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Article
«Québec et Canada: entre l’unilinguisme et le bilinguisme politique»
Chantal Gagnon
Meta: journal des traducteurs/ Meta: Translators' Journal
, vol. 59, n° 3, 2014, p. 598-619.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/1028659ar
DOI: 10.7202/1028659ar
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Meta LIX, 3, 2014
Québec et Canada : entre l’unilinguisme
et le bilinguisme politique
chantal gagnon
Université de Montréal, Montréal, Canada
chantal.gagnon.4@umontreal.ca
RÉSUMÉ
Le Canada est un pays officiellement bilingue, en ce sens que la communication qui
émane de son gouvernement central se fait dans les deux langues officielles, l’anglais et
le français. Cependant, les gouvernements des provinces canadiennes sont unilingues,
à une exception près (la province du Nouveau-Brunswick est officiellement bilingue). Le
contexte québécois est particulier puisque cette province est la seule dont la majorité
s’exprime en français, d’où son statut de province unilingue française. Cependant, tant
d’un point de vue politique que démographique, la population anglophone a toujours
joué un rôle clé dans la société québécoise. La présente étude a pour objectif d’observer
les différentes pratiques de traduction officielle du gouvernement du Canada et du gou-
vernement du Québec. Plus précisément, nous analyserons la traduction des discours
de différents chefs politiques au provincial et au fédéral. Afin d’obtenir des résultats
comparables, nous étudierons tout particulièrement les discours entourant un seul évé-
nement, soit le référendum québécois de 1995. Nos recherches précédentes ont démon-
tré qu’au gouvernement fédéral, la traduction des discours politiques varie entre autres
en fonction de l’époque et du premier ministre au pouvoir. Nous posons l’hypothèse
qu’étant donné la longue tradition de traduction institutionnelle de certains partis poli-
tiques, les stratégies de traduction adoptées par ces partis seront plus efficaces que celles
adoptées par les partis peu habitués à faire traduire leurs discours.
ABSTRACT
Canada is an officially bilingual country, in that communications are produced by the
central government in both official languages, English and French. However, the govern-
ments of the Canadian provinces are unilingual, with one exception (the province of New
Brunswick is officially bilingual). The province of Quebec is special in that it is the only
province whose majority population is Francophone, hence its unilingual French status.
However, given the political and demographic context of the province, the English-
speaking population of Quebec has always played a key role. This study focuses on the
different practices of official translation by the Governments of Canada and Quebec. To
ensure comparable results, it analyzes the translation of speeches made by various
political leaders at the provincial and federal levels during the 1995 Quebec referendum.
Our previous research has shown that, at the federal level, the translation of political
speeches varies, depending on the historical context and the Prime Minister in power at
the time, among other factors. We hypothesize that, given the long tradition of institu-
tional translation characteristic of some political parties, their translation strategies are
more effective than those of political parties that do not have a tradition of the institu-
tional translation of speeches and are thus less familiar with what translation involves.
MOTS CLÉS/KEYWORDS
politique, bilinguisme, unilinguisme, discours, Canada, partis politiques
politics, bilingualism, monolingualism, speeches, Canada, political parties
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1. Introduction
Le Canada est un pays officiellement bilingue, en ce sens que la communication qui
émane de son gouvernement central se fait dans les deux langues officielles, l’anglais
et le français. Cependant, les gouvernements des provinces et des territoires canadiens
sont unilingues, à une exception près (la province du Nouveau-Brunswick est officiel-
lement bilingue). Le contexte québécois est particulier puisque cette province est la
seule dont la majorité s’exprime en français, d’où son statut de province unilingue
française. Selon le modèle présenté par Reine Meylaerts des régimes linguistiques et
traductionnels territoriaux (2011 : 752s), le Canada et ses provinces correspondent à
un régime d’unilinguisme institutionnel combiné avec un régime de multilinguisme
institutionnel.
En septembre 2012, la nouvelle première ministre du Québec nommait Jean-
François Lisée responsable des relations avec la communauté anglophone. Comme
l’écrivait un participant anglophone à un forum sur Internet, il s’agit d’un « Minister
of Anglo-affairs, so to speak1 ». Jamais auparavant un gouvernement du Québec
n’avait songé à nommer un délégué à la communauté anglophone. Si plusieurs ont
apprécié le geste du nouveau gouvernement (dont Graham Fraser, le commissaire aux
langues officielles du gouvernement fédéral canadien2), d’autres ont critiqué le choix
du délégué (dont Don Macpherson, journaliste au quotidien montréalais The
Gazette3). D’autres encore ont déploré la formulation du mandat qui lui a été donné.
C’est notamment le cas de l’Acadien Rino Morin-Rossignol, journaliste à l’Acadie
nouvelle et ancien conseiller politique sur la question linguistique au Nouveau-
Bruns wick :
« Faites-leur sentir qu’ils constituent une richesse pour nous tous et qu’ils sont membres
à part entière de la nation québécoise. » Lors de la présentation de son Conseil des
ministres, le 19 septembre dernier, c’est ainsi que la première ministre du Québec,
Pauline Marois, formulait le mandat qu’elle donnait à son ministre responsable de
Montréal, Jean-François Lisée, afin de « tisser des relations étroites » avec ses citoyens
anglophones.
Attention. La première ministre n’a pas dit : « Les anglophones du Québec constituent
une richesse… », mais bien : « Faites-leur sentir qu’ils constituent une richesse… » C’est
moi qui souligne. Parce qu’il y a une nuance énorme. Certes, l’intention exprimée par
Mme Marois est louable, mais quelle gaucherie dans la manière de l’affirmer ! Surtout
de la part d’un premier ministre4. (2012 : 17)
Comme l’expliquait l’écrivain Pierre Nepveu (2012) dans une lettre au journal
Le Devoir5, certains partis politiques vivent une relation antagoniste avec la commu-
nauté anglophone du Québec. C’est peut-être ce qui explique l’absence d’une straté-
gie de traduction des discours politiques à l’échelle de la province québécoise,
contrairement à ce qui existe au gouvernement fédéral du Canada. En effet, même si
la Loi sur les langues officielles ne les oblige pas à le faire, les partis politiques du
gouvernement fédéral font traduire un grand nombre de leurs discours politiques
pour le grand public. Dans la province de Québec, la traduction de discours politiques
se fait rare, malgré l’importance politique de la communauté anglophone. Il y a à cela
une exception notable : tous les discours du budget à l’Assemblée nationale sont tra-
duits vers l’anglais, depuis au moins 19976. Il est fort probable, cependant, que les
hommes d’affaires de Wall Street soient les premiers destinataires de ces discours,
plutôt que la communauté d’expression anglaise du Québec.
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Les stratégies de traduction utilisées par les partis politiques ont-elles des réper-
cussions sur la réception des discours dans les médias ? Voilà une question qui, à
notre connaissance, n’a jamais été abordée. Nos recherches précédentes (Gagnon :
2006a ; 2006b ; 2009) ont démontré qu’au gouvernement fédéral, la traduction des
discours politiques varie entre autres en fonction de l’époque et du premier ministre
au pouvoir. Nous posons l’hypothèse qu’étant donné la longue tradition de traduction
institutionnelle de certains partis politiques, les stratégies de traduction adoptées par
ces partis seront plus efficaces que celles adoptées par les partis peu habitués à faire
traduire leurs discours. Le présent article investiguera cette problématique. Pour
évaluer l’efficacité des stratégies de traduction, nous examinerons la réception média-
tique des discours traduits de notre corpus. Plus précisément, nous analyserons la
réaction des journalistes de la presse écrite aux discours politiques étudiés.
Le référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec constitue un excellent
point de départ pour lancer une recherche de type comparatiste sur les différentes
stratégies de traduction des partis politiques. En effet, à cette occasion, les discours
traduits présentés à la société québécoise ont été largement commentés par la gent
journalistique de l’époque, dans les deux communautés linguistiques officielles. Deux
éléments viendront tout particulièrement éclairer l’analyse : les commentaires des
journalistes à propos des discours traduits et les choix de traduction effectués.
Pour les besoins de l’étude, quatre discours politiques seront analysés, provenant
de quatre partis, soit le Parti libéral du Canada, le Parti libéral du Québec, le Bloc
Québécois et le Parti Québécois. Voici la liste des discours qui constituent le corpus :
– le message à la nation de Jean Chrétien, premier ministre du Canada ;
– la réponse à ce message par Lucien Bouchard, chef de l’opposition officielle au Canada ;
– le discours de la victoire de Jean Chrétien ;
– le discours de la victoire de Daniel Johnson, chef de l’opposition officielle au Québec ;
– le discours de la défaite de Jacques Parizeau, premier ministre du Québec.
Ces discours ont été choisis pour leur caractère marquant au cours de la cam-
pagne référendaire. Tant la presse locale que la presse nationale ont analysé le contenu
et la traduction de ces discours, notamment les quotidiens La Presse, Le Devoir, e
Gazette, le Toronto Star et e Globe and Mail. En outre, ils sont représentatifs des
luttes de pouvoir qui ont eu lieu au cours de la campagne référendaire. Enfin, les
discours correspondent à un échange discursif, ce qui facilite l’étude comparative.
2. Politiques de traduction des partis politiques à l’étude
Afin de bien mettre en contexte les partis politiques à l’étude, nous allons, avant de
passer à l’analyse interprétative, revoir les politiques de traduction des quatre partis.
Nous utilisons les sites Web des partis pour illustrer leur politique de traduction
respective. Nous avons eu recours au site d’archives Wayback Machine de l’organisme
Internet Archive pour étudier l’historique des sites Web de chacun des partis. Fondé
en 1996, Internet Archive est un organisme à but non lucratif dont l’objectif est de
créer une bibliothèque de sites Internet, accessible gratuitement aux chercheurs, aux
historiens, aux universitaires, aux personnes handicapées et au grand public7.
Puisque les archives d’Internet Archive ne sont pas exhaustives, il est difficile
d’établir à quelle date les différents partis ont mis leur site en ligne pour la première
fois. Selon nos recherches dans Internet Archive, le Parti libéral du Canada semble
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avoir son site depuis au moins 19968, le Bloc Québécois semble avoir un site depuis
au moins 19979. Quant aux sites du Parti Québécois et du Parti libéral du Québec,
ils semblent exister depuis au moins 199810 et 11. Puisqu’il ne nous était pas possible
d’avoir accès aux sites de 1995 (si, bien sûr, ces sites existaient), nous avons choisi les
années 2000, 2003 et 2004 comme point de départ. Ces dates ont été retenues parce
qu’elles correspondent aux années au cours desquelles les sites du Parti Québécois
(PQ) et du Bloc Québécois (BQ) étaient multilingues ; ces sites sont aujourd’hui
unilingues. En étudiant les sites multilingues de ces deux partis, nous serons en
mesure d’évaluer leur positionnement par rapport aux différentes communautés
linguistiques au Québec. Pour faciliter la comparaison, nous avons également choisi
les premières années du second millénaire pour l’étude du site du Parti libéral du
Canada (PLC) et du Parti libéral du Québec (PLQ). Selon les archives consultées, les
sites du PLC et du PLQ ont toujours été bilingues.
2.1. Parti Québécois (PQ)
Fondé en 1968 par un ancien ministre du Parti libéral, René Lévesque, le Parti
Québécois œuvre sur la scène provinciale et il milite pour la souveraineté du Québec.
C’est à l’initiative du parti, au moment où il était au pouvoir, que le référendum de
1995 a été organisé. Il s’agissait du deuxième référendum sur la souveraineté, le pre-
mier ayant eu lieu le 20 mai 1980.
En de rares occasions, le chef du Parti Québécois prononce des discours en
anglais pour la communauté anglophone du Québec, pour le Canada anglais ou à
l’étranger. On pense, par exemple, à deux discours de René Lévesque, comme
« Québec : A Good Neighbour in Transition » prononcé à l’Economic Club de New
York le 25 janvier 1977, ou à « Quebecers are Quebecois », prononcé le 23 mars 1980
à Montréal. À une certaine époque, René Lévesque avait son antenne dans le monde
anglophone ; Évelyn Dumas traduisait ses discours, mais Lévesque mettait aussi la
main à la pâte pour ses traductions vers l’anglais (Godin 2001 ; Lisée 1990). Dans
l’ensemble, les anciens chefs du Parti Québécois s’exprimaient extrêmement bien dans
la langue de Shakespeare et ils répondaient en anglais aux questions posées par les
journalistes d’expression anglaise. Cependant, les allocutions politiques du Parti
Québécois se font généralement en langue française. Il appartient aux journalistes
anglophones de traduire vers l’anglais les extraits qui les intéressent (voir Gagnon2012).
Sous la direction du chef Bernard Landry, puis sous celle d’André Boisclair, le
site Web du parti était offert en français, en anglais, en espagnol et en portugais (voir
Figure1). Contrairement au site de son grand rival, le Parti libéral du Québec, le Parti
Québécois offrait alors son site en quatre langues plutôt qu’en deux langues. Sur la
page d’accueil péquiste, l’anglais (et sa communauté) n’avait pas de statut spécial : il
s’agissait d’une langue parmi d’autres. Par ailleurs, c’est le mot russe « Другие
языки », qui veut dire « autres langues », qui annonçait la présence de pages rédigées
en d’autres langues que le français. Ainsi, aucun mot de langue anglaise ne venait
rompre l’harmonie française de la page d’accueil du Parti Québécois. Cette situation
montre à quel point la relation entre le Parti Québécois et la langue anglaise est
complexe.
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Figure 112
Extrait d’un site Web du Parti Québécois (2003)
Avec l’arrivée de Pauline Marois au PQ en 2007, le parti est revenu à un site
unilingue. Avec Marois à sa tête, le Parti Québécois a pris le pouvoir du gouvernement
du Québec en 2012. Pour Lysiane Gagnon,
l’insensibilité de Mme Marois envers la minorité anglaise découle peut-être en partie
du fait qu’elle est le premier leader péquiste à ne pas parler couramment anglais, con-
trairement à ses prédécesseurs qui le parlaient tous très bien, et certains à la perfection
(Lévesque, Johnson et Parizeau13. (2012 : 17)
Il existe peut-être un lien entre ces éléments et le retour à l’unilinguisme sur le site
du Parti Québécois. Cela dit, comme nous l’avons expliqué en introduction, Pauline
Marois est la seule première ministre de l’histoire à avoir confié officiellement le
dossier de la communauté anglophone à un ministre. De ce point de vue, le terme
« insensibilité » utilisé par la journaliste pour décrire l’attitude de la première ministre
ne fait pas l’unanimité.
Même lorsque le site du Parti Québécois était quadrilingue, il y avait peu de
contenu en anglais, en portugais et en espagnol. Par ailleurs, le quadrilinguisme du
site ne semblait pas se refléter dans les pratiques au quotidien du PQ : les discours
émanant du parti étaient généralement offerts en français seulement. De tout cela,
on conclut que le Parti Québécois a une tradition de bilinguisme très occasionnel.
Les conseillers politiques du chef du parti sont souvent habilités à s’exprimer en
anglais, mais les politiciens du parti et leur entourage ne sont pas nécessairement
appelés à le faire au quotidien.
2.2. Bloc Québécois (BQ)
Fondé en 1991 par Lucien Bouchard, le Bloc Québécois est lui aussi un parti sou-
verainiste, mais il siège à la Chambre des communes du gouvernement fédéral.
Contrairement aux autres partis fédéraux, il est établi exclusivement dans la province
de Québec. Le 25 octobre 1993, le parti a été élu à titre d’opposition officielle de la
Chambre des communes du Canada. Pour Scott Piroth (2012), l’arrivée du Bloc
Québécois a contribué à améliorer le statut du français à la Chambre des communes.
Le chercheur explique qu’au Canada, le nombre de comtés politiques où le français
tient une place importante atteint de 24 % à 28 % du nombre total des comtés. Ainsi,
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lors de la période des questions au Parlement canadien, on pourrait s’attendre à ce
que le français occupe un niveau qui se rapproche de ce pourcentage. Or, avant 1993,
le français n’a jamais excédé 13 % de la période des questions. Depuis l’arrivée du
Bloc Québécois, le pourcentage de français utilisé lors de la période de questions
s’est accentué de façon draconienne, dépassant même le pourcentage de comtés fédé-
raux où l’on s’exprime en français (Piroth, 2012 : 167). Pour la journaliste Chantal
Héber t (201214), en forçant l’usage du français au Parlement fédéral, les députés du
Bloc Québécois ont contribué à une révolution culturelle au sein de la Chambre des
communes.
Parce qu’il œuvre sur la scène fédérale, le Bloc Québécois est constamment en
présence de l’anglais : à la Chambre des communes, il y a une majorité de députés
anglophones et la ville d’Ottawa, où est située la Chambre, a une population majo-
ritairement anglophone. De plus, en campagne électorale, on s’attend à ce que le chef
du parti participe au débat des chefs en anglais et à ce qu’il réponde en anglais aux
questions des journalistes anglophones. Le Bloc Québécois est par conséquent un
parti où il y a une tradition de bilinguisme occasionnel : il y existe une certaine
expertise à propos de la rédaction et de la traduction en langue anglaise.
Du point de vue langagier, le site Web du parti a subi de grandes transformations
avec les années. Au départ, le site était généralement trilingue, avec des documents
surtout en français, mais aussi en anglais et en espagnol (voir la Figure 2 pour un
exemple représentatif). Cependant, vers le début des années 2000, il s’est transformé
en site unilingue français, forme qu’il a encore à ce jour.
Figure 215
Extrait d’un site Web du Bloc Québécois (2000)
2.3. Parti libéral du Canada (PLC)
Fondé en 1867, le Parti libéral du Canada est le plus ancien au pays16. Selon l’École
de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke,
[l]es politiques [du Parti libéral du Canada] sont marquées par une volonté de promou-
voir le progrès social par l’interventionnisme de l’État et par un désir de concilier les
deux principales communautés linguistiques du pays (francophone et anglophone17.
(École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, 2013)
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Étant donné les choix politiques de ce parti, il y existe une forte tradition de
bilinguisme et de traduction. Le parti est fier d’avoir participé à l’élaboration des
politiques linguistiques officielles du Canada. Tous les grands discours de ses chefs
sont traduits depuis au moins la mise en place de la Loi sur les langues officielles en
1969. Depuis le passage de Pierre Elliott Trudeau à la tête du parti, en 1968, tous les
chefs du parti ont été bilingues, c’est-à-dire qu’ils étaient en mesure de répondre en
français et en anglais aux médias et de faire des discours dans les deux langues
officielles. De plus, comme l’explique le journaliste Raymond Giroux (201118), il existe
une tradition au PLC à propos de la langue maternelle du chef : « Rappelons que,
hasard ou pas, les militants libéraux respectent depuis toujours la tradition de l’alter-
nance entre anglophones et francophones pour diriger le parti. » En outre, en 2006,
l’un des députés du PLC avait affirmé, au moment d’une course à la direction du
parti, que les candidats unilingues perdaient leur temps en se présentant dans la
course19.
Au PLC, la volonté de bilinguisme dépasse le seul choix du chef. Par exemple,
les communiqués de presse du parti sont bilingues, ainsi que le site Web du parti
(voir figures3 et 4). En fait, le site Web du PLC va au-delà de la simple traduction du
texte : il adapte le texte des images d’une version linguistique à l’autre. Dans les figures
ci-dessous, on voit à droite l’image d’un journal qui présente un texte différent dans
les deux versions linguistiques, soit « e Liberal Press » en anglais et « La Presse
libérale » en français. Ce souci du détail dans la traduction illustre à quel point le
bilinguisme est ancré dans les pratiques du Parti libéral du Canada.
Figure 320
Extrait d’un site Web du Parti libéral du Canada – version anglaise (2000)
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Figure 4 21
Extrait d’un site Web du Parti libéral du Canada – version française (2000)
2.4. Parti libéral du Québec (PLQ)
Le Parti libéral du Québec (PLQ) est le plus ancien parti de la « Belle Province ». Il
partage une vision commune avec le Parti libéral du Canada. Le vote de la commu-
nauté d’expression anglaise (8 % de la population québécoise) est traditionnellement
acquis au PLQ22 et le chef de ce parti a toujours été en mesure de bien s’exprimer en
anglais. D’ailleurs, le président du PLQ affirmait en 2007 que son parti était le seul à
courtiser l’électorat anglophone23. Il est vrai que, d’après nos recherches, le site du
PLQ a toujours été bilingue. Cependant, le bilinguisme du PLQ ne ressemble pas au
bilinguisme du PLC, son parti frère. En effet, le contenu du site du PLC est intégra-
lement traduit, alors qu’au PLQ, seule une partie du contenu est traduite. En navi-
guant sur le site de ce dernier, il arrive qu’en cliquant sur l’hyperlien « English », on
obtienne une page rédigée en français et en anglais, avec la mention « (All of this page
is not available in English) ». Pourtant, dans le même site, les électeurs d’expression
française ne sont jamais exposés à du contenu de langue anglaise (voir figures 5 et 6
ci-dessous).
Figure 5 24
Extrait d’un site Web du Parti libéral du Québec – version anglaise (2004)
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Figure 6 25
Extrait d’un site Web du Parti libéral du Québec – version française (2004)
2.5. Conclusion provisoire
Résumons-nous. Pendant les quelques années où les sites Web du BQ et du PQ ont
offert des documents en anglais aux internautes, ils l’ont fait à titre de sites multilin-
gues. Chez les deux partis souverainistes, le bilinguisme ne semble pas être la voie
admissible, politiquement parlant, pour atteindre l’électorat d’expression anglaise du
Québec. Le fait que ces deux partis militent activement pour la défense de la langue
française au Québec (et contre une éventuelle anglicisation de la province) explique
peut-être leur politique de traduction. Par ailleurs, le choix même des langues de
traduction invite à penser que ce ne sont pas seulement les communautés anglo-
phones, hispanophones et lusophones qui sont ciblées. Logiquement, on s’attendrait
à ce que ces deux partis s’adressent aux communautés immigrantes les plus impor-
tantes du Québec. Or, selon Valérie Amireault (2004 : 58), « [a]u Québec, la langue
maternelle la plus répandue chez les immigrants demeure, en 2001, l’italien, suivie
de la langue arabe en deuxième place. L’arabe devance ainsi l’espagnol qui était deu-
xième en 1996. » Cela dit, si l’espagnol et le portugais n’occupent pas nécessairement
une place prépondérante dans la province québécoise, ces langues sont cependant
incontournables en contexte continental : l’espagnol, l’anglais, le portugais et le fran-
çais sont, en ordre d’importance, les langues les plus parlées au sein des Amériques.
C’est dire que l’image « non francophone » des partis souverainistes importe autant
sinon plus à l’échelle mondiale qu’à l’échelle locale. Par l’intermédiaire de leur site
Web, le Parti Québécois et le Bloc Québécois semblent s’adresser aux communautés
linguistiques de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud, aux États-Unis, au
Mexique et au Brésil, par exemple. Ces choix linguistiques ont pour effet de minimi-
ser l’importance de la communauté d’expression anglaise du Québec. D’ailleurs, un
courriel du coordonnateur du portail du gouvernement du Québec en 2002 appuie
notre inter prétation :
Vous avez certes raison en mentionnant que la communauté italophone au Québec est
plus importante que la communauté espagnophone [sic]. Cependant, d’autres critères
ont présidé au choix de cette troisième langue dont celui, purement mathématique, de
l’importance de telle ou telle langue au niveau mondial26. (Bélisle 2002)
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En 2002, le portail du gouvernement présentait lui aussi des traductions anglaises
et espagnoles. Il faut savoir qu’à l’époque, le gouvernement était dirigé par le Parti
Québécois. Sous la gouvernance du Parti libéral du Québec, entre 2003 et 2012, Portail
Québec a laissé tomber l’espagnol ; le site est bilingue depuis au moins décembre 2008.
L’utilisation du multilinguisme pour évacuer les problèmes politiques du bilinguisme
n’est pas propre à la province du Québec. En Belgique, par exemple, dans la Région
flamande, le ministre de l’Intérieur, Marino Keulen, a fait paraître en 2005 une cir-
culaire qui balisait l’utilisation de certaines langues dans les communications desti-
nées aux touristes27. Le bilinguisme néerlandais-français est formellement interdit :
Dans les communes qui sont considérées comme centres touristiques (par exemple les
communes côtières), les conseils communaux peuvent décider que les avis et commu-
nications destinés aux touristes soient rédigés dans au moins trois langues. L’article 11,
§ 3, des L.L.C. est très clair à ce sujet : il doit s’agir de trois langues au moins, dont le
néerlandais, que les conseils communaux peuvent définir librement. Il n’est donc pas
possible que, dans les communes concernées, les avis et les communications ne soient
rédigés qu’en néerlandais et en français28. (2005 : 6 ; nous soulignons)
Pour Reine Meylaerts, les luttes linguistiques font partie intégrante de l’histoire
belge (2009 : 8). Comme le Québec et le Canada, la Belgique est donc aux prises avec
des conflits linguistiques importants. En fait, on constate avec De Coster que tout
clivage linguistique « révèl[e] le souci premier de préserver une culture, et, partant,
une identité, dans la mesure où la langue en représente un élément incontestablement
important » (2007 : 13). Cependant, les enjeux politiques associés à la langue ne se
retrouvent pas exclusivement dans les pays dits bilingues ou multilingues ; ils sont
aussi le fait de pays dits unilingues, comme les États-Unis d’Amérique (Meylaerts
2009 : 8). Dans le cas qui nous intéresse, toutefois, la problématique va au-delà de la
planification en matière de traduction institutionnelle pour les besoins d’une com-
munauté linguistique donnée. Car pour les partis politiques canadiens et québécois,
il ne s’agit pas tant de répondre aux besoins d’une communauté linguistique, mais
plutôt de répondre aux besoins d’une communauté d’électeurs. La politique de tra-
duction des partis n’est donc pas dictée par les droits éventuels des communautés,
mais par la préférence d’une catégorie d’électeurs. C’est ce qui explique le bilinguisme
systématique du Parti libéral du Canada, le bilinguisme pragmatique du Parti libéral
du Québec et le bilinguisme occasionnel, voire très occasionnel, du Bloc Québécois
et du Parti Québécois. Au PLC et au PLQ, les électeurs appartiennent aux deux com-
munautés linguistiques, alors qu’au Bloc et au Parti Québécois, ils appartiennent
essentiellement à la communauté francophone.
La prochaine section portera sur la traduction et la réception de cinq discours
politiques prononcés lors du référendum de 1995. Cet examen nous donnera l’occa-
sion de vérifier s’il existe, chez les partis politiques à l’étude, des liens entre leurs
politiques de traduction et l’efficacité de leurs stratégies de traduction.
3. Traduction et réception des discours à l’étude
En 1995, cinq discours ont marqué les esprits par leur force et leur contenu. Il s’agit
de deux messages télévisés prononcés le 25 octobre 1995 par Jean Chrétien, premier
ministre du Canada, et Lucien Bouchard, chef de l’opposition officielle à la Chambre
des communes. Cinq jours plus tard, le 30 octobre 1995, au soir du référendum, trois
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discours ont eux aussi retenu l’attention des médias, soit ceux de Jean Chrétien, de
Jacques Parizeau, premier ministre du Québec et de Daniel Johnson, chef de l’oppo-
sition officielle du gouvernement québécois. Soulignons que Lucien Bouchard était
le chef du Bloc Québécois, alors que Jacques Parizeau était le chef du Parti Québécois
et président du Comité pour le OUI. Quant à Jean Chrétien, il était le chef du Parti
libéral du Canada. Daniel Johnson était chef du PLQ et président de la Coalition du
NON. Nous porterons tout particulièrement attention à la réception de ces discours
et de leur traduction dans les médias. En examinant la réaction de la presse écrite,
nous serons en bonne position pour évaluer l’efficacité des stratégies de traduction
des partis étudiés.
3.1. Les deux discours prononcés avant le référendum de 1995
Les discours de Chrétien et de Bouchard ont été prononcés dans les deux langues
officielles, d’un océan à l’autre. Ces discours appartiennent à une catégorie particu-
lière, intitulée « message à la nation ». Ce type de discours fait partie d’une tradition
politique qui permet aux chefs politiques les plus importants du gouvernement fédé-
ral canadien de s’adresser à la population. Voici un extrait de la Politique de pro-
grammation de CBC/Radio-Canada, le télédiffuseur public :
Dans l’exercice du pouvoir exécutif, prévu par le système parlementaire du Canada, le
gouvernement doit avoir accès au service national de radiodiffusion quand il veut
s’adresser d’urgence à la population, l’informer sur des questions d’actualité d’impor-
tance nationale et solliciter sa coopération. […] La Société programme généralement
ces émissions aux heures de grande écoute, dans le cadre de la programmation régulière
des chaînes anglaises et françaises de radio et de télévision29. (CBC/Radio-Canada 1995)
S’il n’est pas prévu dans cette politique (ni dans la loi) que le chef de l’opposition
ait droit de réplique, traditionnellement, le premier ministre le lui accorde. C’est ce
qui s’est produit en 1995. Le message à la nation est généralement disséqué, analysé
et critiqué par les médias de la télévision et de la presse écrite.
Dans les deux discours, on retrouvait des écarts de traduction. Un écart de tra-
duction est généralement lié aux différences linguistiques qui existent entre un texte
original et sa traduction. Dans certains cas cependant, l’écart peut avoir une fonction
idéologique. Il s’agit alors d’une stratégie de traduction, comme l’ont montré nos
travaux précédents (voir Gagnon 2009). Dans le discours de Jean Chrétien, par
exemple, le discours en français s’adressait principalement aux Franco-Québécois,
même si le message à la nation était aussi diffusé chez les populations francophones
à l’extérieur du Québec. En anglais, le discours s’adressait à tous les Canadiens (voir
Gagnon 200 6b) :
(1) a. Pour la première fois de mon mandat de premier ministre, j’ai invoqué une
pro cé dure exceptionnelle pour m’adresser à vous ce soir.
b. For the first time in my mandate as Prime Minister, I have asked to speak
directly to Canadians tonight.
(Canada, Premier ministre1995a : 1, voir annexe ; nous soulignons)
(2) a. Nous, Québécois, ne serions plus canadiens et n’aurions plus droit aux privilèges
attachés à la citoyenneté canadienne […].
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b. Where Quebecers would no longer enjoy the rights and privileges associated
with Canadian citizenship.
(Canada, Premier ministre1995a : 1, voir annexe ; nous soulignons)
Alors que les extraits en français sont à la deuxième ou à la première personne
du pluriel, l’anglais est à la troisième personne du pluriel. Il est clair que le destinataire
du discours change d’une version linguistique à l’autre. On remarque aussi qu’en
français, le premier ministre mentionne qu’avec un « OUI », les Québécois « ne
seraient plus Canadiens ». On peut penser que dans la version française, le premier
ministre fait allusion à l’identité canadienne ; l’extrait anglais ne fait pas cette nuance.
Cependant, on retrouve cette idée plus loin dans le texte anglais du discours :
(3) a. Ils ne devraient pas prendre un risque pareil.
b. Anyone who really wants to remain a Canadian should think twice before tak-
ing such a dangerous risk.
(Canada, Premier ministre1995a : 1, voir annexe ; nous soulignons)
Ici, l’énoncé « Quiconque veut réellement rester canadien » n’apparaît qu’en
anglais. Il existe une différence de degré entre le positionnement identitaire de
l’exemple (2) et celui de l’exemple (3). Ainsi, dans la version française de l’exemple
(2), on présente le fait de ne plus être canadien comme une perte, mais dans l’exemple
(3), on sous-entend en plus qu’il y a des Québécois qui désirent rester canadiens.
L’attachement au Canada semble légèrement plus fort en anglais. Par ailleurs, dans
l’exemple (2), l’anglais associe la citoyenneté au verbe positif « enjoy », alors qu’en
français, la citoyenneté n’est associée qu’à un avantage, avec la formule « avoir droit ».
Les écarts repérés dans la traduction ciblent des mots ou des expressions ; en ce sens,
il s’agit de micro-écarts, c’est-à-dire des écarts qui transforment le texte à petite
échelle. Par exemple, selon la taxonomie modifiée de Chesterman (Gagnon 2006a ;
2009 ; suivant Chesterman 1997), les extraits (1), (2) et (3) touchent légèrement à la
cohésion, ainsi qu’à certains renseignements du texte.
On peut en dire autant du discours de Lucien Bouchard, à la différence près qu’il
s’agit d’écarts à la fois micro-textuels et macro-textuels. Ainsi, plusieurs des écarts
repérés sont de l’ordre de la transrévision et de la réécriture bilingue (Gagnon 2006a ;
2009 ; suivant Chesterman 1997) et ils transforment tout le texte. Ici, le terme « trans-
révision » est défini comme un processus par lequel un texte subit des transformations
substantielles en cours de traduction ; ces transformations répondent à de nouveaux
critères, notamment linguistiques et culturels. Dans le discours de Bouchard, les
différences entre le texte anglais et le texte français étaient si apparentes qu’au lende-
main du discours, le quotidien torontois e Globe and Mail (1995a ; voir annexe) a
fait paraître sur la même page le texte officiel anglais de Lucien Bouchard, ainsi qu’une
traduction maison de la version française (Gagnon 2013). Voici un exemple repré-
sentatif des écarts micro-textuels entre la version française et la traduction officielle :
(4) a. Arrachons ces étiquettes de fédéralistes et de souverainistes, reformons nos
rangs et mettons fin à ces divisions qui nous affaiblissent. L’appareil fédéral n’a été
fort que de nos faiblesses. Reconnaissons-nous pour ce que nous sommes, un
peuple, un peuple vivant, fier, chaleureux et confiant.
(Le Point 1995 ; voir annexe ; nous soulignons)
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b. Let us gather together all of our energies as federalists or as sovereignists. Let
us Quebeckers recognize ourself [sic] for what we are, a people, a vibrant country
– proud, welcoming and confident.
(e Globe and Mail 1995b : A16 ; voir annexe ; nous soulignons)
Les écarts présentés ici appartiennent aux catégories de l’adaptation et de la
modification de renseignements (Gagnon 2006a ; 2009 ; suivant Chesterman 1997).
Ces écarts entraînent des divergences importantes dans le message envoyé. Par
exemple, le texte français fait allusion à des divisions qui minent les Québécois, alors
que l’anglais invite au rassemblement des forces fédéralistes et souverainistes.
La modification de renseignements est fréquemment utilisée dans la traduction
officielle anglaise, comme en fait foi cet autre extrait :
(5) a. Il serait gênant de demander à nouveau au Canada anglais de nous reconnaître
comme peuple. Tout cela est fini. Nous sommes au-delà des supplications. De toute
façon, elles nous ont menés nulle part. Toutes nos demandes se sont brisées sur
des nons à répétition.
(Le Point 1995 ; voir annexe ; nous soulignons)
b. It is demeaning to ask English Canada to recognise us as a people. All that is
finished. We have gone beyond entreaties.
(e Globe and Mail 1995b : A16 ; voir annexe)
Ici, la version française est plus précise et plus détaillée. On explique notamment
la raison pour laquelle les supplications ne font plus partie des stratégies envisagées
par les Québécois pour se faire reconnaître comme peuple.
Les écarts macro-textuels étant plus longs, nous n’en montrerons qu’un. Il s’agit
d’un cas de transrévision, où un extrait en français ne se retrouve pas dans la version
officielle anglaise.
(6) Qu’est-ce donc qui, dans l’imminence de la décision, pousse M. Chrétien à mettre
sa stratégie et ses discours au rancart ? La réponse est simple : c’est la possibilité de
plus en plus sérieuse d’un OUI. Autrement dit, ce n’est pas un vent de changement
qui passe sur Ottawa, mais un vent de panique. Voilà qui nous donne un avant-
goût de l’effet d’un OUI. Si la seule appréhension d’un OUI, simplement possible,
peut ébranler à ce point l’obstination d’Ottawa, songeons à la force politique que
nous donnera un OUI exprimé, le OUI d’un peuple, le OUI d’une solidarité.
(Le Point 1995, voir annexe)
En évacuant ainsi une partie importante du message français, le traducteur a
passablement révisé le contenu du discours d’expression anglaise.
Ce phénomène n’a pas échappé aux observateurs dans les médias. En effet, les
journalistes du Québec et du Canada ont rapidement repéré les divergences entre les
versions française et anglaise du discours de Lucien Bouchard. Voici trois exemples
de la réception, tirés respectivement de La Presse, de e Gazette et du Toronto Star :
(7) Mais M. Bouchard avait un tout autre message, beaucoup moins incisif pour son
auditoire anglophone. Alors que le premier ministre a livré la même allocution en
français et en anglais, le chef du Bloc québécois a réservé ses flèches contre Jean
Chrétien pour sa présentation en français. En anglais, il a plutôt vanté les vertus
du projet de partenariat Québec-Canada qu’il entend négocier advenant un OUI.
(Hébert 1995 : A2 ; voir annexe)
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(8) Bouchard speaks only in French of panic in Ottawa.
(Wells 1995 : A11 ; voir annexe)
(9) In English, the Bloc leader urged Quebecers to reject the last-minute promises of
a man who was a chief architect of the 1982 constitutional deal that Quebec refused
to sign and to remember Chretien’s role in scuttling the 1990 Meech Lake accord
which would have recognized Quebec’s distinct nature. […]
In his French remarks, Bouchard held up a French newspaper headline from 1981
which used a headline [sic] that told the story of how, by approving a constitutional
package without Quebec, premier Rene Levesque had been betrayed by then-prime
minister Pierre Trudeau and the nine other premiers.
(Vienneau 1995 : A1 ; voir annexe)
On peut dire qu’en général, la presse écrite a davantage porté attention aux écarts
présents dans le discours de Lucien Bouchard que dans ceux de Jean Chrétien. S’il
est vrai qu’il y avait de grandes différences entre la version française et la version
anglaise du discours de Bouchard, peu de journalistes ont remarqué le message
« caché » dans la traduction de celui de Chrétien. En effet, certains passages de la
version anglaise de Jean Chrétien visaient précisément les nouveaux citoyens reçus
du Québec. À preuve le témoignage de Benoît Corbeil, ancien directeur général du
PLC (section Québec), paru 10 ans après la tenue du référendum :
C’est clair que la stratégie (du Parti libéral), c’était de faire sortir le vote ethnique au
maximum. […] Jean Chrétien a fait un discours à la nation, un en français et l’autre en
anglais, qui n’était pas identique [sic] et qui contenait un message particulier pour les
groupes ethniques30. (Noël et Marissal 2005 : A2)
L’exemple suivant pourrait illustrer ce à quoi faisait référence Benoît Corbeil :
(10) a. Pensez-vous vraiment que vous et votre famille aurez une meilleure protection
sociale dans un Québec séparé ?
b. Do you really think you and your family will enjoy greater security in a separate
Quebec ?
(Canada, Premier ministre1995a : 3 ; voir annexe ; nous soulignons)
Alors que l’anglais met l’accent sur la question de la sécurité, le français évoque
la question de la protection sociale, deux sujets qui font contraste. Les francophones
connaissaient la tradition pacifique du Québec, tandis que les nouveaux arrivants,
qui choisissent souvent l’anglais pour s’intégrer au Québec, provenaient parfois de
pays où la démocratie n’est pas bien établie. Ces derniers auraient pu croire au risque
de la guerre civile après un « OUI ».
Rappelons aussi que le 31 août 199531, dans un article du quotidien Toronto Star,
on expliquait qu’avant le référendum, le gouvernement fédéral avait procédé à une
période intense d’attribution de la citoyenneté au Québec. Des juges avaient dû faire
des heures supplémentaires afin que des immigrants qualifiés puissent obtenir leur
citoyenneté à temps pour le vote. Il est clair que dans son discours, Jean Chrétien a
tenté de plaire à cette nouvelle population d’électeurs, laissant entendre qu’un vote
pour le camp du OUI entraînerait l’instabilité sociale et politique au Québec. En
faisant allusion (en anglais) à une crise éventuelle, le premier ministre avait tout
particulièrement en tête les nouveaux citoyens reçus, qui provenaient parfois de pays
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en guerre civile. Cependant, pour Mátyás Bánhegyi, auteur d’un article sur la tra-
duction de ce discours de Chrétien en 1995, la version anglaise visait la population
autochtone. Il écrit :
[F]or historical reasons (primarily the Oka crisis), [the English-speaking aboriginal
Canadians] were not very optimistic about the French community and its attitude
towards aboriginals. As these aboriginals were inclined to vote against the French
Canadians, they were presumably specifically targeted with the English Referendum
Speech through its very simple, non-compound sentences and style. (2008 : 100)
Même s’il est fort possible que les Amérindiens d’expression anglaise aient
constitué un public de choix pour le premier ministre, les témoignages recueillis ci-
dessus semblent indiquer que les nouveaux immigrants formaient une cible plus
importante que la population amérindienne.
On constate que les écarts de traduction chez Chrétien sont ponctuels et bien
ciblés alors que les écarts chez Bouchard sont de l’ordre de l’adaptation, de la transré-
vision ou de la réécriture. La stratégie du camp du NON (traduction « traditionnelle »)
semble avoir été plus efficace, du point de vue de la réception médiatique, que la stra-
tégie du camp du OUI (réécriture d’un point de vue macro). Malgré son expérience
à titre de ministre au gouvernement fédéral, Lucien Bouchard a utilisé une stratégie
qui s’est retournée contre lui : tous les médias ont fait ressortir le fait que son message
divergeait en français et en anglais. Même si le message du premier ministre canadien
comportait lui aussi des différences d’une langue à l’autre, son discours a été mieux
accueilli dans les journaux.
3.2. Les discours prononcés au soir du référendum de 1995
Au soir du référendum de 1995, plusieurs hommes politiques ont livré un discours
afin de se prononcer sur le résultat du vote. Les discours de Jean Chrétien, de Daniel
Johnson et de Jacques Parizeau ont reçu plus d’attention médiatique que les autres et
c’est la raison pour laquelle nous les analysons ici. Le discours de Parizeau, improvisé,
n’a été prononcé qu’en français. Aucune traduction n’a été fournie aux médias. Le
discours de Chrétien, enregistré au cours de la journée, a été présenté dans les deux
langues officielles. Le texte du discours a été envoyé aux médias sous la forme de deux
communiqués de presse, l’un en français et l’autre en anglais. Le discours de Johnson
a été lu devant des militants. Le discours était majoritairement en français, mais il
contenait aussi du texte anglais.
Contrairement à ce qui s’était passé quelques jours auparavant, la presse n’a pas
traité la question de l’équivalence des deux versions linguistiques du discours de
Chrétien. À notre connaissance, seul le quotidien Le Devoir a écrit que le discours
avait été prononcé en français et en anglais :
(11) S’adressant aux citoyens d’un océan à l’autre, tour à tour en français et en anglais,
M. Chrétien a indiqué que les démonstrations d’affection auxquelles se sont livrés
les Canadiens hors Québec dans les dernières heures de la campagne référendaire
avaient contribué au moins « en partie » au résultat.
(Dion 2005 : A1)
En fait, le discours de Jean Chrétien a été peu critiqué par les médias du pays. Les
journalistes ont surtout paraphrasé des pans du discours, sans en faire une analyse
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approfondie. Puisque le discours n’a été que peu critiqué, on peut dire qu’il a été
relativement bien reçu.
Le discours de Chrétien comportait de petites divergences d’une version linguis-
tique à l’autre. Précisons que bien souvent, dans les messages prononcés en situation
de crise, le premier ministre du Canada ne met pas nécessairement l’accent sur
l’identité canadienne dans la version française de ses discours (Gagnon 2006a ; 2009).
Les exemples de la section précédente nous en ont donné une illustration (voir
exemples (2) et (3)). Cependant, au soir du référendum de 1995, Chrétien triomphe,
car il a gagné la bataille. Jusqu’à un certain point, la traduction du discours reflète
cette victoire.
(12) a. Encore une fois, nous avons montré au monde entier les grandes valeurs de
tolérance, d’ouverture et de respect mutuel qui animent notre pays, le Canada.
b. Once again, we have shown the entire world our country’s great values of toler-
ance, openness and mutual respect.
(Canada, Premier ministre1995b : 1 ; voir annexe ; nous soulignons)
En français, Chrétien tente de mettre en valeur le discours identitaire canadien
à l’aide d’une apposition. Grâce à ce procédé, l’image canadienne est plus forte en
français. Selon nos recherches, il s’agit d’une occurrence rare pour un discours fédé-
raliste canadien : il existe des discours télévisés où les deux versions linguistiques
mettent l’accent sur l’identité canadienne en parts égales, mais il existe peu d’autres
exemples où la version française présente une image canadienne plus forte que la
version anglaise. Comme nous l’avons vu, ce type de stratégie de traduction (la valo-
risation de l’identité canadienne en français) ne semble pas avoir indisposé le lecto-
rat de 1995.
Jusqu’à présent, nous avons observé des stratégies de traduction où une certaine
forme de traduction institutionnalisée avait sa place. En d’autres termes, le Bloc
Québécois et le Parti libéral du Canada ont fort probablement fait appel à des experts
pour travailler sur la version anglaise de leur(s) discours. Dans le cas du Parti
Québécois et du discours de son chef Parizeau, nous sommes en présence d’une
stratégie de non-traduction. C’est donc que le parti a laissé le soin de la traduction
aux médias d’expression anglaise. Observons la traduction du quotidien e Gazette,
le journal d’expression anglaise de la communauté montréalaise :
(13) a. C’est vrai, c’est vrai. C’est vrai qu’on a été battus au fond par quoi ? Par l’argent
puis des votes ethniques, essentiellement.
(Parizeau 1995 : B3 ; voir annexe)
b. We are beaten, it’s true. But by what ? Money and ethnic vote.
(Authier et Scott 1995 : B1, B7 ; voir annexe)
Lorsqu’on compare l’original français avec la traduction journalistique, on
remarque qu’il existe une légère différence dans la façon dont Parizeau a présenté ses
affirmations en anglais.
La majorité des médias, tant francophones qu’anglophones, ont critiqué les pro-
pos (maladroits) du premier ministre. Cependant, dans la version anglaise, le texte
donne l’impression que l’allocution du premier ministre était planifiée, qu’il n’y avait
eu aucune hésitation. L’aspect direct, c’est-à-dire non négocié des propos de Parizeau,
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ajoute une touche d’intransigeance qui est moins présente en français. En français,
la répétition (« c’est vrai, c’est vrai ») et la présence d’un adverbe (« essentiellement »)
viennent, dans une certaine mesure, amoindrir l’énoncé. Il s’agit d’une stratégie de
politesse de la part de Parizeau. Cette stratégie est évacuée de l’anglais.
La traduction de e Globe and Mail pousse encore plus loin cette idée de dis-
cours plani fié :
(14) a. C’est vrai, c’est vrai qu’on a été battus, au fond par quoi ? Par l’argent puis des
votes ethniques, essentiellement.
(Parizeau 1995 : B3 ; voir annexe)
b. It is true that we were beaten by the power of money and the ethnic vote.
(Picard 1995 : A1-A2 ; voir annexe)
En anglais, la phrase de Parizeau semble appartenir à un discours rédigé, pas à
une allocution spontanée. Dans l’un de ses articles, Brian Mossop (1990) expliquait
l’importance de respecter la « voix » d’un premier ministre du Québec lorsqu’il est
traduit vers l’anglais. Pour Mossop, les traductions homogénéisantes ont des réper-
cussions sur l’image qu’ont les lecteurs anglophones du premier ministre québécois.
Une dernière chose à propos de la traduction journalistique : il y avait un écart
important dans les traductions anglaises du discours de Parizeau.
(15) a. C’est vrai, c’est vrai qu’on a été battus, au fond par quoi ? Par l’argent puis des
votes ethniques, essentiellement.
(Parizeau 1995 : B3 ; voir annexe ; nous soulignons)
b. We are beaten, it’s true. But by what ? Money and ethnic vote.
(Authier et Scott 1995 : B1, B7 ; voir annexe ; nous soulignons)
c. It is true that we were beaten by the power of money and the ethnic vote.
(Picard 1995 : A1-A2 ; voir annexe ; nous soulignons)
Il est difficile d’établir avec certitude s’il s’agit d’une erreur ou d’un écart délibéré.
Trois arguments viennent appuyer l’hypothèse de l’erreur. Tout d’abord, comme le
rappelle Brian Mossop (1990), les erreurs sont fréquentes dans les traductions de
journalistes, notamment parce que ces derniers n’ont pas de formation en traduction.
Ensuite, les écarts de traduction figurent dans des articles plutôt que dans des édito-
riaux. L’éthique du journaliste voudrait que le texte reprenne le plus exactement
possible les mots du premier ministre, particulièrement lors de la rédaction d’un
compte rendu. Enfin, des journalistes d’expression française ont également mal cité
les paroles de Parizeau, évoquant « le vote ethnique » plutôt que « des votes eth-
niques ». Les textes où l’écart apparaît ont donc été rédigés par des journalistes
d’horizons différents, ce qui fait penser qu’il n’y a pas eu de traduction concertée.
L’écart textuel de l’exemple (15) accentue le caractère raciste des propos de
Parizeau : l’anglais sous-entend que toutes les ethnies ont voté « NON », alors que
Parizeau affirme que certaines minorités ethniques ont voté « NON ». Cet extrait d’un
écrit de Parizeau paru deux ans après le référendum nous éclaire sur cette question :
Je demeure convaincu que le seul critère important quant à l’orientation du vote sur la
souveraineté, c’est la langue. Ce n’est ni la race ni la couleur ; c’est la langue. Je connais
beaucoup de souverainistes d’origine haïtienne alors que je n’en connais aucun chez
les Jamaïcains… (Parizeau 1997 : 41)
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Le texte de Parizeau fait écho à sa pensée du 30 octobre 1995. Pour Parizeau, la
question « ethnique » est plurielle. Les journaux d’expression anglaise n’ont pas trans-
mis cette idée dans leurs écrits au lendemain du référendum.
Ajoutons que dans le journal La Presse du 2 novembre 1995, le discours de
Parizeau est présenté en son entier. Toutes les nuances du « dialogue » y sont, hésita-
tions et stratégies de politesse comprises. Or, ce genre de publication était plus diffi-
cile à faire en anglais puisqu’il n’existait pas de version officielle de la traduction. En
choisissant la voie de la non-traduction, Parizeau et son parti ont contribué, dans une
certaine mesure, à creuser l’écart qui existe entre le parti et les minorités culturelles
québécoises.
Quant au discours de Daniel Johnson, il n’a pas été traduit en entier par le Parti
libéral du Québec. En fait, le chef du camp du NON a prononcé un discours bilingue,
soit l’essentiel en français, avec quelques phrases en anglais. L’absence d’une traduc-
tion officielle complète se confirme à la lecture d’articles de e Globe and Mail et du
Toronto Star, qui ont offert des versions différentes des mots d’ouverture du chef de
l’opposition :
(16) a. Je tiens à m’adresser à tous les Québécois […].
(CBC 1995 ; voir annexe)
b. I want to speak to all Quebecers […].
(Mackie 1995 : A9 ; voir annexe)
c. I am speaking to all Quebeckers […].
(ompson 1995 : A9 ; voir annexe)
En anglais, le temps de verbe diffère d’une version à l’autre, ainsi que l’ortho-
graphe du gentilé « Quebecker ». S’il existait une version anglaise officielle du texte
de Johnson, on ne trouverait pas autant de différences dans cette phrase. Ces écarts
ne créent pas nécessairement d’effet d’ordre politique, mais ils établissent que des
journalistes ont fort probablement effectué les traductions du texte anglais.
Dans certains cas, les écarts de traduction entre les versions française et anglaise
ont des répercussions sur le sens du message envoyé. En voici un exemple :
(17) a. Je leur dis il ne faut pas abandonner ce soir, je leur dis : nous pouvons ensemble
continuer à connaître les succès et les progrès qui font le Québec d’aujourd’hui et
qui préparent le Québec de demain.
(CBC 1995 ; voir annexe)
b. But he urged them not to despair because the referendum result « gives
Quebeckers the opportunity to build new successes ».
(Mackie 1995 : A9 ; voir annexe)
c. I say to them : Don’t lose hope. I say to them that together we can continue to
achieve progress.
(ompson 1995 : A9 ; voir annexe)
Dans les extraits en anglais, non seulement la partie sur le « Québec d’aujourd’hui
et de demain » a été complètement omise, mais le journaliste de e Globe and Mail
a choisi de traduire « succès et progrès » par « successes », alors que le journaliste du
Toronto Star a choisi « progress » seulement. Il en résulte que les nuances du message
de Johnson sont éliminées en anglais, ce qui rend le discours plus direct, plus tranché.
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Or, Johnson a célébré sa victoire dans la retenue et la nuance, puisque la marge entre
le vote victorieux et le vote perdant était très mince. Dans la presse d’expression
anglaise, cette caractéristique importante s’estompe.
Même si le PLQ a fourni des extraits en anglais de son discours pour son audi-
toire anglophone, les journalistes de la presse écrite ont puisé abondamment dans la
version française pour leur compte rendu. On en conclut que l’extrait anglais du
discours de Johnson ne visait pas la presse écrite, mais plutôt le bulletin d’information
télévisé. Autrement, le PLQ aurait fait traduire tout son discours en anglais. Le discours
bilingue de Daniel Johnson répond en fait aux exigences télévisuelles canadiennes :
comme l’a démontré Kyle Conway (2011 : 70), pour renseigner un auditoire à propos
de l’autre communauté linguistique, les bulletins télévisés comme e National uti-
lisent fréquemment les propos d’intervenants s’exprimant dans leur langue seconde.
Cette méthode est préférée à d’autres techniques langagières, comme la traduction en
voix hors champ, la traduction en sous-titres ou le résumé interlingual.
Avec les exemples de Johnson et de Parizeau, nous avons vu que les traductions
journalistiques sont parfois erronées ou qu’elles présentent des variations subtiles de
l’original, qui entraînent des effets non désirés. L’absence d’un texte officiel anglais
semble par ailleurs donner une grande latitude aux journalistes, qui traduisent et
paraphrasent les propos des politiciens d’expression française.
4. Conclusion
Les résultats présentés ici montrent que la présence ou l’absence d’une stratégie poli-
tique de traduction officielle a des répercussions importantes sur la réception des
discours. Par exemple, contrairement à la traduction du discours de Jean Chrétien,
celle du discours de Bouchard était trop éloignée de ce à quoi s’attendaient les médias
pour être bien acceptée. N’oublions pas qu’en matière de traduction des discours
politiques, le Parti libéral du Canada a plus d’expérience que le Bloc Québécois,
comme l’a notamment démontré l’étude des sites Web de ces deux partis à la section2.
On constate par ailleurs que les normes canadiennes en matière de traduction
de discours politiques sont intimement associées à la traduction traditionnelle, qui
exclut généralement la transrévision et la réécriture. On pourrait affirmer que le PLC
a contribué à façonner la norme en matière de traduction des discours politiques : ce
parti a été au pouvoir pendant la majeure partie du e siècle et il a participé active-
ment aux politiques sur le bilinguisme officiel du pays. En étant aussi au fait des
normes de traduction au Canada, le PLC a été en mesure de bien faire accepter son
discours le 25 octobre 1995, et ce, même s’il y avait quelques écarts importants entre
la version française et la version anglaise.
La question de l’absence de traduction officielle a également été abordée dans cet
article. Nous avons vu qu’une politique de non-traduction a parfois des effets malen-
contreux pour le parti qui la pratique. Au Canada et au Québec, les journalistes
bilingues effectuent eux-mêmes la traduction des extraits de discours unilingues. Or,
ces journalistes-traducteurs ne sont pas à l’abri des erreurs de traduction et leur
traduction entraîne parfois une distorsion des stratégies de politesse de l’émetteur.
On peut sans doute expliquer le choix stratégique du Parti Québécois en matière de
traduction à l’aide de la déclaration de Parizeau dans Pour un Québec souverain
(1997), où l’ancien premier ministre établit un lien entre la langue adoptée par un
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immigrant et l’orientation de son vote sur la souveraineté. Cependant, on l’a vu, une
telle stratégie nourrit la lutte politique qui existe entre le PQ et les milieux anglo-
phones. Le Parti Québécois est sans doute conscient de cette problématique, puisque
pendant une certaine période de temps, son site Web offrait du contenu en anglais.
Le retour à l’unilinguisme du site semble indiquer que le multilinguisme (même
sommaire) n’a pas répondu aux besoins du parti. Le problème reste donc entier.
Pour le meilleur et pour le pire, la question de la traduction façonne les rapports
entre les deux communautés linguistiques du Canada et du Québec. Comme l’a
souligné Meylaerts (2011 : 743-745), parmi les nombreuses études sur les politiques
de langue, le rôle clef de la traduction n’est que peu pris en considération. C’est par-
ticulièrement vrai pour le Québec, où la question de la traduction institutionnelle est
rarement étudiée. Notre article a pourtant montré que d’un point de vue institution-
nel, les répercussions politiques et sociales de la traduction gagneraient à être davan-
tage considérées. De nouvelles recherches sur le sujet sont vivement souhaitables.
REMERCIEMENTS
L’auteure aimerait exprimer sa reconnaissance au Fonds de recherche sur la société et la culture
du Québec, qui a contribué à l’aboutissement du projet. Elle voudrait aussi remercier les deux
lecteurs anonymes qui, par leurs commentaires éclairés, ont beaucoup apporté à cet article. Les
relectures minutieuses de Gillian Lane-Mercier, de Denise Merkle et de Stéphanie Roesler ont
également été fort utiles.
NOTES
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