de protéger la santé ou l’environnement. L’idée sous-jacente à ces
transformations est qu’une règle juridique ne serait justiée que si elle est rentable écono-
miquement. Avant d’adopter des règles nouvelles, les autorités publiques doivent alors se
livrer à des évaluations d’impact qui consistent généralement à calculer les coûts supposés
38. Foucart S. (2013) Épidémiologie : des liaisons dangereuses, Le Monde, supplément “Science & techno”, 16 décembre
2013.
69
et les bénéces attendus. Dans cet exercice, les calculs reposent très largement sur des hy-
pothèses incertaines et sur l’extrapolation de données très limitées. Sous l’apparence d’une
rationalité scientique, l’on retrouve en fait des choix politiques et sociaux.
Aux États-Unis, le tournant décisif remonte à l’époque du président Reagan. Lors de
sa campagne électorale en 1980, le candidat républicain avait même envisagé de dissoudre
l’OSHA. Arrivé à la présidence, de manière beaucoup plus habile, il a maintenu en activité
les agences fédérales tout en les soumettant à des obligations de calculer les coûts et béné-
ces de leurs propositions réglementaires. Il s’agit d’un parcours d’obstacles qui a bloqué,
pour l’essentiel, tout progrès réglementaire pendant trois décennies. Les administrations
ultérieures, tant démocrates que républicaines, ont suivi la même voie et ont multiplié les
obstacles.
Ces dernières années, l’Union européenne s’est engagée dans la même direction.
Sous des dénominations diverses comme “meilleure réglementation”, “réglementation in-
telligente”, des freins sont mis en place pour bloquer toute réglementation ambitieuse.
REACH et le lobbying de l’industrie chimique
Le règlement REACH dont le principal objectif est de mieux contrôler les substances chimiques
produites ou commercialisées dans l’UE a été adopté par le Parlement européen le 13 dé-
cembre 2006. Avant cette date, REACH a suivi un parcours semé d’embûches et caractérisé
par un lobbying très intense des industriels de la chimie, tant en Europe qu’aux États-Unis.
Le rapport rédigé pour le député démocrate américain Henry Waxman, publié en
avril 2004, montre que le lobbying de l’industrie chimique américaine a été relayé au plus
haut niveau (Waxman 2004). Ce rapport est basé sur des documents (communiqués, mé-
mos, courriels) internes à plusieurs administrations américaines.
Selon le rapport Waxman, 80 % de la contribution de l’industrie chimique américaine
aux campagnes électorales entre 2000 et 2004, soit 21 millions de dollars, sont allés dans les
caisses du parti républicain. Le Président Bush en a été le principal bénéciaire avec 900 000
dollars reçus entre 1999 et 2004. Dans le même temps, le rapport montre que plusieurs ad-
ministrations américaines et des personnalités de premier plan, comme l’ex-secrétaire d’État
Colin Powell, sont intervenues pour contrer la proposition de règlement REACH.
Dès son entrée en fonction, l’administration Bush a sollicité l’industrie chimique amé-
ricaine pour connaître son point de vue et ses inquiétudes. Des rencontres ont été organisées,
aux États-Unis et en Europe, entre les représentants de l’administration Bush, les diplomates
en poste en Europe, les associations représentatives des différents secteurs de la chimie, des
rmes comme DuPont et Dow pour mettre en exergue le coût, la complexité et la lourdeur du
projet de réglementation. Ils ont défendu toute une argumentation contre REACH auprès des
gouvernements des États membres et de la Commission européenne. En septembre 2003,
une lettre est adressée par Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Tony Blair au président de la
Commission européenne de l’époque, Romano Prodi, qui demandait avec insistance que la
Commission prenne en compte les intérêts légitimes des entreprises européennes.
Entre le Livre blanc publié par la Commission européenne en février 2001 et la pro-
position de règlement REACH déposée devant le Parlement et le Conseil européens le 29
octobre 2003, le rapport Waxman note des différences. L’opposition à l’avant-projet de la
Commission européenne a entraîné “des modications signicatives du texte”, se réjouit la
fédération américaine de la chimie dans son rapport d’activités pour 2003.
Le lobby européen de la chimie s’est montré très agressif lui aussi. Avant comme
après le dépôt de la proposition, les pressions exercées par les fédérations patronales, en
70
particulier le Conseil européen de l’industrie chimique (CEFIC) et l’Union des industriels et
entrepreneurs européens (UNICE, aujourd’hui BusinessEurope) ont été constantes.
Les entreprises allemandes de la chimie, notamment BASF et Bayer, ont été les plus
actives et les plus inuentes, tant à l’échelon national qu’européen. Selon un rapport de
Greenpeace, intitulé Le lobby toxique, BASF a conrmé à la presse allemande qu’elle avait
235 responsables politiques “sous contrat” (Greenpeace 2006). L’organisation environne-
mentaliste donne même plusieurs exemples de personnes ayant été employées par BASF
ou Bayer avant d’occuper d’importantes fonctions à l’UNICE et au CEFIC et même, pour
certaines d’entre elles, dans l’administration en charge de REACH à la Commission ou au
Parlement européens. Parfois le chemin s’est fait en sens inverse.
Selon Inger Schörling, membre du groupe des Verts du Parlement européen jusqu’en
juin 2004, les lobbies industriels ont agi auprès des parlementaires européens au travers
“de séminaires, d’ateliers, de rencontres, de déjeuners, de dîners, de courriers, d’appels télé-
phoniques, de visites d’usines, et tout ce qu’il était possible d’utiliser” (Schörling 2004).
En novembre 2005, la veille du premier vote au Parlement européen sur REACH,
Guido Sacconi, rapporteur pour la Commission Environnement, parlait de la “pression in-
croyable exercée sur les parlementaires par les ‘big businesses’” (Corporate Europe Obser-
vatory 2005). Le rapporteur de la Commission Marché intérieur, Harmut Nassauer, était
quant à lui assisté directement par un employé de l’industrie chimique allemande.
Le 13 décembre 2006, après le vote du texte en deuxième lecture, la Confédération
européenne des syndicats regrettait que les pressions exercées par l’industrie chimique
aient réduit les ambitions de la réforme. L’organisation représentative des syndicats euro-
péens déplorait que la fourniture de données essentielles à la protection des travailleurs,
à travers les rapports de sécurité chimique, ne soit plus exigée que pour un tiers des subs-
tances initialement prévues.
La mise en œuvre de REACH se fait progressivement. Une période de transition d’une
durée de onze ans, entre 2007 et 2018, a été prévue et elle comprend différentes étapes.
Contrairement aux prévisions des consultants payés par l’industrie chimique, REACH n’a
pas entraîné la disparition de la chimie européenne. Par contre, la plupart des problèmes
constatés dans la négociation de REACH continuent à se poser tout au long de sa mise
en œuvre. L’industrie chimique cherche toujours à inuencer les autorités publiques pour
réduire la portée de REACH, limiter les informations communiquées au public et retarder
l’interdiction des substances les plus dangereuses39.
39. Lire à ce propos le dossier : HesaMag (2013) Risques chimiques : inventaire après six ans de règne REACH, http://
www.etui.org/fr/Themes/Sante-et-securite/HesaMag.
71
Chapitre 8
Un enjeu mondial
Les inégalités sociales de santé décrites dans cette brochure sont évidemment
ampliées de manière considérable si l’on élargit l’horizon de l’analyse au monde
entier. La mondialisation du capital implique que les investissements se fassent
en fonction de la rentabilité maximale. Dès lors, la vie humaine ou l’environne-
ment deviennent de simples variables économiques qui dénissent les facteurs
de compétitivité. On peut suivre le cycle de vie de n’importe quelle lière de pro-
duction pour constater un fait très simple : les activités les plus dangereuses pour
la santé et pour l’environnement tendent à se concentrer dans les pays où les
capacités de résistance à l’exploitation sont les plus faibles. C’est vrai pour des
productions traditionnelles comme l’agriculture ou l’extraction de matières pre-
mières. C’est également vrai dans des lières à haute technologie comme l’élec-
tronique ou la chimie de pointe. Les entreprises multinationales ont développé
la pratique systématique de “double standard”. À cet égard, le mouvement syn-
dical européen a une responsabilité vis-à-vis des travailleurs des pays où inter-
viennent des multinationales européennes. Il devrait développer des initiatives
pour soutenir la lutte syndicale pour la santé au travail dans les pays concernés
et combattre le “double standard” tant dans la pratique des entreprises que dans
l’activité internationale de l’UE.
L’exemple du règlement REACH témoigne de l’urgence de cette solida-
rité syndicale internationale an de contrer les tentatives “d’exportation” vers les
pays en voie de développement des activités ou des produits industriels les plus à
risques. Au cours des discussions qui ont précédé l’adoption de REACH, l’industrie
a en effet demandé que le champ d’application du texte soit restreint aux substances
72
chimiques destinées au seul marché européen40. Outre que cette demande était particulière-
ment cynique et contraire à la moindre éthique, elle était aussi irréaliste.
Depuis la publication, en 1962, du livre de Rachel Carson Silent Spring, on sait que
l’usage des substances chimiques, tels les pesticides comme le DDT, a des répercussions
partout dans le monde. “Pour la première fois dans l’histoire du monde, écrit-elle, l’Homme
vit au contact de produits toxiques, depuis sa conception jusqu’à sa mort. Au cours de leurs
vingt ans d’existence, les pesticides synthétiques ont été si généreusement répandus dans
les règnes animal et végétal qu’il s’en trouve virtuellement partout. (…) On en découvre dans
les corps des poissons, des oiseaux, des reptiles, des animaux domestiques et sauvages. À tel
point que les laboratoires n’arrivent plus à trouver pour leurs études des animaux exempts
de toxiques. On en a trouvé dans les poissons de lacs perdus parmi les montagnes, dans des
vers de terre enfouis profondément, dans les œufs d’oiseaux et dans l’Homme lui-même.
Ces produits chimiques existent maintenant dans le corps de la grande majorité des gens,
quel que soit leur âge. Il y en a dans le lait maternel et probablement dans les tissus des
enfants encore dans le ventre de leur mère (Carson 1962).”
Une réglementation mondiale des pesticides est nécessaire
Des citoyens des pays développés se sont battus pour l’interdiction de pesticides jugés dan-
gereux pour se rendre compte ultérieurement qu’ils pouvaient les retrouver sous forme de
résidus dans des produits alimentaires importés des pays en développement, où ces pes-
ticides continuaient d’être utilisés souvent par des multinationales américaines ou euro-
péennes. Le nombre des décès attribués aujourd’hui aux pesticides est évalué à 10 000 par
an dans le monde. Trois fois sur quatre, ils surviennent dans les pays en développement.
Après plusieurs scandales, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation
et l’agriculture a adopté, en 1985, un code établissant des règles pour l’exportation et la
vente des pesticides. Puis en 1987, elle acceptait le principe du consentement préalable en
connaissance de cause, appelé PIC (Prior Informed Consent) qui a été ensuite adopté et géré
par le Programme des Nations unies pour l’environnement. Cette procédure était faculta-
tive. La procédure du consentement préalable a depuis été intégrée dans la Convention de
Rotterdam, entrée en vigueur en 2004, qui est dorénavant contraignante pour les pays qui
la signent. L’Union européenne a approuvé cette Convention par une décision du Conseil
du 19 décembre 2002. Le texte pose le principe selon lequel l’exportation d’un produit
chimique visé par la Convention ne peut avoir lieu qu’avec le “consentement préalable en
connaissance de cause” du pays importateur.
Une des grandes limites de la Convention de Rotterdam est qu’elle ne s’applique pas
automatiquement à toutes les substances dangereuses d’un pays producteur. Pour qu’une
substance soit soumise à un consentement préalable, elle doit être inscrite à l’annexe III
de la Convention. Début 2014, seules 47 substances ou familles de substances y sont ins-
crites : 33 pesticides ou familles de pesticides et 14 produits à usage industriel (dont cinq
types d’amiante, mais pas l’amiante chrysotile41). Cela signie qu’en pratique un État peut
considérer un produit comme particulièrement dangereux et continuer à l’exporter, sans
même informer l’État destinataire du danger, tant que le produit n’a pas été repris à l’an-
nexe III. C’est ainsi que le Canada n’a pu consommer que des quantités marginales de
40. Cec (2005) New proposals to improve workability of REACH, 24 février 2005, p. 4.
41. Convention de Rotterdam, Circulaire PIC XXXVII, juin 2013.
73
sa propre production d’amiante chrysotile et l’exporter vers des pays d’Asie, d’Afrique et
d’Amérique latine.
Aujourd’hui, les pays en développement sont eux-mêmes producteurs de pesticides.
Ainsi l’Inde est devenue le premier producteur mondial et sa population, engagée à 56 %
dans l’agriculture, en subit directement les conséquences, sous la forme d’empoisonne-
ments aigus ou de maladies chroniques comme les cancers. Une enquête menée dans le sud
de l’Inde a montré que la plupart des paysans qui utilisent les pesticides ne prennent pas de
mesures de précaution (Chitra et al. 2006).
Une interdiction mondiale de l’amiante qui se fait attendre
Depuis 2005, l’amiante est interdit sur tout le territoire de l’UE, mais ses effets vont se faire
sentir longtemps encore étant donné le long temps de latence des cancers de l’amiante. En
1999, l’épidémiologiste anglais Julian Peto estimait, pour les 35 années à venir, le décès
d’environ 250 000 personnes en Europe occidentale de cancers dus à l’amiante. Aux États-
Unis, la consommation d’amiante a fortement régressé dès le début des années 1970. Les
épidémiologistes estiment que l’épidémie de mésothéliomes y a déjà amorcé une courbe
descendante mais ne prévoient un retour “à la normale” qu’en 2055 !
La chute rapide de la production d’amiante qui s’est produite entre 1980 et 2000 lais-
sait entrevoir de grands espoirs. Au cours de ces dernières années, l’industrie de l’amiante
est parvenue à organiser son redéploiement. L’essentiel de la consommation se concentre
désormais dans les anciennes républiques soviétiques et en Asie (principalement en Chine,
Inde, Vietnam et Thaïlande). Après 2000, la production a plafonné à 60 % de son niveau de
1970, mais elle n’a plus baissé. En 2013, comme les années précédentes, elle a été de près de
deux millions de tonnes.
En dehors de l’Union européenne, une trentaine d’autres pays ont interdit l’amiante42.
Depuis plusieurs années, des organisations non gouvernementales militent pour une inter-
diction mondiale de l’amiante au travers de l’association International Ban Asbestos (IBAS).
À l’occasion de chaque Conférence des parties de la Convention de Rotterdam qui réunit à
intervalles réguliers les pays signataires de la convention, elles se mobilisent pour l’inscrip-
tion de l’amiante chrysotile sur la liste des substances dangereuses.
En mai 2013, lors de la sixième conférence, ces organisations ont assisté, impuis-
santes, aux manœuvres coordonnées par la Russie, entraînant à sa suite des pays de l’ex-
Union Soviétique, l’Inde et le Vietnam, pour empêcher toute inscription de l’amiante chry-
sotile dans la Convention. Cette inscription, qui se fait par consensus, n’aurait pas signié
l’interdiction du commerce de l’amiante chrysotile mais simplement l’obligation pour le
pays exportateur de fournir une information sur les risques du produit au pays importateur.
Les organisations non gouvernementales estiment que le lobby pro amiante a prati-
qué un véritable hold-up sur la Convention dont, à leurs yeux, la crédibilité est désormais
en jeu. Elles ont entrepris de travailler à un projet alternatif de protocole international qui
pourrait efcacement peser sur le commerce de l’amiante et “son cortège de misères”, pour
reprendre les mots de l’association IBAS.
Déjà, lors de la quatrième conférence des parties à la Convention de Rotterdam
en 2008, une déléguée indienne travaillant avec des ouvriers et leurs familles exposés à
42. C’est le cas notamment de l’Afrique du Sud, de l’Algérie, de l’Australie, de l’Argentine, du Chili, de l’Égypte, d’Israël, du
Japon et de la Turquie.
74
l’amiante chrysotile avait déclaré : “Il n’existe aucun désaccord scientique sur la capacité
de cette substance à porter atteinte à la santé (…) l’opposition à son inscription se réfère
exclusivement à des intérêts commerciaux et politiques au mépris des enjeux de santé pu-
blique et de droits humains (…) tant de vies seront encore perdues par manque de protec-
tion et d’information contre cette substance mortelle43.”
La stratégie de blocage développée avec succès par la Russie et ses alliés en faveur de
l’amiante chrysotile pourrait se reproduire pour d’autres substances qui présentent aussi
une menace pour la santé humaine.
C’est inquiétant car les risques mondiaux liés aux substances toxiques ne concernent
pas seulement de “vieux” produits et des technologies anciennes, ces risques sont au cœur
même de la modernité.
Les risques globaux de l’e-économie
L’e-économie peut être dangereuse pour ceux et celles qui, comme en Inde, en Chine, en
Californie ou dans la “Silicon Glen” écossaise, fabriquent des circuits imprimés, des ordi-
nateurs, des puces électroniques. L’industrie de la microélectronique représente environ
un million de travailleurs dans le monde. C’est une technologie qui utilise des procédés
chimiques complexes et de forte intensité. Lorsque la National Semiconductor UK s’est ins-
tallée, au début des années 1970, dans la petite ville d’Inverclyde, près de Glasgow, elle avait
la garantie de disposer d’une main-d’œuvre féminine rurale encore fortement imprégnée
de culture patriarcale et sans tradition syndicale. Au début des années 1990, après plu-
sieurs tentatives de mise en garde restées vaines, quelques activistes syndicaux écossais
rencontrent des responsables du HSE, l’Agence britannique pour la santé et la sécurité.
Ils leur font part des problèmes de fertilité et de fausses couches rencontrés parmi le per-
sonnel féminin de l’industrie des semi-conducteurs, et tout particulièrement celui engagé
dans les “chambres propres”. La rencontre est suivie d’une enquête chez cinq fabricants de
semi-conducteurs dans sept usines installées sur le territoire britannique. Elle conclut que
le travail en chambre propre n’entraîne pas de risques pour les femmes enceintes. Pourtant,
trois études américaines antérieures ont pu démontrer un excès de fausses couches parmi
les travailleuses des chambres propres.
En 1996, ce sont des hommes qui à leur tour révèlent au syndicat leurs problèmes
de santé liés, pensent-ils, aux produits chimiques qu’ils manipulent. Ils sont bientôt 60
à se plaindre de leurs mauvaises conditions de santé. Ils sont incapables de nommer les
produits qu’ils manipulent, ne les connaissant souvent que par leurs appellations commer-
ciales. Le syndicat décide de constituer un groupe de soutien, appelé Phase Two. Les médias
commencent à s’intéresser à la question, ce qui encourage le lancement par le HSE de la
première étude réellement indépendante relative au secteur des semi-conducteurs. Pen-
dant ce temps, Phase Two recueille les témoignages de plus de 200 travailleurs. Il reçoit
le soutien de réseaux qui s’étaient créés, une vingtaine d’années plus tôt dans la Silicon
Valley, et d’un spécialiste de la médecine du travail américain. Ensemble, ils développent
une campagne internationale pour une technologie responsable (International Campaign
for Responsable Technology) et multiplient en Écosse les réunions d’information. Ils sont
soutenus par quelques universitaires qui les aident à décrypter le langage scientique. Mais
les responsables sanitaires locaux et les médecins de famille ne semblent pas s’intéresser à
43. Ban Asbestos France, Communiqué de presse, 27 novembre 2008.
75
leurs actions. En 2001, le HSE nit par reconnaître que, selon les résultats de l’enquête, il y
a bien un excès de plusieurs types de cancers dans l’industrie des semi-conducteurs.
Les travailleurs et leur syndicat estiment, aujourd’hui, que s’ils ne s’étaient pas bat-
tus avec l’aide des médias et d’experts indépendants, l’excès de cancers parmi les travail-
leurs britanniques de l’industrie des semi-conducteurs serait passé inaperçu. L’usage de
nombreux cancérogènes n’auraient pas été réglementé et contrôlé. Ils estiment aussi que
les sentinelles, administration du travail et de la santé, n’ont pas joué leur rôle. Quant aux
industriels, leur attitude a surtout consisté à minimiser et à décrédibiliser les informations
diffusées.
En 2012, l’International Journal of Occupational and Environmental Health s’est
fait l’écho des difcultés éprouvées par des chercheurs coréens à enquêter sur des cas de
cancers dont sont victimes des travailleurs engagés dans une unité de production de semi-
conducteurs de la multinationale Samsung (Lee et Waitzkin 2012).
Une ONG coréenne avait rendu publics des cas de cancers survenus dans cette unité
qui lui avaient été rapportés. L’affaire a fait grand bruit en Corée. Des chercheurs se sont
obstinés à en savoir plus malgré les obstacles mis par la multinationale et les autorités sud-
coréennes. Ils ont pu documenter 17 cas de leucémies et de lymphomes non hodgkinien
diagnostiqués entre 2007 et 2011 parmi les travailleurs de l’usine Samsung de Giheung (au
sud de Séoul) (Kim et al. 2012). Mais faute d’accès aux données de l’entreprise, ils n’ont pu
établir de relation causale entre les cancers et l’industrie des semi-conducteurs. En 2013,
une organisation de soutien aux victimes (Sharps) a transmis au gouvernement coréen une
liste de 180 cas de cancers et de maladies chroniques survenus chez de jeunes travailleurs
de Samsung, dont 104 dans le secteur des semi-conducteurs.
À l’autre bout de la chaîne informatique, les risques sont également présents. Ils sont
d’autant plus dramatiques qu’ils concernent une population particulièrement pauvre et peu
éduquée. Quatre-vingts pour cent des déchets électroniques collectés en Amérique du Nord
sont “recyclés” en Asie ou en Afrique, dans des conditions désastreuses, dangereuses et
polluantes. Malgré des directives européennes pour interdire de tels transferts, 60 % des
déchets électroniques européens suivraient le même chemin. Des organisations non gou-
vernementales dénoncent le mauvais usage de la liberté de commerce et l’irresponsabilité
qui permettent à l’industrie électronique de ne pas supporter les coûts sociaux, sanitaires et
écologiques liés à la n de vie de ses produits. Ces organisations estiment que les consom-
mateurs devraient également être conscients de ces coûts cachés. Dans des installations de
fortune, parfois dans leur propre maison, des hommes, des femmes et même des enfants
tentent de récupérer dans les déchets électroniques de petites quantités de matériaux très
divers et souvent très toxiques (antimoine, arsenic, cadmium, chrome, cobalt, plomb, mer-
cure, métaux rares, etc.).
Responsabiliser les producteurs de déchets toxiques
Au cours des années 1980, quand les règlements et lois ont rendu plus coûteux le traitement
des déchets dangereux dans les pays industrialisés, ceux-ci ont pris le chemin des pays en
développement. En 1989, la convention de Bâle voit le jour dans le cadre du Programme des
Nations unies pour l’environnement, pour fonder les principes d’un contrôle des transferts
de déchets toxiques et organiser un système d’information préalable, à la manière de la
convention de Rotterdam. La convention de Bâle est entrée en vigueur en mai 1992, et plus
de 130 parties, États exportateurs, importateurs ou pays de transit, dont l’UE, l’ont ratiée.
Encore faut-il que les pays signataires respectent et contrôlent ce qu’ils ont adopté.
76
Au mois d’août 2006, plus de 500 tonnes de déchets hautement toxiques stockés
dans les cales d’un bateau chimiquier, le Probo Koala, ont été déversées à plusieurs endroits
dans la ville d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Ce déchargement sauvage de déchets toxiques aura
causé la mort de 17 personnes à Abidjan et provoqué l’intoxication de dizaines de milliers
d’autres. “L’affaire du Probo Koala est une violation agrante du droit international et euro-
péen (…) il est important de garantir que de tels crimes ne puissent passer inaperçus et de
faire en sorte qu’ils ne se répètent pas à l’avenir”, avait déclaré Stavros Dimas, le Commis-
saire européen à l’Environnement de l’époque. Le Probo Koala appartenait à une compa-
gnie grecque, était immatriculé au Panama et affrété par la société Tragura, dont l’adresse
scale était à Amsterdam, le siège social à Lucerne et le centre opérationnel à Londres...
Son équipage était russe. Il transportait un mélange de pétrole, de sulfure d’hydrogène, de
phénols, de soude caustique et de composés organiques soufrés. A Abidjan, c’était une jeune
société sans expérience, qui avait proposé de “traiter” les déchets pour un prix vingt fois
inférieur à celui demandé par une société spécialisée du port d’Amsterdam.
En décembre 2011, la société Tragura a été condamnée en appel aux Pays-Bas à un
million d'euros d'amende pour exportation illégale de déchets. Tragura a versé 200 mil-
lions d’euros pour dédommager les victimes, une somme qui a été l’objet de fraudes et de
détournements dénoncés par Amnesty International44.
Le Probo Koala a connu une errance de plus de six ans. D’abord promis à la casse,
puis reprenant du service sous un autre nom, il serait en passe d’être démantelé en Chine.
L’exemple du porte-avions français le Clemenceau dont le désamiantage en Inde a pu
être évité grâce à une forte mobilisation internationale est encore trop rare.
44. Amnesty International (2011) Côte d’Ivoire: missing millions must reach Tragura toxic waste victims, Communiqué
de presse, 19 août 2011.
Le lourd héritage des PCB
C’est en cherchant à mesurer le DDT, un insecticide
aujourd’hui interdit dans de nombreux pays, dans les
animaux marins que le chimiste suédois, Sören Jensen, a
découvert la présence partout dans l’environnement des
PCB (polychlorobiphényles). Ceux-ci ne sont plus pro-
duits dans l’UE depuis 1986. Des chercheurs ont pu éta-
blir que 25% de la production mondiale totale des PCB
(2 millions de tonnes) s’est déjà accumulée dans notre
environnement, polluant les rivières et les océans pour
longtemps, tant leur dégradation est lente. Les poissons
des rivières et des lacs des pays industrialisés sont si
contaminés par les PCB qu’il n’est pas recommandé aux
femmes enceintes, aux petites filles et aux adolescentes
d’en manger plus d’une fois tous les deux mois.
Des quantités importantes de PCB sont encore stockées
dans de nombreux appareils électriques, transforma-
teurs ou condensateurs. Les PCB usagés sont souvent
contaminés par la dioxine. Leur destruction est coû-
teuse. Si elle n’est pas contrôlée, le risque est grand
de voir les PCB écoulés de manière frauduleuse et non
seulement contaminer l’environnement mais aussi en-
trer massivement dans la chaîne alimentaire comme ce
fut le cas en Belgique en 1999 lors de la crise dite “de
la dioxine”.
Les PCB sont des perturbateurs endocriniens et certains
d’entre eux sont désormais considérés par le Centre in-
ternational de recherche sur le cancer (CIRC), à l’égal de
la dioxine qui les contamine, comme des cancérogènes
avérés pour l’homme.
77
Conclusion
L’augmentation des décès par cancer que l’on
a connue après la Seconde Guerre mondiale
est allée de pair avec l’allongement de la vie,
ce qui a fait longtemps dire qu’elle en était une
conséquence.
Puis, dans les années 1960, la preuve épidémiologique de l’implication du tabac
comme responsable de cancers du poumon a attiré l’attention sur les causes com-
portementales du cancer liées à des habitudes individuelles telles que le tabagisme,
l’alcoolisme ou une mauvaise alimentation. Toutes ces explications avaient un avan-
tage politique, elles reportaient sur les personnes elles-mêmes la responsabilité de
l’origine de la maladie.
Pourtant, si on y rééchit bien, l’augmentation du nombre des cancers est
concomitante au développement industriel. L’utilisation du charbon va créer la suie
qui est à l’origine du cancer des ramoneurs. L’essor des produits issus de la carbochi-
mie − benzène, amines aromatiques, hydrocarbures polycycliques aromatiques − va
banaliser l’exposition des populations des pays industrialisés aux cancérogènes. La
chimie du chlore et la pétrochimie entraîneront à leur tour la création de milliers
de produits dont on sait qu’un certain nombre sont mutagènes et cancérogènes. Les
cancers professionnels sont une réalité que personne ne peut plus aujourd’hui nier.
Malgré la parution d’études montrant la surmortalité par cancers des travail-
leurs exposés à certaines substances, la prise de conscience que ces cancers n’étaient
pas une fatalité a été trop longue à s’installer, et n’est toujours pas satisfaisante ni
dans les pays industrialisés, ni a fortiori dans les pays en développement. Si les sa-
laires, la durée du travail, le chômage font l’objet d’âpres luttes, de combats rassem-
blant les travailleurs en grand nombre, les maladies et les cancers liés au travail n’ont
pas suscité la même mobilisation. Sauf dans quelques situations, telle la condam-
nation, à Turin, le 5 juin 2013, par la cour d’appel d’un ex-dirigeant du producteur
d’amiante-ciment Eternit à 18 ans de prison, les cancers professionnels ne font pas
la “une” des médias. Or les cancers professionnels, et leur cortège de souffrances, de
chagrins, de vies raccourcies, frappent principalement les ouvriers et les travailleurs
les plus précaires. Il s’agit d’une des plus grandes injustices sociales de notre époque.
Ils devraient être combattus au même titre que les autres inégalités et devenir une
priorité politique.
On ne le répètera jamais assez, les cancers professionnels sont évitables. Le
règlement REACH fournit l’opportunité d’un nouveau départ mais il ne permettra
pas d’améliorer les conditions de travail de manière automatique. Le facteur prin-
cipal, dans ce domaine comme dans d’autres liés à la santé au travail, réside dans la
78
capacité des syndicats d’organiser les travailleurs pour qu’ils s’approprient ce dé-
bat. Dans chaque usine, dans chaque entreprise, les travailleurs doivent être acteurs
des inventaires et des évaluations des substances chimiques. Ils doivent s’unir pour
réclamer la substitution des produits les plus toxiques et, si celle-ci ne peut se faire
rapidement, exiger des conditions de travail qui minimisent les risques au niveau
le plus bas possible.
79
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83
Annexe
Principaux critères pour une évaluation syndicale des risques liés aux
cancérogènes sur le lieu de travail
Facteurs matériels du cycle de production
— Substances cancérogènes utilisées
— Agents cancérogènes liés à la transformation des agents matériels utilisés dans la production. Ex.: poussières de
bois inhalables dans l’industrie du meuble, silice cristalline dans le bâtiment, fumées et vapeurs contenant des
agents cancérogènes
— Agents cancérogènes dans les procédés/équipements de production. Ex.: utilisation d’une source de
rayonnements ionisants, filtres avec de l’amiante, utilisation du diesel pour le transport, etc.
— Ne pas oublier les “activités périphériques”: entretien et nettoyage, stockage, transport, etc. Ex.: dégraissage de
pièces métalliques au trichloréthylène
Facteurs environnementaux et travail
— De l’environnement vers le travail.
Ex.: amiante dans les bâtiments, rayonnement solaire sur des chantiers de construction, fumée du tabac dans
des lieux publics, contact avec des gaz d’échappement diesel, etc.
— Du travail vers l’environnement:
rejets (liquides, solides, gazeux) susceptibles de constituer des agents cancérogènes dans l’environnement
— Du produit du travail vers l’environnement:
agents cancérogènes dans la production finale ou dans une phase ultérieure du cycle de fin du produit final;
agents cancérogènes liés à l’utilisation du produit final
Facteurs d’organisation du travail
— Facteurs qui pourraient contribuer à l’apparition de certains cancers: travail de nuit; insécurité de l’emploi
— Facteurs qui affaiblissent la prévention:
contradiction entre la productivité et la sécurité; carence d’information et de formation
— Problèmes posés par le recours au travail intérimaire, par la sous-traitance; autres facteurs de précarité
Organisation de la prévention
— Respect de la hiérarchie des mesures de prévention; évaluation régulière de la situation et réexamen des plans de
prévention pour tenir compte de cette évaluation
— Activité des services de prévention: compétences (notamment en toxicologie, ergonomie et médecine du travail);
indépendance professionnelle; qualité des rapports avec les représentants des travailleurs; qualité du mesurage
des expositions; qualité de la surveillance de la santé
— Information sur les facteurs cancérogènes, formation, fonctionnement correct des instances représentatives des
travailleurs en matière de santé et de sécurité
— Enregistrement systématique des expositions
— Prise en compte de la dimension de genre
— Prise en compte du suivi de la santé des travailleurs exposés dans le passé
Prise en compte des données résultant de la surveillance de la santé
— Vérification des données concernant les travailleurs exposés actuellement.
Vérifier, en particulier, l’adéquation des examens de santé pratiqués par rapport aux expositions et aux
développements pathologiques possibles: dispose-t-on d’indicateurs biologiques adéquats?
— Utilisation d’informations externes à l’entreprise: recherches épidémiologiques, études toxicologiques, données
recueillies par secteur, profession ou exposition par des syndicats, des institutions de recherche ou des services de
prévention, contacts extérieurs pour recueillir des informations sur les agents cancérogènes et sur les possibilités
de substitution
— Recours à des données concernant les travailleurs exposés antérieurement, vérification de l’adéquation de la
surveillance de santé post-emploi et des résultats de celle-ci
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Intégration de la prévention des cancers dans les décisions stratégiques de l’entreprise
— La production comme processus: dans quelle mesure les besoins liés à la santé des travailleurs sont-ils pris en
compte dans les décisions concernant ce processus?
— La production comme produit final: vérifier si en aval de la production dans l’entreprise, la production est
susceptible de créer des risques de cancer.
Dans quelle mesure les besoins de santé au travail et de santé publique pèsent pour la recherche d’alternatives
moins dangereuses?
— Création d’un rapport de force dans l’entreprise et dans la société: campagnes de sensibilisation; recours à
l’inspection du travail; utilisation du droit d’arrêter le travail en cas de danger grave et imminent
— Intégration des problèmes relevés à la stratégie revendicative et à la négociation collective