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CHAPITRE 19
La lutte contre la stigmatisation
des sujets en surpoidsÞ:
une voie de prévention de l’obésité
Jean-Pierre Poulain
Dans la langue française, le terme «ÞstigmatiserÞ» est
ancien. Le
Littré
le définit comme «Þmarquer avec un fer
rougeÞ», et
Le Robert
comme «Þdénoncer comme infâme,
condamner avec forceÞ». Il connaît aujourd’hui un regain
de faveur qui correspond à la diffusion plus ou moins
imprécise du concept des sciences sociales forgé par
Erving Goffman. La rançon de ce succès est une certaine
imprécision d’usage qui tend à la banaliser. En passant
dans le langage courant ce concept sociologique a vu sa
signification s’élargir et a perdu en précision. «ÞStigmati-
sationÞ» est utilisé, notamment dans les médias, soit dans
le sens de «Þpointer du doigt de façon critique quelque
chose ou quelqu’unÞ», le sens du
Littré
, soit dans celui de
«Þcritiquer injustement quelqu’un qui ne serait que partiel-
lement responsable de ce qu’on lui reprocheÞ». Il convient
de le resituer au sein des théories sociologiques et psycho-
sociologiques dans lesquelles il est apparu, en même
temps que d’en préciser les limites de pertinence.
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La stigmatisation,
un processus bien défini
C’est en travaillant sur les dimensions sociales de la mala-
die mentale et des organisations psychiatriques qu’Erving
Goffman
1
a forgé le concept de stigmatisation. Il la définit
comme un processus qui tend à discréditer un individu
considéré comme «ÞanormalÞ», «ÞdéviantÞ». Il montre que
c’est au cours d’interactions sociales que l’étiquette de
«ÞdéviantÞ» est attribuée à un individu par d’autres individus,
supposés «ÞnormauxÞ». Une fois attribuée, celle-ci justifie
alors une série de discriminations sociales, voire d’exclu-
sions. Goffman a proposé la notion de «Þstatut principalÞ»
(
master status
) pour rendre compte du phénomène de réduc-
tion d’un individu à la caractéristique objet de la stigmatisa-
tion. Il se trouve réduit à la caractéristique «ÞdévianteÞ» qui
devient un stigmate. Ses autres qualités sociales passent
alors au second plan. C’est ainsi que les personnes obèses
sont plus souvent caractérisées par leur poids que par
d’autres attributs sociaux. Le statut de «ÞgrosÞ» ou de
«ÞgrosseÞ» prend le pas sur toutes les autres qualités du sujet.
Une fois ce label attribué, il justifie une série de discri-
minations sociales et des mesures d’exclusion plus ou
moins sévères. Le stigmatisé s’enferme dans un véritable
cercle vicieux lorsqu’il trouve normal le jugement qui est
porté sur lui et finit par l’accepter. S’engage alors une
dépréciation personnelle qui débouche sur une altération
de l’image de soi et conduit l’individu à considérer comme
légitimes les traitements discriminatoires qu’il subit et les
préjudices dont il est victime. Il y a pleinement stigma-
tisation lorsque la victime considère comme normal ce qui
lui arrive. Selon Goffman, ce processus se déroule en cinq
étapesÞ:
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1.ÞLe label de «ÞdéviantÞ» est attribué à un individu par
d’autres individus au cours d’interactions sociales.
2.ÞL’individu se trouve réduit à son stigmate, toutes ses
autres qualités sociales passant au second plan.
3.ÞL’étiquette rend possible et justifie certaines discrimina-
tions sociales.
4.ÞLe sujet stigmatisé intériorise la dévalorisation.
5.ÞLe sujet stigmatisé considère comme normal et justifié
le sort qui lui est réservé, le piège se referme sur lui.
La stigmatisation au sens fort ne saurait donc se réduire
à un simple regard critique porté sur une personne, elle
est un processus d’interactions qui discrédite un individu
et tend à transformer une victime en coupable. Le proces-
sus suppose également l’injustice des reproches au regard
des actions de l’individu et surtout que ce dernier qui en
est la victime accepte et intériorise la dévalorisation. Ainsi,
lorsqu’on entend parfois «Þil faut stigmatiser les politiques
qui ne font pas ceci ou celaÞ» ou bien «Þil faut ou ne faut
pas stigmatiser tel ou tel produit alimentaireÞ», le terme
relève du sens large et non du concept sociologique en
question.
Les conséquences psychosociales
de la stigmatisation
La description de la stigmatisation de l’obésité a été
conduite, aux États-Unis par Werner Cahnman
2
Þet Natalie
Allon
3
. Ils montrent que les sujets obèses souffrent, dans
les sociétés développées, de stigmatisation. Depuis le sim-
ple achat d’une place d’avion ou de cinéma jusqu’au poids
du regard esthétique qui pèse sur lui le sujet obèse est
dévalorisé, marginalisé, mis au ban de la société. Deux
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types de travaux ont été réalisésÞ: ceux qui visent à dresser
l’inventaire et à décrire les formes de stigmatisation et
ceux qui cherchent à faciliter le vécu et réduire l’impor-
tance des discriminations dont sont victimes les personnes
obèses.
La stigmatisation repose sur un système de représenta-
tions et de croyances qui font de l’obésité un reflet des
qualités morales de l’individu. «ÞIl est comme cela, parce
qu’il mange trop. S’il mange trop, c’est qu’il ne se contrôle
pas. S’il ne se contrôle pas, peut-on lui faire confianceÞ?Þ»
On voit ici comment le raisonnement glisse d’une caracté-
ristique physique au jugement moral de l’individu.
«ÞL’obèse est un être sans volontéÞ», «Þil n’est qu’un glouton
asocialÞ»… Implicitement, ces jugements s’inscrivent dans
des croyances du typeÞ: «ÞLes individus n’ont que ce qu’ils
méritent et méritent ce qu’ils ont.Þ» Ils considèrent comme
évident que «Þles comportements individuels sont contrô-
lablesÞ», que «Þla condition d’obèse est réversibleÞ» et que
«Þsi un individu obèse a vraiment la volonté de le faire, il
peut perdre du poidsÞ». C’est dans cet univers de sens que
la stigmatisation s’enracine
4
. Les candidats à un poste de
travail sont perçus par les recruteurs, par exemple, comme
ayant un faible contrôle d’eux-mêmes, un faible potentiel
à l’encadrement, une mauvaise hygiène personnelle, un
niveau de productivité plus bas, moins d’ambition profes-
sionnelle et moins digne de confiance
5
.
Des liens statistiquement significatifs ont été mis en évi-
dence à différents niveaux. Les obèses ont un taux d’accès
à l’enseignement supérieur plus faible que les non-obèses
6
.
Ils trouvent plus difficilement un emploi
7
. Leur niveau de
revenu est significativement plus bas
8
. Le salaire moyen
des femmes obèses américaines est inférieur de 12Þ% à
celui des non-obèses
9
Þ; les hommes obèses sont sous-
représentés et moins bien payés que les non-obèses dans
les positions d’encadrement
10
. Leur promotion profession-
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nelle est ralentie
11
. Enfin, leur vie domestique et l’utilisa-
tion d’équipements collectifs sont considérablement
complexifiées
12
. Aux États-Unis, l’importance de ces dis-
criminations est telle, que sous la pression des associa-
tions de défense ou plutôt de soutien des personnes obè-
ses, elle a conduit le législateur à la prendre en compte
13
.
En raison de ses conséquences sociales négatives, l’obésité
peut être considérée, dans les sociétés occidentales déve-
loppées, comme un véritable handicap social. La stigmati-
sation de l’obésité a cependant un impact considérable-
ment plus fort sur les femmes que sur les hommes parce
que ceux-ci sont moins soumis aux impératifs d’esthétique
corporelle
14
mais cela semble être en passe de changer.
Les représentations négatives et les stéréotypes qui
pèsent sur l’obésité peuvent fonctionner parfois comme
des «Þprophéties autoréalisatrices
15
Þ». Ce concept, a été
proposé par Robert Merton à la fin des années 1940. Il en
donne la définition suivanteÞ: «ÞLa prophétie autoréalisa-
trice (
self-fulfilling prophecy
) est une définition d’abord
fausse d’une situation, mais cette définition erronée sus-
cite un nouveau comportement, qui la rend vraie
16
Þ». La
projection sur les personnes obèses de représentations
négatives pourrait, dans cette perspective, les conduire à
se conformer au stéréotype. Cette question prend une
importance d’autant plus grande que le sujet est jeune et
en cours de construction. Pour Cahnman, «Þl’adolescent
obèse est triplement victimeÞ: premièrement parce qu’il est
discriminé, deuxièmement parce qu’il est incité à com-
prendre qu’il est le responsable de ce qui lui arrive et enfin
parce qu’il en vient à accepter son traitement comme nor-
mal et justeÞ» (Cahnman, 1968, p.Þ294).
La stigmatisation résulte de la valorisation culturelle
de la corpulence et des processus de définition des nor-
mes sociales de la corpulence qui désignent comme
«ÞdéviantsÞ» des individus hors de ces normes. Elle se
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traduit par des conséquences objectives (justification de
certaines discriminations) et subjectives (dévalorisation
de soi chez le stigmatisé). Ces conséquences ont un
impact sur le développement de l’obésité elle-même en
développant une désocialisation qui constitue le soubas-
sement de troubles du comportement alimentaire plus ou
moins compensatoires
17
et en détourant l’individu des
contextes sociaux dans lesquels il est stigmatisé (comme
les lieux de pratiques sportives).
En France, même si le mouvement est en retrait par
rapport aux États-Unis, la stigmatisation des personnes
obèses se développe
18
. Ce décalage temporel constitue à la
fois une chance parce que les effets négatifs ne sont pas
encore trop importants, et un obstacle car il rend le phé-
nomène moins visible.
Pour les enfants, l’influence de la stigmatisation sur les
trajectoires sociales est considérablement plus importante
que pour les adultes, carÞelle intervient à des moments
clésÞ:
–Þlors de la socialisation alimentaire et risque de pertur-
ber de façon durable la mise en place de règles de
comportementÞ;
–Þoù, à travers les apprentissages scolaires, se mettent
en place les ressources qui permettront l’insertion et
l’évolution de la vie professionnelle et socialeÞ;
–Þet enfin, lors de la construction de la personnalité, des
apprentissages de rôles sociaux et sexuels.
La dévalorisation de soi et la désocialisation qui
accompagnent la stigmatisation ont un impact sur la
réussite ou plutôt sur l’échec scolaire. Elles affectent éga-
lement la socialisation alimentaire et la mise en place de
catégories cognitives et de schémas comportementaux
utiles tout au long de la vie. Ces deux conséquences jus-
tifient l’approfondissement des connaissances dans ces
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domaines et la mise en place d’action de prévention. Les
conséquences de la stigmatisation sont souvent lues com-
ment des effets d’aggravation de l’obésité
19
. Une fois le
surpoids ou l’obésité installé, chez un individu, la stigma-
tisation «ÞdégradeÞ» sa situation sociale qui en retour
entretient l’obésité. Dans cette perspective, l’obésité est
considérée comme un facteur de risque social (de dégra-
dation ou de non-évolution d’une trajectoire sociale) qui
s’ajoute et interagit sur les risques sanitaires identifiés
par l’épidémiologie.
Mais la stigmatisation et les systèmes de valeurs qui la
sous-tendent ont aussi, en exacerbant l’idéal de minceur,
des actions délétères sur les sujets qui ne sont pas en
surpoids. La stigmatisation a aussi des effets d’anticipa-
tion, en inquiétant les sujets non obèses sur le sort qui ris-
que de leur arriver «Þsi elles deviennent comme celaÞ». Elle
soutient alors l’utilisation de différentes pratiques d’amai-
grissement sans justification sanitaire qui peuvent se révé-
ler à terme impliquées dans le développement de troubles
du comportement alimentaire
20
.
De la stigmatisation du poids
à l’obsession du poids
Rappelons que les principales raisons pour lesquelles
des individus veulent perdre du poids sont, très loin
devant les raisons de santé, avant tout d’ordre psycho-
socialÞ: esthétiques, pour plaire et pour se plaire
21
, de sex-
appeal
22
, ou plus généralement de «Þse sentir mieux
23
Þ».
Rappelons également qu’en chiffres absolus, les enquêtes
montrent qu’il y a au moins autant de sujets sans
problème de poids (du point de vue médical) qui se
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préoccupent de leur corpulence et désirent maigrir que de
sujets obèses.
Or la stigmatisation est le résultat d’une grille de lecture
implicite qui pose la personne en surpoids comme respon-
sable de sa situation. Une fois cette grille de lecture inté-
riorisée, la palette de solutions se trouve réduite à ce qui
est le plus visible depuis la décision de la personneÞ: son
alimentation et son activité physique.
Le risque est de passer de la lutte contre l’obésité à la
lutte contre le surpoids et de voir le discours médical venir
légitimer chez les adolescents et les adolescentes une
recherche obsessionnelle de la perte de poids. Rappelons
que pour un grand nombre d’adolescentes en Occident
«Þêtre au régimeÞ», et cela quel que soit le poids réel, fait
partie du statut normal de la femme. Pour certaines, «Þsui-
vre un régimeÞrestrictifÞ» est souvent vécu, et cela de plus
en plus tôt, comme un signe positif de maturité
24
. La res-
triction alimentaire fait désormais partie de la panoplie
des préadolescentes. Or non seulement le taux d’échec des
régimes restrictifs (sans même parler des régimes fantai-
sistes) est très élevé, mais encore la restriction cognitive
chez les sujets normaux pourrait être la cause de problè-
mes de santé (prise de poids en yo-yo, compulsion com-
pensatoire…). Une surmédicalisation de l’alimentation
contemporaine risque de donner des justifications d’appa-
rence scientifique à de telles pratiques. Pour Germov et
Williams, si épidémie (ou pandémie) il y a, c’est plutôt une
«Þépidémie de mise au régimeÞ». Et celle-ci pourrait bien
être impliquée dans le développement de l’obésité.
Certains nutritionnistes suggèrent même qu’il pourrait y
avoir plus de risque encore à promouvoir la restriction
cognitive et l’enchaînement des cycles de perte de poids et
de reprise qui généralement l’accompagne
25
.
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Les effets de la stigmatisation
sur la progression sociale
La description de la stigmatisation montre comment un
certain nombre d’attitudes négatives à l’égard des sujets
obèses peuvent affecter leurs trajectoires sociales. Les
enfants sont la première source de stigmatisation déclarée
par les obèses adultes. Cramer et Steinwert
26
ont montré
que dès 3 ans, des enfants manifestent clairement des
comportements de stigmatisation à l’égard de sujets en
surpoids, qu’il s’agisse d’adultes ou d’autres enfants.
Mais l’existence d’attitudes négatives à l’égard des obè-
ses, de la part de personnel médical ou paramédical à
l’intérieur des institutions de santé a également été mise
en évidence
27
. Ces travaux montrent la perméabilité du
milieu médical aux valeurs dominantes de la société (ici
l’idéal de minceur) et l’influence déterminante de celles-ci
sur les rôles professionnels des acteurs du système de
santé. Comme l’avait déjà montré Goffman pour la mala-
die mentale, les membres de l’appareil médical assurent
une fonction de «Þgrands stigmatisateurs
28
Þ». L’idéologie
médicale participe à la justification de l’«ÞétiquetageÞ»
comme déviant et contribue à la dépréciation des person-
nes obèses. L’importance de ces discriminations est telle
qu’elle a amené parfois les législateurs à en tenir compte,
sous la pression des associations de défense ou plutôt de
soutien des obèses qui se sont mises en place pour lutter
contre ce qu’elles désignent comme «Þla tyrannie du mor-
phologiquement correctÞ».
L’objectivation de la stigmatisation des obèses a permis
le développement d’un second type d’explication des rela-
tions entre obésité et statut socio-économiqueÞ: les posi-
tions sociales seraient en partie déterminées par l’obésité.
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Le passage d’une distribution aléatoire de l’obésité infan-
tile dans l’échelle sociale à une forte différenciation pour
les adultes s’expliquerait par l’impact de l’obésité sur la
mobilité sociale. Cette notion rend compte du déplace-
ment d’un individu dans la structure socialeÞ; elle est dite
intragénérationnelle si elle compare la position d’un
même individu à deux moments de sa vie (début de car-
rière et fin de carrière par exemple), ou intergénération-
nelle, si elle met en relation la position sociale d’un fils et
celle de son père par exemple. La mobilité peut être ascen-
dante, descendante ou équivalente selon que l’individu
s’élève, descend ou reste au même niveau de l’échelle
sociale.
L’obésité ralentit la mobilité intragénérationnelle et
augmente la fréquence de la mobilité intergénérationnelle
descendante. Cette dernière est influencée par trois fac-
teurs principauxÞ: le niveau d’éducation, l’activité profes-
sionnelle et le mariage qui n’ont pas la même importance
selon les sexes. Pour les hommes, l’éducation et l’activité
professionnelle ont un rôle plus important. Pour les fem-
mes, le mariage est considérablement plus déterminant,
même si son importance tend à diminuer. C’est ainsi que
les femmes minces font plus fréquemment des mariages
ascendants – c’est-à-dire se marient avec des hommes de
statuts sociaux plus élevés qu’elles –, et qu’à l’inverse les
femmes fortes réalisent plus souvent des mariages des-
cendants – c’est-à-dire se marient avec des hommes de
statuts sociaux moins élevés qu’elles
29
. Sous la pression
du modèle d’esthétique de minceur, le mariage apparaît
comme une véritable «Þgare de triageÞ», orientant les fem-
mes minces vers le haut de la société et les femmes fortes
vers le bas. Les chefs de service, les recruteurs exercent à
l’égard des personnels obèses des évaluations plus sou-
vent négatives qu’à l’égard des personnels minces, ralen-
tissant ainsi leur progression sociale. Sur des échantillons
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représentatifs de la population française, nous avons mis
au jour des liens entre la corpulence et la dynamique des
revenus ainsi qu’entre la corpulence et le sentiment
d’amélioration ou de dégradation de sa situation
professionnelle
30
.
Le phénomène de stigmatisation sociale de l’obésité
dans les sociétés développées peut donc être un facteur
expliquant le passage d’une distribution presque aléatoire
de l’obésité chez les enfants à une distribution associée
aux statuts sociaux inférieurs chez les femmes adultes et
au développement d’une nouvelle forme d’obésité dans les
classes défavorisées chez les hommes, depuis les années
1960. L’obésité peut, dans cette perspective, être considé-
rée comme un facteur de différenciation sociale négative
et la lutte contre la stigmatisation s’inscrit dans une logi-
que politique de lutte contre la discrimination. Du point
de vue de la santé publique, elle peut contribuer à rompre
les mécanismes de dévalorisation qui enferment les obèses
dans ce que nous avons décrit comme le cercle vicieux de
l’obésité
31
.
Pourquoi lutter contre la stigmatisation
de l’obésitéÞet chercher à modifier
les systèmes de valeurs qui la sous-tendentÞ?
En première lecture, les effets anticipateurs de l’obésité
peuvent apparaître comme intéressants et même souhaita-
bles, du point de vue de la santé publique, puisqu’ils alar-
ment en quelque sorte le candidat potentiel sur le triste
sort qui pourrait être le sien. On pourrait attendre qu’ils
jouent ainsi un rôle positif dans la prévention, en renfor-
çant la perception des risques associés à l’obésité. Nous
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sommes ici devant le principal
obstacle épistémologique
à
la lutte contre la stigmatisation et probablement à la lutte
contre l’obésité tout court. Obstacle, dont on peut faire
l’hypothèse, qu’il empêche de voir le rôle décisif qu’a joué
et joue toujours la stigmatisation dans la génération
d’effets contre-productifs des différentes campagnes et des
actions de lutte contre l’obésité engagées dans les pays les
plus touchés.
Les systèmes de valeurs qui sous-tendent le rapport à la
corpulence, à l’image du corps, ont des effets retour sur la
socialisation alimentaire et un impact concret sur les com-
portements alimentaires et d’activité physique. À travers
les conséquences de la stigmatisation, ils affectent la
mobilité sociale des acteurs, constituant un facteur d’iné-
galité sociale et d’aggravation de l’état sanitaire. Ces méca-
nismes de rétroaction et de causalité circulaire se repèrent
également entre les systèmes de représentation et les
appareils de normes relatifs à l’alimentation et à la corpu-
lence. La préoccupation du poids et la nutritionnalisation
de l’alimentation érodent les modèles alimentaires et
accentuent le fait de s’alimenter sur un mode réflexif. Par
effet retour, l’affaiblissement des normes sociales enca-
drant les pratiques alimentaires exacerbe le rapport à la
corpulence.
Un fort consensus existe en sciences sociales sur l’ana-
lyse de la modernité alimentaire en termes d’affaiblisse-
ment de l’appareil normatif (formes de prises, horaires,
conditions sociales de consommation…). Des interpréta-
tions complémentaires ont été produites en termes de
gastro-anomie
par Fischler
32
, Corbeau
33
et Rivière
34
, d’éro-
sion et recomposition des modèles alimentaires par
Beardsworth
35
et de transformation des formes de légiti-
mité de l’appareil normatif, par Poulain
36
.
Chez l’enfant et l’adolescent, le plus grave est que ces
inquiétudes par rapport à la nourriture s’opèrent à des
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périodes de la vie où ont lieu des apprentissages fonda-
mentaux relatifs à la construction des registres alimen-
taires, à la formation du goût, aux apprentissages liés au
plaisir alimentaire partagé… La stigmatisation de l’obésité
et les systèmes de valeurs qui la sous-tendent ont un
impact sur les dispositifs de transmission et d’appropria-
tion des modèles alimentaires.
La lutte contre la stigmatisation de l’obésitéÞse justifie
donc pour trois raisonsÞ:
1.ÞPour des
raisons éthiques
et de justice sociale tout
d’abord. La stigmatisation affecte la trajectoire sociale
des enfants obèses et constitue une source d’inégalité
sociale. Les obèses sont victimes d’un racisme anti-gros
et le plus paradoxal est que les stigmatisateurs sont ins-
tallés dans leur bonne conscience.
2.ÞPour des
raisons sanitaires
ensuite. La stigmatisation
des sujets obèses est une cause d’inégalité de santé, elle
est un «Þfacteur d’aggravationÞ» du surpoids et de l’obé-
sité. Mais, parce qu’elle désocialise le rapport à l’alimen-
tation et accroît l’anxiété, elle a un impact négatif sur les
régulateurs sociaux de l’alimentationÞ; phénomène
d’autant plus important chez l’enfant que la socialisa-
tion alimentaire est en cours.
3.ÞDes
raisons de prévention
enfin. La stigmatisation ren-
force et justifie des pratiques anticipatrices sauvages de
mise au régime qui peuvent se révéler contreproductives.
NOTES
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