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Food & History, vol. 9, n° 2 (2011), pp. 239-260 doi: 10.1484/J.FOOD.1.102701
Abstract
India, which has to proide food to a large population of 1.21
billion, faces many issues: an ecological milieu which has been
seriously degraded; an insufficient yield of agricultural products;
and the increasing development of food-related diseases. The
Green Revolution, which has promoted chemical inputs and
commercial crops at the expense of the diversity of food products,
is partly responsible for this situation. However, organic and
ecological systems of agriculture, which are relatively similar
in their cultivation methods, but different in perspectives, may
proide solutions to protect the enironment and to diversify food
patterns. One solution is to reintroduce millet in cultivation and
consumption. Unappreciated by consumers today, these cereals
thanks to their cultural and nutritional qualities are appropriate
for the development of sustainable agriculture and food.
Résumé
LInde, qui doit assurer lalimentation à une population forte
de 1.21 milliard dhabitants, est confrontée à une dégradation
de son milieu écologique, à une production agricole insuffisante
et à un fort développement des maladies liées à lalimentation.
Ladoption des méthodes culturales de la Révolution verte est
tenue responsable de cette situation du fait quelle a favorisé les
intrants chimiques et a privilégié les cultures commerciales au
Brigitte Sébastia
Institut Français de Pondichéry, India
Revaloriser les millets en Inde: les produits
biologiques et écologiques au bénéfice de
l’environnement et de la santé1
1 Cet article est issu dune communication à un colloque interna-
tional intitulé “Inventorier le patrimoine alimentaire: acquis, méthode
et perspectives”, organisé par lIEHCA (Institut Européen dHistoire et
des cultures alimentaires) à Tours du 30 novembre au 1er décembre 2009.
Keywords
Organic culture
Ecologic culture
Green Revolution
Sustainable food
Chemical inputs
Millet
Cereals Enironment
Malnutrition
Metabolic diseases
ONG
Rural development
dalit
Mots-clés
Agriculture biolo-
gique, Écologique
Révolution verte
Alimentation durable
Intrants chimiques
Millet
Céréales
Enironnement
240 Brigitte Sébastia
détriment de la diversité. Cependant, lagriculture biologique et
lagriculture écologique, assez similaires par leurs modes cultu-
raux, mais différentes par leurs perspectives, peuvent apporter
des solutions permettant de préserver lenironnement et diver-
sifier lalimentation. Une des solutions est la culture des millets.
Dépréciées aujourdhui par les consommateurs, leurs qualités
culturales et nutritives font de ces céréales des produits adaptés à
une agriculture et une alimentation durables.
Malnutrition
Maladies
métaboliques
ONG
Développement
rural
dalit
Introduction
Nourrir les populations tout en préservant lenvironnement et la santé
est devenu une priorité majeure dans le monde. Cette question se pose
dautant plus à lInde que ce pays, qui a une population de 1.21 milliard
dhabitants à nourrir (Census 2011), est confronté à une dégradation de
son milieu écologique, aux fluctuations de sa production agricole liées aux
aléas climatiques, et à un fort développement des maladies résultant dun
changement alimentaire se définissant par un déséquilibre nutritionnel.
Les études historiques et les rapports sur lagriculture et la santé attestent
une importante transformation de lagriculture et de la consommation ali-
mentaire à la fin du 19ème siècle, occasionnée par la promotion des cultures
commerciales au détriment des cultures vivrières.2 Le remplacement des
“millets”3 par le riz ainsi que la faible consommation de légumineuses
2 Les références sur le changement agraire sont très nombreuses; citons: Christopher John BAKER,
An Indian Rural Economy 1880-1955. The Tamilnad Countryside (Delhi, 1984); P.C. BANSIL, “Food
resources and population of India. A historical study”, Sankhyā. The Indian Journal of Statistics, vol.
22, no.1-2 (1960), pp. 183-208; Gordon R. HOPPER, “Changing Food Production and uality of
Diet in India, 1947-98”, Population and Development Review, vol. 25, no. 3 (1999), pp. 443-477; Satish
Chandra MISHRA, “Agricultural Trends in Bombay Presidency 1900-1920: The Illusion of Growth”,
Modern Asian Studies, vol.19, no. 4 (1985), pp. 733-759 ; B. NATARAJAN, Food and Agriculture
in Madras State (Madras, 1953) ; et pour lEtat de lAndhra Pradesh dont il sera question dans cet
article: Jairus BANAJI, “Capitalist Domination and the Small Peasantry: Deccan Districts in the Late
Nineteenth Century”, Economic and Political Weekly, vol. 12, no. 33/34 (1977), pp. 1375-1404; G.N.
RAO, D. RAJASEKHAR, “Land Use Pattern and Agrarian Expansion in a Semi- Arid Region: Case of
Rayalaseema in Andhra, 1886-1939”, Economic and Political Weekly, vol. 29, no. 26 (1994), pp. A80-A88.
Pour les études sur la composition nutritionnelle des aliments et la malnutrition, citons les travaux
pionniers de Robert McCARRISON, “The pathogenis of deficiency disease”, Indian Journal of Medical
Research, vol. 6, no.3 (1919), pp. 275-355 et “The pathogenis of deficiency disease. II. The effect of
deprivation of ‘B accessory food factors”, Indian Journal of Medical Research, vol. 6, no. 4 (1919),
pp. 550-556, et pour celles sur la relation du riz et du diabète, les travaux pionniers de D. McCAY, Rai
Bahadur Satish Chandra BANEERJEE et al., “Observations on the sugar of the blood and the sugar
in the urine in varying conditions of health in the Bengali”, Indian Journal of Medical Research, vol. 4,
no.1(1916), pp. 1-27 ; D. McCAY, Rai Bahadur Satish Chandra BANEERJEE et al., “The treatment
of diabetes in India”, Indian Journal of Medical Research, vol. 7, no. 1 (1919), pp. 81-147.
3 Pour faciliter la lecture de larticle, jutiliserai le terme “millets” pour désigner le groupe mil,
éleusine, millet et sorgho. En Inde, ce terme est employé pour définir aussi bien les sorghos que les
différentes sortes de millets.
Revaloriser les millets en Inde 241
sont tenus responsables de déficiences nutritionnelles et du diabète dans
le Sud de lInde et du Bengale. Mais, en dépit des études entreprises par
les nutritionnistes durant les premières décennies du vingtième siècle qui
ont démontré limportance des qualités nutritives des millets et des légu-
mineuses pour maintenir une bonne santé4, les réformes agraires menées
en Inde à la fin des années soixante pour augmenter la production se sont
essentiellement appliquées à développer les cultures commerciales, notam-
ment de riz et de blé. Ces réformes concernent ladoption des méthodes
culturales développées par le mouvement de la Révolution verte. Elles sont
aujourdhui décriées pour leurs méfaits sur lenvironnement, léconomie
des agriculteurs, et la santé, par une partie de la communauté scientifique,
des activistes et des agriculteurs. Certains dentre eux, également oppo-
sés à la culture des espèces génétiquement modifiées en Inde, appellent
le gouvernement à soutenir la culture des millets, dont la production ne
cesse de décliner, et à linscrire dans ses programmes alimentaires.5 La
revalorisation de ces céréales est fortement souhaitable en Inde car, riches
en éléments nutritifs, elles permettent de compenser le faible apport en
protéines et en micronutriments du régime alimentaire. Bien que le végé-
tarisme concerne moins dun tiers de la population, lapport des protéines
animales sous forme de viande, poisson et œuf, reste très faible soit à cause
des moyens financiers ou des nombreuses prescriptions religieuses qui en
réglementent la consommation.6 uant à la culture des millets, adaptée aux
sols semi-arides, et peu exigeante en eau et en matières nutritives, elle est
appropriée pour la protection de lenvironnement.
Si en Inde lagriculture conventionnelle -système cultural moderne utili-
sant des intrants chimiques- a négligé les cultures des millets et des légumi-
neuses, celles-ci sont développées par deux catégories dacteurs: dune part, les
agriculteurs biologiques intéressés par les avantages commerciaux des produits
biologiques, et, dautre part, des petits agriculteurs, trop pauvres pour acheter
des semences et des intrants chimiques, et des activistes composés dagri-
culteurs et de membres dONG impliquées dans le développement rural,
sensibilisés aux questions environnementales. Les cultures et les produits
4 Robert McCARRISON, “The pathogenis of deficiency disease…”; Robert McCARRISON,
“The nutritive value of wheat, paddy, and certain other food-grains”, Indian Journal of Medical
Research, vol. 14, no. 3 (1927), pp. 361-378.
5 De 1969-70 à 2002-03, la production de riz a doublé passant de 40.43 à 75.72 millions de tonnes,
tandis que celle des millets a diminué de 27.29 millions de tonnes à 26.22. La consommation des
millets, quant à elle, a fortement diminué de 4.7 kg./mois/personne à 1.7 de lannée 1972-73 à 1999-
2000 (Prema RAMACHANDRAN, Nutrition transition in India 1947-2007 (New Delhi, 2007)).
6 Selon la dernière enquête du National Family Health Survey (NFHS-3) (International Institute
for Population Sciences (IIPS) and Macro International, National Family Health Survey (NFHS-3),
2005–06: India: Volume I, (Mumbai, 2007)), la catégorie oeuf-poisson-viande est consommée en Inde
par 76% des hommes et 67% des femmes.
242 Brigitte Sébastia
développés par ces deux catégories dacteurs ne peuvent se confondre. Les
premiers, labellisés “biologiques”, répondent à des normes très précises et sont
destinés au marché international et aux classes moyennes indiennes, tandis
que les seconds sont consommés par les populations locales qui les cultivent.
Pour les différencier de la culture et des produits biologiques, le président de
lONG Deccan Development Society (DDS) dont il sera question dans cet
article, utilise le terme d“écologique”. Cest le terme que je retiendrai car il
met laccent sur létroite relation entre cette agriculture et son milieu éco-
logique. La mise en perspective des produits “biologiques” et “écologiques”
constitue le thème de larticle. Son objectif est de montrer que par leurs
similarités et leurs différences, ces deux produits se complètent en offrant des
alternatives pertinentes pour, dune part, diversifier lagriculture et protéger
lenvironnement, et, dautre part, améliorer la qualité de lalimentation et la
santé. Pour documenter lagriculture “biologique” en Inde, je mappuierai
sur quelques publications, des rapports disponibles sur Internet ainsi que sur
des observations que je conduis régulièrement au Tamil Nadu et en Andhra
Pradesh depuis 2009. Pour documenter lagriculture “écologique”, je présen-
terai les actions menées par lONG DDS dont les activités et lidéologie la
rendent exemplaire des travaux des ONG œuvrant dans ce champ, et dont
linfluence quelle exerce auprès des agriculteurs pour revaloriser les céréales
et les légumineuses traditionnelles, la pose en leader. Avant de définir les pro-
duits biologiques et écologiques, il est utile de préciser le contexte qui justifie
limportance de réintroduire les céréales et des légumineuses traditionnelles
dans lagriculture et lalimentation.
La Révolution verte: ses méfaits et ses limites
Pour enrayer les problèmes de sous-alimentation et de malnutrition dont
lInde eut à faire face dans les premières décennies de lIndépendance, ainsi
que pour réduire la dépendance du pays au marché extérieur, le gouvernement
a impulsé un vaste programme de Révolution verte dans les années 1967-68.
Initié par le premier ministre Sri Lal Bahadur Shastri, ce programme a consisté
à importer et à distribuer 18 000 tonnes de semences de riz et de blé à haut
rendement, puis à encourager la culture de variétés à haut rendement déve-
loppées en Inde. Ce programme a permis à lInde de répondre à la demande
alimentaire de sa population (la consommation minimum en grains par jour et
par personne définie par la FAO à 395 g. de céréales et 75 g. de légumineuses
fut atteinte en 1971), et, également, de devenir exportatrice de céréales dès les
années 1975. Cependant, ces bons résultats nont pas été sans conséquences
sur léconomie des agriculteurs, lenvironnement et la santé des popula-
tions. Le programme de la Révolution verte a renforcé les inégalités entre les
Revaloriser les millets en Inde 243
agriculteurs du fait que la culture des variétés de semences à haut rendement
exige des moyens financiers pour lachat des semences, dintrants chimiques,
et le développement de lirrigation. Il a également provoqué des disparités
régionales du fait de la variabilité de la fertilité des sols et de la disponibilité
en eau et en électricité nécessaire pour le fonctionnement des pompes. Il est
aussi tenu responsable de lendettement des agriculteurs qui, ces dernières
décennies, fait la une des journaux et le thème de multiples conférences et
articles pour sa responsabilité dans le suicide des agriculteurs.7 Lusage inten-
sif dengrais et de pesticides8 a induit une forte salinisation et contamination
des sols avec une réduction de leur fertilité associée à une importante perte de
la biodiversité. La Révolution verte a également eu des effets désastreux sur
la gestion des eaux par la surexploitation des nappes phréatiques et la sous-
utilisation des eaux de surface qui favorise les inondations9, et par leur conta-
mination par des métaux lourds et des dérivés dintrants chimiques. Enfin,
favorisant un nombre très restreint de cultures alimentaires, et notamment
le blé et le riz, elle a induit le déclin de cultures vivrières telles que les millets,
qui composaient le repas des Indiens. Ce déclin a deux conséquences sur la
santé: une perte de la diversité qui est nécessaire à léquilibre alimentaire, et
une baisse de la qualité nutritionnelle. La qualité nutritionnelle est dautant
plus affectée quand le riz est la céréale de substitution, ce qui est le cas dans les
Etats du sud de lInde, de lOrissa et du Bengale. Le traitement de décorticage
le prive de toutes ses propriétés nutritives de sorte que la forte consommation
de cette céréale qui se compose exclusivement de sucres simples, favorise la
malnutrition et prédispose au diabète. En dépit des programmes dinter-
ventions alimentaires, la malnutrition continue de stagner, et la population
indienne se range aujourdhui parmi celles qui sont les plus touchées par les
maladies métaboliques (diabète, obésité, maladies cardiovasculaires). Ces deux
ensembles nosologiques déficiences nutritionnelles et maladies métaboliques,
à des degrés divers, concernent toutes les catégories sociodémographiques.
7 Sur les difficultés économiques des agriculteurs, voir les articles réunis par D. Narasimha REDDY,
Srijit MISHRA (eds.), Agrarian Crisis in India (New Delhi, 2009). Si les difficultés économiques de
cette catégorie professionnelle sont bien réelles, en revanche, la prévalence des suicides est difficile à
analyser du fait quelle est rarement comparée à celle des autres catégories professionnelles.
8 Selon les chiffres du Directorate of Plant Protection and uarantine, Faridabad, cités par
P.BHATTACHARYA (Organic Food Production in India. Status, Strategy and Scope, (Jodhpur, 2004),
la consommation de pesticides aurait accrue de 5 640 tonnes en 1958-59 (avant la Révolution verte)
à 21 200 tonnes en 1968-69 (début de la Révolution verte), puis respectivement les deux décennies
suivantes à 56 000 et à 75 420. A partir de 1998-99, la consommation de pesticides décline fortement
à 49 000 tonnes. Lauteur ne commente malheureusement pas une telle diminution pour laquelle on
peut voir deux causesprincipales: production et importation insuffisantes, diminution de lemploi de
pesticides pour des raisons du coût.
9 Selon les statistiques du Ministère de lAgriculture indien, entre 1970-71 et 2003-04, le nombre
de canaux et de réservoirs pour 1 000 hectares a décliné respectivement de 15 145 à 12 838 et de 4 112
à 1 943, alors que le nombre de forages durant cette même période a triplé de 11 887 à 35 265.
244 Brigitte Sébastia
La politique agricole de la Révolution verte est aujourdhui de plus en plus
critiquée tant pour ses nuisances sur lenvironnement et ses méfaits sur la santé,
que pour la décélération de la production et de la productivité. De la décennie
1980-1990 à la suivante, laugmentation de la production et de la productivité
ont décliné respectivement de 3.19% à 2.28 et de 2.56% à 1.31.10 Les réformes
économiques des années 1990 qui ont favorisé la libéralisation et la privatisation
de léconomie, ont accéléré le processus de sorte que, entre 2000-01 et 2002-03,
celles-ci ont affiché un taux de croissance négatif.11 Cette situation reflétant les
limites de la Révolution verte oblige le gouvernement à chercher des moyens
daméliorer lagriculture. Certains programmes gouvernementaux visent à déve-
lopper la recherche sur des plantes génétiquement modifiées mais ils rencontrent
la foudre des agriculteurs et des environnementalistes.12Dautres privilégient
le développement de cultures alternatives telles que la culture biologique. Ces
cultures, dénommées ‘eco-friendly, sont supportées par un ensemble idéologique:
préservation de lenvironnement, conservation de la biodiversité, protection de la
santé, et revalorisation des espèces traditionnellement cultivées et consommées.
Cet ensemble idéologique correspond à une réelle nécessité de repenser la pro-
duction agricole et la diversification alimentaire pour face faire aux problèmes
qui simposent aujourdhui à lIndetels que laugmentation de la population,
linflation des produits alimentaires, le changement climatique, la dégradation
de lenvironnement, la désaffection pour les activités agricoles et les problèmes
de santé liés à lalimentation.
Produits organiques: l’attrait économique pour un marché en pleine
expansion
Lors du lancement de son dixième plan quinquennal en 2002, le Ministère
de lAgriculture indien a insisté sur la nécessité daméliorer la gestion
des ressources naturelles en eau et de réfléchir sur la mise en place de sys-
tèmes dagriculture alternative (alternative farming system). Définissant
ces systèmes alternatifs comme ‘des systèmes dagriculture qui diffèrent de
lagriculture conventionnelle ou de la monoculture à but commercial,13
10 Ces chiffres, mentionnés par R.S. DESHPANDE, “Liberalisation and Agriculture Sector…”, ont
été publiés par le Ministère de lAgriculture indiendans: Agricultural Situation in India, Directorate of
Economics and Statistics, Ministry of India (2003).
11 S. PUTTASWAMAIAH, Amita SHAH, “Organic Farming in India”, in A. VINAYAK
REDDY, M.Y. CHARYULU (eds.), Indian Agriculture. Challenges of Globalisation (New Delhi,
2008), pp. 232-251.
12 Le g ouvernement de Manmohan Singh rencontre notamment une forte opposition depuis
2008 pour finaliser son projet de loi BRAI (Biotechnolog y Regulatory Authority of India) qui, don-
nant autorité au Ministère de la Science et Technologie, vise à développer les nouvelles technologies
au service de lagriculture; la création de semences OGM est une des perspectives.
13 “Any farming systems that are different from the typical conventional farming or market-orien-
ted monoculture.”
Revaloriser les millets en Inde 245
le ministère a encouragé le développement de modes culturaux utilisant
peu ou aucun intrants chimiques telle que lagriculture raisonnée, système
qui prend en compte les objectifs des producteurs, des consommateurs et
le respect de lenvironnement, lagriculture biodynamique (biodynamic
agriculture), système développé par Rudolph Steiner en 1924 qui repose
sur linterdépendance des mondes végétal, minéral et animal, et surtout
lagriculture biologique (organic farming). Cette agriculture, la plus connue
et répandue dans le monde, est inspirée des théories que le botaniste Albert
Howard a développées durant son séjour en Inde en observant les pratiques
agriculturales des populations.14 Elle se définit par lutilisation de tech-
niques culturales telles que la rotation des cultures, lassociation de plusieurs
variétés de plantes, lutilisation de composts réalisés à partir de déchets
végétaux et animaux, le contrôle biologique des maladies parasitaires, pour
maintenir la productivité et léquilibre naturel des sols qui tiennent compte
des écosystèmes et des cycles naturels, et préservent la biodiversité et lenvi-
ronnement. Bien que ces méthodes puisent largement dans un savoir-faire
agricultural traditionnel, les produits biologiques se distinguent des pro-
duits écologiques par une labellisation qui assure le respect des règles de leur
production.
Dès les années 2000, les gouvernements fédéral et de certains Etats
se sont intéressés à lagriculture biologique et lont intégrée dans leurs
programmes agricoles. Lintention des gouvernements était de fournir le
marché international en constante augmentation et de développer le mar-
ché intérieur qui pouvait offrir aux agriculteurs des moyens daugmenter
leurs revenus. De plus, les méthodes culturales biologiques permettaient
de pallier les problèmes d environnement et les irrégularités du marché
14 Sir Albert Howard fut botaniste en 1905 à lAgricultural Research Institute à Pusa (Etat
du Bihar) puis le directeur de Plant Industry à Indore (Etat du Madhya Pradesh). Le mouvement
international dagriculture biologique quil lança avec ses collègues dans les années 1940, est large-
ment inspiré de ses observations menées en Inde, ainsi que des résultats de ses expériences. Selon
létude de Gregory BARTON, “Sir Albert Howard and the Forestry Roots of the Organic Farming
Movement”, Agricultural History, vol. 75, no. 2 (2001), pp. 168-187, Albert Howard aurait développé
une méthode de fumure composée de déchets végétaux et animaux qui, associée à un labourage en
profondeur (aération des sols) et un système de drainage particulier, aurait augmenté la production
ainsi que la qualité des plantes. Il élabora ses thèses sur limportance du recyclag e des déchets dans
lagriculture en sappuyant sur lobservation des techniques agricoles des habitants de la Vallée Hunza
(région himalayenne) qui bénéficiaient dune bonne qualité et dun bon rendement de leurs récoltes
grâce à lutilisation de leur écosystème. Influencé par les études sur la relation entre composition
alimentaire et santé de Robert McCarrison, un médecin fondateur du laboratoire de recherche sur la
nutrition à Conoor devenu ensuite le National Institute of Nutrition, participa à idéaliser la diète et la
santé des populations de cette région. En dépit des nombreuses observations qui démontraient que ces
populations souffraient chroniquement de malnutrition et de maladies digestives, le mythe des Hunza
tend à perdurer. Voir Harvey LEVENSTEIN, “Santé-bonheur”, in C. FISCHLER (ed.), Manger
magique. Aliments sorciers, croyances comestibles (Paris, 1994), pp. 156-168. Voir également Sir Albert
HOWARD, An Agricultural Testament (New York/London, 1963, [1st ed. 1940]).
246 Brigitte Sébastia
des produits chimiques agricoles.15 En 2000, le Ministère du Commerce
et de lIndustrie lança un programme national pour la production biolo-
gique (National Programme of Organic Production NPOP). Pour déve-
lopper lexportation des produits, il désigna lAPEDA (Agricultural and
Processed Food Products Export Development Authority) qui fut créé
par le gouvernement en 1985 pour organiser lexportation des produits
consommables16, ainsi que quelques bureaux spécialisés, le Coffee Board,
le Spices Board et Tea Board, pour délivrer les accréditations aux produits
biologiques. Pour le marché intérieur, les demandes daccréditation sont
examinées par des agences réparties sur tout le territoire qui dépendent
de deux agences principales désignées par le NPOP : le Bureau Veritas
India (agence fondée en Belgique en 1828 qui accrédite tous les produits à
label) et ECOCERT India (agence fondée en France en 1991 qui accrédite
spécifiquement les produits biologiques). Le NPOP a également fondé
un National Institute of Organic Farming (NIOF) en 2003 avec pour
mission de stimuler la mise sur le marché international et intérieur de
produits biologiques, et de normaliser la production de ces produits en
assurant la formation des agriculteurs et en les sensibilisant à la qualité. Un
an après, leMinistère de lAgriculture et de la Coopération a inscrit dans
son dixième plan quinquennal un projet national dagriculture biologique
visant à accélérer la création dunités de production de biofertilisants, de
composts végétaux et de vermicompost, en incitant les banques (NABARD,
National Bank for Agriculture and Rural Development; NCDC, National
Cooperative Development Corporation) à subventionner les projets, et
à aider les agriculteurs à sajuster aux normes de production définies par
lappellation ‘biologique.17
Le développement en Inde de lagriculture biologique qui se compose
dune large variété de produits (blé, riz, maïs, millets, légumineuses, graines
oléagineuses, épices, fruits et légumes, thé, café, coton et sucre de canne,
plantes médicinales, cosmétiques) est encore faible. Cependant, par la mise
en place de programmes gouvernementaux qui visent à favoriser lexportation
15 Louvrage de P. BHATTACHARYA, Organic Food Production in India…, pp. 24-33 documente
les programmes initiés par plusieurs Etats indiens qui visent à développer lagriculture biologique, la
production de bio-fertilisants, ainsi que la recherche et linnovation dans ce domaine. Les Etats étudiés
sont: Uttaranchal, Uttar Pradesh, Madhya Pradesh, Chattisgarh, Maharashtra, Rajasthan, Assam et
zone nord-Est, Kerala et Karnataka.
16 Le rô le dA PEDA a été défini par lAgricultural and Processe d Food Products Export
Development Authority Act. Adopté par le Parlement indien en décembre 1985, il a pris effet le
13 février 1986 p ar la notification dans la gazette de l Inde : Extraordinary: Part-II [Sec. 3(ii) :
13.2.1986).
Pour la définition du rôle dAPEDA, voir : http://www.apeda.gov.in/apedawebsite/about_
apeda/About_apeda .htm (consulté le 10 janvier 2012).
17 Kumara CHARAYULU, Subho BIWAS, Efficiency of Organic Inputs Units under NPOF
Scheme in India, Working Paper No. 2010-04-01 (Ahmedabad, 2010).
Revaloriser les millets en Inde 247
et le développement du marché intérieur, et lattraction quelle peut exercer
auprès des producteurs désireux daméliorer leurs revenus et des consom-
mateurs sensibilisés à leur santé ou à lenvironnement, son accroissement
est attendu. Selon le site web dAPEDA, durant lannée 2007-2008, 86
produits biologiques représentant un volume de 37 533 tonnes ont été
exportés vers lEurope, lAmérique du nord, lAustralie, le Japon, lAfrique
du Sud et le Moyen Orient, et la demande reste soutenue. En revanche, la
distribution à lintérieur du pays est encore très peu développée et seuls
quelques magasins spécialisés et quelques grandes marques de supermar-
chés établis dans les grands centres urbains proposent quelques produits
à la vente.18 Une enquête citée par P. Bhattacharya19 indique que, pour
lannée 2002, sur les 14 000 tonnes daliments biologiques certifiés, seules
1 000 ont été distribuées sur le marché intérieur, représentant 0.0006%
de la consommation totale en aliments. Néanmoins, les produits proposés
sont intéressants car ils comprennent essentiellement des aliments tradi-
tionnellement consommés, tels que certains millets et légumineuses et des
céréales complètes.
Lagriculture biologique peut offrir des perspectives pour les agricul-
teurs indiens mais lobtention de son label impose dimportantes limites.
La conformité aux standards définis pour lacquérir et le conserver est
stricte et son protocole dobtention basé sur plusieurs étapes comprenant
demande, évaluation, audits et inspections de la propriété est long (3 à 4
ans) et coûteux20. La distribution des produits biologiques indiens ayant
visé lexportation, les normes de production et dinspection suivent les
règles et les procédures daccréditation définies par les organismes interna-
tionaux dont lIFOAM qui sert de référence pour développer les standards
de chaque pays, le Codex Alimentarius et lEU Regulation. La demande du
label requiert un bon niveau dinstruction pour suivre la procédure et rédi-
ger des comptes rendus réguliers et détaillés sur les techniques agricoles
suivies et les résultats obtenus. A limage de la Révolution verte, la culture
biologique favorise la discrimination entre les fermiers: les propriétaires
de petites étendues cultivables qui, pour la grande majorité, appartien-
18 On obser ve en Inde une certaine confusion des produits vendus dans les mag asins bio-
logiques. Les produits biologiques labellisés ne sont pas différenciés des autres produits définis
comme sains (healthy) mais non labellisés. Certains de ces produits ont pu néanmoins être cultivés
par des méthodes traditionnelles.
19 P. BHATTACHARYA, Organic Food Production in India…
20 On peut consulter les tarifs proposés par les agences de labellisation désignées par NPOP sur la
page web APEDA : http://www.apeda.gov.in/apedawebsite/organic/price.htm (consulté le 5 janvier
1912). Le prix dune visite dinspection pour les exploitations de petite taille pour obtenir le label
valable pour le marché intérieur (nécessite plusieurs visites) et pour son renouvellement annuel oscille
entre 4 000 Rs et 20 000 Rs par jour. Le tarif pour lobtention du label pour lexportation est deux fois
plus élevé, voire plus.
248 Brigitte Sébastia
nent aux basses castes et sont peu ou pas instruits, ne sont pas enclins à
entamer la procédure de labellisation. Même ceux qui mériteraient être
considérés biologiques parce quils ont continué à utiliser les méthodes
traditionnelles dagriculture, ne peuvent prétendre au label biologique
car les méthodes denrichissement du sol et de préservation des récoltes
quils utilisent ne sont pas toutes inscrites dans les normes nationales qui
dépendent de la régulation européenne ou internationale.21 Une seconde
importante limite à lagriculture biologique est de pénétrer le marché.
Quelques études comparatives sur le rapport économique des produits
cultivés selon les méthodes conventionnelles et selon les méthodes bio-
logiques ont montré que, sil est plus avantageux de cultiver des produits
biologiques pour un investissement moindre en intrants chimiques, et
un prix dachat des produits qui peut atteindre le double ou le triple de
celui des produits non biologiques, identifier les grossistes spécialisés dans
lachat de produits biologiques est une réelle difficulté.22 Pour remédier à
ces difficultés, le gouvernement encourage les fermiers à se regrouper en
association, ou selon lexpression dIFOAM qui en promeut également
lidée, en ‘cultivating communities. Associés, les agriculteurs peuvent
sentraider, échanger leurs expériences, partager le coût des procédures de
labellisation et trouver des grossistes qui seront dautant plus intéressés
que le volume des produits proposé à la vente sera important. Cependant,
le calcul de la surface de terre par agriculteur réalisé à partir du nombre
dagriculteurs biologiques et de la surface couverte en culture biologique
mentionnés par lenquête menée pour lannée 2007-2008 conjointement
par le Research Institute of Organic Agriculture, lIFOAM (International
Federation of Organic Agriculture Movements) et la Foundation Ecology
and Agriculture, révèle quen moyenne la surface des propriétés est
11.75hectares.23 Limportance des propriétés suggère que lorientation
biologique est le fait dagriculteurs aisésqui ont choisi cette option pour
le prix dachat attractif des produitsbiologiques. Sauf sils sont affectés
21 Le NPOP reconnaît néanmoins quelques fertilisants traditionnellement utilisés en Inde
tels que le pañcagavya, une combina ison de cinq produits de la vache (bouse-urine-lait-yaourt-
beurre clarifié) hautement valorisée dans lhindouisme pour ses qualités de purification à laquelle
sont rajoutés quelques ingrédients (sucre, bananes, eau de noix de coco), les galettes de graines
de nīm (Azadirachta indica), pour citer les plus importantes . Il reconnaît également le compost
NADEP, acronyme tiré du nom dun fermier du Maharastra, Narayan Deotao Pandharipande, qui
a développé la méthode pour fabriquer cet engrais réalisé à partir de matières végétales, org aniques
et de terre.
22 P. RAMESH, N.R. PANWAR et al., “Status of organic farming in India…; D.S THAKUR,
K.D. SHARMA, “Organic Farming for Sustainable Agriculture and Meeting the Challenges of Food
Security in 21st Century. An Economic Analysis”, Indian Journal of Agricultural Economics, vol. 60, no.
2 (2005), pp. 205-219.
23 P. RAMESH, N.R. PANWAR et al., “Status of organic farming in India”, Current Science, vol.
98, no. 9 (2010), pp. 1190-1994. Selon cette enquête, il y aurait 44 926 agriculteurs biologiques et les
cultures biologiques couvriraient 528 171 hectares.
Revaloriser les millets en Inde 249
par des problèmes relatifs aux intrants chimiques (pollution importante
des sols, maladies), la question environnementale24 nest jamais la cause
première de leur choix.25
Produits écologiques: des cultures en symbiose avec l’environnement
écologique et social
Les petits propriétaires de terre ont rarement eu les moyens financiers dadop-
ter les méthodes agricoles de la Révolution verte ou de se lancer dans lagricul-
ture biologique. Ils ont abandonné leurs terres ou continuent de les cultiver en
utilisant leurs propres semences sélectionnées et des fumures naturelles quils
peuvent compléter, sils en ont les moyens, avec des semences commerciales
et des intrants chimiques. De plus, leur position marginale ne les favorise pas
pour bénéficier de semences de qualité ou dintrants chimiques, bien souvent
insuffisants par rapport à la demande. Si la politique agricole du gouverne-
ment ne leur est pas favorable, en revanche, un certain nombre dONG impli-
quées dans des programmes de développement rural leur apportent un appui
non négligeable. Cest le cas de DDS (Deccan Development Society) dont les
24 Très peu détudes sintéressent aux motivations des agriculteurs pour convertir leurs terres à
la culture biologique. La plupart des articles explorent cette question sur les aspects économiques
(Kumara CHARAYULU, Subho BIWAS, Efficiency of Organic Inputs…” ; P. RAMESH, N.R.
PANWAR et al., “Status of organic farming in India…”; D.S THAKUR, K.D. SHARMA, “Organic
Farming…”). Néanmoins, S. S. PUTTASWAMAIAH, Amita SHAH, “Organic Farming in India”, in
A. VINAYAK REDDY, M.Y. CHARYULU (eds.), Indian Agriculture. Challenges of Globalisation
(New Delhi, 2008), pp. 232-251 ont abordé ce point dans leur enquête: 90.6% sont motivés par des
avantages économiques (intervention par Agrocell; culture moins chère)et seuls 9.4% évoquent des
raisons écologiques (qualité du sol, environnement); les raisons de santé ne sont pas évoquées.
25 Larticle de Dipankar CHAKRABORTI, Uttam K. CHOWDHURY et al., “Arsenic calamity
in the Indian subcontinent. What lessons have been learned?”, Talanta, vol. 58 (2002), pp. 3–22
montre que, depuis 1983, date à laquelle les taux élevés darsenic trouvés dans les nappes phréatiques
ont été considérés comme responsables des problèmes de santé (carcinomes cutanés; ulcères de la peau
et gangrènes des parties ulcérées ; cancer des voies respiratoires et urogénitales; hépatomégalie ; neu-
ropathies; troubles gastro-intestinaux, etc.) affectant les populations rurales du Bengale occidental et
du Bangladesh, aucune mesure na été prise pour améliorer la qualité de leau ou pour limiter lemploi
des intrants chimiques dans lagriculture, et ce, en dépit des études épidémiologiques et cliniques et des
analyses chimiques des eaux menées régulièrement qui attestent une nette aggravation de la situation.
Voir également létude de T. UCHINO, T. ROYCHOWDHURY et al., “Intake of arsenic from
water, food composites and excretion through urine, hair from a studied population in West Bengal,
India”, Food and Chemical Toxicology, vol. 44 (2006), pp. 455–461 sur la même région. Larticle de
P.K. GUPTA, “Pesticide exposure—Indian scene”, Toxicology, vol. 198 (2004), 83–90 présente un
historique de la fabrication et de la consommation de pesticides en Inde ainsi que la prévalence des
problèmes de santé dus au phosphore organique (problèmes digestifs; troubles cardiaque et neurolo-
giques). Voir également larticle de Naik S.N. REKHA, R . PRASAD, “Pesticide residue in organic and
conventional food-risk analysis”, Journal of Chemical Health and Safety, vol. 13, no. 6 (2006), pp. 12-19
sur la présence de résidus de pesticide dans les céréales cultivées plusieurs années après la conversion
des terres à lagriculture biologique, que les auteurs expliquent par une sur utilisation de pesticides.
Cependant, on peut penser quune partie de ces résidus proviennent de la contamination extérieure,
par leau dirrigation, le vent, la pluie.
250 Brigitte Sébastia
actions sont une bonne illustration de lidéologie et du travail développé par
ces ONG. A limage de lassociation Navdanya fondée par Vandana Shiva,
docteur en philosophie et physicienne, surtout connue pour son activisme en
faveur de la protection de lenvironnement et des populations, un des plus
importants objectifs de DDS est aujourdhui de sensibiliser les agriculteurs sur
lintérêt de réintroduire des espèces de plantes qui étaient traditionnellement
cultivées et consommées avant la Révolution verte. Les plantes promues par
DDS concernent essentiellement les millets, céréales traditionnelles du pla-
teau du Deccan aujourdhui fortement dépréciées au profit du riz.26 Tandis
que le riz bénéficie du statut de céréale des riches et du monde moderne, les
millets sont connotés daliments des pauvres et des villageois. Cette dépré-
ciation à laquelle se superpose la politique du système de distribution public
(PDS: Public Distribution System) qui ne subventionne que le riz, précipite
lexclusion des millets de la consommation des villageois.
Le siège du Deccan Development Society (DDS) est installé dans le petit
village de Pastapur, à trois kilomètres de Zaheerabad, une ville du district du
Medak située dans le nord-ouest de lAndhra Pradesh à 80 km dHyderabad.
Le Medak est une région agricole semi-aride composée de sols pauvres formés
de latérites, de sable, dargile (terre rouge) et de sols fertiles (terre noire).
Schématiquement, les terres noires, riches et profondes, sont destinées aux
cultures commerciales irriguées, tandis que les sols rouges, secs et dépendant
de la pluviométrie, sont soit incultes ou cultivés de plantes résistantes à la
sécheresse (millets, légumineuses, amarantes). Selon les recensements décen-
naux, 85.55% de la population du Medak serait rurale (Census 2001) et à 78%
engagée dans ou en relation avec lagriculture (Census 1991).27 Le district
comporte néanmoins quelques pôles industriels spécialisés dans la chimie
(pesticides, fertilisants, produits chimiques, pharmacie), lagro-industrie
(raffinerie sucrière; agroalimentaire) et la métallurgie, implantés à linitia-
tive du gouvernement de lEtat pour développer les régions rurales pauvres.
Le Medak est un des districts qui composent le Telangana, la grande région
intérieure de lAndhra Pradesh qui, lors de la création de lAndhra Pradesh
en 1956 sur les bases linguistiques, a mené dimportants mouvements de
contestation pour rester indépendant de cet Etat. Cette revendication qui a
été ignorée à cette époque continue dêtre très vive aujourdhui. Les indépen-
dantistes reprochent au gouvernement de lAndhra Pradesh de mener une
politique discriminante vis-à-vis des populations du Telangana, du point de
vue du développement social (scolarisation, aides financières), économique
26 Les millets cultivés et consommés dans cette région sont léleusine ou finger millet (Eleusine
coracana) ; le petit millet (Panicum sumatrense) ; le proso millet (Panicum miliaceum) ; le kodo
millet (Paspalum scrobiculatum); le millet italien ou foxtail millet (Setaria italica) ; le barnyard millet
(Echinocloa crusgalli); le pearl millet (Pennisetum glaucum), et également le sorgho (Sorghum bicolor).
27 Pour le profil géographique et agricole du Medak voir : http://www.portal.ap.gov.in/State
Profile/Pages/District.aspx (consulté 18 avril 2012).
Revaloriser les millets en Inde 251
(électricité, industrialisation, accessibilité de leau des rivières), et de la repré-
sentation politique. Le retard économique et social du Telangana, et du dis-
trict du Medak en particulier, est explicite par limportance de lémigration
saisonnière des hommes vers les grands chantiers de construction28 ou vers
létranger, essentiellement dans les pays du Golfe, et également par le nombre
de projets de développement visant à améliorer léducation, la santé, lemploi,
le logement. A sa naissance, le programme de DDS sinscrivait dans cette pers-
pective, améliorer les conditions de vie des villageois.
La fondation de DDS: une ONG tournée vers le développement rural
Selon les explications de son président, DDS est né en 1984 de lassociation
de plusieurs indiens travaillant dans les domaines des médias, des droits de
lhomme et du développement social. Le choix du village de Pastapur aurait
découlé de son éloignement des centres urbains (Zaheerabad est une ville de
petite taille) et de sa situation limitrophe à lEtat du Karnataka; les zones
situées en lisière des autres Etats étant négligées par les politiques gouverne-
mentales des Etats. A sa fondation, le programme de DDS sétait basé sur
trois objectifs: améliorer lhabitat des pauvres des zones rurales, installer des
pompes pour lagricultureet planter des arbres. Mais, par méconnaissance du
contexte et des besoins, de nombreuses erreursfurent commises: les pompes
ont surtout profité aux riches agriculteurs détenteurs de la terre; le choix des
arbres qui sétait porté sur les eucalyptus était inadéquat pour lenvironne-
ment (forte exigence en eau) et comme source de profit (bois de mauvaise
qualité, absence de fruits); la brique qui avait été choisie pour construire les
maisons était un matériau trop cher et peu isolant pour le climat de la région.
Les projets des pompes et des arbres ont donc été abandonnés mais celui des
maisons, pour lequel le gouvernement avait octroyé des financements, sest
réalisé avec toutefois le remplacement des briques par des parpaings en laté-
rite, un conglomérat naturel, très isolant, extrait dans la région. Ce choix du
matériau fut réclamé par les femmes bénéficiaires du projet qui ont demandé à
lONG de percevoir les fonds à leur place et de gérer la construction29.
28 Voir à ce sujet larticle de David PICHERIT, “‘Workers, Trust Us! Labour Middlemen and
the Rise of the Lower Castes in Andhra Pradesh”, in J. BREMAN, I. GUERIN, A. PRAKASH (eds.),
Indias Unfree Workforce of Bondage Old and New (New Delhi, 2009), pp. 259-283 sur le système de
recrutement des travailleurs dans plusieurs villages du district de Mahabubnagar, au nord du Medak.
Selon les sources citées par cet auteur, 200 000 travailleurs, dont un tiers comme travailleurs agri-
coles asservis (bonded labourers), quittent le district chaque année pour neuf mois. Larticle de Priya
DESHINGKAR, Daniel START, Seasonal Migration for Livehoods in India : Coping, Accumulation
and Exclusion. Working Paper, no. 220 (London, 2003) qui compare limportance de la migration en
Andhra Pradesh selon les différents districts, montre que tandis que le taux de foyers comprenant un
migrant est de 25% pour lAndhra Pradesh, il atteint 78% dans le Medak.
29 Elles redoutaient la volatilisation de largent soit par le constructeur qui aurait pu profiter de
leurs faiblesses (illettrisme, pauvreté, soumission) ou par leurs époux qui auraient pu utiliser largent
à dautres fins: augmenter la dot dune fille qui est un moyen de valoriser son statut (voir Vijayendra
252 Brigitte Sébastia
Un entretien avec un des auteurs principaux de lONG a apporté un
éclairage différent sur lhistoire de la fondation de DDS. Cet homme,
Jeyappa, un dalit30, mexpliqua quayant connaissance que la télévision
Doordarshan était dans la région pour tourner un reportage sur le monde
rural, il contacta le réalisateur du reportage pour linformer dun violent
conflit qui opposait les membres de sa caste aux reddy31, la caste dominante
de son village. Lors dune redistribution de terres32, les dalits avaient béné-
ficié dun morceau de terre situé dans la partie intra muros du village, qui
traditionnellement est le lieu de résidence des castes dominantes, mais les
reddy sopposaient à leur installation. Devant la détermination des reddy et
linertie du gouvernement à faire reconnaître le droit des dalits, le réalisa-
teur de Doordarshan créa lONG DDS en lui donnant comme objectif de
construire un quartier pour les familles dalit lésées. Ce quartier dénommé
Pastapur colony, terme anglais qui dénote un quartier dintouchable, est
situé à lécart du village de Pastapur, de sorte que si les dalits ont bénéficié
de meilleures conditions dhébergement, ils nont pas pour autant perdu
linscription négative de leur caste.
RAO, “Poverty and Public Celebrations in India”, Annals of the American Academy of Political and
Social Science, vol. 573 (2001), pp. 85-104.), dépenser largent en boisson, lalcoolisme étant un
véritable fléau en Inde.
30 Ce terme se réfère à un intouchable. Il a été utilisé par Ambetkar, un des fondateurs de la
Constitution indienne à qui les intouchables doivent les articles interdisant les actes de discrimination
à leur encontre. J utilise ce mot pour sa connotation positive par rapport aux termes dintouchable et
dharijan et pour son usage courant en Inde pour désigner cette catégorie sociale.
31 Le nom de reddy viendrait de leur fonction de gardien de village à qui il revenait de lever les
impôts. Les reddy auraient joué un rôle important dans le royaume de Kakatiya qui a gouverné le
Telangana entre le 11ème et 13ème siècle. Ils constituent une importante caste de lAndhra Pradesh et
des Etats voisins, notamment du Tamil Nadu et du Karnataka. Ils détiennent des postes importants
dans la fonction publiqueet le secteur privé et forment une importante communauté de propriétaires
terriens aisés. Reddy se réfère également à un titre qui peut être porté par dautres castes de haut statut.
32 La redistribution des terres dans lEtat de lAndhra Pradesh sest effectuée à plusieurs périodes.
Selon larticle de P. NARASAIAH, “Land to the Landless: Andhra Pradesh Initiative”, in K.R. PILLAI
(ed.), Land Reforms (New Delhi, 2010), pp. 50-59, lEtat du Telangana a été précurseur de cette
réforme de la terre par le vote en 1950 de la loi The Hyderabad Tenancy and Agricultural Land Act qui
concernait 7.500.000 acres (1 acre = 0,4 ha) et 600.000 bénéficiaires, soit une surface de 33% de laire
cultivable. Une seconde loi, The Land and Ceiling Act, a été promulguée en 1961 pour réglementer la
surface maximum des terres des propriétaires (360 acres de terre meuble ; 2 160 acres de terre sèche)
et distribuer lexcédent aux démunis. Plusieurs amendements ont été apportés à cette loi pour la faire
appliquer. Selon le rapport de lannée 2004-2005 cité par lauteur, 582 319 acres ont été distribuées
à 540 344 bénéficiaires, mais 207 722 acres déclarées en surplus nont pas été distribuées, et 552 889
acres faisaient lobjet de procès de légitimation auprès des Revenus Courts, de la Haute-Cour et de la
Cour suprême. Lauteur indique que “la plupart des terres distribuées était des terres arides de qualité
inférieure” (p. 52). Le manque dapplication du The Land and Ceiling Act a contraint le gouvernement
de lAndhra Pradesh de lancer plusieurs plans de Land Distribution à partir de 2005, mais lauteur
souligne que les bénéficiaires identifiés étaient déjà détenteurs de terre.
Revaloriser les millets en Inde 253
Développement du programme de DDS vers la culture écologique
Le projet sur la revalorisation des millets qui, depuis les années 1990, est acti-
vement développé par DDS a été insufflé par Jeyappa. Lors des programmes
de redistribution, les dalits avaient reçu quelques lopins de terre, mais
leur mauvaise qualité et les manques de moyens matériels pour acheter les
semences, les engrais ou louer des bœufs pour le labourage, ne permettaient
pas leur exploitation. Pour promouvoir la culture des terres, DDS avait mis
en place un système de microcrédit pour les personnes qui adhéraient à lasso-
ciation: les membres mettaient en commun une somme dargent que lONG
sengageait à doubler. Cet argent pouvait être ensuite emprunté à faible taux
dintérêt. Cependant, largent emprunté ne bénéficiait pas à lagriculture
mais servait à acheter les denrées subventionnées vendues dans les magasins
gouvernementaux (ration shops) dépendants du PDS, notamment les 25 kg
de riz dont elles avaient le droit mensuellement. Jeyappa suggéra à lassocia-
tion de favoriser le développement de la culture des millets qui convenait aux
terres pauvres et semi-arides et permettrait de compléter la consommation de
riz. Le président de lassociation adopta lidée qui avait lintérêt de permettre
aux personnes pauvres mais détentrices dune petite parcelle dêtre moins
dépendantes du PDS grâce au produit de leurs terres, de diversifier leur ali-
mentation et den améliorer la qualité nutritionnelle. Elle avait également
un grand intérêt pour la protection de lenvironnement et le maintien et la
préservation de la biodiversité. Selon les informations du président de DDS,
sur les 90 variétés de plantes cultivées dans les années 1950-1960, seules 25
à 30 étaient produites en 1995; la canne à sucre, le coton, les pois chiches
et les pommes de terre, cultivés à fort apport dengrais et deau formant les
cultures dominantes.33
Pour mener son programme sur lagriculture, DDS sest appuyé sur les
femmes dalits dont lépoux est engagé dans lagriculture. Il les a encouragées à
former un SHG (self-help group) dénommée la Sangham (association) en leur
donnant pour mission de convaincre leurs conjoints de cultiver les millets et
de promouvoir leur culture et leur consommation autour delles. Dans les
projets de développement, les femmes sont bien souvent préférées pour leur
intégrité et leur rationalité à gérer largent et le bien-être de la famille. Le
président de DDS, pour sa part explique que “traditionnellement, les femmes
sont responsables des ‘grains”, et donc les tâches de conservation et de gestion
des grains destinés à lalimentation ainsi que de sélection, de conservation et
du choix des semences leurs incombent. Pour ces femmes dalits, doublement
discriminées par leur statut de caste et de femme, leur inscription dans la
33 Il faut néanmoins noter des efforts en matière déconomie deau dans cette région par linstal-
lation de systèmes de micro-irrigation qui semble se répandre dans les champs de culture de pommes
de terre, de piments, de pois chiches, de curcuma, etc.
254 Brigitte Sébastia
Sangham leur apporte une valorisation très appréciable. Elles sont amenées
régulièrement à prendre la parole pour exprimer les besoins de leur commu-
nauté et jouent un rôle important dans la création des nouveaux projets et
dans le développement du programme de DSS qui aujourdhui couvre une
soixantaine de villages de la région de Zaheerabad.
Les fonctions accomplies par les femmes de la Sangham sont multiples
et varient selon leur savoir traditionnel des techniques agricoles et leur désir
de simpliquer dans la revalorisation des millets. Quelques-unes dentre elles
qui avaient des connaissances sur les variétés de grains et sur les modes de
sélections et de préservation sont en charge de développer une banque de
semences qui consiste à inventorier, à sélectionner et à collecter toutes les
semences de variétés locales et à les ‘prêter aux agriculteurs qui doivent les
rembourser après la récolte à volume double de lemprunt. Dautres femmes
sont employées pour vanner, pulvériser, empaqueter les millets et les légumi-
neuses récoltés sur les terrains de lassociation ou provenant du surplus des
agriculteurs. Ces produits, labellisés, sont vendus dans le magasin de lasso-
ciation installé à Zaheerabad ou dans un camion étal à Hyderabad. Enfin,
quelques femmes sont engagées dans une activité médiatique qui reflète la
personnalité du président et son empreinte sur lassociation. En dehors de
ces activités quotidiennes, les femmes de la Sangham sont impliquées dans les
manifestations organisées par lassociation pour sensibiliser à la culture et à la
consommation des millets. Une de ces manifestations majeures est lorgani-
sation annuelle dun festival de biodiversité (biodiversity festival). Cefestival
consiste, pendant un mois, à faire processionner à travers les villages de la
région des chars à bœufs sur lesquels sont présentés les différentes graines
locales (millets; légumineuses; oléagineuses; amarantes) ainsi que quelques
mets préparés à partir de millets. Ce festival est particulièrement important
pour elles. Outre quelles en occupent le devant de la scène en accompagnant
les chars de leurs chants et en détenant les stands de promotion des millets,
lors des deux importantes manifestations inaugurant et clôturant le festival
qui rassemblent villageois, politiciens, activistes, journalistes et agriculteurs de
toute lInde, le président et les invités dhonneur ne manquent jamais de les
honorer pour leur savoir et leurs compétences. Les rôles attribués à ces femmes
ne sont évidemment pas sans soulever des questions sur les tensions sociales
et familiales que de tels programmes qui, dune part, donne le pouvoir de
décision aux femmes alors que lordre social les subordonne aux hommes, et
dautre part, favorise économiquement et socialement les dalits alors que ces
derniers sont discriminés par les reddy, ont engendré et engendrent. Limpact
des programmes des ONG sur les relations sociales en Inde a malheureuse-
ment été fort peu discuté, et une étude conduite dans les villages couverts par
DDS serait appropriée pour analyser les conséquences de lamélioration de
Revaloriser les millets en Inde 255
léconomie et de linstrumentalisation des femmes sur les rapports de genre et
de pouvoir que ce soit entre castes, mais aussi au sein même de la caste dalit.34
La rapidité du développement des activités de DDS tient à la personnalité
de son président.35 Avant de sinvestir entièrement dans son organisation,
celui-ci a travaillé quinze ans comme réalisateur de films et de documentaires
sur le développement en milieu rural à la chaîne de télévision Doordashan.
Cette expérience professionnelle lui a permis de se faire connaître en Inde et
à létranger à travers sa participation aux conférences et débats organisés en
Inde et dans les pays du sud et aux sommets internationaux sur les questions
agricoles, alimentaires et environnementales, et de constituer un important
réseau composé de décideurs politiques oeuvrant à tous les niveaux du pays
(district, ministères de lEtat de lAndhra, du gouvernement fédéral), dac-
tivistes et dassociations dagriculteurs impliqués dans la revalorisation des
millets et des plantes vivrières traditionnelles en Inde et à létranger. Son
réseau et sa bonne connaissance des montages de dossiers de financement
ont été des atouts majeurs pour la mise en place et le développement des pro-
grammes de son organisation. Ces programmes bénéficient de fonds dispensés
par le gouvernement et par des organisations internationales oeuvrant dans
le développement.36 Limportance attribuée aux outils médiatiques est un
aspect central dans le développement de lONG. Son président a encouragé
les femmes de la Sangham à prendre la caméra pour documenter le quotidien
des travailleurs agricoles, les méthodes traditionnelles dagriculture, les prépa-
rations culinaires ou médicinales, ou encore les méthodes dagriculture inten-
sives pratiquées dans les champs des riches propriétaires. Elles ont mené de
nombreuses enquêtes auprès des vieilles personnes pour recueillir leurs témoi-
gnages sur les méthodes de sélection et de conservation des semences, lasso-
ciation des plantes et la rotation des cultures pour améliorer la fertilité des sols,
les types de fumures, les plantes et méthodes traditionnelles pour repousser les
34 David MOSSE, Cultivating development An Ethnology of Aid Policy and Practice (New Delhi,
2005). Les relations sociales et familiales induites par DDS sont inscrites parmi les problématiques que
je souhaite approfondir dans ma recherche sur les actions menées par cette association.
35 Comme de nombreux fondateurs dONG que jai rencontrés, il appartient à une haute caste
(brahmane), ce qui nest pas sans créer quelques ambiguïtés dans ses relations avec les dalits, comme jai
pu lobserver à plusieurs reprises par les attitudes dévitement ou de soumission.
36 Pour les aides gouvernementales: NABARD ( gestion de leau); Department of Sciences and
Technology (gestion des ressources agricoles) ; Ministry of Environment and Forests (campagnes
pour lenvironnement) ; Central Social Welfare Board (pension pour enfants) ; Indian Council of
Agriculture Research (Krishi Vigyan Kendra (KVK) (pour la recherche en agriculture et la formation
des agriculteurs) ; Ministry of Human Resource Development (école pour les enfants pauvres en
milieu rural). Pour les aides internationales : Christian Aid, Angleterre; International Institute for
Environment and Development, Angleterre; EED, Allemagne; International Development Research
Centre, Canada; Find Your Feet, Angleterre. Pour le programme de radiophonie: UNESCO. Pour
léducation des enfants: Swiss Organisation for Development and Cooperation (SDC), Suisse.
256 Brigitte Sébastia
insectes, et également sur les recettes culinaires utilisant les millets ou quelques
plantes locales. Lobjectif de ce travail de documentation nest pas seulement
de conserver la mémoire des usages traditionnels, mais surtout dintéresser les
agriculteurs afin quils les utilisent. Dans la même perspective, le président a
encouragé les femmes de la Sangham à créer un programme de radio destiné
à aider et à conseiller les agriculteurs et à promouvoir la culture et la consom-
mation des millets. Lutilisation de la caméra et de la radio est certainement
novatrice pour les femmes impliquées dans ces projets, mais en fait, lidée a
été empruntée à des ONG du développement établies dans les pays du sud
avec lesquels le président de DDS est en contact étroit. Ces outils médiatiques
représentent un intérêt évident dans les régions où lillettrisme est élevé, et
le Medak est parmi les districts de lAndhra Pradesh un de ceux dont le taux
dalphabétisation est des plus bas : 53.4% (61.11% pour lAP), notamment
en zone rurale où seuls 26.9% dhommes et 13.8% de femmes ont été scola-
risées (Census 2001). Pour faire connaître lONG, son directeur a développé
un site web, régulièrement mis à jour par les membres de lassociation. Ce
site a une dimension informative et activiste de sorte quà côté des comptes
rendus des activités développées dans lassociation, on y trouve de nombreuses
informations sur les qualités nutritionnelles et culturales des millets et des
légumineuses, des textes dénonçant la politique gouvernementale en faveur
du monopole des semences ou sur sa promotion des OGM, des plaidoyers
envoyés aux gouvernements central et de lAndhra Pradesh pour promouvoir
les millets dans le PDS, les repas distribués dans les écoles et les crèches. Plus
récemment, un second site web de dimension nationale a été fondé par le pré-
sident de DDS. Il vise à mettre en réseau tous les agriculteurs indépendants ou
en association, les activistes, les scientifiques et les journalistes qui promeuvent
la culture des millets. Des rencontres entre les personnes du réseau sont régu-
lièrement organisées, notamment durant le festival de biodiversité, pour faire
le point sur lévolution de la culture des millets durant lannée et pour lancer
des actions pour sensibiliser les décideurs politiques et les populations.
Le succès du programme de DDS vient également du fait quil est en
cohérence avec la forte demande de la communauté scientifique (écono-
mistes, écologistes, botanistes, agronomes, nutritionnistes), des activistes et
des agriculteurs qui réclament que le gouvernement simplique davantage
dans les questions environnementales et redéfinisse son projet de la sécurité
alimentaire (National Food Security Bill) en tenant compte de la qualité
nutritionnelle. Les millets sont proposés comme solutions pour améliorer la
qualité nutritionnelle des populations et lenvironnement. Le gouvernement
a finalement pris en compte cette proposition dans la dernière version de son
projet de loi en indiquant que les céréales fournies par le PDS se composeront
de riz et de blé et aussi de ‘coarse cereals (terme désignant les millets qui rend
compte de la dévalorisation de ces céréales).
Revaloriser les millets en Inde 257
“Biologiques” et “écologiques”: différences et complémentarité
Les cultures biologiques et écologiques se différencient, tant par lidentité
et les motivations de ceux qui les cultivent, que par les catégories sociales
auxquelles les produits sont destinés. Alors que dans les pays occidentaux, le
choix de la culture biologique repose sur une idéologie environnementale et
un mode de vie en harmonie avec la nature, en Inde, il est articulé sur les avan-
tages financiers que ses produits procurent sur le marché extérieur, et plus
récemment, sur le marché intérieur. Lagriculture écologique, pour sa part,
sinscrit davantage dans la nouvelle orientation des mouvements des agri-
culteurs biologiques occidentaux qui, dénonçant la circulation des produits
biologiques favorisée par linternationalisation de ce marché, privilégient la
distribution locale de leurs produits. En dehors des questions idéologiques
liées à la distribution, les promoteurs de lagriculture écologique critiquent
lagriculture biologique quils considèrent comme avant tout commerciale
(agribusiness) et peu en adéquation avec le milieu écologique dans lequel
elle sinscrit. En effet, les méthodes culturales biologiques ne se basent pas
sur le savoir-faire local. Même si elles empruntent aux techniques tradition-
nelles, celles-ci ont été scientifiquement reformulées pour en augmenter la
production. Alors que les agriculteurs écologiques utilisent en tant quin-
trants naturels les matériaux disponibles dans leur environnement immédiat,
ceux tournés vers la culture biologique sont contraints de nutiliser que les
fertilisants et pesticides autorisés par la réglementation. Ces intrants ne cor-
respondent pas toujours à lécosystème dans lequel les produits biologiques
sont cultivés. Par exemple, de nombreuses plantes locales traditionnellement
utilisées pour leur pouvoir fertilisant ou pour leur capacité à repousser les
insectes et les parasites, ne sont pas reconnues par la réglementation, alors
que les vermicomposts, un des composants essentiels de lagriculture bio-
logique, sont difficilement réalisables dans les régions arides et obligent les
agriculteurs biologiques à se les procurer sur le marché. De plus, alors que
les agriculteurs ‘écologiques utilisent les semences localement cultivées, les
producteurs biologiques tendent à acheter les semences développées par des
entreprises biologiques.
Au-delà de leurs oppositions (marché local/marché international; popula-
tion pauvre/population aisée; petits exploitants/gros propriétaires terriens),
ces deux modes dagriculture sont pertinents pour lInde car ils sont protec-
teurs pour lenvironnement et permettent de fournir à des populations socia-
lement très différentes des aliments bénéfiques pour leur santé. Les millets et
les légumineuses constituent une importante partie des produits développés
par ces deux systèmes dagriculture qui sont destinés au marché indien. Ces
aliments font de plus en plus lobjet de publications et darticles pour mettre
en avant leurs propriétés nutritives. Ils ne sont pas seulement bénéfiques pour
258 Brigitte Sébastia
combattre les carences en vitamines et en oligoéléments 37 qui touchent un
fort pourcentage de la population indienne, mais aussi pour prévenir certaines
maladies telles que le diabète38 ou les maladies cardiovasculaires qui affectent
les classes aisées, et de plus en plus aujourdhui les populations rurales et
défavorisées.39 Depuis quelques années, les nutritionnistes et les médecins,
influencés par les médias, conseillent à leurs patients diabétiques de compléter
leur consommation de rizpar des millets, notamment léleusine. La promo-
tion grandissante de ces aliments est un atout pour le développement du
marché intérieur de lagriculture biologique. Surtout si la politique gouverne-
mentale soutient le regroupement des petits fermiers et appuie financièrement
les projets, le développement de ces cultures économiquement avantageuses
pourrait en permettre une meilleure diffusion, à un meilleur coût. Cest une
des visions développées par les ONG telles que DDS qui, en même temps
quelles incitent les villageois à re-introduire la culture des millets, adaptés
aux conditions climatiques et à la qualité des terrains, cherchent à les faire
découvrir aux populations des villes. Elles encouragent également les décideurs
politiques à sengager dans le développement de la culture de ces céréales
37 On peut notamment consulter larticle de S.S.P. SHARMA, “Globalisation, Agricultural
Growth and Rural Poverty in India”, in V.A. REDDY, G. BHASKAR (eds.), Rural Transformation
in India. The Impact of Globalisation (New Delhi, 2005), pp. 161-184, qui propose les millets et les
variétés anciennes de céréales comme solution pour améliorer la sécurité alimentaire (suffisance et
qualité nutritionnelle), notamment, en suppléant les aliments du PDS; larticle de V.V. AGTE, K.V.
TARWADI et al., “Potential of Traditionally Cooked Green Leafy Vegetables as Natural Sources
for Supplementation of Eight Micronutrients in Vegetarian Diets”, Journal of Food Composition and
Analysis, vol. 13 (2000), pp. 885-891, sur lanalyse quantitative de huit oligoéléments contenus dans
vingt-quatre plantes vertes comestibles qui permettraient de compenser les défiances nutritionnelles
dune diète végétarienne; larticle de John R.N. TAYLOR, Tilman J. SCHOBERB, Scott R. BEAN,
“Novel food and non-food uses for sorghum and millets”, Journal of Cereal Science, vol. 44 (2006),
pp. 252–271, sur les qualités nutritionnelles du sorgho et des millets et leur utilisation dans lagroali-
mentaire; larticle de Sreeramaiah HEMALATHA, Kalpana PLATEL, Krishnapura SRINIVASAN,
“Zinc and iron contents and their bioaccessibility in cereals and pulses consumed in India”, Food
Chemistry, vol. 102 (2007), pp. 1328–1336, sur la bio-accessibilité du fer et du zinc dans les céréales
et les légumineuses; voir aussi la table de composition des aliments indiens de G. GOPALAN, G., B.V.
RAMASASTRI, S. C. BALASUBRAMANIAN, Nutritive value of Indian foods. Revised and upda-
ted by B.S. NARASINGA RAO, Y.G. DEOSTHALE, K.C. PANT National Institute of Nutrition,
ICMR (Hyderabad, 2007 [1st ed. 1971]) publié par le National Institute of Nutrition qui mène des
études de composition nutritionnelle avec DDS.
38 Voir par exemple larticle de Priyali PATHAK, Sarita SRIVASTAVA, Sema GROVER,
“Development of fo od products based on millets, legumes and fenugreek seeds and their suitabi-
lity in the diabetic diet”, International Journal of Food Sciences and Nutrition, vol. 51 (2000), pp.
409–414 sur la combinaison de millet, de fenouil et de légumes dans la préparation de plats destinés
aux diabètes.
39 Selon lenquête du National Family Health Survey (NFHS-3), lanémie (définie daprès un taux
dhémoglobine inférieur aux valeurs normales: jeune enfant <11 g/l; femme <12 g/l; homme <13 g/l)
toucherait 78.9% des enfants en pré-scolarité, 55.2% des femmes, et 22.8% des hommes. La prévalence
du diabète varie beaucoup dune ville à lautre et dune étude à lautre. Pour les villes de Chennai, de
Bangalore ou de Hyderabad où le riz constitue la céréale de base, le taux de diabétiques avoisine 20-25%.
Revaloriser les millets en Inde 259
pour les rendre accessibles dans les programmes alimentaires. Le grand défi
auquel lInde doit faire face dans les années à venir est dassurer la sécurité
alimentaire (disponibilité, accessibilité, qualité) de sa population. Les millets
pourraient constituer une partie de la solution car, outre leurs qualités nutri-
tives, leur culture permettrait daugmenter la surface cultivable en réhabili-
tant les terres pauvres, impropres aux cultures commerciales. Ajoutons que
le marché biologique est très récent en Inde mais quil est amené à évoluer
rapidement. En effet, on observe que les petits agriculteurs écologiques ne sont
pas désintéressés par le marché biologique. Ils se montrent extrêmement actifs
et pressants pour faire reconnaître leurs méthodes culturales quils définissent
par ‘biologiques auprès du gouvernement indien, et pour obtenir un label
national qui permettra de distinguer leurs produits de ceux développés par
lagriculture conventionnelle. Ainsi, on peut souhaiter que les actions de ces
petits agriculteurs écologiques, de ces activistes et de ces ONG qui contribuent
à améliorer lenvironnement et lalimentation puissent recevoir toute latten-
tion des décideurs politiques.