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Les faits dans la perception, Hermann von Helmholtz

Authors:
Les faits dans la perception
Hermann v.Helmholtz
[ 9] <115>Très cher auditoire !
Nous fêtons aujourd’hui la fondation de notre université, en ce jour
anniversaire de la naissance de son fondateur, le roi très éprouvé Friedrich
Wilhelm III. L’année de cette fondation, 1810, tombait dans la période de
la plus grande menace extérieure sur notre pays. Une part considérable
de notre territoire était perdue, le pays était profondément épuisé par
la guerre précédente et par l’occupation ennemie. L’orgueil guerrier qui
lui restait de l’époque du grand prince électeur et du grand roi était
profondément humilié. Et pourtant, quand nous regardons en arrière,
cette même époque nous apparaît maintenant si riche en biens de nature
spirituelle, en enthousiasme, en énergie, en espérances idéales et pensées
créatives, que nous pourrions, malgré la situation extérieure relativement
brillante aujourd’hui de notre Etat et de notre nation, regarder vers cette
période presque avec envie. Dans la situation menacée d’alors la première
pensée du roi, avant d’autres exigences matérielles, fut la fondation de
l’université; il risqua son trône et sa vie pour se confier à l’enthousiasme
résolu de la nation dans la lutte contre le conquérant : tout cela montre
à quelle profondeur la confiance dans les forces spirituelles de son peuple
avait gagné l’homme simple qu’il était, peu enclin aux vives expressions
du sentiment.
Les notes du traducteur sont indiquées par le signe *, celles de Helmholtz par les
chiffres arabes. La pagination de l’édition allemande de 1959 : Hermann von Helm-
holtz, Die Tatsachen in der Wahrnehmung, 1959, Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
Darmstadt, pp. 9-52, est indiquée entre crochets. La pagination de la traduction an-
glaise de l’édition Hertz/Schlick est indiquée : <1>,<2>, etc. Je tiens à remercier
Wolfgang Soergel, Professeur de mathématiques à l’Université de Freiburg, pour l’aide
qu’il a apportée à cette traduction. Je suis seul responsable de ses défauts.
Philosophia Scientiæ, 7 (1), 2003, 49–78.
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À l’époque l’Allemagne avait une série imposante de noms prestigieux
à la fois dans l’art et dans la science, dont les titulaires, pour partie, [10]
doivent être comptés dans l’histoire de la culture humaine parmi les
premiers de tous les temps et de tous les peuples.
Goethe et Beethoven vivaient alors ; Schiller, Kant, Herder et Haydn
avaient survécu aux premières années du siècle. Wilhelm von Humboldt
ébauchait la nouvelle science de la linguistique comparée. Niebuhr, Fr.
Aug. Wolf, Savigny enseignaient l’histoire ancienne, la poésie et le droit,
pénétrés d’une compréhension vivante. Schleiermacher cherchait à saisir
en profondeur le contenu spirituel de la religion et Fichte, le second
recteur de notre université, conférencier puissant et intrépide, emportait
son auditoire dans le flot de son inspiration morale et l’audacieuse envolée
intellectuelle de son idéalisme.
<116>Même les aberrations de cette mentalité, qui s’expriment dans
les faiblesses facilement reconnaissables du romantisme, ont quelque chose
d’attirant comparés à l’égoïsme sec et calculateur. On s’admirait soi-
même dans les beaux sentiments où l’on savait se complaire; on cherchait
à cultiver l’art d’avoir de tels sentiments ; on croyait que plus l’imagina-
tion s’était libérée des règles de l’entendement, plus l’on pouvait l’admi-
rer comme force créatrice. Il y avait là-dedans beaucoup de vanité, mais
au moins était-ce une vanité qui s’enthousiasmait pour de grands idéaux.
Les plus âgés d’entre nous ont encore connu les hommes de cette pé-
riode, ces hommes qui autrefois entrèrent dans l’armée comme premiers
volontaires, toujours prêts à se plonger dans la discussion de problèmes
métaphysiques, nourris aux œuvres des grands poètes allemands, encore
embrasés de colère à l’évocation de Napoléon 1er, d’enthousiasme et de
fierté, à celle des faits d’arme de la guerre de libération.
Comme les choses ont changé ! Nous pourrions bien p ousser une telle
exclamation de stupéfaction en un temps où un mépris cynique [11] en-
vers tous les biens idéaux de l’humanité se propage dans les rues et dans
la presse, mépris qui a atteint son comble dans deux crimes abominables,
qui manifestement n’ont pris pour cible la tête de notre empereur que
parce qu’en lui s’unissait tout ce que l’humanité a tenu jusqu’à ce jour
pour digne vénération et de gratitude.
Nous devons presque faire un effort pour nous rappeler que huit an-
nées seulement ont passé depuis l’heure sublime où à l’appel du même
monarque tous les rangs de notre peuple, emplis d’un patriotisme dévoué
et enthousiaste, se sont lancés sans hésitation dans une guerre périlleuse
contre un ennemi dont la puissance et la bravoure ne nous étaient pas
inconnues. Nous devons presque faire un effort pour évoquer la large part
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que les efforts politiques et humains avaient prise dans l’activité et les
pensées des classes cultivées, en vue de donner également aux rangs les
plus pauvres de notre peuple une existence plus insouciante et plus digne
de l’être humain. Semblable effort est requis pour mesurer à quel point
leur sort, au plan matériel et juridique, s’est véritablement amélioré.
La caractéristique de l’humanité semble être qu’à côté de beaucoup
de lumière l’on trouve toujours beaucoup d’ombre : la liberté politique
donne d’abord aux motifs vulgaires davantage de licence pour se mani-
fester et s’encourager les uns les autres, aussi longtemps qu’ils ne sont
pas confrontés à une opinion publique prête à offrir une opposition éner-
gique. Même dans les années précédant la guerre de libération, lorsque
Fichte faisait des sermons pour inciter son époque au repentir, <117>
ces éléments ne manquaient pas. Les situations et les sentiments qu’il dé-
peint comme dominants rappellent les pires de notre temps : « Dans son
principe fondamental l’époque présente considère avec un mépris hautain
ceux qui, par un rêve de vertu, acceptent de se priver des plaisirs ; elle
se réjouit [12] de faire fi de ce genre de choses, et de cette manière n’ac-
cepte aucune contrainte. »1La seule forme de joie dépassant la simple
sensualité qu’il concède être connue des représentants de cette époque, il
la nomme « la délectation de sa propre malignité ». Et pourtant en cette
même période se préparait un puissant redressement, qui appartient aux
événements les plus glorieux de notre histoire.
Même si pour cette raison nous ne devons pas considérer notre époque
comme sans espoir, nous ne devons pourtant pas nous rassurer trop fa-
cilement avec la consolation que ce n’était pas mieux en d’autres temps
que maintenant. Il est au moins recommandé, dans des circonstances
aussi critiques, que chacun examine, dans le cercle où il travaille et qu’il
connaît, comment le travail se situe par rapport aux fins éternelles de
l’humanité, si elles sont toujours prises en vue, si l’on s’en est rappro-
ché. Dans les jeunes années de notre université, la science avait elle aussi
l’intrépidité de la jeunesse et elle était forte en espoirs : son regard se
tournait en priorité vers les fins suprêmes. Certes ces fins n’étaient pas
aussi faciles à atteindre que l’espérait cette génération, certes l’on pre-
nait conscience qu’un travail spécialisé dans différents domaines devait
préparer la voie, et qu’ainsi la nature des tâches exigeait d’abord une
forme de travail moins enthousiaste, moins axée sur les fins idéales. Ce-
pendant, ce serait sans nul doute un désastre si notre génération, dans
toutes ses tâches subordonnées et d’un intérêt pratique, venait à perdre
de vue les idéaux éternels de l’humanité.
1Fichte, Werke, vol. VII, p. 40.
52 Hermann v.Helmholtz
Le problème fondamental que cette époque plaçait au commence-
ment de toute science, était celui de la théorie de la connaissance [13] :
« Qu’est-ce que la vérité dans notre intuition et notre pensée ? En quel
sens nos représentations correspondent-elles à la réalité ? » La philoso-
phie et la science de la nature butent sur ce problème de deux côtés op-
posés ; c’est une tâche qui leur est commune. La première, qui considère
le côté spirituel, cherche à séparer de notre savoir et de notre représen-
tation ce qui vient des influences du monde corporel, <118>pour poser
dans sa pureté ce qui appartient à l’activité propre de l’esprit. La science
de la nature, au contraire, cherche à mettre de côté ce qui est définition,
symbolisme, forme de la représentation, hypothèse, pour ne garder dans
sa pureté que ce qui appartient au monde de la réalité dont elle cherche
les lois. Toutes deux cherchent à effectuer la même séparation, même si
chacune s’intéresse à une partie différente de ce qui est séparé. Dans la
théorie des perceptions sensorielles et dans les investigations sur les prin-
cipes fondamentaux de la géométrie, de la mécanique et de la physique,
même le naturaliste ne peut éluder ces questions. Puisque mes propres
travaux sont souvent entrés dans les deux domaines, je veux tenter de
vous donner une vue d’ensemble de ce qui a été accompli dans cette direc-
tion du côté des naturalistes. Naturellement, en dernière analyse les lois
de la pensée ne sont pas différentes chez le naturaliste [Naturforscher] de
ce qu’elles sont chez le philosophe. Dans tous les cas où les faits de l’ex-
périence quotidienne, dont la richesse est somme toute déjà très grande,
ont suffi pour donner à un penseur perspicace, animé d’un sentiment
intègre pour la vérité, un matériau dans une certaine mesure suffisant
pour un jugement correct, le naturaliste doit se contenter de reconnaître
que la collection méthodique et complète des faits empiriques confirme
simplement le résultat antérieurement acquis. Mais il se présente aussi
des cas contraires. Je dis cela pour m’excuser -si tant est qu’il faille s’en
excuser- [14] de ce que dans ce qui suit toutes les réponses ne seront pas
nouvelles, mais répéteront pour la plupart celles données depuis long-
temps aux questions concernées. Assez souvent même un vieux concept,
mesuré à des faits nouveaux, gagne une luminosité plus vive et un aspect
neuf.
Peu avant le début de ce siècle, Kant avait développé la théorie des
formes de l’intuition et de la pensée données avant toute expérience -pour
cette raison il les avait nommées « transcendantales »-, dans lesquelles
tout contenu de notre représentation devait nécessairement être appré-
hendé pour devenir représentation. Concernant les qualités de la sensa-
tion, Locke avait déjà fait valoir la contribution de notre constitution
corporelle et spirituelle à la manière dont les choses nous apparaissent.
Les faits dans la perception 53
Les investigations sur la physiologie des sens, complétées et critiquement
examinées en particulier par Johannes Müller, puis résumées par lui dans
la loi des énergies spécifiques des nerfs sensoriels,<119>ont apporté
dans cette direction la plus totale confirmation -on peut presque dire à
un degré inattendu. En même temps elles ont présenté et rendu évidente,
d’une manière très concluante et concrète, la nature et la signification
d’une telle forme subjective du sentir donnée d’avance. Ce thème ayant
été déjà souvent discuté, je peux en parler brièvement aujourd’hui.
On rencontre deux niveaux distincts de différence entre les différentes
sortes de sensations. La différence la plus profondément décisive est celle
entre les sensations qui relèvent de sens différents, comme celle entre le
bleu, le sucré, le chaud, l’aigu. Je me suis permis de nommer cela une
différence dans la modalité de la sensation. Elle est décisive [15] au point
d’exclure toute transition de l’une à l’autre, tout rapport de plus grande
ou de moindre ressemblance. Par exemple, on ne peut absolument pas
demander si le sucré ressemble davantage au bleu ou au rouge. En re-
vanche la seconde sorte de différence -la moins décisive- est celle entre
différentes sensations du même sens ; je restreins le terme différence de
qualité à cette seule différence. Fichte rassemble ces qualités d’un même
sens sous le terme « cercle de qualités », et sous le terme « différence
des cercles de qualités » ce que je viens de nommer une différence de
modalité. À l’intérieur de chacun de ces cercles la transition et la com-
paraison sont possibles. Du bleu nous pouvons passer au rouge écarlate
par le violet et le rouge carmin, et par exemple déclarer le jaune plus
semblable au rouge orangé qu’au bleu. Ce que les investigations physiolo-
giques enseignent à présent, c’est que la différence profondément décisive
ne dépend d’aucune manière du type d’impression externe par laquelle
la sensation est suscitée, mais qu’elle est uniquement et exclusivement
déterminée par le nerf sensoriel qui a été touché par l’impression. L’ex-
citation du nerf optique produit uniquement des sensations de lumière,
peu importe qu’il ait été touché par une lumière objective, c’est-à-dire
par des vibrations de l’éther, ou bien par des courants électriques que
l’on conduit à travers l’œil, ou par une pression sur le globe oculaire, ou
par tension du faisceau de nerfs optiques au gré d’un mouvement rapide
du regard. La sensation résultant de ces dernières actions est à ce point
semblable à celle d’une lumière objective qu’on a longtemps cru à une vé-
ritable production de lumière dans l’œil. Johannes Müller montra qu’une
telle production n’avait absolument pas lieu, que la sensation de lumière
n’était effectivement là qu’à cause de l’excitation du nerf optique.
De même que, d’une part, <120>chaque nerf sensoriel excité par les
influences les plus diverses ne donne toujours que des sensations relevant
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du cercle de qualités qui lui est propre, [16] de même, d’autre part, les
mêmes influences externes produisent, quand elles affectent des nerfs sen-
soriels différents, les types les plus variés de sensation, celles-ci relevant
toujours du cercle de qualités du nerf concerné. Les mêmes vibrations
de l’éther, que l’œil ressent comme lumière, la peau les ressent comme
chaleur. Les mêmes vibrations de l’air, que la peau ressent comme un
tremblement, l’oreille les ressent comme son. Ici la différence dans la na-
ture de l’impression est si grande, que les physiciens ne se sont sentis
à l’aise avec l’idée que des agents apparemment aussi différents que la
lumière et la chaleur rayonnante sont de même nature et en partie iden-
tiques, qu’après que la parfaite identité de leur comportement physique
ait été établie par de laborieuses recherches expérimentales menées dans
toutes les directions.
Mais même à l’intérieur du cercle de qualités de chaque sens indi-
viduel, où la nature de l’objet exerçant une influence co-détermine au
moins la qualité de la sensation produite, se présentent encore les incon-
gruités les plus inattendues. À cet égard la comparaison entre l’œil et
l’oreille est instructive. En effet les objets de ces deux sens, la lumière
et le son, sont des mouvements ondulatoires, qui suscitent différentes
sensations selon la vitesse de leurs vibrations : dans l’œil différentes cou-
leurs, dans l’oreille différentes hauteurs de son. Si nous nous autorisons,
pour une plus grande clarté, à désigner les rapports de fréquences de la
lumière du nom des intervalles musicaux formés par les fréquences so-
nores correspondantes, il en résulte la chose suivante : l’oreille perçoit
environ dix octaves de sons différents, l’œil seulement une sixte, bien que
des fréquences de son comme de lumière physiquement démontrables se
produisent au-delà de ces limites. L’œil n’a dans sa courte gamme que
trois sensations de base différentes les unes des autres, [17] à partir des-
quelles toutes ses qualités se composent par addition, à savoir le rouge,
le vert et le violet clair. Celles-ci se mélangent dans la sensation sans in-
terférer les unes sur les autres. L’oreille en revanche discerne un nombre
colossal de sons de différentes hauteurs. Deux accords composés de sons
différents ne sonnent pas pareillement, tandis qu’avec l’œil l’analogue
précisément est le cas. Car un blanc d’aspect identique peut être pro-
duit par le rouge et le bleu-vert du spectre chromatique, par le jaune
et le bleu outremer, par le jaune-vert et le violet, par le vert, le rouge
et le violet, <121>ou par deux, trois, ou la totalité de ces mélanges.
Si les rapports dans l’oreille étaient similaires, la consonance do et fa
sonnerait comme ré et sol, comme mi et la, ou comme do, ré, mi, fa, sol,
la, etc. De plus, concernant la signification objective de la couleur, il est
remarquable qu’en dehors de l’effet sur l’œil, aucune relation physique
Les faits dans la perception 55
n’a pu être trouvée attestant que la lumière paraîssant identique est no-
mologiquement équivalente. Finalement, ce qui fonde l’effet musical de
la consonance et de la dissonance dépend entièrement du phénomène
particulier des battements. Ils sont basés sur un rapide changement dans
l’intensité du son, qui naît du fait que deux sons d’une hauteur presque
identique coopèrent en alternance, tantôt en phase, tantôt en phase op-
posée, en conséquence de quoi ils provoquent des vibrations tantôt fortes,
tantôt faibles, des corps en résonance. Le phénomène physique pourrait
aussi bien arriver par la coopération de deux trains d’ondes lumineuses
que par celle de deux trains d’ondes sonores. Mais premièrement il faut
que le nerf ait la capacité d’être affecté par les deux trains d’onde à la
fois, et deuxièmement il faut qu’il puisse suivre suffisamment vite l’alter-
nance entre l’intensité forte et l’intensité faible. Sous ce dernier rapport
[18] le nerf auditif est nettement supérieur au nerf optique. En même
temps, chaque fibre du nerf auditif n’est sensible qu’à des sons pris sur
un intervalle étroit de la gamme, de sorte que seuls les sons situés en elle
très près les uns des autres peuvent coopérer, tandis que les sons très
éloignés les uns des autres ne le peuvent pas ou du moins pas directe-
ment. S’ils le font, c’est par l’intermédiaire des sons supérieurs ou des
sons combinés qui les accompagnent. Voilà pourquoi l’on a avec l’oreille
cette différence entre intervalles bourdonnants et intervalles non bour-
donnants, c’est-à-dire entre consonance et dissonance. Chaque fibre du
nerf optique en revanche sent à travers le spectre tout entier, bien qu’avec
une puissance différente selon ses différentes parties. Si le nerf optique
pouvait suivre dans la sensation les battements terriblement rapides des
oscillations lumineuses, alors chaque couleur composée agirait comme
une dissonance.
Vous voyez comment toutes ces différences touchant la manière dont
la lumière et le son nous affectent sont conditionnées par la manière dont
l’appareil nerveux réagit face à eux.
Nos sensations sont effectivement des effets produits dans nos organes
par des causes externes, et la manière dont un tel effet s’exprime dépend
naturellement, de façon tout à fait essentielle, de la nature de l’appa-
reil sur lequel l’effet est produit. Dans la mesure où la qualité de notre
sensation nous donne une information sur la particularité de l’influence
externe par laquelle elle est suscitée, <122>elle peut valoir comme un
signe, mais non comme une image de celle-ci. Car de l’image on exige
une quelconque forme de ressemblance avec l’objet dont elle est l’image,
d’une statue la ressemblance de la forme, d’un dessin la ressemblance de
la projection perspective dans le champ visuel, d’un tableau, en outre,
la ressemblance des couleurs. Mais un signe n’a pas besoin d’avoir la
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moindre espèce de ressemblance avec ce dont il est le signe. La relation
entre les deux se limite au fait [19] que des objets semblables exerçant
une influence sous des circonstances semblables évoquent des signes sem-
blables, et qu’ainsi des signes dissemblables correspondent toujours à des
influences dissemblables.
Comparé à l’opinion populaire qui admet en toute bonne foi la totale
vérité des images que nos sens nous donnent des choses, ce résidu de
similitude que nous reconnaissons quant à nous pourrait sembler très
insignifiant. Pourtant il ne l’est pas, car à partir de ce résidu on peut
obtenir un chose de la plus grande importance, à savoir l’image de ce qui
est nomologique dans les processus du monde réel. Chaque loi naturelle
déclare que de préconditions identiques sous un certain rapport, suivent
toujours des effets identiques sous un certain rapport différent. Dans la
mesure où ce qui est le même dans notre monde sensitif est signalé par
les mêmes signes, il s’ensuit qu’à la loi naturelle s’offrant comme une
suite des mêmes effets à partir des mêmes causes va correspondre une
suite tout aussi régulière dans le domaine de nos sensations.
Si les fruits rouges d’une certaine espèce présentent, à leur maturité,
à la fois une pigmentation rouge et du sucre, alors la couleur rouge et la
saveur sucrée se trouveront toujours ensemble dans notre sensation des
fruits de cette nature.
Donc même si nos sensations quant à leur qualité ne sont que des
signes, dont la nature particulière dépend entièrement de notre organi-
sation, ils ne sont cependant pas à rejeter comme pure illusion, puisqu’ils
sont précisément signe de quelque chose qui existe ou arrive, et, ce qui
est le plus important, ils peuvent nous donner une image de la loi de
cette chose qui arrive.
Ainsi la physiologie reconnaît elle aussi que les qualités de la sensation
sont une simple forme de l’intuition. Mais Kant est allé plus loin. D’après
lui ce ne sont pas seulement les qualités sensorielles [20] qui sont données
par les particularités de notre faculté intuitive, mais encore l’espace et le
temps, dans la mesure où nous ne pouvons rien percevoir dans le monde
externe qui n’advienne dans un temps spécifique et ne s’inscrive dans
un lieu spécifique. La détermination de temps est également un attri-
but de toute perception interne. C’est pourquoi Kant nomma le temps
la forme transcendantale de l’intuition interne, forme qui est donnée
et nécessaire, <123>et l’espace la forme correspondante de l’intuition
externe. Kant considère ainsi que les déterminations spatiales appar-
tiennent aussi peu au monde de la réalité ou « à la chose en soi » que
les couleurs que nous voyons n’appartiennent aux corps en soi, couleurs
que notre oeil introduit pourtant en eux. Ici encore la manière scienti-
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fique de considérer les choses sera d’accord jusqu’à une certaine limite.
Supposons que nous demandions s’il existe un caractère commun, per-
ceptible dans la sensation immédiate, par lequel se caractérise pour nous
toute perception relative aux objets dans l’espace : nous trouvons un tel
caractère dans cette circonstance, que le mouvement de notre corps nous
place dans d’autres relations spatiales aux objets perçus, et change ainsi
également l’impression qu’ils font sur nous. Mais l’impulsion au mouve-
ment que nous donnons à travers l’innervation de nos nerfs moteurs est
quelque chose d’immédiatement perceptible. En donnant une telle impul-
sion nous sentons que nous faisons quelque chose. Ce que nous faisons,
nous ne le savons pas directement. Seule la physiologie nous apprend
que nous mettons les nerfs moteurs en état d’excitation, c’est-à-dire que
nous les innervons, que leur stimulation est transmise aux muscles, à la
suite de quoi ceux-ci se contractent et meuvent les membres. En revanche
nous savons même sans étude scientifique [21] quel effet perceptible suit
chacune des innervations variées que nous sommes susceptibles d’initier.
Que nous l’apprenions par des essais et des observations fréquemment
répétés, cela peut être démontré de manière sûre dans une longue série
de cas. Même à l’âge adulte nous pouvons encore apprendre à trouver les
innervations nécessaires pour prononcer les lettres d’une langue étran-
gère ou acquérir une technique particulière de chant, pour remuer les
oreilles, loucher vers l’intérieur ou vers l’extérieur, vers le haut et vers le
bas, etc. La difficulté à accomplir ce genre de choses tient uniquement
au fait que nous devons chercher, par des essais, quelles innervations
encore inconnues sont nécessaires à ce type de mouvements non effec-
tués jusqu’à présent. Du reste nous ne connaissons ces impulsions sous
aucune autre forme et par nul autre caractère définissable que le fait
qu’elles produisent précisément l’effet observable attendu. Et cet effet
observable sert à lui seul à distinguer des impulsions différentes dans
notre propre représentation.
Maintenant, lorsque nous donnons des impulsions de ce genre -tourner
le regard, bouger les mains, aller et venir-, <124>nous découvrons que
les sensations appartenant à certains « cercles des qualités » (notam-
ment celles relatives aux objets spatiaux) peuvent de cette manière être
modifiées. D’autres états psychiques dont nous sommes conscients : sou-
venirs, intentions, souhaits, humeurs, ne peuvent absolument pas l’être.
Ainsi une différence radicale entre les premiers et les seconds est-elle
posée dans la perception immédiate. Si nous voulons appeler spatiale
la relation que nous modifions de façon immédiate par les impulsions de
notre volonté -même si la nature de cette relation nous reste encore entiè-
rement inconnue-, alors les perceptions d’activités psychiques n’entrent
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absolument pas dans une [22] relation de ce genre. Cependant toutes les
sensations des sens externes doivent procéder d’un type quelconque d’in-
nervation, c’est-à-dire être déterminées spatialement. Dès lors l’espace
nous apparaîtra lui aussi de manière sensible, chargé des qualités de nos
sensations de mouvement, comme ce à travers quoi nous pouvons nous
mouvoir, comme ce à travers quoi nous pouvons regarder. L’intuition
spatiale serait en ce sens une forme subjective de l’intuition, à l’instar
des qualités sensibles rouge, sucré, froid. Naturellement cela signifierait
aussi peu pour la première que pour les secondes, que la détermination
locale d’un certain objet individuel est une pure illusion.
De ce point de vue l’espace apparaîtrait toutefois comme la forme né-
cessaire de l’intuition externe, précisement parce que nous comprenons
comme monde extérieur ce que nous percevons comme déterminé spatia-
lement. Ce qui n’a pas de relation spatiale perceptible, nous le concevons
comme le monde de l’intuition interne, comme le monde de la conscience
de soi.
Et l’espace serait une forme donnée de l’intuition, fournie avant toute
expérience, dans la mesure où sa perception serait liée à la possibilité
d’impulsions motrices volontaires, dont la capacité mentale et physique
doit nous être donnée par notre organisation avant que nous puissions
avoir l’intuition spatiale.
Il sera difficile de mettre en doute que le caractère dont nous avons
parlé, celui du changement lors du mouvement, appartient à toutes les
perceptions relatives aux objets spatiaux2. Par contre il faudra fournir
une réponse à cette question : doit-on dorénavant dériver de cette source
toutes [23] les déterminations particulières de notre intuition spatiale ?
<125>À cette fin nous devons considérer ce qui peut être atteint avec
les ressources de la perception mentionnées jusqu’à présent.
Essayons de nous replacer dans la situation d’un homme sans la
moindre expérience. Nous devons admettre, pour débuter sans intuition
spatiale, qu’un tel homme ne connaît les effets de ses innervations que
dans la mesure où il a appris comment, par relâchement d’une première
innervation ou par l’exécution d’une seconde impulsion contraire, il peut
se rétablir dans l’état dont il s’est éloigné lui-même par la première im-
pulsion. Cette mutuelle auto-neutralisation de différentes innervations
est entièrement indépendante de ce qui est alors perçu : l’observateur
peut donc découvrir, sans avoir acquis auparavant la moindre connais-
sance du monde extérieur, comment il doit faire pour l’obtenir.
Supposons qu’un tel observateur se trouve initialement en face d’un
2Voir l’annexe I « Sur la localisation des sensations dans les organes internes ».
Les faits dans la perception 59
environnement d’objets au repos. La première chose qui lui permettra
d’en prendre conscience, c’est le fait que ses sensations restent inchangées
aussi longtemps qu’il ne donne pas d’impulsion motrice. S’il donne une
semblable impulsion (par exemple s’il bouge ses yeux ou ses mains, s’il
avance), alors les sensations changent ; et si ensuite, par relâchement ou
par l’impulsion contraire adéquate, il revient à son état antérieur, alors
toutes ses sensations redeviennent celles du début.
Appelons le groupe entier d’agrégats de sensations provoqués dans un
intervalle de temps par un certain groupe spécifique et limité d’impul-
sions volontaires : présentables de cet intervalle. Appelons d’autre part
«présent » l’agrégat de sensations de ce groupe qui est en train d’être
perçu. [24] Notre observateur est ponctuellement lié à un certain cercle
de présentables, dont il peut cependant rendre chaque individu présent
à chaque moment qu’il souhaite par l’exécution du mouvement adéquat.
Ainsi, chaque présentable individuel de ce groupe lui apparaît comme
existant à chaque moment de cet intervalle de temps : il l’a observé à
chaque moment individuel qu’il a voulu. L’affirmation qu’il aurait aussi
bien pu l’observer à chaque autre moment intermédiaire voulu par lui,
est à considérer comme une inférence inductive, obtenue en passant tout
simplement de chaque moment où l’essai a réussi à tous les moments de
l’intervalle de temps. De cette manière donc, pourra être acquise la repré-
sentation d’une existence durable de différentes choses en même temps
les unes à côté des autres. « L’un à côté de l’autre » est une description
spatiale ; mais elle est justifiée, <126>puisque nous avons défini comme
« spatiale » la relation modifiée par les impulsions de la volonté. Concer-
nant ce qui est posé ici comme existant « l’un à côté de l’autre », on
n’a pas encore besoin de penser à des choses substantielles. À ce niveau
de connaissance on pourrait dire par exemple : « À droite c’est éclairé,
à gauche c’est sombre ; devant cela résiste, pas derrière », « droite » et
« gauche » n’étant alors que des noms pour certains mouvements des
yeux, « devant » et « derrière » pour certains mouvements des mains.
À d’autres moments cependant le cercle des présentables, pour le
même groupe d’impulsions de la volonté, est devenu autre. Ce cercle avec
son contenu individuel nous confronte ainsi à quelque chose de donné,
à un « objectum ». Les modifications que nous pouvons provoquer et
révoquer par des impulsions conscientes de la volonté sont distinctes de
celles qui ne sont pas des conséquences de semblables [25] impulsions
et qui ne peuvent être éliminées par elles. Cette dernière détermination
est négative. L’expression appropriée de Fichte pour cela, c’est qu’un
« Non-Moi » confronté au « Moi » oblige celui-ci à le reconnaître.
Si nous nous enquérons des conditions empiriques sous lesquelles l’in-
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tuition spatiale se développe, nous devons tenir compte, dans ces consi-
dérations, principalement du sens tactile, puisque les aveugles peuvent
développer complètement l’intuition spatiale sans l’aide de la vue. Même
si pour eux le remplissage de l’espace avec des objets sera moins riche
et détaillé que pour les voyants, il paraît cependant éminemment impro-
bable que pour ces deux classes de personnes les fondements de l’intuition
spatiale puissent différer entièrement. Essayons nous-mêmes, dans l’obs-
curité ou les yeux fermés, d’observer par le toucher : nous pouvons très
bien toucher avec un seul doigt ou même avec un crayon tenu dans la
main, comme un chirurgien avec une sonde, et cependant établir de ma-
nière détaillée et sûre la forme corporelle de l’objet devant nous. Lorsque
nous voulons trouver notre chemin dans l’obscurité, nous parcourons ha-
bituellement les objets plus larges avec cinq ou dix extrémités de doigt à
la fois. Nous obtenons alors, dans le même laps de temps, cinq à dix fois
plus d’informations qu’avec un seul doigt. De même nous nous servons
de nos doigts comme des pointes d’un compas ouvert pour mesurer les
grandeurs des objets. Toutefois cette circonstance, que nous avons une
surface de peau étendue et sensible dotée de plusieurs points sensibles,
reste entièrement à l’arrière plan quand nous touchons. Ce que nous
sommes en mesure d’établir sur la foi de ce que sent la peau, quand nous
appliquons posément la main par exemple sur la surface d’une médaille,
<127>est extraordinairement imprécis et indigent comparé à ce que nous
découvrons par une sensation tactile obtenue au gré d’un mouvement,
même si ce n’est qu’avec la pointe d’un stylo. [26] Avec la vue, ce proces-
sus devient beaucoup plus complexe car à côté de l’endroit de la rétine
qui capte de la manière la plus fine, à savoir la cavité centrale de l’œil
qui tout en regardant est portée autour de l’image rétinienne, coopèrent
aussi dans le même temps une grande foule d’autres points sensibles,
d’une manière beaucoup plus féconde que dans le cas du toucher.
En parcourant les objets du doigt on apprend la séquence dans la-
quelle s’offrent leurs impressions. Cette séquence se révèle indépendante
du doigt choisi pour toucher. En outre il ne s’agit pas d’une série déter-
minée unilatéralement, dont on devrait parcourir les éléments toujours
dans le même ordre, pour aller de l’un à l’autre ; il ne s’agit donc pas
d’une série linéaire, mais d’un « l’un à côté de l’autre » sur une surface,
ou encore, dans la terminologie de Riemann, d’une multiplicitédu
second ordre. On peut facilement constater tout ceci. Bien sûr le doigt
qui touche peut aller d’un point à un autre, sur la surface touchée, au gré
d’autres impulsions motrices que celles qui le poussent le long de la sur-
face, et différentes surfaces touchables requièrent différents mouvements
On dit aujourd’hui « variété ».
Les faits dans la perception 61
pour glisser sur elles. Ainsi l’espace dans lequel ce qui touche se déplace
requiert une multiplicité supérieure à celle que requiert la surface offerte
au toucher ; la troisième dimension doit être a joutée. Mais cette multi-
plicité suffit pour toutes les exp ériences qui se présentent ; une surface
fermée divise complètement l’espace que nous connaissons. Les gaz et les
liquides, qui ne sont pourtant pas liés à la forme de la faculté humaine de
représentation, ne peuvent pas s’échapper d’une surface entièrement fer-
mée ; et de même qu’une ligne fermée ne peut délimiter qu’une surface,
non un espace [27] -c’est-à-dire une structure spatiale bidimensionnelle
et non tridimensionnelle-, de même une surface ne peut clôturer qu’un
espace tridimensionnel et non quadri-dimensionnel.
Ainsi peut-on acquérir la connaissance de l’ordre spatial de ce qui
existe « l’un à côté de l’autre ». L’étape suivante serait la comparaison
des grandeurs les unes aux autres, une fois observée la congruence de la
main touchante avec les parties ou les points des surfaces corporelles, ou
encore la congruence de la rétine avec les parties ou les points de l’image
rétinienne.
Le fait que cet ordre spatial intuitif des choses dérive, à l’origine, de
la séquence dans laquelle les qualités sensibles s’offrent à l’organe sen-
soriel en déplacement, a une conséquence étonnante <128>qui subsiste
même dans la représentation complète de l’observateur expérimenté : les
objets existant dans l’espace nous apparaissent revêtus des qualités de
nos sensations. Ils nous apparaissent rouge ou vert, froid ou chaud, ils
ont une odeur, une saveur, etc., alors même que ces qualités sensibles
n’appartiennent qu’à notre système nerveux et ne passent absolument
pas dans l’espace extérieur. Même si nous le savons, l’illusion ne cesse
pas, car cette illusion est en fait la vérité originelle : ce sont en effet les
sensations qui initialement s’offrent à nous dans un ordre spatial.
Vous voyez que les traits les plus essentiels de l’intuition spatiale
peuvent être dérivés de cette manière. Pour la conscience populaire tou-
tefois, une intuition apparaît comme quelque chose de simplement donné,
survenant sans réflexion ni recherche, et ne réclamant pas somme toute
d’être résolu en d’autres processus psychiques. À cette croyance popu-
laire se rallient une partie des opticiens physiologues [28] ainsi que les
kantiens de stricte obédience, du moins en ce qui concerne l’intuition
spatiale. Comme on sait, Kant n’admettait pas seulement que la forme
générale de l’intuition spatiale était transcendantalement donnée, mais
encore que celle-ci contenait d’avance, et avant toute expérience possible,
certaines déterminations plus spécifiques exprimées dans les axiomes de
la géométrie. Ces déterminations peuvent se ramener aux propositions
suivantes :
62 Hermann v.Helmholtz
1) Entre deux points une seule ligne la plus courte est possible. Nous
nommons « droite » une telle ligne.
2) Par trois points on peut tracer un plan. Un plan est une surface
qui inclut entièrement toute ligne droite si celle-ci coïncide avec deux de
ses points.
3) Par un point on ne peut faire passer qu’une seule ligne paral-
lèle à une ligne droite donnée. Sont parallèles deux lignes droites qui se
trouvent dans la même surface et qui ne se coupent sur aucune distance
finie.
Kant utilise le fait présumé que ces propositions géométriques nous
apparaissent comme cessairement correctes, et que nous ne pourrions
jamais nous représenter un comportement différent de l’espace, pour
prouver qu’elles doivent être données avant toute expérience, et que l’in-
tuition spatiale contenue en elles, pour cette raison, est elle-même une
forme transcendantale de l’intuition, indépendante de l’expérience.
Eu égard aux controverses menées ces dernières années sur la ques-
tion : les axiomes de la géométrie sont-ils des propositions transcendan-
tales ou empiriques ?, je voudrais souligner tout d’abord que cette ques-
tion doit être totalement séparée de celle discutée en premier lieu : [29]
<129>l’espace en général est-il ou n’est-il pas une forme transcendantale
de l’intuition ?3
Tout ce que notre oeil voit, il le voit comme un agrégat de surfaces
colorées dans le champ visuel ; telle est sa forme d’intuition. Les couleurs
particulières qui apparaissent en telle ou telle occasion, leur agencement
et leur séquence, tout cela résulte des influences externes et n’est dé-
terminé par aucune loi de notre organisation. De la même manière, que
l’espace soit une forme de l’intuition n’implique rien du tout concernant
les faits exprimés par les axiomes. À supposer que semblables proposi-
tions ne soient pas empiriques, mais qu’elles appartiennent à la forme
nécessaire de l’intuition, il s’agit alors d’une autre détermination parti-
culière de la forme générale de l’espace ; et les motifs faisant conclure
que la forme de l’intuition de l’espace est transcendantale ne suffisent
pas encore nécessairement à prouver en même temps que les axiomes
ont eux aussi une origine transcendantale.
Lorsque Kant affirmait que des relations spatiales contredisant les
axiomes d’Euclide ne pourraient jamais être représentées d’aucune ma-
nière, il était influencé par l’état de développement de la mathématique
3Voir Annexe II.
Les annexes II et III au présent texte, consacrés à la géométrie, ont été traduits
par Alexis Bienvenu : « Helmholtz, critique de la géométrie kantienne », Revue de
Métaphysique et de Morale, juillet-septembre 2002, p. 397-410.
Les faits dans la perception 63
et de la physiologie des sens de son époque, tout comme il l’était dans
sa conception d’ensemble de l’intuition en général comme processus psy-
chique simple, n’ayant pas à être résolu.
Si l’on veut essayer de se représenter une chose qui n’a jamais été vue
auparavant, on doit savoir se figurer la série des impressions sensorielles
qui, en accord avec les lois connues de celles-ci, devraient se produire si
l’on observait cet objet et ses graduelles modifications successives [30] de
chaque point de vue possible et avec tous les sens. Et en même temps ces
impressions doivent être telles que toute autre interprétation soit exclue.
Si cette série d’impressions sensorielles peut être formulée complètement
et sans ambiguïté, alors on doit à mon sens déclarer cette chose intuitive-
ment représentable. Puisque par hypothèse celle-ci ne doit encore jamais
avoir été observée, aucune expérience antérieure ne peut nous venir en
aide et guider notre imagination dans la découverte de la série requise
d’impressions ; cette découverte ne peut advenir qu’au moyen du concept
de l’objet ou de la relation à représenter. Il faut donc tout d’abord éla-
borer un tel concept et le spécifier autant que l’exige l’objectif proposé.
<130>Le concept de structures spatiales ne correspondant pas à l’intui-
tion habituelle ne peut être développé de manière sûre que par le calcul
de la géométrie analytique. Les outils analytiques pour le présent pro-
blème ont été fournis tout d’abord par Gauss en 1828, à travers son essai
sur la courbure des surfaces, et Riemann les a appliqués à la découverte
de systèmes de géométrie logiquement possibles, et en eux-mêmes cohé-
rents ; ce n’est pas improprement que ces investigations ont été qualifiées
de métamathématiques. Du reste il est à noter que déjà en 1829 et 1840
Lobatchewski avait élaboré, en suivant la voie synthétique et intuitive
habituelle, une géométrie sans l’axiome des parallèles, qui est en parfait
accord avec la partie correspondante des plus récentes investigations ana-
lytiques. Enfin Beltrami a indiqué une méthode pour former les images
d’espaces métamathématiques dans les parties de l’espace euclidien, mé-
thode grâce à laquelle la détermination de leur mode d’apparition dans
la vision perspective est faite assez facilement. Lipschitz a démontré que
[31] les principes généraux de la mécanique peuvent être transposés à
de semblables espaces, de sorte que la série des impressions sensorielles
qui arriveraient en eux peut être complètement indiquée : ceci prouve
l’intuitionnabilité de tels espaces, conformément à la définition susdite
de ce concept4.
C’est ici toutefois qu’intervient le point de désaccord. Comme preuve
de l’intuitionnabilité je demande seulement que l’on soit capable d’indi-
4Voir mon étude sur les axiomes de la géométrie dans mes Populärwissenschaftli-
chen Vorträgen, Heft III, Braunschweig.
64 Hermann v.Helmholtz
quer précisément et sans ambiguïté, pour chaque sorte d’observation, les
impressions sensorielles naissantes, en utilisant si nécessaire la connais-
sance scientifique de leurs lois, d’où il résulterait -du moins pour le
connaisseur de ces lois- que la chose en question ou la relation à intuition-
ner serait effectivement disponible. La tâche consistant à se représenter
les relations spatiales dans les espaces métamathématiques exige, de fait,
quelque exercice dans la compréhension des méthodes analytiques, des
constructions perspectives et des phénomènes optiques.
Mais ceci contredit le vieux concept d’intuition, qui reconnaît quelque
chose comme donné par intuition seulement si sa représentation vient à
la conscience en même temps que l’impression sensible, sans réflexion et
sans effort. Ce qui manque à nos tentatives pour nous représenter des
espaces mathématiques, c’est cette facilité, cette rapidité, cette évidence
éclair avec laquelle nous percevons par exemple la forme d’une pièce
dans laquelle nous entrons pour la première fois, <131>la disposition
et la forme des objets qui s’y trouvent, le matériau dont ils sont faits,
et bien d’autres choses encore. Donc si ce type d’évidence était une pro-
priété originairement donnée et nécessaire de toute intuition, [32] nous
ne pourrions pas affirmer jusqu’à ce jour l’intuitionnabilité de semblables
espaces.
En réfléchissant bien cependant, nous sommes confrontés à une foule
de cas qui montrent que la sûreté et la rapidité avec laquelle surgissent
certaines représentations à l’occasion de certaines impressions peut éga-
lement être acquise, même lorsque la nature ne donne aucune connexion
semblable. L’un des exemples les plus frappants est la compréhension
de notre langue maternelle. Les mots sont des signes choisis arbitraire-
ment ou de manière contingente, qui diffèrent selon chaque langue. La
compréhension d’une langue n’est pas héréditaire, puisque pour un en-
fant allemand ayant grandi parmi des français et n’ayant jamais entendu
parler allemand, l’allemand est une langue étrangère. L’enfant apprend
à connaître la signification des mots et des phrases uniquement à travers
des exemples de leur usage. Dans ce processus on ne peut jamais faire
comprendre à l’enfant, avant qu’il ne comprenne la langue, que les sons
qu’il entend sont censés être des signes ayant un sens. Finalement en
grandissant il comprend ces mots et phrases sans réflexion ni effort, sans
savoir quand, où et à travers quels exemples il les a appris, et il saisit
les plus fines nuances de leur sens - souvent celles que les tentatives de
définition logique ne font que poursuivre maladroitement.
Il ne sera pas nécessaire pour moi de multiplier les exemples de tels
processus, la vie quotidienne en est suffisamment riche. C’est précisément
la base de l’art, et plus clairement de la poésie et des arts graphiques.
Les faits dans la perception 65
La forme la plus haute de l’intuitionner, telle que nous la trouvons dans
un regard d’artiste, est cette saisie d’un nouveau type de manifestation,
mobile ou stationnaire, de l’homme et de la nature. Lorsque les traces
similaires, déposées dans notre mémoire par des perceptions souvent ré-
pétées, se renforcent les unes les autres [33] : c’est précisément le nomolo-
gique qui de la sorte se répète lui-même le plus régulièrement, tandis que
la fluctuation contingente est effacée. Chez l’observateur fervent et atten-
tif se développe de cette manière une image intuitive du comportement
typique des objets qui l’ont intéressé, dont il sait aussi peu retracer après
coup la genèse que l’enfant qui devrait recenser les exemples sur lesquels
il a appris la signification des mots. Que l’artiste a vu quelque chose de
vrai s’atteste dans le fait que <132>cette chose nous saisit nous aussi
d’une conviction de vérité, lorsqu’il nous la présente dans un exemple
purifié des perturbations contingentes. Il est supérieur à nous, toutefois,
parce qu’il a su comment la dégager de tout ce qui est accidentel, et de
toute confusion émanant de l’agitation du monde.
Tout ceci uniquement pour rappeler combien ce processus psychique
est actif dans notre vie mentale, des plus bas aux plus hauts degrés de
son développement. Dans mes travaux antérieurs j’ai appelé inférences
inconscientes les connexions entre représentations qui interviennent ici ;
inconscientes, dans la mesure où leur majeure est formée à partir d’une
série d’expériences qui ont chacune disparu depuis longtemps de la mé-
moire, et qui ne sont pas nécessairement entrées dans notre conscience
formulées en mots comme des phrases, mais uniquement sous la forme
d’observations sensibles. La nouvelle impression sensible entrant avec la
perception présente forme la mineure, à laquelle est appliquée la règle im-
primée par les observations antérieures. Plus tard j’ai renoncé au terme
d’« inférences inconscientes » afin d’éviter la confusion avec la représen-
tation à mon sens entièrement confuse et injustifiée que Schopenhauer
et ses héritiers désignent par ce terme. À l’évidence toutefois nous avons
affaire ici à un processus élémentaire [34] qui se trouve effectivement au
fondement de toute pensée proprement dite, même si manquent encore
ici l’examen critique et le décompte exhaustif des étapes individuelles
qui entrent en jeu dans la formation scientifique des concepts et des
inférences.
Concernant premièrement la question de l’origine des axiomes géo-
métriques, le fait que la représentation des relations spatiales métama-
thématiques, par manque d’expérience, ne soit pas aisée, ne peut être
retenu comme argument contre leur intuitionnabilité. D’ailleurs, cette
dernière est parfaitement démontrable. La preuve kantienne de la nature
transcendantale des axiomes géométriques est donc caduque. D’autre
66 Hermann v.Helmholtz
part l’investigation des faits d’expérience montre que les axiomes géo-
métriques, pris uniquement au sens où ils sont habilités à s’appliquer au
monde réel, peuvent être testés empiriquement et démontrés ou bien, le
cas échéant, réfutés5.
Les restes de mémoire d’expériences passées jouent également un rôle
très influent dans l’observation de notre champ visuel.
Un observateur qui n’est plus totalement inexpérimenté obtient même
sans mouvement des yeux -soit par une illumination momentanée cau-
sée par une décharge électrique, <133>soit par une volontaire fixation
rigide- une image relativement riche des objets en face de lui. Toutefois
même un adulte se persuade facilement que cette image devient beau-
coup plus riche, et surtout beaucoup plus précise, s’il fait circuler son
regard dans le champ visuel, employant ainsi ce mode d’observation spa-
tiale que j’ai précédemment décrit comme le mode fondamental. Nous
sommes en fait tellement [35] habitués à laisser notre regard errer sur
les objets que nous observons, qu’un entraînement assez important est
requis avant que nous parvenions, pour les besoins d’expérimentations
en optique physiologique, à le maintenir plus longtemps fixé sur un point
sans osciller. Dans mes travaux d’optique physiologique6, j’ai cherché à
expliquer comment notre connaissance du champ visuel peut être acquise
par l’observation des images lors des mouvements de l’œil, pourvu seule-
ment qu’il existe, entre des sensations rétiniennes par ailleurs qualitati-
vement semblables, une quelconque différence perceptible correspondant
à la différence entre des lieux distincts sur la rétine. Il faudrait nommer
une semblable différence un signe local, selon la terminologie de Lotze ;
seulement le fait que ce signe soit un signe local -c’est-à-dire qu’il corres-
ponde à une différence de lieu et laquelle- n’a pas besoin d’être connu à
l’avance. De récentes observations ont également confirmé que des per-
sonnes aveugles depuis leur jeunesse, ayant plus tard recouvré la vue au
gré d’une opération, ne pouvaient au début distinguer par l’œil entre des
formes aussi simples qu’un cercle et qu’un carré, tant qu’ils ne les avaient
pas touchées7. En outre, l’investigation physiologique nous enseigne que
nous pouvons comparer par estimation visuelle, d’une manière relative-
ment précise et assurée, uniquement les lignes et les angles du champ
5Voir mon article « On the Origin and Meaning of Geometrical Axioms » dans la
revue trimestrielle anglaise Mind, avril 1878. On en trouvera un extrait dans l’annexe
III.
6Voir mon Handbuch der Physiologischen Optik in Karsten’s Encyclopädie der
Physik, Leipzig, bei Voss; et Populäre wissenschaftliche Vorträge, Heft II, Braunsch-
weig bei Vieweg.
7Dufour (Lausanne), in Bulletin de la Société médicale de la Suisse Romande,
1876.
Les faits dans la perception 67
visuel dont on peut reproduire l’image en une succession rapide, par des
mouvements normaux de l’œil, sur les mêmes endroits de la rétine. De fait
nous estimons bien plus sûrement les vraies grandeurs [36] et distances
des objets spatiaux qui ne sont pas trop éloignés que celles des objets
perspectifs, qui changent selon le point de vue dans le champ visuel de
l’observateur, bien que la première tâche, qui se rapporte à un espace
à trois dimensions, <134>soit beaucoup plus complexe que la seconde,
qui se rapporte à une image plane. Il est bien connu que l’une des plus
grandes difficultés du dessin est de se libérer de l’influence involontai-
rement exercée par notre représentation des vraies grandeurs des objets
vus. Or la situation décrite est précisément celle à laquelle nous devons
nous attendre, si nous n’avons acquis notre compréhension des signes
locaux que par expérience. Il nous est beaucoup plus facile d’apprendre
à connaître de manière sûre les signes sensoriels changeants pour ce qui
reste objectivement constant, que pour ce qui change à chaque mouve-
ment de notre corps, comme le font les images perspectives.
Pour un grand nombre de physiologues, dont nous pouvons qualifier
la conception de nativiste par opposition à la conception empiriste que
j’ai moi-même essayé de défendre, cette idée d’une connaissance acquise
du champ visuel apparaît inacceptable, car ils n’ont pas pris clairement
conscience de ce qui est pourtant si net dans l’exemple de la langue, à sa-
voir de tout ce qui peut être accompli grâce aux impressions mémorielles
accumulées. Pour cette raison une foule de tentatives variées ont été faites
pour ramener au moins une certaine partie des perceptions visuelles à
un mécanisme inné, au sens où certaines impressions sensorielles seraient
censées déclencher certaines représentations spatiales déjà prêtes. J’ai dé-
montré en détail8que toutes les hypothèses de ce genre proposées à ce
jour [37] étaient insuffisantes, car finalement on peut toujours présen-
ter des cas où notre perception visuelle se trouve en concordance plus
précise avec la réalité que ces suppositions ne permettraient de l’être.
On est donc contraint d’avancer cette autre hypothèse, que l’expérience
conquise au cours des mouvements peut finalement triompher de l’intui-
tion innée, et ainsi achever en opposition à cette dernière ce qu’elle est
censée achever, pour l’empiriste, sans un semblable obstacle.
Ainsi les hypothèses nativistes sur notre connaissance du champ vi-
suel, premièrement, n’expliquent rien, mais ne font qu’admettre l’exis-
tence du fait à expliquer tout en récusant, dans le même temps, que
ce fait puisse être ramené à des processus psychiques sûrement établis,
bien qu’elles doivent elles-mêmes toujours faire appel à ces derniers dans
8Voir mon Handbuch der Physiologischen Optik, 3. Abteilung, Leipzig, 1867.
68 Hermann v.Helmholtz
d’autres cas. Deuxièmement la supposition de toute théorie nativiste
-que des représentations déjà prêtes d’objets sont suscitées par notre
mécanisme organique-, apparaît bien plus audacieuse et douteuse que la
supposition de la théorie empiriste, <135>qui est que seul le matériau
non encore compris des sensations relève des influences externes, tandis
que toutes les représentations sont formées à partir de lui en accord avec
les lois de la pensée.
Troisièmement, les suppositions nativistes ne sont pas utiles. La seule
objection qu’on a pu avancer contre l’explication empiriste est l’assu-
rance avec laquelle de nombreux animaux se meuvent lorsqu’ils viennent
de naître ou juste après avoir rampé hors de l’œuf. Moins ils sont dotés
mentalement, plus vite ils apprennent ce qu’ils sont en général capables
d’apprendre. Plus étroits sont les chemins que leurs pensées doivent em-
prunter, plus facilement ils les trouvent. Pour ce qui est de voir, un
nouveau-né humain est extrêmement malhabile ; il lui faut plusieurs jours
[38] pour apprendre à juger, d’après ses images visuelles, dans quelle di-
rection il doit tourner la tête pour atteindre le sein de la mère. Les
jeunes animaux sont assurément beaucoup plus indépendants de l’expé-
rience individuelle. Mais nous ne savons pratiquement rien de précis sur
ce qu’est cet instinct qui les guide. Un héritage direct des cercles de re-
présentation des parents est-il possible ? S’agit-il seulement d’un désir ou
d’une aversion ou d’un besoin moteur qui s’attache à certains agrégats de
sensations ? Des vestiges de ce dernier phénomène se présentent encore
d’une manière clairement reconnaissable chez l’être humain. Des obser-
vations proprement et critiquement exécutées dans ce domaine seraient
infiniment souhaitables.
Ainsi les structures que présuppose l’hypothèse nativiste peuvent-
elles revendiquer au mieux une certaine valeur pédagogique, celle de
faciliter la découverte des premières relations nomologiques. La position
empiriste serait elle aussi compatible avec des présuppositions ordon-
nées à ce but : par exemple les signes locaux de points voisins sur la
rétine sont plus semblables les uns aux autres que ne le sont ceux de
points plus éloignés ; les signes locaux des points correspondants des
deux rétines sont plus semblables les uns aux autres que ceux de points
disparates, etc. Pour notre présente investigation il suffit de savoir que
l’intuition spatiale peut se former pleinement chez l’aveugle également,
et que chez le voyant -même en supposant que les hypothèses nativistes
soient partiellement pertinentes-, la détermination ultime et la plus pré-
cise des relations spatiales est conditionnée par les observations faites
lors du mouvement.
Je reviens à notre discussion sur les faits initiaux, originaires de notre
Les faits dans la perception 69
perception. Comme on l’a vu, nous n’avons pas seulement des impres-
sions sensorielles changeantes [39] qui nous adviennent sans que nous
fassions rien pour. Bien plutôt, nous observons au gré de notre propre
activité continue, <136>et atteignons ainsi la connaissance de l’existence
d’une relation nomologique entre nos innervations et le devenir-présent
des diverses impressions du cercle des présentables d’un intervalle. Cha-
cun de nos mouvements volontaires, par lesquels nous modifions le mode
d’apparition des objets, doit être considéré comme une expérimenta-
tion par laquelle nous testons si nous avons correctement appréhendé
le comportement nomologique de l’apparence qui nous a été présentée,
c’est-à-dire son existence présumée dans un ordre spatial déterminé.
La principale raison pour laquelle nous sommes beaucoup plus convain-
cus par une expérimentation que par l’observation d’un processus se dé-
roulant sans notre concours, c’est que dans l’expérimentation la chaîne
des causes passe par la conscience de soi. Nous connaissons un maillon de
ces causes, à savoir notre impulsion volontaire, par l’intuition interne, et
savons par quels motifs elle s’est produite. À partir d’elle, comme d’un
maillon initial connu de nous et à un point du temps connu de nous,
commence à agir la chaîne des causes physiques qui cesse à l’issue de
l’expérimentation. Mais une présupposition essentielle pour atteindre la
conviction est que l’impulsion de notre volonté elle-même n’ait pas été
déjà influencée par des causes physiques qui dans le même temps déter-
minaient aussi le processus physique, et que de son côté elle n’ait pas
influencé psychiquement les perceptions ultérieures.
C’est surtout le dernier doute qui peut entrer en considération pour
notre sujet. L’impulsion de la volonté pour un mouvement défini est un
acte psychique, tout comme l’est la modification de la sensation perçue
immédiatement après. Mais le premier acte ne peut-il pas provoquer
le second par des médiations [40] purement psychiques ? Ce n’est pas
impossible. Lorsque nous rêvons, il se passe quelque chose de ce genre. En
songe nous croyons exécuter nous-mêmes un mouvement, et nous rêvons
ensuite que se produit ce qui devrait en être la conséquence naturelle.
Nous rêvons que nous montons dans une barque, que nous lui donnons
une poussée, que nous glissons sur l’eau, que nous voyons les objets
alentour se déplacer, etc. Ici le fait que le rêveur s’attende à voir arriver
les conséquences de sa conduite semble entraîner la perception rêvée dans
une voie purement psychique. Qui peut se prononcer sur la durée et la
finesse de développement, sur le degré de cohérence qu’un tel rêve est
susceptible d’atteindre ? Si tout arrivait en lui de la manière la mieux
réglée qui soit, en accord avec l’ordre de la nature, <137>il ne resterait
pas d’autre différence d’avec l’état veille que la possibilité du réveil, que
70 Hermann v.Helmholtz
la rupture de cette série rêvée d’intuitions.
Je ne vois pas comment l’on pourrait réfuter un système de l’idéalisme
subjectif même le plus extrême, qui voudrait considérer la vie comme un
songe. On pourrait le déclarer aussi invraisemblable, aussi insatisfaisant
que possible -à cet égard je souscrirais aux formules de rejet les plus
dures-, mais il serait en toute rigueur applicable ; et il me paraît très
important de ne pas perdre cela de vue. On sait avec quelle ingéniosité
Calderon a exploité ce thème dans La vie est un songe.
Fichte lui aussi admet que le Moi pose lui-même le Non-Moi, c’est-à-
dire le monde tel qu’il apparaît, parce qu’il en a besoin pour développer
sa propre activité de pensée. Toutefois son idéalisme se distingue de celui
que nous venons d’évoquer en ce qu’il conçoit les autres individus hu-
mains non comme des images oniriques mais, sur la base de ce qu’affirme
la loi morale, comme des êtres semblables au Moi propre. [41] Cependant
puisque les images par lesquelles ils se représentent le Non-Moi doivent
toutes s’accorder les unes aux autres, il saisissait tous les Moi indivi-
duels comme des parties ou des émanations du Moi absolu. Le monde
dans lequel ils se trouvaient était ainsi ce monde de représentations que
l’esprit du monde posait pour lui-même, et il pouvait à nouveau recevoir
le concept de réalité, ce qui arriva avec Hegel.
L’hypothèse aliste en revanche se fie au témoignage de l’observation
de soi ordinaire, d’après laquelle les modifications de la perception consé-
cutives à une conduite donnée n’ont absolument aucune connexion psy-
chique avec la précédente impulsion de la volonté. Elle considère comme
existant indépendamment de la façon dont nous formons des représenta-
tions, ce qui semble s’avérer tel dans la perception quotidienne, à savoir
le monde matériel hors de nous. Indubitablement l’hypothèse réaliste est
la plus simple que nous puissions former, elle a été testée et confirmée
dans des champs d’application extraordinairement larges. Elle est nette-
ment définie dans toute détermination individuelle, et pour cette raison
extraordinairement fonctionnelle et féconde comme base pour l’action.
Même en régime idéaliste de pensée, nous ne saurions pratiquement pas
exprimer ce qui est nomologique dans nos sensations autrement qu’en
disant : « Les actes de la conscience qui se présentent avec le caractère
de la perception se déroulent comme si le monde des choses matérielles
admis par l’hypothèse réaliste existait véritablement. » Mais nous ne
pouvons pas surmonter ce « comme si »; nous ne pouvons reconnaître à
l’opinion réaliste d’être davantage qu’une hypothèse éminemment fonc-
tionnelle et précise. <138>Nous ne sommes pas autorisés à lui attribuer
une vérité nécessaire, puisqu’à côté d’elle des hypothèses idéalistes non
réfutables sont possibles.
Les faits dans la perception 71
Il est bon de ne jamais perdre cela de vue, afin de ne pas vouloir dé-
duire des faits plus que ce qui peut s’en déduire. Les gradations variées
[42] des conceptions idéalistes et réalistes sont des hypothèses méta-
physiques. Aussi longtemps qu’elles sont reconnues comme telles, elles
ont leur parfaite justification scientifique, quelque dommageables qu’elles
puissent devenir quand on veut les ériger en dogmes ou en prétendues
nécessités de la pensée. La science doit discuter toutes les hypothèses
admissibles, pour garder un panorama complet des tentatives possibles
d’explication. Les hypothèses sont encore plus nécessaires pour l’action,
car on ne peut pas toujours attendre d’avoir atteint une décision assurée
et scientifique, mais l’on doit se décider soit d’après la probabilité, soit
d’après le sentiment esthétique ou moral. En ce sens on ne peut rien
objecter même contre les hypothèses métaphysiques. Mais il est indigne
d’un penseur qui se veut scientifique d’oublier l’origine hypothétique de
ses propositions. L’arrogance et la véhémence avec lesquelles semblables
hypothèses dissimulées sont défendues sont les conséquences habituelles
du sentiment d’insatisfaction que leur défenseur nourrit, dans les profon-
deurs cachées de sa conscience, quant à la justesse de sa cause.
En revanche ce que nous pouvons trouver sans ambiguïté et factuel-
lement, sans aucune imputation hypothétique, c’est le nomologique dans
le phénomène. Dès le premier pas, lorsque nous percevons devant nous
les objets distribués dans l’espace, cette perception est la reconnaissance
d’une connexion nomologique entre nos mouvements et les sensations
qui les accompagnent. Ainsi mêmes les premières représentations élé-
mentaires contiennent intrinsèquement un penser et se produisent en
accord avec les lois de la pensée. Tout ce qui dans l’intuition s’ajoute
au matériau brut des sensations peut être résolu en pensée, si nous [43]
donnons au concept de pensée la même extension que plus haut.
Car si « concevoir » signifie former des concepts, et si dans le concept
d’une classe d’objets nous recueillons et réunissons leurs caractéristiques
identiques, alors il s’ensuit de manière analogue que le concept d’une série
d’apparences changeant dans le temps <139>doit chercher à réunir ce
qui reste identique à tous ses stades. Le sage, comme le dit Schiller,
« Cherche à démêler la loi dans les miracles chargés d’épouvante du
hasard,
Cherche la stabilité du pôle dans l’écoulement du phénomène. »
Schiller, La promenade, trad. fr. de Robert d’Harcourt, in Poèmes philosophiques,
Aubier, éd. bilingue, 1944, p. 192-193. Au second vers Helmholtz remplace « Sucht »
par « Suchet » :
72 Hermann v.Helmholtz
Ce qui reste identique, sans dépendance à l’égard d’autre chose, à
travers tout changement temporel, nous le nommons substance. La rela-
tion qui reste identique entre des grandeurs variables, nous la nommons
la loi qui les relie. Ce que nous percevons directement, c’est uniquement
cette loi. Le concept de substance ne peut être gagné que par des exa-
mens exhaustifs et demeure toujours problématique, tant qu’un examen
plus étendu n’a pas eu lieu. Autrefois lumière et chaleur étaient comptées
comme substances, jusqu’à ce qu’on découvre plus tard qu’elles sont des
formes de mouvement périssables. Et nous devons toujours nous prépa-
rer à de nouvelles décompositions des éléments chimiques actuellement
connus. Le premier produit de la conception pensante du phénomène est
le nomologique. Une fois que nous l’avons isolé de manière suffisamment
pure, que nous avons délimité de manière suffisamment complète et as-
surée ses conditions et qu’en même temps nous les avons formulées avec
une généralité suffisante, de sorte que pour tout cas susceptible de se
présenter le résultat est déterminé sans équivoque, et que nous avons en
même temps acquis la conviction qu’il a fait ses preuves et qu’il les fera
en tous temps et dans tous les cas : alors nous le reconnaissons comme
une réalité indépendante de notre représenter et nous le nommons la
cause, c’est-à-dire [44] ce qui à l’origine reste et persiste derrière ce qui
change. À mon avis, seul l’emploi du terme en ce sens est justifié, même
si le langage courant l’emploie d’une manière très flottante pour tout ce
qui est l’antécédent ou l’occasion de quelque chose. Dans la mesure où
ainsi nous reconnaissons la loi comme ce qui régit notre perception et le
cours des processus naturels, comme une puissance équivalente à notre
volonté, nous l’appelons « force ». <140>Ce concept d’une puissance
opposée à nous est directement conditionné par la manière dont naissent
nos perceptions les plus simples. Depuis le début les modifications que
nous produisons nous-mêmes par les actes de notre volonté se distinguent
de celles qui ne peuvent être ni produites ni écartées par notre volonté.
C’est surtout la douleur qui nous donne l’enseignement le plus pénétrant
sur la puissance de la réalité. La force de cet enseignement tient à ce fait
d’observation, que le cercle des présentables n’est pas posé par un acte
conscient de notre représentation ou volonté. Le « Non-Moi » de Fichte
est ici l’expression négative exactement appropriée. Il semble également
au rêveur que ce qu’il croit voir et sentir n’est pas suscité par sa volonté
ou par l’enchaînement conscient de ses représentations, alors qu’en réa-
lité cela pourrait bien être assez souvent le cas, de manière inconsciente.
« Sucht das vertraute Gesetz in des Zufalls grausenden Wundern,
Suchet den ruhenden Pol in der Erscheinungen Flucht. »
Les faits dans la perception 73
Pour lui aussi c’est un Non-Moi. Il en va de même pour l’idéaliste, qui
considère le Non-Moi comme le monde des représentations de l’Esprit du
monde.
Dans notre langue nous avons une manière très heureuse de carac-
tériser ce qui se tient derrière le changement des apparences et agit sur
nous, à savoir : « das Wirkliche » [l’effectif]. Par là, seul le wirken [l’agir,
l’effectuer] est exprimé. Manque cette seconde référence à ce qui subsiste
comme substance, [45] qui est inclue dans le concept du réel [des Reel-
len], c’est-à-dire du chosal [des Sachlichen]. Dans le concept de l’objectif
d’autre part s’insinue habituellement le concept de l’image achevée d’un
objet, concept qui ne convient pas aux perceptions les plus primaires.
Concernant le rêveur cohérent, nous devrions là encore qualifier d’effec-
tifs et de réels les états d’âme ou les motifs qui lui suggèrent à un moment
donné des sensations qui sont en correspondance réglée avec l’état pré-
sent de son monde onirique. Il est clair par ailleurs qu’une séparation
entre ce qui est pensé et ce qui est réel ne devient possible que si nous
savons faire la séparation entre ce que le Moi peut et ce qu’il ne peut
pas changer. Toutefois cette séparation ne devient possible que si nous
connaissons quelles sont à tel moment les conséquences nomologiques
des impulsions de notre volonté. Le nomologique [das Gesetzmäβige] est
donc la présupposition essentielle pour le caractère du réel.
Je n’ai pas besoin de vous expliquer que vouloir présenter le réel ou
la « chose en soi » de Kant dans des termes positifs, <141>mais sans
pour autant l’absorber dans la forme de notre représentation, est une
contradictio in adjecto. Ce point est souvent débattu. Ce que nous pou-
vons atteindre, toutefois, c’est une connaissance de l’ordre légal dans le
royaume du réel, certes uniquement tel qu’il est présenté dans le système
de signes de nos impressions sensorielles.
« Alles Vergängliche
Ist nur ein Gleichniss. »
« Tout ce qui passe
N’est que symbole.»
Je tiens pour un signe favorable qu’ici et dans la suite, nous trouvions
Goethe avec nous sur le même chemin. Lorsqu’il s’agit de larges vues
panoramiques, nous pouvons bien nous fier à son regard clair et impar-
tial pour la vérité. Il attendait de la science qu’elle limite sa tâche à un
arrangement artistique des faits [46] sans former de concepts abstraits,
qui lui semblaient des noms vides ne faisant qu’obscurcir les faits. À peu
près dans le même sens G. Kirchhoff a récemment caractérisé la tâche de
Goethe, Faust, trad. fr. Henri Lichtenberger, Aubier, éd. bilingue, 1946, t. 3, p.
257-258.
74 Hermann v.Helmholtz
la mécanique, la plus abstraite des sciences de la nature, comme étant
de décrire exhaustivement et de la manière la plus simple les mouve-
ments qui se présentent dans la nature. Pour ce qui est d’obscurcir, cela
se produit en effet quand nous campons dans le royaume des concepts
abstraits sans nous expliquer leur sens réel, c’est-à-dire sans mettre au
clair quelles sont les nouvelles relations nomologiques observables entre
phénomènes qui découlent d’eux. Chaque hypothèse correctement formée
propose, conformément à son sens factuel, une loi des phénomènes plus
générale que celle directement observée jusqu’alors ; elle est une tentative
pour s’élever à une nomologie toujours plus générale et plus inclusive.
Ce qu’elle affirme de nouveau sur les faits doit être testé et confirmé par
observation et expérimentation. Les hypothèses qui n’ont pas ce sens fac-
tuel ou qui d’aucune manière ne spécifient sûrement et sans ambiguïté
les faits qui tombent sous elles, ne doivent être considérées que comme
des phrases sans valeur.
Toute reconduction des phénomènes aux substances et aux forces
sous-jacentes affirme avoir trouvé quelque chose d’invariable et de défi-
nitif. Nous n’avons jamais de justification pour une affirmation incon-
ditionnelle de ce genre : ce n’est autorisé ni par le caractère lacunaire
de notre connaissance, ni par la nature des inférences inductives sur les-
quelles repose toute notre perception du réel dès le premier pas.
<142>Toute inférence inductive est basée sur la confiance dans le fait
qu’un comportement nomologique, qui a été observé jusqu’à présent, se
vérifiera également dans tous les cas qui n’ont pas encore été offerts à
l’observation. [47] C’est une confiance dans le fait que tout ce qui ar-
rive se conforme à une loi. La conformité à une loi est la condition de
la compréhensibilité. La confiance dans la conformité à une loi est donc
en même temps la confiance dans la compréhensibilité des phénomènes
de la nature. Toutefois si nous supposons que cette compréhension vien-
dra à achèvement, que nous sommes capables d’établir quelque chose
d’ultime et d’inaltérable comme cause des changements observés, alors
nous nommons le principe régulateur de notre pensée qui nous pousse à
cela la loi causale. Nous pouvons dire qu’elle exprime la confiance en la
complète compréhensibilité du monde. La compréhension, au sens où je
l’ai décrite, est la méthode au moyen de laquelle notre pensée maîtrise
le monde, ordonne les faits et détermine le futur par avance. C’est son
droit et son devoir d’étendre l’application de cette méthode à tout ce qui
se présente, et elle a vraiment déjà récolté de grands résultats sur cette
voie. Toutefois nous n’avons pas d’autre garantie pour l’applicabilité de
la loi de causalité que son succès. Nous pourrions vivre dans un monde
où chaque atome serait différent de chaque autre et où rien ne serait au
Les faits dans la perception 75
repos. Il n’y aurait alors aucune régularité d’aucune sorte à trouver et
c’est notre activité de penser qui devrait rester au repos.
La loi de causalité est effectivement une loi donnée a priori, une loi
transcendantale. La prouver par l’expérience n’est pas possible, puisque
les premiers pas de l’expérience, comme on l’a vu, ne sont pas possibles
sans l’emploi d’inférences inductives, c’est-à-dire sans la loi de causalité.
Mais même à supposer que l’expérience complète nous enseigne que tout
ce qui a été observé jusqu’ici est arrivé de manière nomologique -et nous
sommes bien loin de pouvoir l’affirmer-, c’est toujours uniquement par
[48] une inférence inductive, c’est-à-dire sous la présupposition de la loi
de causalité, que la loi de causalité vaudrait également à l’avenir. Ici le
seul conseil valide est : Aie confiance et agis !
« Das Unzulängliche
Dann wird’s Ereignis. » « L’imparfait
Ici trouve l’achèvement»
Telle serait peut-être la réponse donnée par nous à la question : <143>
qu’est-ce que la vérité dans notre représenter ? Dans ce qui m’est tou-
jours apparu comme l’avancée la plus essentielle dans la philosophie de
Kant, nous nous tenons encore sur le sol de son système. À cet égard j’ai
souvent souligné également dans mes travaux antérieurs l’accord entre
la récente physiologie des sens et les enseignements de Kant, ce qui ne
signifie pas que je doive prêter serment aux verba magistri sur tous les
sujets subordonnés. Je crois qu’il faut considérer la résolution du concept
d’intuition dans les processus élémentaires de la pensée comme l’avancée
la plus essentielle de la période récente. Cette résolution manque en-
core chez Kant, et ce manque conditionne également sa conception des
axiomes de la géométrie comme propositions transcendantales. Ici ce sont
surtout les investigations physiologiques sur les perceptions sensorielles
qui nous ont conduit aux ultimes processus élémentaires du connaître.
Ces processus devaient rester informulables en mots, inconnus et inacces-
sibles à la philosophie, aussi longtemps que celle-ci limitait son examen
aux connaissances trouvant leur expression dans le langage.
Bien sûr pour les philosophes qui ont gardé l’inclination pour les spé-
culations métaphysiques, la chose la plus essentielle dans la philosophie
de Kant semble être précisément ce que nous avons considéré comme
un manque lié au développement insuffisant des sciences spécialisées de
son temps. En effet la preuve de Kant pour la [49] possibilité d’une
métaphysique -il ne sut lui-même rien découvrir de plus sur cette pré-
tendue science-, s’appuie purement et simplement sur la croyance que
Trad. cit., p. 257-258. Ces vers sont la suite des deux précédemment cités. Helm-
holtz, qui les cite de mémoire, emploie « Dann » au lieu de « Hier ».
76 Hermann v.Helmholtz
les axiomes de la géométrie et les principes affiliés de la mécanique sont
des propositions transcendantales, données a priori. Du reste tout son
système proprement dit contredit l’existence de la métaphysique, et les
points obscurs de sa théorie de la connaissance, dont l’interprétation a
été tant controversée, proviennent de cette racine.
D’après tout cela, il semblerait que la science de la nature ait son
propre territoire assuré, sur lequel, solidement campée, elle peut chercher
les lois du réel -un champ de travail merveilleusement riche et fécond.
Tant qu’elle se limitera à cette activité, elle sera hors d’atteinte des
doutes idéalistes. Un tel travail peut sembler modeste comparé aux plans
de haut vol des métaphysiciens. <144>
« Car nul homme ne doit
Se mesurer
Avec les dieux.
S’il se soulève,
Jusqu’à toucher
Du front les astres,
Ses pieds peu sûrs
N’ont plus d’appui,
Et de lui jouent,
Vents et nuages.
S’il se tient, de ses os
Fermes jusqu’en leur moelle,
Sur cette terre
Bien assise et durable,
Il n’est pas digne
De s’égaler
Même à un chêne
Ou à la vigne.1»
[50] Toutefois l’exemple de l’auteur de ces mots pourrait nous ensei-
gner qu’un mortel qui a bien appris comment se tenir conserve toujours,
même lorsqu’il touche les étoiles du sommet de son crâne, un oeil clair
pour la vérité et la réalité. L’authentique chercheur doit toujours avoir
quelque chose de la vision de l’artiste, de la vision qui conduisit Goethe
comme Léonard de Vinci à de grandes pensées scientifiques. L’artiste et
le chercheur aspirent tous deux, bien que par des approches différentes, à
1Goethe, Poésies, tome II, trad. fr. de Roger Ayrault, Aubier, collection bilingue,
1951, p. 128-129. La citation de Helmoltz sépare Irgend de ein et modifie très légè-
rement la ponctuation (les deux points remplacent une virgule) :
« Doch mit Göttern
Soll sich nicht messen
Irgend ein Mensch.
Hebt er sich aufwärts
Und berührt
Mit dem Scheitel die Sterne,
Nirgends haften dann
Die unsicheren Sohlen,
Und mit ihm spielen
Wolken und Winde.
Steht er mit festen
Markigen Knochen
Auf der wohlgegründeten
Dauernden Erde :
Reicht er nicht auf,
Nur mit der Eiche
Oder der Rebe
Sich zu vergleichen. »
Les faits dans la perception 77
ce but : découvrir une nouvelle nomologie. Seulement, on ne doit pas es-
sayer de faire passer l’enthousiasme oisif et les folles divagations pour une
vision d’artiste. L’authentique artiste et l’authentique chercheur savent
tous deux authentiquement travailler et donner à leur œuvre une forme
ferme et une véracité convaincante.
<145>Jusqu’à présent du reste, la réalité s’est révélée à la science
explorant fidèlement ses lois bien plus sublime et plus riche que n’avaient
su la dépeindre les efforts extrêmes de l’imagination mythique et de la
spéculation métaphysique. Qu’est-ce que les monstrueux produits de la
rêverie indienne, ces accumulations de dimensions gigantesques et ces
nombres ont à nous dire comparés à la réalité de la structure de l’univers,
des intervalles de temps dans lesquels le soleil et la terre furent formés,
dans lesquels la vie évolua pendant l’ère géologique et s’adapta, dans
des formes de plus en plus parfaites, aux conditions physiques les plus
stables de notre planète.
Quelle métaphysique a préparé d’avance les concepts d’effets tels que
ceux exercés l’un sur l’autre par les aimants et l’électricité dynamique?
En ce moment la physique s’efforce toujours de les réduire à des effets
élémentaires bien déterminés, sans être parvenu à une conclusion claire.
Mais déjà [51] la lumière semble n’être rien d’autre qu’une modalité
particulière du mouvement de ces deux agents, et l’éther remplissant
l’espace est en train de recevoir des propriétés caractéristiques tout à
fait nouvelles en tant que médium magnétisable et électrifiable.
Et dans quel schéma de concepts scolastiques pourrions nous insérer
cette réserve d’énergie efficace dont la loi de la conservation de la force
affirme la constance ? Cette réserve qui, comme une substance, ne p eut
être détruite ou augmentée, est à l’œuvre comme force motrice dans
chaque mouvement de la matière, inerte ou vivante. Telle un Protée
revêtant des formes toujours nouvelles, elle est active à travers l’espace
infini et cependant non divisible sans reste avec l’espace, facteur actif
dans chaque effet, moteur dans chaque mouvement, et, cependant, non
esprit et non matière. Le poète en a-t-il eu l’idée ?
« Dans les flots de la vie, dans l’ouragan de l’action,
Je m’élève et m’abaisse,
J’ondule de-ci de-là !
Naissance et tombeau,
Eternel Océan,
Activité changeante,
Vie ardente,
Ainsi j’œuvre au métier bruissant du temps,
78
Et tisse le vêtement vivant de la divinité1».
<146>Nous sommes des particules de poussière sur la surface de
notre planète, qui elle-même mérite à peine d’être nommée un grain de
sable dans l’espace infini de l’univers. Nous sommes la plus jeune géné-
ration des êtres vivant sur terre, tout juste sortis du berceau après l’ère
géologique, toujours au stade de l’apprentissage, à peine à demi éduqués,
et déclarés majeurs uniquement par égards mutuels. Cependant nous
avons déjà, sous l’impulsion la plus puissante de la loi de causalité, évo-
lué au-delà de toutes les créatures terrestres, et nous les maîtrisons [52]
dans la lutte pour l’existence. Nous avons vraiment un motif suffisant
d’être fiers que nous soit donné d’apprendre à comprendre lentement,
par un travail fidèle, les « œuvres incompréhensiblement sublimes » , et
nous n’avons pas à nous sentir le moins du monde honteux de ne pas y
parvenir immédiatement, comme au premier assaut d’un vol d’Icare.
1Goethe, Faust, t. 1, trad. Henri Lichtenberger, Aubier, éd. bilingue, 1946, p. 18-
19. Helmholtz cite parfaitement :
« In Lebensfluten, in Tathensturm,
Wall’ich auf und ab,
Wehe hin und her !
Geburt und Grab,
Ein ewiges Meer,
Ein wechselnd Weben,
Ein glühend Leben,
So schaff’ich am sausenden Webstuhl
der Zeit,
Und wirke der Gottheit lebendiges
Kleid. »
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