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Abstract

Les fondations philanthropiques américaines (Carnegie, Rockefeller, Ford) ont été très présentes en France au cours du XXe siècle, finançant la plupart des institutions d'enseignement supérieur et de recherche, depuis les universités jusqu'au Centre National de la Recherche Scientifique en passant par le Collège de France, l'Institut Pasteur, la Maison des Sciences de l'Homme ou encore la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Elles ont joué un rôle significatif dans l'évolution intellectuelle des disciplines ainsi que dans la conception des politiques scientifiques, sans pour autant exporter un " modèle " américain, les projets qu'elles financent étant largement coproduits avec leurs interlocuteurs français.
HAL Id: halshs-00650461
https://shs.hal.science/halshs-00650461
Submitted on 10 Dec 2011
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Sciences de l’homme et politique.
Ludovic Tournès
To cite this version:
Ludovic Tournès. Sciences de l’homme et politique. : Les fondations philanthropiques américaines en
France au XXe siècle. Editions des Classiques Garnier. Editions des Classiques Garnier, pp.412, 2011,
Bibliothèque des sciences sociales, François Vatin & Philippe Steiner. �halshs-00650461�
1
Ludovic Tournès
Sciences de l’homme et politique
les fondations philanthropique américaines
en France au XXe siècle
2
Introduction
La plupart des visiteurs du Muséum d’histoire naturelle à Paris n’ont sans doute
jamais prêté attention à la provenance du plus grand squelette de sa galerie
paléontologique, qui trône pourtant au centre de la salle et dont le nom curieux ne
correspond à aucune catégorie identifiée par les spécialistes. Et pour cause : ce
diplodocus Carnegiensis a été baptisé par le milliardaire philanthrope américain
Andrew Carnegie, qui l’a offert au président de la République française Armand
Fallières en 1908, en gage d’amitié franco-américaine. Il constitue la première trace
concrète d’une longue présence de la philanthropie américaine en France tout au long
du XXe siècle. D’autres sont plus visibles dans le paysage : ainsi l’imposante faculté de
médecine de Lyon, ouverte en 1930 sur l’avenue baptisée pour l’occasion
« Rockefeller » en hommage au donateur ayant permis sa construction ; ainsi
l’Herbarium du Muséum d’histoire naturelle longeant la rue Buffon, et dont une plaque
commémorative rappelle qu’il fut construit avec une subvention de la fondation
Rockefeller entre 1930 et 1935 ; ainsi la bibliothèque de la Maison des Sciences de
l’Homme du boulevard Raspail, équipée à l’aide d’un important financement de la
fondation Ford au cours des années 1960. Ces exemples, que l’on pourrait multiplier,
témoignent du rôle important joué par les grandes fondations américaines dans le
paysage intellectuel et institutionnel français, notamment dans le domaine de
l’enseignement supérieur et de la recherche.
Particulièrement développée aux Etats-Unis, la philanthropie moderne est une
fille de l’industrialisation rapide et forcenée de ce pays, dont les grands capitaines
d’industrie ont réinvesti une partie de leurs bénéfices colossaux dans des fondations au
nombre sans cesse croissant : de quelques dizaines vers 1900, elles étaient 7 000 dans
les années 1950, pour monter à plus de 20 000 au début des années 1990. La plupart
n’ont que quelques dizaines de milliers de dollars d’actifs, mais une poignée possèdent
un capital qui se compte en milliards de dollars, et depuis les années 1990, l’explosion
des nouvelles technologies et l’affirmation de l’économie numérique a dopé leur
croissance : en 2003, les États-Unis en comptaient plus de 60 000, dont le capital
cumulé s’élevait à 475 milliards de dollars, et le montant total des dons à 30 milliards de
dollars. La décennie 2000 a vu en outre l’arrivée dans le club des grandes fondations de
nouvelles venues à la dotation toujours plus importante, dont la plus connue et la plus
riche est aujourd’hui la fondation Bill et Melinda Gates, dont le capital se monte en
2010 à près de 34 milliards de dollars.
Ces organisations privées d’intérêt public, comme les définissent les
Américains, ont joué un rôle historique dans de nombreux secteurs où l’Etat fédéral est
longtemps resté absent, que ce soit dans le travail social, le mécénat artistique ou surtout
l’enseignement supérieur et la recherche. Depuis le début du XXe siècle, elles ont
contribué de manière décisive à la croissance rapide du système universitaire américain,
finançant la construction de campus, la création de chaires ou la réalisation de
programmes de recherche dans tous les domaines, que ce soit dans les universités
prestigieuses de l’Ivy League ou dans des universités publiques plus modestes. Elles ont
3
également joué un rôle majeur dans l’organisation de la recherche scientifique,
stimulant par leur financement le développement de secteurs pionniers, le croisement de
disciplines ou la réorganisation de laboratoires.
Si les fondations occupent une place centrale dans le paysage américain, elles se
sont également lancées à partir du début du XXe siècle dans une ambitieuse politique
internationale qui les a conduit à intervenir sur tous les continents. La France est l’un
des pays les plus grandes d’entre elles (Carnegie, Rockefeller, Ford) ont été
présentes presque sans discontinuer depuis la première décennie du XXe siècle jusqu’au
début des années 1970. L’Hexagone constitue à ce titre un terrain danalyse privilégié
de l’étude de la projection internationale de la politique philanthropique, dont l’analyse
est rendue malaisée par le caractère sectoriel de la plupart des travaux de recherche : si
l’on ne compte plus les études portant sur l’action de telle fondation dans tel secteur au
cours d’une période donnée (l’organisation de la santé publique, la lutte contre le
paludisme, le développement des relations internationales, le financement de telle
institution dans tel pays…)1, rares sont les historiens qui ont franchi les barrières des
sous-spécialités pour étudier en même temps des domaines aussi différents que
l’organisation de la santé publique, l’enseignement de la médecine, l’organisation de la
recherche biomédicale ou le développement des sciences sociales. Aucun d’entre eux
n’a par ailleurs réalisé une synthèse de l’ensemble des actions d’une ou plusieurs
fondations dans un pays sur une longue période. C’est cette double lacune que le présent
ouvrage entend combler.
L’action des fondations en France se manifeste dans des domaines très
différents, tels que l’organisation d’une politique de la santé publique appuyée sur les
résultats de la recherche médicale, la réforme des facultés de médecine, le
développement de l’enseignement du droit international ou encore l’organisation de la
recherche dans le domaine biomédical ou celui des sciences sociales, autant de
domaines qui constituent chacun en soi un sujet d’ouvrage, mais que l’on a pris le parti
de traiter ici ensemble, ce qui a permis non seulement de mettre à jour la logique
globale du projet philanthropique au-delà des actions sectorielles, mais également de
mettre en évidence l’importance méconnue des fondations dans la vie scientifique
française au cours du XXe siècle : l’analyse globale de l’action des fondations montre en
effet que la plupart des grandes institutions françaises d’enseignement supérieur et de
recherche ont bénéficié, à des moments différents et à des degrés divers, du financement
philanthropique, depuis les universités jusqu’au Centre National de la Recherche
Scientifique en passant par le Collège de France, l’Institut Pasteur, la Maison des
Sciences de l’Homme ou encore la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Cette
participation importante montre que le partenariat, parfois conflictuel, entre financement
public et privé, est, contrairement à une idée reçue, une réalité ancienne et complexe en
France.
Pour autant, on se tromperait en pensant que la participation philanthropique est
uniquement de nature financière. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que les
fondations jouent aussi un rôle technique et intellectuel important, en établissant dès
l’entre-deux-guerres des contacts suivis avec les pouvois publics français ou les
organismes privés, et en s’insérant dans les réseaux scientifiques, administratifs et
politiques, où elles se font souvent reconnaître comme des interlocutrices à part entière.
Elles participent ainsi à la conception de projets et à la mise en place de dispositifs
1 On trouvera une présentation de l’abondante historiographie de la philanthropie dans Ludovic Tournès,
La philanthropie américaine et l’Europe : contribution à une histoire transnationale de
l’américanisation, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris-I Panthéon Sorbonne,
2008, volume II, chapitre 1.
4
scientifico-administratifs tels que l’organisation de campagnes sanitaires, le
financement pluriannuel de projets de recherche, la collaboration interdisciplinaire et
inter-institutionnelle, ou encore la coordination de recherches collectives. De sorte qu’à
bien des égards, elles jouent un rôle important dans la vie scientifique hexagonale
pendant une partie importante du XXe siècle. Cette présence variée et de long terme
dans le paysage intellectuel et institutionnel français conduit immanquablement
l’historien à s’interroger sur un problème essentiel qui est au cœur de ce livre : celui de
la confrontation entre un « modèle » français et des pratiques étrangères ici
américaines – d’autre part ; autrement dit, à s’interroger sur la notion d’américanisation.
L’analyse de l’action des fondations est de ce point de vue intéressante, car elle invite
avec insistance à repenser la notion d’américanisation telle qu’elle est encore utilisée
par la majorité des historiens.
La plupart des travaux historiques sur l’américanisation menés depuis les années
1970 ont été envisagés selon un cadre conceptuel largement inspiré, explicitement ou
non, de l’anthropologie culturelle et notamment des études d’acculturation, cadre
dominé par le tryptique diffusion/réception/réinterprétation1. Cette perspective se traduit
le plus souvent par une approche naturalisée de la « culture » américaine conçue comme
une totalité cohérente préalablement constituée à l’intérieur des frontières des États-
Unis et dont la diffusion à l’extérieur intervient dans un second temps, dans une
perspective à sens unique, en direction de cultures réceptrices dont il s’agit d’analyser la
réaction à cette sollicitation extérieure. Dans cette perspective, le processus est, sauf
exception, analysé de façon unidirectionnelle, comme si la culture américaine était
intrinsèquement exportatrice et peu ou prou imperméable aux influences extérieures, et
comme si les cultures nationales des autres continents étaient, symétriquement,
intrinsèquement importatrices. De fait, dans la grande majorité des cas, les études sur
l’américanisation se sont focalisées sur la réception par des cultures nationales d’objets
venus des Etats-Unis. Pour avancer dans l’analyse historique de l’influence mondiale
des Etats Unis, il importe de réviser cette perspective essentiellement diffusionniste et
d’adopter une perspective circulatoire qui envisage dans une même analyse les
différents partenaires de la relation et leurs interactions2. Cette perspective impose de
rompre avec les couples émetteur/récepteur et diffusion/réception, pour analyser les
dynamiques respectives des deux partenaires considérés à la fois, et en même temps,
comme émetteurs et récepteurs, même quand ils sont dans un rapport de force inégal, ce
qui est le cas de la plupart des cultures nationales par rapport aux Etats-Unis,
notamment depuis 1945.
1 Voir par exemple Doeko F.J. Bosscher, Rob Kroes & Robert W. Rydell, Cultural Transmissions and
Receptions : American Mass Culture in Europe, Amsterdam, VU University Press, 1993 ; Richard
Kuisel, Seducing the French. The dilemma of Americanization, Berkeley/Los Angeles, University of
California Press, 1993 ; Pascal Ory, « L'américanisation, modernisme et culture de masse », in Antoine
Compagnon et Jacques Seebacher (dir), L'esprit de l'Europe, Paris, Flammarion, 1993, tome 3, pp. 252-
261 ; Richard Pells, Not Like US. How Europeans have loved, hated and transformed American Culture
since World War II, New York, Basic Books, 1997 ; Dominique Barjot et Christophe Reveillard (dir.),
L’américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle. Mythes etalités, Paris, Presses de l’université
de Paris-Sorbonne, 2002. Pour une bibliographie plus complète et une discussion plus développée sur
l’américanisation, voir Ludovic Tournès, La philanthropie américaine et l’Europe…, op. cit., volume II,
chapitre 2; et Ludovic Tournès, notice « Américanisation », in Christian Delporte, Jean-Yves Mollier,
Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF,
2010, pp. 18-22.
2 Parmi les ouvrages récents qui adoptent cette perspective, voir en particulier Victoria De Grazia,
Irresistible Empire : America's Advance Through Twentieth-Century Europe, Cambridge, Harvard
University Press, 2005 ; Robert Rydell & Rob Kroes, Buffalo Bill in Bologna. The Americanization of the
World 1869-1922, University of Chicago Press, 2005.
5
Cette approche impose de prendre en compte la dimension américaine du
phénomène, et en particulier les racines de la vocation universaliste de la culture
américaine trop souvent considérée comme une donné d’évidence par les historiens de
l’américanisation, et à ce titre exclue de l’analyse car vue comme une variable
autonome et immuable dans l’analyse du processus d’américanisation, alors qu’elle
devrait être abordée comme un problème en soi. Si l’importance du volontarisme
expansionniste américain a été à maintes reprises soulignée par les historiens de
l’américanisation, ceux-ci ont été moins enclins à intégrer à leur réflexion l’analyse de
ses racines dans la société américaine. L’apport des historiens américains de l’école
coporatiste est ici important1 : ceux-ci mettent l’accent sur le fait que l’expansion
américaine, notamment économique, est le produit d’une collaboration de plus en plus
poussée au fur et à mesure que l’on avance dans le XXe siècle, entre les autorités
fédérales et les acteurs sociaux, en particulier les industriels. Dès la fin du XIXe,
persuadés que le monde est la prochaine frontière d’un pays qui vient de réaliser son
unification territoriale et qui regorge de ressources naturelles, les industriels américains
se battent pour le libre accès à tous les marchés étrangers et obtiennent le soutien de
l’état fédéral. Élaborée par les économistes tels que David Ricardo ou Adam Smith dès
le milieu du XIXe siècle, appliquée pour la première fois aux relations internationales
en 1899 par le Secrétaire d’Etat John Hay et affinée quelques années plus tard par
Woodrow Wilson qui invite les industriels américains à conquérir les marchés
extérieurs et à diffuser par la même occasion les valeurs américaines2, l’idéologie de la
porte ouverte (open door) apparaît comme un fil conducteur fondamental pour analyser
la projection internationale américaine dans le monde et constitue dès la première
décennie du siècle l’un des fondements de la politique étrangère américaine. Les acteurs
privés de ce processus d’expansion sont nombreux : outre les grandes entreprises, il faut
aussi mentionner les associations professionnelles qui agissent comme des groupes de
pressions, telles que la National Association of Manufacturers (créée en 1895), la
United States Chamber of Commerce (1912), mais aussi d’autres types d’organisations
telles que les YMCA, les Rotary Clubs, ou encore les grandes fondations
philanthropiques, qui constituent l’un des laboratoires se construit l’universalisme
américain3. L’analyse de l’évolution de leur politique internationale et sa mise en œuvre
sur les terrains nationaux est un des moyens permettant d’envisager l’universalisme
américan dans son historicité ; elle apporte à l’historien de l’américanisation une donnée
mise en lumière depuis longtemps par l’école corporatiste : le tropisme expansionniste
des États-Unis ne doit pas être recherché uniquement dans l’administration
gouvernementale américaine, sur lequel les spécialistes de l’américanisation se sont
prioritairement penchés, mais traverse également une large fraction de la société
américaine, notamment les élites économiques et religieuses. De ce point de vue, pister
l’internationalisation des fondations permet de voir comment se constitue et évolue ce
« modèle » dont la construction et l’exportation interviennent dans la synchronie et non
dans la diachronie.
Si la dynamique interne aux États-Unis doit être pleinement intégrée à la
réflexion sur l’américanisation, celle des pays avec lesquels ils sont en relation doit
l’être aussi. Or, la problématique de la réception adoptée par la plupart des études ne
rend pas pleinement compte de la dynamique de leurs partenaires, en particulier parce
1 Voir notamment Emily Rosenberg, Spreading the American Dream : American Economic and Cultural
Expansion, 1890-1945, New York, Hill and Wang, 1982.
2 De Grazia, op. cit., p. 1 sq.
3 Ludovic Tournès, « La fondation Rockefeller et la naissance de l’universalisme philanthropique
américain », Critique Internationale, 35, avril-juin 2007, pp. 173-197.
6
que les travaux se concentrent sur les réponses, les adaptations et les réinterprétations,
abordant peu l’étude des situations préalables à la confrontation avec les Etats-Unis. Il
est de ce point de vue caractéristique que le phénomène d’antiaméricanisme soit
fréquemment conçu, au moins implicitement, comme une réaction face à la domination
américaine et comme un corollaire du processus d’américanisation1. Si on souscrit sans
mal à cette analyse dans ses grandes lignes, il faut ajouter immédiatement que le rejet de
l’Amérique peut commencer bien avant le processus d’américanisation, comme le
montre le cas français où Baudelaire en 1855 et les Goncourt en 1867 développent déjà
un discours antiaméricain2. Par ailleurs, Philippe Roger a montré dans un ouvrage
remarquable la dynamique spécifiquement nationale de l’antiaméricanisme français, qui
se construit bien antérieurement à la montée en puissance des États-Unis puisque
l’image négative de ceux-ci remonte à Buffon et se cristallise à la fin du XIXe scle3.
De même, l’analyse de l’intervention des fondations en France montre à quel point il est
schématique de réduire le receveur à un simple réactif, et met en lumière la nécessité
d’étudier la situation antérieure au contact : l’étude de domaines aussi différents que la
lutte contre la tuberculose, la politique de la santé publique, la réforme de
l’enseignement médical, la recherche biomédicale ou encore le développement des
sciences sociales, montre que partout des projets préexistent à l’arrivée des fondations et
que partout, des dynamiques sont engagées pour résoudre problèmes, blocages et
archaïsmes. Autrement dit, dans chacun de ces domaines est identifiée une mouvance
réformatrice qui travaille en faveur d’une modernisation des structures. L’une des
conclusions qui s’en dégage, on le verra au cours des chapitres qui suivent, est le fait
que les fondations, avec leur arsenal technique, financier et rationalisateur,
n’interviennent nulle part ex nihilo, mais s’intègrent systématiquement dans des
processus déjà enclenchés avant leur arrivée, en s’appuyant sur les fractions
réformatrices, ou qu’elles supposent telles, qu’elle se sont attachées à identifier
préalablement, et dont elles appuient l’action. Elles ne se contentent pas d’envoyer de
l’argent depuis les États-Unis, mais établissent des contacts suivis avec les acteurs
français publics et privés de tous niveaux, depuis le national (les responsables
ministériels) jusqu’au local (universitaires, responsables associatifs, médecins des
centres de santé publique, infirmières de dispensaires…). Elles s’insèrent ainsi dans les
réseaux locaux et, bien plus que des exportatrices de savoirs ou de pratiques américains,
tentent, parfois avec succès, de se faire reconnaître comme des actrices à part entière des
processus engagés. On assiste de ce point de vue non pas à la diffusion d’un modèle
américain mais à une coproduction in situ réalisée par un ensemble d’acteurs qui
poursuivent des projets similaires, même s’ils ne sont pas identiques. L’analyse des
dynamiques préalables à l’arrivée des fondations permet donc d’éviter l’un des écueils
caractéristiques de la littérature sur l’américanisation, celui qui consiste à considérer le
partenaire uniquement comme un réactif dépourvu d’initiative propre antérieure à la
sollicitation américaine, et qui débouche le plus souvent, volens nolens, sur une
interprétation minimisant de facto les dynamiques locales et surestimant le rôle
américain dans le processus de changement, souvent réduit à un processus de
modernisation. Si l’on peut incontestablement analyser certains aspects de
1 Bosscher, Kroes & Rydell, op. cit., p. 323. Voir aussi Stephan Alexander (dir.), The Americanization of
Europe. Culture, Diplomacy and anti-Americanism after 1945, New York/Oxford, Berghahn Books,
2005.
2 Pascal Ory, « De Baudelaire à Duhamel : l’improbable rejet », in Denis Lacorne, Jacques Rupnik &
Marie-France Toinet (dir.), L’Amérique dans les têtes. Un siècle de fascinations et d’aversions, Paris,
Hachette, 1986, p. 61.
3 Philippe Roger, L’ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme français, Paris, Le Seuil, 2002,
pp. 179 sq.
7
l’américanisation sous l’angle de la modernisation, les deux termes sont loin de se
recouper systématiquement, ne serait-ce que parce qu’existent des forces
modernisatrices locales, mais aussi parce que la modernisation proposée par l’Amérique
est parfois décalée par rapport aux contextes locaux, comme le montre notamment
l’échec de certaines campagnes d’éradication des maladies menées en Amérique latine à
l’aide de dispositifs techniques inadaptés aux réalités des pays les fondations sont
intervenues massivement depuis le début du XXe siècle
1. On ajoutera que la même
question peut se poser aujourd’hui à propos de l’action internationale d’une organisation
comme la fondation Bill et Melinda Gates en matière de santé publique.
L’analyse des dynamiques respectives des partenaires de la relation serait
cependant insuffisante si elle n’était pas complétée par une étude de leurs interactions.
C’est probablement sur ce point que les historiens de l’américanisation sont restés,
paradoxalement, les plus allusifs, tant la perspective à sens unique dans laquelle le
phénomène a été pensé, ainsi que la focalisation sur les conséquences du contact, ont
fait passer au second plan l’étude du contact lui-même en train de se faire. Influence,
impact, réception, réaction, adaptation, réinterprétation : tous ces termes renvoient le
plus souvent à ce qui se passe en aval du contact, mais peinent à cerner celui-ci. Pour
pouvoir le faire, il faut étudier les circulations des acteurs du processus. L’étude des
circulations transnationales s’est considérablement développée depuis la fin des années
1990 dans de nombreux travaux ayant pour point commun de mettre en avant leur
« potentiel génératif2 » et leur rôle dans la « genèse collective3 » des œuvres, des idées
ou des pratiques. L’historiographie du transnational a en particulier mis en valeur le fait
que les savoirs ou les pratiques n’ont pas forcément leur origine dans les Etats nations,
mais aussi « dans le monde qui existe entre elles4 », c’est-à-dire dans les connexions qui
se tissent au gré des circulations d’acteurs « qui transitent entre les grands blocs5 »
culturels. Une telle perspective postule des circulations permanentes à double sens dans
un monde mêlé les frontières réelles sont bien plus indécises que les frontières
politiques et les perméabilités entre les groupes en contact rendent schématique et
parfois caricaturale l’analyse « en termes d’acculturation et de déculturation6 ». De ce
point de vue, l’un des éléments majeurs qui ressort de l’analyse du rôle des fondations
en France est un tissu extrêmement serré de circulations et de contacts interpersonnels
multidirectionnels qui rendent impossible le raisonnement fondé sur le tryptique
diffusion/réception/réinterprétation. L’hypothèse d’un projet international
philanthropique élaboré à l’intérieur des frontières américaines et testé aux États-Unis
avant d’être exporté ne résiste en effet pas à l’analyse : la densité des contacts qui
s’établit entre les représentants des fondations et leurs interlocuteurs français montre à
quel point ces projets sont négociés et élaborés in situ, et non exportés « clés en main »
puis réinterprétés par le récepteur. À cet égard, il faut noter que les discussions franco-
américaines en vue de la réalisation de tel ou tel projet peuvent s’étaler sur plusieurs
1 John Farley, To Cast out Disease : A History of the International Health Division of the Rockefeller
Foundation, Oxford, Oxford University Press, 2004.
2 Sébastien Conrad, « La constitution de l’histoire japonaise », in Michael Werner et Bénédicte
Zimmermann (dir), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, le Seuil, 2004, p. 66.
3 Michel Espagne & Michael Werner, « La construction d’une référence culturelle allemande en France.
Genèse et histoire (1750-1914) », Annales ESC, juillet-août 1987, p. 985.
4 Daniel T. Rodgers, Atlantic Crossings : Social Politics in a Progressive Age, Cambridge, Harvard
University Press, 1998, p. 5.
5 Serge Gruzinski, « Introduction générale : « un honnête homme, c’est un homme mêlé. Mélanges et
métissages », in Louise nat-Tachot et Serge Gruzinski (dir.), Passeurs culturels : mécanismes de
métissage, Marne-la-Vallée, Presses universitaires de Marne-la-Vallée, 2001, p. 8.
6 Serge Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, pp. 74-75.
8
années, voire plusieurs décennies, au cours desquelles les interactions intellectuelles,
personnelles et politiques, sont fortes.
L’analyse des circulations montre enfin qu’il est nécessaire d’analyser
l’américanisation avec une perspective multilatérale. La plupart des travaux sur la
question ont adopté jusqu’à présent un point de vue bilatéral : ainsi étudie-t-on
l’américanisation de la France1, de l’Australie2, de l’Autriche3, de la Suède4, de
l’Allemagne5, du Canada6, etc. Les études nationales se comptent par dizaines, tandis
que les travaux à l’échelle continentale, notamment européenne, sont dans la majorité
des cas des synthèses comparatives d’études bilatérales7, et que les études globales à
l’échelle proprement européenne sont rares8. Si la pertinence du point de vue bilatéral
n’est pas discutable en soi, celui-ci a ses limites, car les sociétés européennes
confrontées au processus d’américanisation sont des sociétés ouvertes à des multiples
influences, les hommes, comme les idées ou les pratiques, effectuant souvent des
circuits complexes engageant plus de deux partenaires. Analyser l’américanisation dans
le cadre d’un face à face entre deux cultures nationales aboutit donc à une vision trop
schématique. C’est ce que montre, entre autre, le cas de la réforme de l’enseignement
médical qui est entre 1914 et 1930 l’un des principaux domaines d’intervention de la
fondation Rockefeller aux États-Unis et dans le reste du monde. Prenant pour modèle
l’organisation des facultés de médecine allemandes, la fondation Rockefeller s’attache à
en promouvoir une adaptation dans les universités américaines elle investit
massivement à partir de 1915, mais aussi dans les universités européennes, où elle tente
de promouvoir le full-time system fondé sur la synergie entre le laboratoire de recherche,
l’hôpital et la faculté de médecine. La stratégie déployée en France pour introduire ce
système est révélatrice de la complexité des circuits de circulations : la Rockefeller
entend en effet utiliser comme porte d’entrée dans le système français, qui fonctionne
très différemment du système allemand, l’université de Strasbourg, fondée sous le Reich
et qui, lors de la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France en 1918, fait figure
d’enclave allemande dans le monde de l’enseignement médical français. C’est à cette
université que la fondation accorde en 1925 son premier financement important dans le
domaine de l’enseignement médical en France, avec l’espoir que les réalisations menées
à Strasbourg essaimeront dans l’ensemble des universités françaises. Faut-il dans ce cas
parler de processus d’américanisation ou de germanisation ? Avec un tel circuit, on voit
en outre que l’interprétation en terme de relation bilatérale n’a guère de sens. Cet
exemple suggère enfin qu’il est difficile de parler d’américanisation sans passer par la
1 Kuisel, op. cit.
2 Philip Bell & Roger Bell, Americanization and Australia, Sidney, University of New south Wales Press,
1998.
3 Reinhold Wagnleitner, Coca-Colonization and the Cold War. The Cultural Mission of the United States
in Austria After the Second World War, Chapel Hill/London, University of North Carolina Press, 1994 ;
Günter Bischof & Anton Pelinka, The Americanization/Westernization of Austria, New Brunswick (N.J.),
Transaction Publishers, 2004.
4 Rolf Lunden & Erik Asard, Networks of Americanization, Aspect of the American Influence in Sweden,
Stockholm, Almqvist och Wiksell, 1992.
5 Alexander Stephan, Americanization and Anti-Americanism : the German encounter with american
culture after 1945, New York, Berghahn Books, 2005.
6 Samuel E. Moffett, The Americanization of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1972.
7 C’est le cas en particulier des nombreux et excellents travaux menés par l’équipe rassemblée autour de
l’historien hollandais Rob Kroes depuis 1991.
8 Voir notamment Pells, op. cit., et les travaux consacrés au Wild West Show : John F. Sears, « Bierstadt,
Buffalo Bill, and the Wild West in Europe », in Bosscher, Kroes & Rydell, op. cit., pp. 3-14 ; Robert E.
Bieder, « Marketing the American Indian in Europe : Context, Commodification, and Reception », in
Bosscher, Kroes & Rydell, op. cit., pp. 15-23 ; Rydell & Kroes, op. cit., pp. 97-119.
9
case « Allemagne », qui constitue une référence mondiale dans de nombreux domaines
au début du siècle, à tel point qu’il est étonnant que les historiens se soient si peu
intéressés aux processus de « germanisation » à cette époque. En poussant plus loin
l’analyse, on peut se demander dans quelle mesure la fascination montante pour
l’Amérique dans la France de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle n’est pas,
au moins pour partie, une réponse à la fascination teintée de haine et de crainte pour
l’Allemagne. C’est ce que semble montrer le cas de la lutte antituberculeuse en France,
l’on peine à mettre en œuvre avant 1914 des stratégies de lutte efficaces pourtant
déjà connues mais étiquetées comme « allemandes », alors que ces stratégies sont
adoptées sans difficulté dès lors qu’elles sont présentées par la fondation Rockefeller
dont la Commission pour la Prévention de la Tuberculose débarque en 1917 dans
l’Hexagone.
C’est cette perspective sur l’américanisation, à la fois circulatoire et multilatérale
quoique centrée sur un espace national, qui sera mise en œuvre dans l’analyse de
l’intervention des fondations philanthropiques en France au cours du XXe siècle. Au-
delà de la diversité des secteurs dans lesquels elle se déploie, cette politique
philanthropique suit un fil conducteur bien identifiable : mobiliser toutes les ressources
de la science et de la technologie modernes afin de résoudre les problèmes de la société
et de contribuer, dixit les philanthropes, au « bien être » et au progrès de l’humanité.
Qu’elles organisent de grandes campagnes de santé publique, aident à la mise en place
d’administrations sanitaires, financent les universités ou les laboratoires de recherche,
leur credo est de contribuer à bâtir une société rationnelle, productive et en route vers le
progrès, grâce à la connaissance scientifique sous toutes ses formes, dont les fondations
s’attachent à favoriser à la fois la production mais aussi les applications concrètes. La
politique philanthropique se fonde en outre sur une conception transversale de la
science : si les fondations inscrivent leurs actions dans le cadre des grandes
catégorisations traditionnelles du savoir scientifique (sciences de la nature, sciences
sociales, humanités) et à l’intérieur des divisions disciplinaires reconnues par le monde
académique (médecine, biologie, physique, sociologie, histoire, science politique…), un
des aspects majeurs de leur politique est de se situer le plus souvent possible à la croisée
de ces catégorisations et des frontières disciplinaires, pour contribuer à l’émergence de
savoirs transversaux et de nouveaux champs d’études. Cette posture transversale est
fondamentale pour comprendre l’action des fondations : en effet, celles-ci n’entendent
pas être seulement des intermédiaires entre la production et l’application du savoir, mais
ambitionnent de participer à la production du savoir et à la redéfinition des champs
disciplinaires ainsi qu’au déplacement de la frontière entre sciences de la nature et
sciences sociales. C’est ici que l’étude de leurs interactions avec les acteurs locaux
prend tout son sens et constitue un terrain de choix pour l’analyse de l’américanisation.
Le projet scientifique philanthropique a évidemment, on s’en doute, une
dimension éminemment politique, et ce pour deux raisons. D’abord parce le
financement de la recherche est indissociable, on l’a vu, de la volonté de participer à la
construction d’une société guidée par la science, projet qui est au cœur de la stratégie
mondiale développée par les fondations philanthropiques depuis le début du XXe
siècle1, et dont la France n’est qu’un terrain d’application parmi d’autres. Ensuite parce
que l’intervention des fondations, en France comme ailleurs, ne peut être analysée sans
prendre en compte le contexte politique international, notamment après 1945 et pendant
la période de la guerre froide, où les fondations sont profondément impliquées dans la
1 Voir Ludovic Tournès, « Carnegie, Rockefeller, Ford, Soros : généalogie de la toile philanthropique »,
in Ludovic Tournès (dir.), L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux
européens, Paris, Autrement, 2010, p. 5-23.
10
vie scientifique française. De ce point de vue, les fondations américaines sont des
observatoires privilégiés pour étudier les rapports entre science et politique. L’examen
de leur présence importante et de long terme dans paysage intellectuel français pourrait
amener à la conclusion, tentante à première vue, que l’on assiste à une américanisation
du système d’enseignement supérieur et de recherche amorcée dans l’entre-deux-
guerres et poursuivie pendant la guerre froide. Pourtant, si l’influence américaine n’est
pas niable, il est clair que l’intervention des philanthropes n’aboutit pas au plaquage
unilatéral d’un modèle américain en France, les projets qu’ils mettent en œuvre étant
largement coproduits avec leurs interlocuteurs français à la suite de négociations,
d’ajustements et d’appropriations sélectives de part et d’autre qui interdisent
d’interpréter les initiatives des fondations en termes d’importation pure et simple, et ce
d’autant plus que le « modèle » américain qu’elles pourraient représenter est lui-même
en voie de constitution au moment elles se lancent dans des actions internationales,
et qu’il évolue également tout au long du XXe siècle. De ce point de vue, l’intervention
des fondations en France amène autant à réfléchir sur l’américanisation d’un pays que
sur la mondialisation des savoirs et des pratiques scientifiques.
Sur ces points, cet ouvrage se veut à la fois une contribution intellectuelle et une
invitation au débat. Il s’ouvre sur un tableau de l’Amérique de la fin du XIXe siècle et
des conditions dans lesquelles le phénomène de la grande philanthropie y apparaît
(chapitre I), puis se poursuit par une analyse de l’internationalisation de sa politique à
travers l’exemple français : c’est à l’occasion de la Première guerre mondiale que les
fondations prennent véritablement pied en France, la grande campagne de lutte contre la
tuberculose organisée par la fondation Rockefeller jouant en quelque sorte le rôle
d’événement fondateur (chapitre II) ; à partir de l’entre-deux-guerres et jusqu’au début
des années 1970, fortes de leurs ressources financières considérables et de leur
souplesse de fonctionnement, les grandes fondations (Carnegie, Rockefeller, Ford)
interviennent dans de nombreux secteurs tels que l’organisation d’une politique de la
santé publique (chapitre III), mais aussi la réforme des études médicales dans les
universités (chapitre IV), ou encore l’organisation de la recherche dans les sciences
biomédicales (chapitre V) et les sciences sociales (chapitre VI). Ces actions menées sur
le long terme vont jouer un rôle déterminant dans l’institutionnalisation de secteurs
entiers de la production scientifique, qui franchit un pas décisif dans les vingt ans qui
suivent la deuxième guerre mondiale (chapitre VII à IX)1.
1 Ce travail n’aurait pas pu voir le jour sans l’aide de nombreux collègues et amis que je tiens à remercier
ici, et tout particulièrement Pnina Abir-Am, Edward Berenson, Volker Berghahn, Jacques-Olivier
Boudon, Giuliana Gemelli, Anne-Marie Flambard Héricher, Robert Frank, Jean-Yves Mollier, Pascal
Ory, Jean-François Picard, Pierre-Yves Saunier et Patrick Weil ; mais aussi Jean Astruc, Valérie
Aubourg, Patrice Bourdelais, Alan Brinkley, Wendy Carlton, Alain Chatriot, Yves Cohen, Annie Cot,
Alan Divack, Diane Dosso, Olivier Dumoulin, Olivier Feiertag, Catherine Fillon, Nicole Fouché, Ed
Fowler, Patrick Fridenson, Nancy Green, Laura Hobson-Faure, Andrew Hruska, Jean-Noël Jeanneney,
Hubert Kempf, Michel Lescure, Michel Margairaz, Marie-Anne Matard Bonucci, Jack Myers, Franck
Ninkovich, Paul Pasteur, Christophe Prochasson, Nicole Racine, Kapil Raj, Anne Rasmussen, Paul-André
Rosental, Henry Rousso, Marie Scot, Charles Sellen, James Allen Smith, Darwin Stapleton, Jean-Charles
Szurek, Christian Topalov, Rebecca Todd, François Vatin, François Weil, Michael Werner, Olivier Zunz.
11
chapitre I
l’Amérique fin de siècle et
« l’industrie de la bienfaisance »
Entre 1850 et 1900, les États-Unis passent brutalement du stade de pays neuf à
celui de première puissance industrielle mondiale. Les grandes fondations
philanthropiques sont le fruit de cette croissance économique extrêmement rapide et de
l’accumulation énorme de richesses entre les mains que quelques grands capitaines
d’industrie dont Andrew Carnegie et John D. Rockefeller sont les plus connus. Mais
elles sont également le produit du bouillonnement intellectuel d’une Amérique fin de
siècle dont la croissance formidable justifie pour certains la croyance en un progrès et
un enrichissement continu, et montre pour d’autres la nécessité de corriger les inégalités
criantes nées de l’industrialisation sans frein ni loi des années 1850-1900. À la charnière
du monde de la grande industrie et des milieux réformateurs, les grandes fondations
philanthropiques sont le produit ambigü de cette période dite « progressive ». Au cours
des années 1900-1920, elles s’imposent comme des actrices de poids dans la société
américaine, et élaborent en même temps, pour les principales d’entre elles, une politique
internationale fortement teintée à ses origines de messianisme religieux, et charpentée
par la certitude que les solutions appliquées à l’échelle américaine sont également
valables pour le monde entier. Pour autant, il serait réducteur de considérer ces
organisations comme des simples exportatrices d’un « modèle » américain
préalablement constitué, car les pays étrangers elles agissent constituent autant les
laboratoires de réalisations menées ensuite sur le territoire américain, que le champ
d’application de projets mis en place aux États-Unis avant d’être étendus à l’échelle
internationale.
1. L’émergence d’une grande puissance
Territoire et population
Depuis l’indépendance des 13 colonies en 1783, le pays ne cesse de s’agrandir
jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’unification étant déclarée en 1890 lorsque le Wyoming et
l’Idaho rentrent dans l’Union. Elle ne l’est pas encore totalement dans les faits, puisque
l’Utah habitent les Mormons ne devient formellement un Etat fédéré qu’en 1896,
12
puisque l’Alaska, achetée en 1867 à la Russie tsariste ne deviendra le 49e Etat qu’en
1958, et que les îles Hawaï, annexées en 1898, ne seront proclamées 50e et dernier Etat
qu’en 1959. Mais l’essentiel est là : dès 1890, le pays est un ensemble d’un seul tenant
d’Est en Ouest, depuis Atlantique jusqu’au Pacifique. L’historien Frederick Jackson
Turner peut alors écrire que la frontière, horizon à la fois géographique et mental des
Américains depuis le début de la conquête de l’Ouest, est alors atteinte1. Cette
unification signifie une croissance territoriale considérable : entre 1789 et 1890, la
surface du pays est passée de 2,5 à plus de 9 millions de km2.
Une telle entreprise ne s’est pas faite pacifiquement : l’histoire des États-Unis
depuis le XVIIIe siècle est jalonnée de multiples guerres, que ce soit avec les
populations indiennes présentes sur le continent avant l’arrivée des immigrants, avec les
puissances coloniales européennes, ou encore avec les pays voisins d’Amérique
centrale. Avec les Indiens, les relations des colons ont été d’emblée marquées par des
conflits sporadiques dès le XVIIe siècle. Mais la première véritable guerre indienne est
intervenue en 1790, et sera suivie d’autres, contre les Séminoles de Géorgie en 1816-
1818, ou contre les Cherokees de Géorgie entre 1830 et 1840. En 1824, le rattachement
du Bureau des Affaires Indiennes au Ministère de la guerre a clairement montré quel
était l’objectif du gouvernement fédéral. Avec l’expansion vers l’Ouest, les
affrontements continuent, depuis le Texas jusqu’au Dakota. Ils s’achèvent en 1890 avec
la réduction des derniers bastions et par l’assassinat du chef Sitting Bull, ultime
symbole de la résistance indienne.
Dans le même temps, les Américains, qui ont acheté la Louisiane à la France en
1803, affrontent d’autres adversaires : l’Espagne, qui leur cède la Floride en 1819 ; mais
surtout le Mexique, dont l’État du Texas a vu depuis 1821 l’installation de colons
américains dont la révolte contre le pouvoir mexicain est favorisée par Washington, qui
intègre cet immense état dans l’Union en 1845. L’année suivante, un conflit éclate entre
les États-Unis et le Mexique, au terme duquel, en 1848, celui-ci perd la Californie et
tous les états situés au Nord du Rio Grande (Arizona, Nevada, Utah, nouveau Mexique,
Colorado, Wyoming) : en deux ans, les États-Unis se sont agrandis de plus de 3 millions
de km2 au détriment de leur voisin. Avec la Grande-Bretagne, les États-Unis éviteront,
après l’indépendance, l’affrontement direct. Mais ils vont négocier habilement et sans
relâche, obtenant dès 1817 la démilitarisation de la région des grands lacs et le tracé de
la frontière commune avec le Canada (alors colonie britannique) le long du 49e
parallèle ; en 1846, ils obtiennent également de la couronne anglaise la cession
définitive de l’Oregon (qui devient le 33e état de l’Union en 1859). À ces nombreuses
annexions il faut ajouter l’achat de l’Alaska à la Russie en 1867. En l’espace de
quelques décennies, les 13 colonies sont devenues un immense état.
Pour peupler celui-ci, le gouvernement américain fait appel à l’immigration :
parti d’à peine 4 millions d’habitants en 1789, le pays dépasse les 100 millions en 1914.
Entre-temps, de nombreuses vagues d’immigrants venus d’Europe auront déferlé tout au
long du XIXe siècle. Les causes de cette émigration sont connues. Elles tiennent d’une
part à la rapidité de la croissance démographique européenne (le continent passe de 140
millions d’habitants à 250 entre 1750 et 1840), qui intervient alors que la révolution
industrielle introduit, par l’usage des machines, une modernisation rapide des
exploitations agricoles ; celle-ci chasse des campagnes une paysannerie qui vient grossir
un prolétariat urbain dont une partie seulement trouve à s’employer dans des industries
dont l’essor n’est pas assez rapide pour absorber l’excédent de main-d’œuvre provoqué
par la croissance démographique. Les États-Unis, en pleine explosion économique à
1 Frederick Jackson Turner, The significance of the frontier in American History, Madison, State
Historical Society of Wisconsin, 1894.
13
partir de 1850, offrent alors la promesse d’un emploi et d’une vie meilleure, en
particulier lorsque des crises conjoncturelles aggravent la situation de certains pays
européens, comme l’Irlande la maladie de la pomme de terre en 1845 va pousser en
quelques années des centaines de milliers d’habitants à rejoindre le Nouveau monde. À
ces causes économiques s’ajoutent des causes politiques : dans une Europe absolutiste
les révolutions de 1848 ont été réprimées parfois violemment (en Allemagne et
Autriche-Hongrie notamment), les États-Unis apparaissent à beaucoup comme le monde
de la liberté. Ce facteur continue de jouer jusqu’au début du XXe siècle, que ce soit pour
les Polonais qui émigrent après l’écrasement par l’empire tsariste de l’insurrection de
1863, ou bien pour les Russes qui fuient la répression consécutive à l’échec de la
révolution de 1905. Les causes religieuses ont également leur importance, en particulier
pour les catholiques et les juifs résidant dans l’Empire allemand, mais aussi pour les
juifs de l’Empire russe qui, à partir de 1880, fuient la législation antisémite et les
premiers pogroms orchestrés par le régime tsariste : entre 1881 et 1914, ce sont 3
millions de juifs qui quittent l’Europe, en grande majorité pour les États-Unis. Enfin, il
faut mentionner les facteurs techniques, en particulier le développement des bateaux à
vapeur et la diminution du temps de trajet entre les deux continents qui en résulte : en
1800, il fallait 35 jours pour traverser l’Atlantique ; il n’en faut plus que 15 en 1900.
Les nombreuses compagnies de navigation, mises dans la nécessité de se reconvertir
après l’interdiction de la traite des Noirs en 1808, trouvent dans les millions de
candidats à l’immigration une clientèle idéale pour favoriser leur prospérité. Car c’est
bien en millions qu’il faut compter : entre 1890 et 1920, 18 millions d’immigrants
arrivent aux États-Unis, l’apogée du mouvement se situant entre 1900 et 1910, avec un
rythme d’un million par an. Cette immigration, largement composée de jeunes venant
faire fonctionner la machine industrielle américaine, est essentielle pour comprendre la
croissance économique du pays, car elle constitue autant un facteur d’augmentation de
la production que de croissance du marché intérieur.
Le développement économique
Servi par des ressources naturelles riches et une main-d’œuvre en croissance
constante, le pays connaît une industrialisation à la rapidité exceptionnelle entre 1860 et
1900. Le Produit National Brut passe de 9,1 milliards de dollars par an dans les années
1869-1873 à 35,4 pour les années 1897-1901, soit un taux de croissance annuelle de
4 % et une augmentation de 300 % en 30 ans1, phénomène sans précédent dans
l’histoire économique du monde occidental. Ce triplement est à rapprocher de
l’augmentation de la population, qui n’est, au cours de la même période, « que » de
250 % : la production de richesse augmentant plus rapidement que la population, il en
résulte un accroissement du niveau de vie moyen. Pendant ce demi-siècle, l’économie
américaine, à prédominance agricole jusqu’en 1860, devient une économie fondée sur
l’industrie : dès 1889, celle-ci représente plus de 50 % de la richesse produite. Par
ailleurs, le secteur tertiaire, autre originalité américaine, est en forte croissance dès les
années 18702. Dans le même temps, l’agriculture se mécanise à outrance et les villes
fondées sur l’industrie connaissent une croissance exponentielle : New York, située au
133e rang mondial en 1800, est en 1900 à la deuxième place derrière Londres, avec 3,4
1 And Kaspi, Les Américains. Les États-Unis de 1607 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1986, chapitre 6 ;
Yves-Henri Nouailhat, Evolution économique des États-Unis du milieu du XI siècle à 1914, Paris,
SEDES-CDU, 1982.
2 Olivier Zunz, L’Amérique en col blanc. L’invention du tertiaire : 1870-1920, Paris, Belin, 1991.
14
millions d’habitants, et 7 villes américaines (contre 6 britanniques) se situent parmi les
50 plus grandes villes du monde1. En bref, l’économie américaine change
fondamentalement de visage à partir du lendemain de la guerre de Sécession. Certes,
l’évolution n’est pas linéaire, car le pays connaît des crises, ainsi en 1873, 1883-1885 ou
encore 1893-1897. Mais au total, la production industrielle a été multipliée par 12 entre
1840 et 1890 ; cette année, les USA produisent autant, dans le domaine industriel, que
la Grande Bretagne, l’Allemagne et la France réunies. En 1900, 30 % des produits
manufacturés mondiaux sortent de des usines américaines, contre 20 % pour la Grande-
Bretagne, 17 % pour l’Allemagne et 7 % pour la France : le pays neuf de 1850, dominé
par les économies européennes, est devenu en quelques décennies la première puissance
industrielle mondiale, loin devant ses concurrents.
L’une des caractéristiques de l’économie américaine est l’extrême concentration
de certains secteurs industriels et la formation rapide de grands trusts. Ce sont d’eux que
surgiront à partir du début du XXe siècle la plupart des grandes fondations issues de la
reconversion de capitaines d’industries en philanthropes. C’est le cas en particulier du
pétrole, où s’impose dès les années 1870 la figure de John D. Rockefeller (1839-1937).
D’origine modeste, celui-ci n’est pas à proprement parler représentatif des élites
industrielles américaines de la fin du XIXe siècle, majoritairement issues de familles
aisées. Après une éducation secondaire, il a fondé en 1859 à Cleveland une entreprise
de commerce de viande et de grain qui a prospéré lors de la guerre de Sécession2, alors
que le prix de ces denrées augmente fortement. En 1859 également est foré le premier
puits de pétrole aux États-Unis et Rockefeller investit immédiatement dans cette
activité, ouvrant sa première raffinerie, toujours à Cleveland, en 1863. Il s’impose
rapidement comme le principal raffineur de la région, et crée en 1870 la Standard Oil,
dont la croissance lui permet de racheter au bout de quelques années les compagnies de
chemin de fer qui transportent le pétrole, et ainsi de s’assurer le quasi-monopole des
moyens de transport. Il peut donc offrir à sa production des tarifs de transport
avantageux et facturer au prix fort celle des concurrents, obligés par là même de monter
leur prix de vente. Rockefeller sort ainsi grand vainqueur de la concurrence acharnée
qui sévit tout au long des années 1870 entre les différents producteurs de pétrole : en
1880, il détient près de 95 % des capacités de raffinage de tout le pays, un monopole de
facto mondial puisqu’à ce moment, les États-Unis sont presque les seuls à produire du
pétrole pour l’exportation. En 1882, la Standard Oil se transforme en trust afin de
consolider sa domination sur un marché américain et mondial en pleine expansion :
certes, l’invention de l’ampoule électrique par Thomas Edison au début des années 1880
sonne le glas de l’utilisation du pétrole comme moyen d’éclairage, mais celui-ci trouve
rapidement d’autres usages, en particulier l’automobile, dont la production explose au
début du XXe siècle avec la mise en place du fordisme, et bientôt l’avion, dont les
pionniers américains, les frères Wright, effectuent en 1903 leur premier vol avec de
l’essence et de l’huile lubrifiante de la Standard Oil. Sans compter évidemment les
nombreux produits dérivés issus de la transformation du pétrole en matière plastique,
qui vont servir de support à un nombre considérable d’objets de la société de
consommation qui se met en place aux États-Unis au début du XXe siècle.
Un des autres exemples caractéristiques de cette économie fondée sur les grands
trusts est celui de la sidérurgie, dont le personnage majeur est Andrew Carnegie (1835-
1919). Né en Écosse quatre ans avant Rockefeller, il émigre aux États-Unis en 1848 et y
1 François Weil, Naissance de l’Amérique urbaine (1820-1920), Paris, SEDES, 1992 ; Id., Histoire de
New York, Paris, Fayard, 2000.
2 Peter Collier et David Horowitz, Une dynastie américaine. Les Rockefeller, Paris, le Seuil, 1976 (traduit
de l’anglais), p. 17.
15
exerce de nombreux métiers : d’abord bobineur dans une usine de cotonnade, puis
mécanicien télégraphiste, il entre en 1853 à la compagnie de chemin de fer
Pennsylvania Railroad. La guerre de Sécession est, pour lui comme pour Rockefeller,
l’occasion de faire de bonnes affaires en s’occupant de l’organisation des transports de
troupes et de marchandises pour le compte du gouvernement fédéral. Puis il investit ses
bénéfices dans une compagnie de chemin de fer, activité en pleine explosion avec la
conquête des territoires de l’Ouest dont il faut asurer la desserte ; il s’intéresse
également aux entreprises construisant des locomotives ou des ponts métalliques. En
1865, il décide de se spécialiser dans la sidérurgie, en fondant sa propre entreprise, la
Carnegie Steel Company, installée à Pittsburgh. Celle-ci devient rapidement une grande
entreprise, et, comme la Standard Oil, impose son quasi-monopole sur le marché de
l’acier, apportant une fortune considérable à son propriétaire.
On pourrait multiplier les exemples, l’histoire américaine de ce demi-siècle étant
riche de capitaines d’industries qui amassent en quelques années des richesses
colossales du fait de leur investissement dans des branches en pleine croissance la
concurrence fait rage et où, en dehors de toute règle définie par l’État, c’est la loi du
plus fort qui s’impose : ainsi le chemin de fer illustré par les figures de Jay Gould et de
William Vanderbilt, ou encore l’électricité symbolisée par le personnage de Thomas
Edison. On n’aura garde d’oublier d’autres secteurs majeurs de l’économie américaine,
tels que celui des grands magasins auquel est associé le nom d’Edward Filene, ou
encore celui de la banque, s’impose celui de John Pierpont Morgan. Personnages
utra-minoritaires dans la société américaine, ces grands entrepreneurs n’en symbolisent
pas moins la formidable croissance de l’économie du pays, avec toutes les dérives
qu’elle comporte : enviés pour leur réussite, ils sont aussi haïs, à la fois par les
concurrents qu’ils ont écrasés, mais aussi par une grande partie de la population
américaine exploitée dans leurs entreprises ou victimes des prix abusifs fixés par leurs
entreprises en situation de monopole. À la fin du XIXe siècle, on ne les surnomme plus
que les « barons voleurs » (robber barons), sobriquet popularisé par la presse à grand
tirage alors en plein développement à travers tout le pays. La pression de l’opinion
publique aboutit en 1890 à la première vraie prise de position du gouvernement
américain en matière de régulation de l’économie : le vote du Sherman Act, première loi
antitrust qui n’aura dans l’immédiat guère d’autre impact que symbolique. En effet, si sa
conséquence est la dissolution de la Standard Oil, qui constituait sa principale cible,
cette dernière se reconstitue rapidement sous une autre forme juridique, celle de la
holding. Au début du XXe siècle, le gouvernement américain est encore largement
impuissant devant le mouvement de surconcentration de certains secteurs de l’économie
américaine.
2. La question sociale
La croissance économique rapide, l’industrialisation incontrôlée, l’urbanisation
galopante et l’explosion de l’immigration génèrent très vite des problèmes sociaux
énormes, liés notamment aux conditions de vie et de travail désastreuses de la masse des
migrants. À partir des années 1870, la « question sociale » se pose donc de manière
aiguë, en particulier pendant les périodes de dépression, marquées par des mouvements
de protestations dans les grands centres urbains et industriels. C’est notamment à la
suite de la très grave dépression de 1893-1894 que l’idée de régulation des excès du
capitalisme commence à faire son chemin, portée par un ensemble d’organisations
16
diverses (associations, églises, syndicats…) dont l’objectif commun est d’élaborer une
législation dans le domaine économique et social pour résoudre les maux engendrés par
l’industrialisation. La plupart des représentants de cette mouvance dite « progressiste »
ne sont pas des révolutionnaires : ils ne remettent pas en cause le capitalisme, mais
veulent en corriger les excès, notamment par le biais d’une intervention plus importante
des pouvoirs publics locaux et fédéraux, mais aussi par le biais de l’engagement
d’organismes privés. Il émerge de cet ensemble d’acteurs « une réflexion nouvelle sur la
société et sur la cohésion sociale qui vient se substituer à la rhétorique de l’individu et
de l’individualisme qui triomphait au XIXe siècle
1 ». Le mouvement progressiste
affirme que l’homme n’est pas un individu isolé mais est le produit de son
environnement et que celui-ci peut être modifié par une action volontariste permettant
de renforcer la cohésion sociale. Cette nouvelle conjoncture intellectuelle est largement
due au fait qu’à partir des années 1880, le mouvement réformateur se nourrit
abondamment des réflexions développées par les sciences sociales en plein
développement, et dont les représentants vont promouvoir la nécessité de réaliser une
expertise scientifique des problèmes sociaux destinée à déboucher sur des solutions
concrètes. Un certain nombre de ces experts collaboreront plus tard avec les fondations
philanthropiques, dont ils contribueront à façonner la philosophie et les méthodes de
travail. De ce point de vue, la création des fondations au début du XXe siècle s’ancre à
la fois dans l’histoire intellectuelle américaine et dans l’histoire du mouvement
progressiste.
La mouvance progressiste
La mouvance dite progressiste (ou réformatrice) se compose d’une multitude
d’associations qui s’épaulent, se concurrencent ou s’ignorent, et agissent dans des
domaines aussi divers que l’amélioration du logement ouvrier, l’alphabétisation des
immigrants, le développement des visites dicales à domicile, la diminution de la
consommation d’alcool, ou encore le développement des jardins d’enfants
(playgrounds) en ville. Parmi elles, les plus emblématiques sont les settlements houses.
Ces maisons sociales installées dans les quartiers populaires sont animées par des jeunes
gens (en particulier des femmes), souvent issus de l’upper middle class et protestants
pratiquants. La première est créée à New York en 1886, mais c’est surtout Hull House,
créée en 1889 à Chicago par Jane Addams, qui deviendra le symbole d’un mouvement
qui, en 1910, compte 400 settlements dans tout le pays2. Les animateurs des settlements
vont rapidement se retrouver à l’avant-garde des mouvements réclamant dans de
nombreuses villes américaines des réformes ; ils constituent de ce fait, à bien des
égards, les laboratoires des politiques sociales mises en place par les municipalités, et
bientôt par les états fédérés, à partir de la dernière décennie du XIXe siècle. L’un de
leurs outils privilégié est l’enquête de terrain (survey) au cours de laquelle est réalisée
une étude de l’ensemble de la situation d’un quartier ou d’une ville, afin de collecter des
informations précises sur la situation sanitaire de la population, l’origine des
immigrants, le degré d’alphabétisation, etc. Ces vastes études le plus souvent publiées
attirent l’attention de l’opinion publique sur les conditions de vie des classes populaires
1 Claude Fohlen, Jean Heffer & François Weil, Canada et États-Unis depuis 1770, Paris, PUF (Nouvelle
Clio), 1997, p. 216 ; Arthur S. Link & Richard L. McCormick, Progressivism, Airlington Heights, Harlan
Davidson, 1983, p. 22.
2 Martin Bulmer, Kevin Bales, Kathryn Kish Sklar (eds), The Social Survey in Historical Perspective,
1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 27.
17
et contribuent à montrer que la pauvreté est un produit de l’environnement social, et non
pas de l’immoralité individuelle.
Mais si les animateurs des settlements sont les acteurs les plus représentatifs du
mouvement progressiste, ils sont loin d’être les seuls. Il faut aussi mentionner, parmi
ceux dont on retrouvera l’héritage dans l’action des fondations philanthropiques, les
médecins et les infirmières. Alors que les questions de santé publique apparaissent au
premier rang des problèmes sociaux étant donné les conditions sanitaires
catastrophiques de nombreuses villes américaines dont la taille a décuplé en quelques
années, l’action sanitaire va constituer un terrain privilégié pour les réformateurs issus
du monde médical, qui se regroupent dans de grandes associations telles que la branche
américaine de la Croix rouge créée en 1882, la National Tuberculosis Association
(1904), l’American Social Hygiene Association (1905), ou encore le National
Committee for Mental Hygiene (1909). Si les travailleurs sociaux ont joué dans un
premier temps un rôle non négligeable dans l’action sanitaire, ils sont supplantés par les
médecins professionnels à mesure que l’emploi des méthodes scientifiques se
développe. Ce développement est la conséquence directe des progrès considérables de la
bactériologie et des théories microbiennes réalisés notamment en France et en
Allemagne à la fin du XIXe siècle, théories qui ouvrent la voie à de nouvelles méthodes
de traitement des maladies sociales telles que la tuberculose, très présentes dans les
quartiers populaires. Alors que jusque dans les années 1880, les travailleurs sociaux
abordaient la santé publique de manière empirique (notamment par la prévention), la
nouvelle génération de médecins qui peuple ces organisations à partir du début du XXe
siècle s’appuie sur l’analyse scientifique des agents pathogènes réalisés dans les
premiers laboratoires médicaux qui, sur le modèle de celui créé à Providence (Rhode
Island) dans les années 1880, analysent virus, bactéries et modes de diffusion des
maladies. Ils permettent ainsi une action plus ciblée et plus efficace : dès le début du
siècle, il est devenu évident que l’amélioration de l’état sanitaire des grandes villes
passe par la focalisation sur des maladies spécifiques et l’action sur les populations à
risque : pour contrôler la tuberculose, il n’est pas besoin d’améliorer les conditions de
vie des millions de pauvres de tous les États-Unis, mais seulement d’empêcher les
200 000 malades déclarés d’infecter les autres1. Dans la première décennie du siècle, les
méthodes scientifiques s’imposent comme le moyen d’action privilégié des
organisations réformatrices qui travaillent dans le domaine de la santé publique. Comme
on le verra plus loin, les organisations philanthropiques, notamment celles créées par
John D. Rockefeller, y prendront leur part, en contribuant à l’amélioration de la
formation des médecins ou au développement de l’analyse de laboratoire.
Naissance des sciences sociales
Les sciences sociales en plein développement vont constituer rapidement l’une
des sources de réflexion majeures de la mouvance progressiste. Leur premier essor dans
les années 1860 a eu lieu dans le cadre du débat ouvert par la diffusion aux États-Unis
du darwinisme, débat qui constitue en quelque sorte l’acte de naissance de la société
1 Elizabeth Fee & Dorothy Porter, « Publich Health, Preventive Medicine and Professionalization :
England and America in the Nineteenth Century », in Andrew Wear (ed), Medicine in Society. Historical
Essays, Cambridge University Press, 1992, p. 268.
18
intellectuelle américaine1, en raison du succès rapide des théories de Darwin et des
discussions nombreuses auxquelles elles ont donné lieu. La publication en 1859 de
L’Origine des espèces constitue en effet une révolution intellectuelle et scientifique, et
ce, à l’échelle mondiale. Le naturaliste anglais affirme, exemples à l’appui, que les
espèces évoluent (contrairement à ce que soutiennent les théories fixistes de l’époque),
et qu’elles se transforment par adaptation aux conditions naturelles, certaines
disparaissant, d’autres survivant parce qu’elles s’adaptent mieux. Deux éléments sont
particulièrement révolutionnaires dans sa théorie : le premier est que l’homme est
soumis aux mêmes mécanismes que les animaux ; le deuxième est que l’évolution est
purement mécanique et n’a aucune finalité. Deux idées qui remettent fondamentalement
en cause l’interprétation de la création du monde donnée par la religion, laquelle fait de
l’homme une créature exceptionnelle différente de l’animal, et dont la création et
l’histoire sont orientées dans le sens de la réalisation d’un ordre divin. C’est dire si les
découvertes darwiniennes bouleversent la conception du monde dominante à l’époque,
ce qui explique l’âpreté des discussions qu’elles vont provoquer immédiatement partout
où elles sont publiées.
Dès sa parution, le livre circule parmi les naturalistes américains, mais il faut
attendre les années 1870 pour qu’il pénètre en profondeur dans le milieu scientifique et
intellectuel. Les débats qui en résultent contribuent largement à séculariser la pensée
philosophique et scientifique américaine, la religion étant désormais obligée de partager
son territoire avec une autre interprétation de l’origine de l’homme2. Au cours des
années 1880, le darwinisme aura supplanté le créationnisme chez la plupart des
naturalistes américains3. À la fin du XIXe siècle, les États-Unis sont probablement le
pays où les théories darwiniennes ont le plus de succès.
Les sciences sociales vont se nourrir abondamment de ce débat, dans la mesure
elles ne sont au départ qu’une excroissance de la biologie. Elles vont
progressivement s’en émanciper pour construire leur corpus intellectuel propre, leurs
concepts et leurs méthodes de travail, qui commencent à arriver à maturité à partir des
années 1880 et se traduiront par la professionnalisation des chercheurs et leur ancrage
dans le monde universitaire. Dans l’immédiat, au début des années 1860, leurs idées
directrices essentielles viennent de l’évolutionnisme, doctrine distincte du darwinisme
mais développée comme lui dans l’Angleterre des années 1840-1850, et dont le
représentant principal est le philosophe anglais Herbert Spencer (1820-1903) qui va
engager la discussion avec Darwin pour finalement annexer ses idées et contribuer à
leur popularisation, sous une autre forme, auprès du grand public américain. C’est
largement par son intermédiaire que ces débats techniques auparavant confinés dans les
cercles de spécialistes vont devenir des questions débattues sur la place publique, et
irriguer d’autres débats, au premier chef desquels ceux qui sont relatifs à la régulation
des excès du capitalisme. L’évolutionnisme de Spencer repose sur quelques idées
majeures4 : il pense d’abord que la nature est soumise à des lois immuables qui
s’appliquent depuis l’origine à l’ensemble des faits physiques, biologiques, mais aussi
sociaux, une idée qu’il expose pour la première fois en 1857. D’autre part, les manières
de connaître le monde ne diffèrent pas d’une époque à l’autre : autrement dit, les
1 Jean Béranger et Robert Rou, Histoire des idées aux USA, du XVIIe siècle à nos jours, Paris, PUF,
1981, p. 173
2 Richard Hofstadter, Social Darwminism in American Thought, Boston, Beacon Press, 1955 [1944], p.
30.
3 Gregg A. Mitman & Ronald L. Numbers, « Evolutionary Theory », Stanley Kutler (dir), Encyclopedia
of the United States in the XXth Century, NY, Simon & Shuster, 1996, volume II, p. 859 ; Ronald L.
Numbers, Darwinism Comes to America, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
4 Daniel Becquemont, Darwin, darwinisme, évolutionnisme, Paris, Kimé, 1992, p. 210 sq.
19
hommes d’aujourd’hui ne pensent pas mieux ; en revanche, ils connaissent plus de
choses en vertu d’un processus d’accumulation continu des connaissances. Enfin,
l’évolutionnisme croit à l’idée de progrès (idée étrangère à Darwin) qui découle de cette
accumulation ; il en résulte que l’homme d’aujourd’hui est supérieur à celui d’hier,
comme celui de demain sera supérieur à celui d’aujourd’hui. Pour compléter son
système doctrinal, Spencer va annexer la notion de survivance du plus apte limitée chez
Darwin au monde végétal et animal, pour l’appliquer aux sociétés humaines1. Cette
annexion intellectuelle réussit tellement bien qu’au milieu des années 1870, en Grande-
Bretagne, darwinisme et évolutionnisme sont devenus pratiquement synonymes,
exceptés dans les milieux scientifiques ; c’est à ce moment que la notion de
« darwinisme social » apparaît sur la scène intellectuelle et politique.
Cette notion va traverser l’Atlantique au cours des années 1880 et se retrouver
aux Etats-Unis2, qui constituent sans doute le pays où le succès de Spencer a été le plus
important et le plus durable, même s’il est sans doute exagéré de considérer qu’il se
poursuit jusqu’aux années 1930. En revanche, il est certain que la doctrine de Spencer
constitue une des sources intellectuelle de la philanthropie. En effet, Spencer, dont les
ouvrages sont diffusés aux États-Unis dès 1851, y devient très connu à partir de la fin
des années 1860. L’un des viviers essentiels de sa popularisation est la Society for the
Advancement of social Science, créée à New York en 1862, dont les membres sont en
majorité des disciples de Spencer. Par ailleurs, en 1872 est créée la revue de
vulgarisation scientifique Popular Science Review, qui constitue également l’un des
vecteurs importants de la popularisation de sa pensée3. Lors de sa publication en 1873,
The Study of Sociology rencontre un grand succès dans le pays ; Spencer explique dans
cet ouvrage que la science sociale doit se fonder sur la même démarche que les sciences
naturelles, en particulier la biologie. En partisan du laisser-faire et de la sélection
naturelle appliquée aux êtres humains, il insiste également sur le fait que les sociologues
doivent expliciter les lois sociales et ainsi convaincre la population et les représentants
des pouvoirs publics que « les interventions de l’État dans le domaine de l’éducation,
les mesures destinées à améliorer les conditions sanitaires [et] l’aide sociale accordée
aux indigents [sont] autant d’erreurs dues à l’ignorance des lois sociales4 ».
Lorsque le philosophe vient en 1882 aux États-Unis, le terrain a été bien préparé
depuis quelques années, et les conférences qu’il prononce à cette occasion connaissent
un grand succès, en particulier semble-t-il parmi l’élite de la bourgeoisie industrielle,
qui trouve dans la pensée spencerienne la justification de son enrichissement et celle du
capitalisme qui l’a permis. Spencer développe en effet son idée selon laquelle le progrès
indéfini des connaissances aura cessairement pour conséquence une résolution
spontanée des problèmes sociaux et une meilleure régulation des rapports entre les
hommes. En outre, Spencer affirme qu’il incombe aux plus aptes, qui sont naturellement
voués à occuper les fonctions de responsabilités dans la société, de guider l’ensemble du
corps social pour l’adapter à l’ordre naturel. Cette pensée élitiste articule l’ordre social
et le progrès dans une dialectique cohérente et facile d’accès qui constitue
manifestement l’une des clés de son succès. Alors que le débat autour de la question
sociale prend de l’ampleur dans le pays au début des années 1880, les idées de Spencer
constituent un corps de doctrine idéal pour ceux qui contestent toute idée d’intervention
1 Daniel Becquemont et Laurent Mucchielli, Le cas Spencer. Religion, science et politique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 91., p. 164.
2 John D. Buenker & Edward R. Kantowicz, Historical Dictionnary of the Progressive Era, NY,
Greenwood Press, 1988 p. 437.
3 Bannister, Social Darwinism… , op. cit., p. 70
4 Becquemont et Mucchielli, op. cit., 159.
20
de l’État dans le domaine social au motif qu’il faut laisser les lois de la nature et de la
société agir d’elles-mêmes.
Mais si Spencer joue un rôle important dans les débuts de la sociologie
américaine, son influence décline à partir des années 1900, à mesure que celle-ci se
professionnalise. Alors qu’émerge chez les sociologues américains l’idée que la société
n’est pas seulement un ensemble d’individus isolés mais une réalité collective aux
règles complexes et aux interdépendances nombreuses, l’individualisme radical de
Spencer apparaît impuissant à penser en termes sociologiques, et son assimilation de la
société à un organisme biologique apparaît rapidement comme une métaphore simpliste
éloignée de la complexité du social. Avec le déclin de Spencer, c’est toute
l’interprétation biologisante de la société, caractéristique de la première génération de
sociologues, qui perd du terrain, au profit d’une vision cherchant à dégager la spécificité
des lois sociales par rapport aux lois de la nature. Dans cette nouvelle étape de la
réflexion sociologique, d’autres corps de doctrine apparaissent plus pertinents pour
fortifier la démarche de la jeune discipline. C’est le cas du positivisme, dont la diffusion
aux États-Unis a commencé comme l’évolutionnisme vers 18501, et dont l’importance
dans la structuration intellectuelle de la sociologie croit à partir des années 1880 car son
corps de doctrine répond davantage aux problèmes que se posent les sociologues. En
effet, Si Comte est, comme Spencer, un chantre du progrès, il affirme, contrairement au
philosophe anglais, qu’une société est faite de groupes et non d’individus ; d’autre part,
il pense que la puissance publique doit jouer un rôle de régulation sociale. Ces deux
idées, qui entrent en résonance avec les débats relatifs à la question sociale, expliquent
largement pourquoi au cours des années 1880, le volontarisme comtien l’emporte chez
les sociologues américains sur le laisser-faire spencerien. Bien que l’influence de
Spencer demeure prégnante sur tous les sociologues de cette génération, elle ne semble
plus l’être plus désormais qu’à l’état d’héritage intellectuel. Cette évolution paraît
particulièrement nette dans l’itinéraire des deux principaux fondateurs de la sociologie
universitaire américaine, Lester F. Ward (1839-1913) et Albion W. Small (1854-1926)2.
Dans les années 1890, la nouvelle discipline se développe dans plusieurs
universités américaines et les travaux de ses représentants deviennent une des sources
d’inspiration du mouvement réformateur3, dans lequel ils vont contribuer à promouvoir
les méthodes scientifiques d’investigation sociale, notamment à travers le
développement des surveys, dont l’objectif est de réunir des données objectives sur la
société afin de découvrir les lois qui la régissent, et de trouver des solutions pour
résoudre les problèmes qui la traversent. Ce lien entre sciences sociales et progressisme
apparaît particulièrement nettement dans le groupe de sociologues formé autour de
Franklin H. Giddins à l’université Columbia, qui entretient des relations suivies avec les
réseaux réformateurs issus des settlements new yorkais. Foyer de la recherche
quantitativiste en sociologie4, l’université Columbia devient rapidement une des sources
méthodologique et intellectuelle des enquêtes sociales. Giddins y devient professeur en
1894 et entreprend de nombreuses études en collaboration avec des associations
réformatrices dont il est également membre. On pourrait faire les mêmes remarques à
1 Richmond L. Hawkins, Auguste Comte and the United States, 1816-1853, Cambridge, Harvard
University press, 1936 ; Id., Positivism in the United States, 1853-1861, Cambridge, Harvard University
press, 1938 ; Gillis J. Harp, Positivist Republic : Auguste Comte and the Reconstruction of American
Liberalism, 1865-1920, University Park, Pennsylvania University Press, 1995.
2 Robert Bannister, Sociology and Scientism : the American Quest for Objectivity, 1880-1940, Chapell
Hill, University of North Carolina Press, 1987, pp. 13-46.
3 Bulmer, Bales & Kish Sklar (eds), op. cit., p. 30.
4 Stephen P. Turner, « The World of Academic Quantifiers : the Columbia University Family and its
connections », Bulmer, Bales & Kish Sklar (eds), op. cit., p. 269.
21
propos de l’université de Chicago, autre pôle majeur des sciences sociales américaines,
où Albion Small devient en 1892 titulaire de la première chaire de sociologie créée dans
une université américaine. Il y restera trente ans et sera l’un des fondateurs de
l’American Journal of Sociology en 1895 et de l’American Sociological Society.
Les travaux réalisés par Albion Small et ses assistants du département de
sociologie de Chicago sont emblématiques des liens tissés entre les milieux
réformateurs et celui des sciences sociales. Ils suggèrent également la montée en
puissance dans ces deux milieux, à la fin du XIXe siècle, d’un positivisme que certains
réformateurs vont, à la faveur de leur parcours professionnel, exporter dans les
fondations philanthropiques. L’itinéraire d’un des assistants de Small, George E.
Vincent (1864-1941), est à cet égard particulièrement éclairant. Il commence son
activité professionnelle dans le cadre du Chautauqua System of Education, structure
d'enseignement fondée en 1874 par son père, le pasteur méthodiste John Vincent, pour
sensibiliser les pasteurs aux problèmes sociaux de l'Amérique contemporaine1. En 1896,
il est l'un des premiers docteurs en sociologie de l'université de Chicago, il exercera
en tant que professeur puis doyen jusqu'en 1911. En 1894, il a écrit en collaboration
avec Small le premier manuel de sociologie publaux États-Unis, Introduction to the
Study of Society. Dans ce vademecum méthodologique à l’usage d’une profession
sociologique encore largement confondue avec l’activité réformatrice de terrain, le
double héritage de l'évolutionnisme et du positivisme est très présent, et le deuxième
domine clairement. La discipline sociologique y est décrite comme une science of social
health2, métaphore biologique significative du fait que, même si les réformateurs
s’inscrivent en faux contre l'évolutionnisme et le darwinisme social, leur cadre de
réflexion subit encore l'influence de l’organicisme spencerien ; d'autre part, les deux
auteurs inscrivent leur propos dans la lignée d'Auguste Comte, reprenant la loi des trois
états et la croyance dans le progrès de l'Humanité, progrès auquel la sociologie peut
apporter sa contribution en étudiant les problèmes sociaux et en suggérant aux acteurs
politiques des réformes qui contribueront à « améliorer la société3 ». C'est dans cette
perspective que Vincent créera plus tard à l'université du Minnesota, dont il est devenu
président en 1911, un département « Sociologie et travail social4 », qui deviendra au
début des années 1920 l’un des plus importants du pays. En 1914, il intégrera la
Commission for the Relief in Belgium, créée aux États-Unis pour venir en aide aux
populations civiles belges après l’invasion allemande ; il deviendra également en 1916
président de l’American Sociological Association avant de prendre la direction de la
fondation Rockefeller en 1917, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1929.
Le temps des réformes
Le travail de terrain mené par les différentes composantes de la mouvance
progressiste, commence à se traduire dans la législation à partir de la dernière décennie
du XIXe siècle. Les premières cibles des réformateurs sont les grands entrepreneurs, qui
1 Theodore Morrison, Chautauqua : A Center for Education, Religion and the Arts in America, Chicago,
The University of Chicago Press, 1974.
2 Albion W. Small & George E. Vincent, An Introduction to the Study of Society, New York, American
Book Company, 1894, p. 40.
3 Id., p. 77.
4 Bannister, Sociology and Scientism, op. cit., p. 128. L’intitulé exact est « sociology and civic work »,
difficilement traduisible.
22
concentrent toutes les critiques en raison de leur enrichissement excessif, de la brutalité
de leurs méthodes et des conditions de vie misérables que leur politique salariale impose
aux immigrants. La pression associative, ainsi que les multiples plaintes de concurrents
écrasés par les pratiques monopolistiques de quelques grands magnats industriels au
premier rang desquels figure John D. Rockefeller, aboutit, on l’a vu, au vote par le
gouvernement fédéral du Sherman Act en 1890 : il s’agit d’un signe fort lancé par un
gouvernement désireux de montrer qu’il prend à bras-le-corps la question de la
régulation du capitalisme sauvage et entend défendre les classes populaires contre les
excès de la grande industrie. À ce titre, le Sherman Act constitue la première traduction
nationale des efforts menés par le mouvement réformateur ; il inaugure l’entrée des
États-Unis dans l’ère dite « progressive » qui dure jusqu’à la fin des années 1910, et au
cours de laquelle seront votées des lois fondamentales dans le domaine économique et
social.
Le personnage qui symbolise ce mouvement au niveau national est le républicain
Theodore Roosevelt, président des États-Unis de 1900 à 1908, adepte de la « juste
donne » sociale (square deal). Sa grande contribution est d’avoir donné les moyens à
l’administration fédérale de mettre en place des véritables réformes, qu’il a su faire
accepter par l’opinion publique grâce à ses talents de communicateur. Dès 1903, il
relance la lutte antitrust en créant un Bureau Of Corporations qui instruits les dossiers
relevant du Sherman Act, en particulier celui de la Standard Oil, déclarée illégale et
dissoute en 1892 par la cour suprême de l’État d’Ohio, mais reconstituée en 1899 sous
la forme d’une holding dans l’État voisin du New Jersey. Constatant que l’action au
niveau des états fédérés n’est pas efficace, Roosevelt lance à partir de 1907 une
offensive juridique contre la Standard Oil au nom du gouvernement fédéral, qui sera
poursuivie par son successeur William H. Taft. En 1911, la Standard Oil sera dissoute à
nouveau, par la cour suprême fédérale cette fois-ci, pour violation du Sherman Act, à la
grande satisfaction de l’opinion publique aux yeux de laquelle Rockefeller constitue le
symbole de l’oppression de la grande industrie. À la suite de cette procédure,
l’entreprise devra se diviser en structures indépendantes les unes des autres.
L’action juridique à grande échelle contre Rockefeller, qui est alors l’un des
hommes les plus haïs du pays, est complétée par d’autres mesures moins spectaculaires
mais qui vont également dans le sens d’un contrôle par l’État fédéral des excès du
capitalisme sauvage et des pratiques monopolistiques. C’est le cas du contrôle des tarifs
dans les chemins de fer, mis en place en 1905 pour lutter contre les ententes entre
compagnies pour imposer des tarifs élevés aux voyageurs. On observe également des
mesures similaires dans le domaine des transports urbains mais aussi des compagnies
d’assurances, secteur en pleine expansion au début du XXe siècle. De leur côté, les états
fédérés ne restent pas inactifs et se dotent de législations dans le domaine social : ainsi,
entre 1904 et 1914, la plupart d’entre eux votent des lois instaurant à 14 ans l’âge
minimal pour travailler. On notera enfin que c’est aussi au cours de cette période que
sont créés les premiers parcs nationaux dont l’objectif est de préserver la nature des
excès de l’industrialisation.
La présidence de Woodrow Wilson (1912-1920) poursuit le travail engagé par
Roosevelt et Taft. Le président démocrate a en partie été élu sur la base de la poursuite
des réformes dans le domaine économique et social dont la plupart seront votées au
cours de son premier mandat. Il poursuit la lutte contre les trusts en faisant adopter par
le Congrès une législation plus restrictive que le Sherman Act, met en place le premier
véritable impôt sur le revenu, ou encore complète la législation des états fédérés sur le
travail des enfants par le vote au niveau fédéral du Child Labor Act en 1916. Ainsi, vers
1920, l’Amérique individualiste du capitalisme sauvage, a laissé la place à une
23
Amérique les pouvoirs publics ont pris leur place dans la régulation des problèmes
sociaux. Tout n’est bien sûr pas réglé, mais les excès les plus criants de la fin du XIXe
siècle ont été pour la plupart corrigés ou atténués.
3. Les débuts de la philanthropie scientifique
C’est dans cette Amérique de l’ère progressive que naissent les grandes
fondations philanthropiques. Fruits de la volonté de quelques hommes de consacrer une
partie de leur fortune colossale à des activités d’intérêt général, elles s’inscrivent dans
une histoire longue, celle d’une tradition caritative vivace aux États-Unis depuis le
XVIIIe siècle, mais sont également les produits de cette Amérique industrialisée en
plein bouleversement dans tous les domaines. Critiqués de toutes parts pour
l’immoralité de leur enrichissement excessif et pour leur indifférence aux problèmes
sociaux engendrés par leur activité industrielle et leur quête sans fin du profit, les grands
industriels vont répondre à leur manière en créant ces organisations destinées à
témoigner de leur engagement social. Elles se développent alors que la tradition
philanthropique est en plein renouvellement à la fin du XIXe siècle, à la faveur du
développement du mouvement réformateur. Bien qu’elles soient sous-tendues par une
philosophie élitiste inspirée du darwinisme social, bien qu’elles soient créées par des
personnages unanimement détestés au sein des milieux réformateurs, les fondations
vont pourtant s’associer à leurs actions. Ce faisant, elles vont les aider à renouveler leurs
méthodes de travail, justifiant l’expression de « philanthropie scientifique »
généralement employée pour les désigner.
La philanthropie dans l’histoire américaine
Si la philanthropie n’est pas spécifique aux États-Unis, elle s’y développe
précocement et y prend une intensité particulière. Inspirée comme dans les pays
européens par la charité chrétienne, elle y apporte sa spécificité issue du protestantisme :
la philosophie puritaine valorise l’effort et l’enrichissement, mais aussi l’affectation
d’une partie des richesses accumulées au service de la communauté. La légende dorée
des fondations a fait de Benjamin Franklin un des fondateurs de la philanthropie
américaine, et de son American Philosophical Society fondée en 1743 l’ancêtre des
fondations actuelles1. Mais Franklin n’est guère représentatif de la philanthropie des
débuts, avant tout consacrée jusqu’au milieu du XIXe siècle à l’assistanat de la pauvreté
et des laissés pour compte de la société (orphelins, vagabonds, prostituées…). Certaines
organisations ont d’autres buts, mais elles sont rares jusqu’à la deuxième moitié du
XIXe siècle : ainsi la Smithsonian Institution, créée en 1846 et dédiée à la diffusion du
savoir, ou encore le Peabody Education Fund créé en 1867 pour améliorer
l’enseignement.
1 Warren Weaver, U.S. Philanthropic Foundations. Their History, Structure, Management and Record,
New York, Harper & Row, 1967, p. 21.
24
L’industrialisation et la hausse spectaculaire de la pauvreté due à l’arrivée en
masse des immigrants entraînent l’augmentation, à partir des années 1880, du nombre
de sociétés d’aides aux pauvres, de lutte contre le crime, d’action sanitaire et sociale,
etc. Si la majorité d’entre elles continue de pratiquer la philanthropie de manière
traditionnelle, sous forme de dons ou d’accueil des exclus dans des institutions, une
petite minorité cherche à repenser ses méthodes d’action pour les adapter aux nouveaux
problèmes et prévenir une explosion sociale de grande ampleur1. La dépression de
1873-1878 semble marquer une charnière de ce point de vue : l’augmentation des dons
suit celle de la pauvreté, mais plusieurs responsables d’associations s’inquiètent du
gâchis induit par cette charité mal organisée. C’est dans cette perspective que se créent
au cours des années 1870 des organisations calquées sur le modèle de la Charity
Organization Society (COS) créée à Londres en 1869, et généralement considérée
comme l’ancêtre direct de la philanthropie scientifique. La COS impressionne les
Américains par son organisation, ses méthodes, et surtout par sa philosophie qui rompt
avec celle de l’assistanat traditionnel : plutôt que de distribuer des vêtements et de la
nourriture aux indigents, ses animateurs affirment la nécessité de les aider à trouver un
emploi. Plutôt que de traiter les manifestations de la misère, elle entend s’attaquer à ses
causes par une analyse précise et globale de la situation pour trouver des solutions de
fond. Dans les années 1870, de nombreuses COS se créent aux États-Unis sur ce
modèle2. Leurs méthodes sont progressivement appliquées par une partie des
organisations créées par les représentants de la mouvance progressiste, en particulier les
settlement houses. Mais ce sont les grandes fondations qui vont pousser le plus loin ce
nouveau mode de fonctionnement.
Andrew Carnegie : le pionnier de la grande philanthropie
À partir de la fin du XIXe siècle, les grands industriels vont en effet s’imposer
comme des acteurs décisifs du monde de la philanthropie. Andrew Carnegie est à bien
des égards le pionnier de ce processus. Nous avons vu plus haut comment il est devenu
dès la fin des années 1860 la figure dominante de l’industrie sidérurgique américaine. À
partir de la décennie 1880, il entame une réflexion sur le rôle social du grand patron et
sera le premier à théoriser par écrit la nécessité pour lui de s’investir, au propre comme
au figuré, dans la philanthropie. La rencontre avec Herbert Spencer semble jouer à cet
égard un rôle fondamental. Carnegie entre en contact avec les idées du philosophe
anglais au Nineteenth Century Club dont il fait partie3, et le rencontre lors du voyage de
celui-ci aux États-Unis4. Puis Carnegie entame avec celui qu’il appelle
respectueusement « Master » une correspondance qui durera semble-t-il avec lui jusqu’à
la fin de sa vie. Les idées de Spencer vont durablement influencer l’industriel, qui les
révise et les simplifie pour les « adapter à ses propres besoins intellectuels et
1 Judith Sealander, « Curing Evils at their Source : The Arrival of Scientific Giving », Lawrence J.
Friedman & Mark D. McGarvie (eds), Charity, Philanthropy and Civility in American History,
Cambridge, UK ; New York, Cambridge University Press, 2003, p. 222.
2 Robert H. Bremner, American Philanthropy, Chicago, University of Chicago Press, 1988 [1960], p. 94-
99.
3 Ellen Condliffe-Lagemann, Private Power for the Public Good : a History of the Carnegie Foundation
for the Advancement of Teaching, Middletown, Conn., Wesleyan university Press, 1983, p. 7.
4 Bannister, Social Darwinism…, op. cit., p. 57.
25
émotionnels1 ». C’est le cas en particulier de la théorie du progrès continu de
l’Humanité par l’accumulation des connaissances, qui apporte à Carnegie un cadre
intellectuel dans lequel sa réussite capitalistique trouve sa justification. Son influence
est particulièrement visible dans The triumphant democracy (1886), Carnegie
affirme que le capitalisme et la libre entreprise auront pour conséquence à terme
l’établissement d’un monde meilleur et plus heureux. Pour autant, Carnegie se sépare de
Spencer sur un point, fondamental, qui témoigne de son appropriation sélective de
l’évolutionnisme mais aussi du déclin de l’influence de Spencer dans les États-Unis de
la fin des années 1880 : il pense que l’entrepreneur doit donner une partie de sa fortune
à la communauté afin d’aider à la correction de certaines inégalités. Son rapport
ambivalent à Spencer s’exprime de manière caractéristique dans l’article « Wealth »
publié en juin 1889 dans la North American Review, article traditionnellement considéré
comme le manifeste de la nouvelle philanthropie. Carnegie y montre sa filiation
intellectuelle avec Spencer en se félicitant de l’amélioration continue des conditions de
la vie humaines au cours des siècles, et en affirmant son credo dans la loi de la
concurrence entre les hommes qui a pour résultat la sélection des plus aptes à réunir et
gérer la richesse produite, pour le plus grand bénéfice de l’ensemble de la « race
humaine2 ». Mais d’un autre côté, il se situe en porte à faux avec Spencer en proposant
une action volontariste permettant de résoudre le problème de l’inégale répartition des
richesses dans la société : « le seul problème à résoudre est le suivant : quel est l’emploi
le plus judicieux des richesses, accumulées par les lois qui régissent notre civilisation,
dans les mains d’un petit nombre ? Je crois pouvoir présenter la solution de ce
problème ». Elle consiste, pour toute personne enrichie, à redistribuer une partie de ses
gains, non pas sous la forme d’une « charité arbitraire », mais selon des règles précises
en vue du « bien général ». Dans cette profession de foi imprégnée de l’individualisme
le plus radical issu l’organicisme spencerien, l’apparition de l’idée de responsabilité vis-
à-vis de la collectivité introduit une rupture intellectuelle majeure fondatrice du projet
philanthropique. Intégrer la charité au capitalisme et contribuer ainsi à la stabilité
sociale, tel est le projet d’Andrew Carnegie.
Mettant en application ses principes, Carnegie commence à organiser la
distribution de sa fortune. Sa première initiative importante dans ce domaine consiste à
participer au financement de l’exposition universelle de Chicago en 1893 ; trois ans plus
tard, il crée le Carnegie Institute of Pittsburgh, qui regroupe une école d’ingénieurs, un
musée (qui tient une exposition annuelle sur le modèle du Salon de Paris3), un music-
hall, une bibliothèque publique ainsi qu’une école de formation de bibliothécaires. À
partir de 1901, son activité prend une autre ampleur lorsqu’il vend sa compagnie au
banquier John Pierpont Morgan et quitte les affaires pour se consacrer entièrement à son
activité de mécène. En décembre de la même année, il crée la Carnegie Institution of
Washington, dont le but est d’encourager la recherche scientifique. En 1904, il crée le
Carnegie Hero Fund, destiné à accorder des pensions de retraite aux personnes ayant
accompli des actions d’éclat. En 1905, la Carnegie Institution devient Carnegie
Foundation for the Advancement of Teaching et se consacre au soutien financier à
l’enseignement supérieur ainsi qu’à l’octroi de pensions de retraites pour les
universitaires. Mais c’est avec la création du Carnegie Endowment for International
1 Robert G. McCloskey, American Conservatism in the Age of the Enterprise. A study of William Graham
Sumner, Stephen J. Field and Andrew Carnegie, Cambridge, Harvard University Press, 1951, p. 159.
2 Andrew Carnegie, L’évangile de la richesse, traduction française autorisée, Paris, 1891, ainsi que les
trois citations suivantes.
3 Annie Cohen-Solal, « Un jour, ils auront des peintres » ; l’avènement des peintres américains, Paris
1867-New York 1948, Paris, Gallimard, 2000, p. 253 sq.
26
Peace en décembre 1910 que Carnegie réalise son grand rêve : mener une action à
l’échelle mondiale en faveur de la paix. Toutes ces organisations sont regroupées en
1911 dans la Carnegie Corporation of New York, qui va financer la recherche
scientifique, la construction de bibliothèques publiques (2 500 construites dans le
monde anglo-saxon entre 1901 et 19171), l’enseignement supérieur universitaire ou
encore les musées. Avec 125 millions de dollars de budget lors de sa création, elle est
alors la fondation la plus richement dotée au monde2. Lorsqu’Andrew Carnegie meurt
en 1919, il aura dépensé 350 millions de dollars dans ses activités philanthropiques3 ;
entre 1911 et 1936, la Carnegie Corporation en distribuera près de 1764 dans les
différents domaines sus-mentionnés.
John D. Rockefeller
Le magnat du pétrole est l’autre grand personnage de la philanthropie
scientifique, et celui qui va donner à cette idée sa forme la plus achevée avec la création
de nombreuses organisations dont la fondation Rockefeller (créée en 1913) n’est que la
plus connue, et qui déploieront à partir du début du XXe siècle une importante gamme
d’activités, aux États-Unis et dans plus de 80 pays du monde. Comme Carnegie,
Rockefeller apparaît imprégné par la vulgate évolutionniste et organiciste popularisée
par Spencer5, qui se mêle chez lui à une foi bien plus profonde que chez un Carnegie
précocement détaché de la religion. Ayant conscience de faire partie d’une petite élite
choisie par Dieu pour dominer le monde des affaires, Rockefeller est à la fin des années
1880 au sommet de sa richesse mais aussi de son impopularité. Depuis le début de sa
carrière, il a pris l’habitude de donner environ 10 % de ses revenus à des œuvres
charitables ou aux églises baptistes6. Mais c’est à la suite de la lecture de l’article
« Wealth » d’Andrew Carnegie en 1889 qu’il décide d’aller plus loin7, une décision qui
aboutira en 1897 à son retrait des affaires afin de se consacrer à la philanthropie.
Critiqué de toute part pour ses méthodes brutales et son enrichissement indécent, il va
conduire ses activités philanthropiques, qu’il qualifie lui-même « d’industrie de la
bienfaisance8 » de la même manière que ses affaires pétrolières : de manière rationnelle,
productive et avec une ambition mondiale.
L’investissement de Rockefeller dans la philanthropie ne serait pas
compréhensible sans faire référence à son mentor Frederick T. Gates (1853-1929).
Personnage haut en couleurs, ce pasteur baptiste qu’on a pu qualifier « d’homme
d’affaires en soutane9 », rencontre Rockefeller à la fin des années 1880 et devient
officiellement en 1893 son conseiller en affaires philanthropiques, l’aidant à gérer les
multiples demandes de financement qui arrivent sur son bureau, tout en intervenant
1 Ellen Condliffe-Lagemann, The Politics of Knowledge : The Carnegie Corporation, Philanthropy and
Public Policy, Middletown, Wesleyan University Press, 1989, p. 17.
2 Id., p. 3.
3 Bremner, op. cit., p. 115.
4 Robert Lester, The Corporation, A digest of its financial records, 1911-1936, Carnegie Corporation of
New York, Office of the Secretary, April 1936.
5 Hofstadter, Social Darwminism…, op. cit., p. 45.
6 Collier & Horowitz, op. cit., p. 16.
7 Id., p. 48.
8 Bremner, op. cit., p. 111.
9 E. Richard Brown, Rockefeller Medicine men, Medicine and Capitalism in America, University of
California Press, 1979, p. 38.
27
aussi dans la gestion des nombreuses sociétés qui constituent le labyrinthe juridique et
financier de la Standard Oil. Gates est un de ceux qui a compris la nécessité de
réorganiser les méthodes de la philanthropie afin de faire face aux nouveaux problèmes
de la société américaine. À ce titre, il est un des personnages centraux dans
l’organisation de l’industrie de la bienfaisance rockefellerienne, mais aussi, plus
largement, dans l’émergence de la philanthropie scientifique dont il contribue à définir
les méthodes et les champs d’activité. Au début du XXe siècle, il est président de deux
organisations créées par Rockefeller sur lesquelles nous reviendrons plus loin : le
Rockefeller Institute for Medical Research (RIMR) et le General Education Board
(GEB), et également président de plusieurs corporations créées à la suite de montages
financiers réalisés au sein de l’empire Rockefeller.
Jusqu’à la fin des années 1890, Rockefeller a pratiqué une philanthropie
individuelle, distribuant une partie de ses fonds personnels à diverses œuvres de son
choix et de manière empirique. Suivant l’exemple de Carnegie et les conseils de Gates,
il passe à partir de 1901 à une échelle supérieure en créant une galaxie d’organisations
spécialement dédiées à des activités précises et dotées d’un capital leur permettant
d’organiser leur travail sur une base pluriannuelle. Ce changement, capital, marque la
véritable naissance de la philanthropie scientifique. La première organisation est le
Rockefeller Institute for Medical Research (1901), consacré à la recherche de
laboratoire sur les maladies transmissibles ; vient ensuite le General Education Board
(1903), dédié à la restructuration de l’enseignement supérieur dans les colleges
américains ; puis la Rockefeller Sanitary Commission (1909), qui se consacre à
l’éradication de l’ankylostomiase, maladie endémique du Sud des Etats-Unis, par le
biais d’une vaste campagne de santé publique. En 1913, est créée la fondation
Rockefeller, destinée à organiser l’action philanthropique dans le monde entier. Elle est
dotée d’emblée de 100 millions de dollars de capital. En 1918 sera créé également le
Laura Spelman Rockefeller Memorial consacré aux activités caritatives à destination
des femmes et des enfants, avant de s’orienter vers le soutien aux sciences sociales à
partir de 1922 ; enfin, en 1923 est créé l’International Education Board pour développer
la recherche scientifique dans le monde. À sa mort en 1937, Rockefeller aura distribué
540 millions de dollars en œuvres philanthropiques diverses1.
Rockefeller et Carnegie ne sont que les exemples les plus visibles du
développement de la philanthropie dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle, elle-même
conséquence directe de la croissance des fortunes liée au décollage économique. Au
cours des années suivantes, de nombreuses fondations ou œuvres philanthropiques de
toutes tailles se créent, témoignant de l’inscription en profondeur de la philanthropie
dans la société américaine2. Parmi elles, seules quelques-unes appartiennent au monde
de la grande philanthropie, mais par l’importance de leurs disponibilités financières,
elles vont devenir des actrices importantes de la société américaine. Parmi elles, on peut
citer notamment le Milbank Memorial Fund (1905), la Russell Sage Foundation (1907),
la Cleveland Foundation (1914), le Julius Rosenwald Fund (1917), le Twentieth
Century Fund (1919) ou encore le Commonwealth Fund (1919). On notera que
l’exemption fiscale ne constitue pas, au début du XXe siècle du moins, une motivation
majeure pour investir dans la grande philanthropie. En effet, avant 1932, la principale
source de revenu de l’Etat fédéral est constituée par les droits de douane, et si le 16è
1 Theresa Richardson & Donald Fisher (eds), The Development of the Social Sciences in the United States
and Canada : the Role of Philanthropy, Stamford, Conn., Ablex Pub, 1999, p. 5.
2 Olivier Zunz, cycle de conférences sur la philanthropie américaine, Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, mai 2005. Voir son livre Philanthropy in the American Century, Princeton University
Press, à paraître fin 2011.
28
amendement de 1913 permet au gouvernement de taxer les revenus, il se sert peu de cet
outil dans un premier temps. La plupart des américains ne paient pas d’impôt sur le
revenu et « c’est seulement avec le vote du Federal Tax Act en 1935 que les individus
extrêmement riches auront un réel intérêt financier à créer des organisations
philanthropiques exemptées de taxe1 ».
Les fondations en action
La philanthropie scientifique, terme employé pour la première fois en 1909 par
John D. Rockefeller2, repose sur trois idées essentielles. La première consiste à chercher
les causes des problèmes sociaux par une analyse reposant sur la collecte de données
objectives, selon la démarche des sciences expérimentales, pour faciliter le diagnostic et
la formulation de solutions efficaces et durables. La seconde réside dans la certitude que
la complexité des problèmes du monde contemporain appelle une action globale et non
pas limitée à un secteur précis ; c’est dans cette perspective que Carnegie et Rockefeller
créeront leurs organisations successives, dont les buts affichés sont volontairement
ambitieux : l’objectif de la Carnegie Corporation of New York est de « promouvoir le
développement et la diffusion du savoir et de la compréhension entre les peuples des
États-Unis et des colonies anglaises3 » ; celui de la Rockefeller d’« améliorer la santé, le
bonheur et le bien-être général de la race humaine4 », objectif résumé par la formule
inscrite dans la charte de création de la fondation et qui lui servira désormais de devise :
« le bien-être de l’Humanité à travers le monde5 » (the well-being of mankind
throughout the world). Enfin, la troisième idée directrice de la philanthropie scientifique
est relative au fonctionnement des fondations : l’ampleur de leurs objectifs impose une
rationalisation de l’action conduite ; les fondations seront donc des structures tout
entières tendues vers l’efficacité et la rentabilité des investissements.
En s’appuyant sur ces principes généraux, les grandes fondations vont mettre en
œuvre une gamme d’actions diverses à partir de la première décennie du XXe siècle.
Leur premier – et plus important secteur d’intervention est l’enseignement supérieur.
Au milieu du XIXe siècle, l’université américaine est encore dans les limbes, si l’on
excepte quelques établissements anciens tels que Harvard (première université
américaine, créée en 1636), Columbia (1784) ou New York University (1831), dont
l’organisation est le plus souvent calquée sur le modèle européen, notamment anglais ou
allemand. Cest après la guerre de Sécession que les établissements d’enseignement
supérieur commencent à s’émanciper de l’exemple européen, notamment en raison des
pressions des milieux économiques qui réclament une place accrue pour les sciences et
les techniques dans les cursus. Harvard est la première université à se lancer dans le
mouvement de réforme, en élisant un chimiste à sa présidence en 1869. Par ailleurs, de
nouveaux établissements se créent, essentiellement grâce au financement des magnats
de l’industrie : le Massachusetts Institute of Technology (1861), les universités Johns
Hopkins (1876), Stanford (1889) et de Chicago (1890), ou encore le California Institute
1 Sealander, art. cit., p. 225.
2 Judith Sealander, Private Wealth and Public Life : Foundation Philanthropy and the Reshaping of
American Social Policy from the Progressive Era to the New Deal, Baltimore, johns Hopkins University
Press, 1997, p. 17, note 50.
3 Lester, op. cit., p.1.
4 Jerome Greene, Memorandum, octobre 1913, Rockefeller Foundation Archives, Pocantico Hills, États-
Unis (ci-après désignées RF), Record Group 3, Series 900, Box 21, Folder 163 (ci-après désignés
3/900/21/163).
5 Rockefeller Foundation, Annual Report, 1913, pp. 7-8.
29
of Technology (1891). Ces nouveaux établissements accueillent des étudiants en
nombre croissant puisqu’ils passent de 53 000 en 1870 à 237 000 en 1900. Jusqu’à la
veille de la Première guerre mondiale, l’enseignement supérieur américain sera
largement financé par les fonds privés1, en particulier venant des fondations. La
Carnegie et la Rockefeller sont au premier rang d’entre elles, et même si après 1910, le
financement public augmente, elles continuent à jouer jusque dans l’entre-deux-guerres
un rôle majeur dans le développement des universités, en particulier dans certains
secteurs comme celui de la recherche scientifique.
Carnegie s’intéresse dès 1901 au financement de l’enseignement supérieur, et
rencontre cette année l’astronome Henry S. Pritchett (1857-1939), alors président du
Massachusetts institute of Technology à la recherche de fonds pour développer son
établissement, notamment pour y créer des laboratoires de recherche sur le modèle des
universités allemandes. Son projet de réorganisation ayant été refusé par
l’établissement, il le quitte en 1905 pour faire carrière dans la philanthropie, devenant
président de la nouvelle Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching dont il
contribue largement à définir le projet axé autour du développement de la recherche
scientifique au sein des universités. Le Board of Trustees (conseil d’administration) de
la fondation comprend de nombreux universitaires issus des établissements les plus
prestigieux (Harvard, Columbia, Stanford ou encore Princeton), parmi lesquels on
trouve, entre autres, Woodrow Wilson, alors président de l’université de Princeton. À
partir de 1910, sous l’impulsion de Pritchett dont l’ambition est de réorganiser
l’ensemble du système universitaire américain, la Carnegie conduit de grandes enquêtes
sur l’organisation de certains cursus de formation, en particulier la médecine et le droit,
en vue de proposer aux établissements des réformes de structure que la fondation serait
prête à financer ; à partir de 1919, elle se consacrera au financement de la recherche
scientifique, soutenant l’installation de « centres d’expertise scientifique à l’usage des
politiques publiques2 », notamment dans le domaine du droit, de l’économie ou des
sciences naturelles.
John D. Rockefeller s’intéresse également à l’université. À la fin des années
1880, lorsque le pasteur Gates est chargé par le séminaire de théologie baptiste de
Chicago, fondé en 1856, de lever des fonds pour le transformer en université, il prend
contact avec Rockefeller et le convainc de donner un million de dollars qui permettent
d’ouvrir l’université en 1890. Un autre million suit en 1892, et jusqu’à sa mort, ce sont
plus de 35 millions que Rockefeller accordera à l’université qui, richement dotée en
équipements et en chercheurs prestigieux, devient rapidement l’une des plus cotées des
États-Unis. Par ailleurs, nous avons vu qu’à partir de 1901, Rockefeller créé un
ensemble d’organisations ; la deuxième d’entre elles, le General Education Board
(GEB), va jouer en particulier en particulier un rôle fondamental dans la réforme de
l’enseignement de la médecine aux États-Unis. À la fin du XIXe siècle, le niveau de
l’enseignement médical américain est, de l’avis unanime, médiocre, obligeant les
étudiants qui veulent se donner une formation sérieuse à aller en Europe. Pour remédier
à cette situation, l’American Medical Association (AMA) demande en 1908 à la
Carnegie Foundation de réaliser un rapport exhaustif sur les écoles de médecine de
l’ensemble du pays. Son auteur, Abraham Flexner, visite à cet effet les 155
établissements du pays et, dans son rapport rendu en 1910, formule un constat sans
1 Jesse B. Sears, Philanthropy in the History of American Higher Education, New York, Transaction
Publishers, 1990 [1922], xi ; Merle Curti & Roderick Nash, Philanthropy in the Shaping of American
Higher Education, Rutgers University Press, 1965.
2 Condliffe-Lagemann, The Politics…, op. cit., p. 6.
30
appel : parmi elles, seule une trentaine offre un enseignement de qualité, la plupart des
autres devant être, soit fermées, soit réformées.
Après avoir visité les écoles américaines, Flexner se rend en Europe pour
compléter son enquête par une étude du système d’enseignement médical des grands
pays européens (Allemagne, France, Grande-Bretagne). Le rapport qu’il rend en 1912 à
la Carnegie1 rend encore plus visibles les défauts du système américain à la lumière des
exemples européens, en particulier l’exemple allemand qui apparaît à Flexner comme le
nec plus ultra en matière de formation médicale, notamment parce qu’en Allemagne, les
facultés de médecine sont couplées avec des hôpitaux et que les fonctions de soin
(l’hôpital), d’enseignement (l’université) et de recherche (les laboratoires) sont groupées
en un seul lieu ; par ailleurs, les universitaires allemands doivent se consacrer
entièrement à leur activité d’enseignement et de recherche et non pas à la médecine de
clientèle. La conséquence logique des rapports Flexner serait un investissement massif
dans le domaine de l’enseignement médical universitaire américain. La Carnegie n’étant
pas prête à le mettre en œuvre, c’est le General Education Board rockefellerien à la
recherche d’un grand projet qui va s’en charger. En 1914, Abraham Flexner en devient
membre pour piloter l’opération qui prendra une dizaine d’années au cours desquelles le
GEB investira plus de 150 millions de dollars. Flexner, en collaboration avec Gates,
conçoit un plan général de réorganisation appuyé sur les principes en vigueur dans
l’université allemande. Parmi les rares universités américaines possédant alors une
faculté de médecine, celle de Johns Hopkins, construite entre 1889 et 1893, est
précisément organisée sur ce modèle2. Flexner et Gates vont en faire le lieu pilote de la
réforme, lui accordant en 1915 1,5 million de dollars pour agrandir son département de
médecine et de santé publique, et engager des médecins-chercheurs à plein-temps (full-
time), c’est-à-dire dégagés des obligations de pratiquer des consultations privées pour
améliorer leur salaire. La nouvelle faculté de médecine ouvre en septembre 1918. Le
GEB accorde par la suite d’importantes subventions à d’autres universités (Chicago,
Rochester, Cornell, Yale, Columbia, Harvard) qui vont organiser des enseignements de
la médecine structurés peu ou prou selon le modèle proposé par Flexner. Au début des
années 1930, l’enseignement de la médecine américain aura été totalement transformé3.
Les fondations financent également le développement de la recherche
scientifique dans des laboratoires indépendants de l’université. L’exemple du
Rockefeller Institute for Medical Research est à cet égard caractéristique. Créé en 1901
sur le modèle des instituts Pasteur de Paris et Koch de Berlin, il a pour directeur Simon
Flexner, auparavant professeur à l’université Johns Hopkins, et comporte en 1914 plus
de 40 chercheurs permanents recrutés parmi les meilleurs médecins américains mais
aussi étrangers. Il s’occupe en particulier de bactériologie et de maladies telles que la
méningite cérébro-spinale (contre laquelle Flexner met au point un vaccin qui attire
l’attention du monde scientifique sur l’institut), la poliomyélite, ou encore les maladies
tropicales telles que la fièvre jaune. Il possède également un important département de
physiologie sont menés des travaux sur les vaisseaux sanguins, en particuliers ceux
d’un médecin français engagé en 1906, Alexis Carrel, dont les recherches sont
couronnées par le prix Nobel de médecine en 1912. Dès le début des années 1910,
l’institut s’est imposé comme un centre international majeur dans le domaine de la
recherche médicale.
1 Abraham Flexner, Medical Education In Europe, A report to the Carnegie Foundation for the
Advancement of Teaching, New York, 1912, v.
2 Kenneth M. Ludmerer, Learning to Heal. The Development of American Medical Education, New York,
Basic Books, 1985, pp. 57-60.
3 Sealander, art. cit. p. 231.
31
La santé publique est une autre préoccupation majeure de la philanthropie au
début du XXe siècle. Cest le cas en particulier de Rockefeller, qui crée en 1909 la
Sanitary Commission for the Eradication of Hookworm Disease destinée à promouvoir
des pratiques d’hygiène pour éliminer l’ankylostomiase du Sud des États-Unis. Cette
commission est dirigée par Wickliffe Rose (1862-1931), autre figure majeure de la
première génération des philanthropes Rockefeller, qui, en quelques années, devient l'un
des personnages en vue parmi les réformateurs actifs dans le domaine de la san
publique1. Elle mène notamment une active campagne d’information à bases de tracts
mais aussi de réunions d’informations sur les pratiques d’hygiène élémentaire ou encore
de consultations médicales. De 1910 à 1915, elle examine dans 12 états du Sud 1,3
million de personnes et soigne 700 000 malades. Cette campagne au succès indéniable
témoigne bien de l'ambition du projet philanthropique, puisqu’au-delà de l'objectif
immédiat, son but est de promouvoir l’éducation sanitaire sur le long terme. De fait, le
travail de la Commission apportera une contribution décisive à la structuration de
l'administration locale de la santé publique dans le Sud des États-Unis et à la mise en
place d'une législation2. Au reste, Rockefeller n’est pas le seul à s’intéresser aux
questions de santé publique : c’est aussi le cas, notamment, du Commonwealth Fund, ou
encore du Milbank Memorial Fund.
Les conséquences de l’industrialisation sur les conditions de vie dans les grandes
villes sont un autre sujet de préoccupation pour la nouvelle philanthropie. C’est en
particulier le cas de la fondation Russell Sage, qui, dès sa création en 1907, finance des
grandes enquêtes de terrain dont la première, et la plus emblématique, est le Pittsburgh
survey, réalisé la même année par la Charity Organisation Society (COS) de New York
en collaboration avec le groupe de sociologie de Franklin H. Giddins à l’université
Columbia, ainsi qu’avec des représentants des settlement houses. Cette enquête
collective radiographie les conditions de vie des classes populaires de Pittsburgh :
nature des logements, localisation des minorités ethniques, aspects sanitaires et bien
d’autres questions y sont passés au crible, l’objectif des enquêteurs étant d’attirer
l’attention des pouvoirs publics. L’ensemble de l’enquête est publié en 1909 dans le
journal Charities and the Commons, l’un des principaux organes des milieux de la
réforme urbaine, avant de paraître sous forme de livre. L’important écho rencontré par
l’enquête conduit la fondation Russell Sage à créer en 1912 un département spécialisé
dans les surveys qui financera totalement ou partiellement près de 3 000 enquêtes
locales jusqu’à la fin des années 19203 ! Destiné à montrer que les sciences sociales
peuvent être un moyen de diagnostiquer les problèmes contemporains et d’inspirer la
mise en place de politiques publiques, le Pittsburgh survey atteindra partiellement son
objectif puisqu’en 1916, la Commission on Industrial Relations mise en place par le
gouvernement fédéral mènera sur ce modèle une grande enquête sur les conditions de
travail dans l’ensemble du pays.
1 John Ettling, The Germ of Laziness : Rockefeller Philanthropy and Public Health in the New South,
Cambridge, Harvard University Press, 1981 ; Elizabeth Fee & Roy Acheson (eds), A History of the
Education in Public Health, Oxford, Oxford University Press, 1991.
2 Sealander, op. cit., p. 63.
3 Bulmer, Bales & Kish Sklar (eds), op. cit., p. 30.
32
Au début du XXe siècle, les quelques grandes fondations qui existent (Carnegie,
Rockefeller, Russell Sage notamment) commencent à se faire une place dans la société
américaine, en participant activement (quels qu’aient pu être les motifs de cette
participation) à la construction de l’Amérique moderne, dans des domaines aussi divers
que le travail social (enquêtes de terrain dans les classes populaires), la santé publique
(travail de la Sanitary Commission dans le Sud), la médecine (l’enquête Flexner sur
l’organisation de l’enseignement médical), l’enseignement supérieur (le travail de la
Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching), ou encore la vie culturelle (le
financement de musées ou la construction de bibliothèques par la Carnegie Foundation).
À la fois porteuses d’un projet de société inspiré par le darwinisme social,
l’individualisme libéral et une certaine forme de conservatisme social, elles sont aussi
marquées par une culture positiviste et une volonté de régulation sociale portées par le
mouvement réformateur dont certains membres entament des carrières au sein de
l’appareil philanthropique. À mi-chemin entre le laisser-faire et la régulation, elles sont
des chambres d’échos des débats intellectuels et politiques, mais aussi des catalyseures
des actions concrètes qui accompagnent ces débats, s’imposant comme des actrices
importantes de l’ère progressive.
33
chapitre II
« Pour le bien être de l’humanité » :
la mondialisation de la philanthropie
Au moment où les grandes fondations prennent leur place dans le paysage social
et politique américain, elles entament également un processus d’internationalisation qui
fait d’elles des lieux importants de cristallisation d’un universalisme en voie
d’affirmation au même moment dans les élites politiques et économiques américaines,
alors que les États-Unis se dotent à partir de l’orée du siècle d’une force de frappe
militaire en accord avec la place qu’ils tiennent désormais dans la vie économique
internationale. Dès avant 1914, elles sont présentes en Amérique latine, en Asie, et dans
une moindre mesure en Europe, par l’action du Carnegie Endowment for International
Peace créé en 1910.
leur expansion internationale franchit un cap avec le déclenchement de la
Première guerre mondiale. La guerre déclarée à la Serbie le 28 juillet 1914 par
l’Autriche-Hongrie, qui va bientôt dégénérer en conflit européen puis mondial, est un
moment fondateur dans la mondialisation de la philanthropie américaine1 et dans la
formulation de son projet de société. En effet, la guerre marque l’intervention en masse
de multiples organisations philanthropiques dans les pays belligérants, en particulier en
France et en Belgique. Cette situation est notamment l’occasion pour la fondation
Rockefeller d’étendre à l’Europe une action internationale encore limitée à l’Amérique
latine et l’Asie. Son investissement prend d’abord la forme d’une participation à l’action
humanitaire, avant de s’élargir à des domaines spécifiques où la fondation va mettre en
œuvre les méthodes de la philanthropie scientifique, qui tranchent avec celles des
organisations humanitaires. La campagne de lutte contre la tuberculose qu’elle mène en
France entre 1917 et 1922 est particulièrement révélatrice : dans un pays la bonne
connaissance de l’étiologie de cette maladie par les scientifiques est contrebalancée par
une réelle déficience dans l’organisation de l’action prophylactique de terrain, la
Rockefeller donne une impulsion décisive à la coordination de la lutte à l’échelle
nationale, à travers un ensemble d’initiatives sous-tendue par un plan général dont
l’objectif est de circonscrire la maladie à la fois en amont (par la prévention) et en aval
(par le traitement) : enquêtes de terrain destinées à localiser les zones à risques, création
d’un réseau national de dispensaires installés dans des endroits choisis, formation de
médecins et d’infirmières aux spécificités de la lutte antituberculeuse, ou encore
propagande et information auprès de la population utilisant les moyens les plus
modernes de communication. À travers cette campagne sanitaire nationale (sans doute
la première du genre en France), la fondation Rockefeller contribue à l’invention de la
politique de la santé publique en France, en apportant au travail mené avant son arrivée
1 Emily S. Rosenberg, « Missions to the World : Philanthropy abroad, in Lawrence J. Friedman & Mark
D. McGarvie (eds), Charity, Philanthropy and Civility in American History, Cambridge, UK ; New York,
Cambridge University Press, 2003, p. 249.
34
par les acteurs locaux ses disponibilités financières, mais aussi la nouveauté de ses
méthodes et sa vision de la santé publique à l’échelle nationale.
1. « Les marchands de lumière »
L’universalisme philanthropique
« Marchands de lumière » : c’est cette image que Georges E. Vincent, président
de la fondation Rockefeller à partir de 1917, utilise pour qualifier le rôle international
des fondations, dans un savant mélange, typiquement américain, d’universalisme
philosophique et de mercantilisme1. Lorsque l’on évoque l’internationalisation de
l’action philanthropique, une question vient immédiatement à l’esprit : pourquoi ces
organisations, au moins pour les plus importantes d’entre elles, n’ont pas limité leur
activité aux États-Unis mais se sont données presque immédiatement des objectifs
d’ampleur mondiale ? Pour répondre à cette question, il est important d’inscrire l’action
philanthropique dans le processus de construction historique de l’universalisme
américain qui s’affirme à la fin du XIXe siècle. Cet universalisme n’est pas, en soi, une
nouveauté : il existe avant la création de la grande philanthropie, puisque le discours
prêtant à ce pays-monde la « Destinée manifeste » (Manifest destiny) de porter en lui
l’avenir de l’humanité est formulé dès les années 1840 ; mais c'est à partir des années
1890 que les États-Unis possèdent les moyens de leur ambition internationale, et c’est à
partir de ce moment que se forge dans les nouvelles élites américaines dont la grande
philanthropie est l'émanation, un universalisme fondé sur la certitude que les États-Unis
portent en eux l'avenir de l'Humanité. C’est ce que montre bien le processus
d’internationalisation de l’activité de la philanthropie Rockefeller à partir des années
1900. Contrairement à ce qui est souvent suggéré, ce processus est concomitant du
développement de son activité aux États-Unis, et non pas mis en place dans un second
temps. Cette nuance est importante : elle implique que l’action de la fondation ne
consiste pas tant à « exporter » à l’étranger un « modèle » préalablement élaboré à
l’intérieur de ses frontières, mais bien plutôt à construire ce modèle tout en l’exportant,
et à nourrir ses actions américaines de toutes les expériences qu’elle mène en même
temps dans d’autres pays, dans un mouvement de circulation à double sens qui n’a
guère été mis en valeur jusqu’à présent par des historiens trop souvent enclins à
analyser l’américanisation en termes d’exportation unilatérale d’un « modèle »
américain naturalisé et réifié.
Dans l’internationalisation du projet rockefellerien, le rôle de Gates est, encore,
fondamental. Alors que la philanthropie personnelle de Rockefeller jusqu’à la fin des
années 1890 concernait des œuvres strictement locales2, le passage à la phase
organisationnelle, inaugurée par la création du Rockefeller Institute for Medical
Research et du General Education Board, s’accompagne de la formulation dun projet
dont l’ambition est d’emblée internationale. Dès 1905 en effet, Gates a émis l’idée
d’élargir les activités au monde entier, internationalisation qu’il considère comme une
1 George E. Vincent, La Fondation Rockefeller : rapport de l’œuvre accomplie en 1921 [traduction
française], New York, 1922, p. 40-41.
2 Kathleen McCarthy, « U.S. Foundations and International Concerns », Kathleen McCarthy (ed),
Philanthropy and Culture. The International Foundation Perspective, University of Pennsylvania Press,
1984, p. 4.
35
fin en soi mais aussi comme un moyen de maximiser les profits de la Standard Oil dont
il détient et gère lui-même une partie des actifs ; il effectue un parallèle avec l’activité à
l’étranger des missionnaires, qui génère des bénéfices commerciaux pour les entreprises
américaines : en soignant les maladies endémiques dans des pays qu’on n’appelle pas
encore sous-développés, et en y élevant le niveau d’éducation, on contribue à y
introduire les cadres de la vie moderne déjà en vigueur dans les pays industrialisés, et
donc à ouvrir aux entreprises de nouveaux marchés. C’est dans le cadre de cette vision
où la philanthropie et l’utilitarisme sont étroitement imbriqués qu’il faut comprendre la
création en mai 1913 de la fondation Rockefeller, dont l’objectif est de faire « le bien-
être de l’humanité à travers le monde1 ». Lors de la première réunion de son Board of
trustees, Gates expose sa vision de la mission mondiale des États-Unis : apporter les
lumières du progrès aux autres peuples, et promouvoir l’organisation rationnelle des
sociétés sur le modèle américain2. La fondation entend apporter sa pierre à cet objectif à
partir de son domaine d’activité alors privilégié : la santé. Gates et les autres trustees
considèrent celle-ci comme un facteur majeur du bien-être3, et même du bonheur4 de
l’Humanité. Forte de cette philosophie, la fondation élabore un plan de travail dont la
première étape est l’organisation dès l’été 1913 d’une International Health Commission
(qui devient International Health Board en 19165), afin « d’étendre les bénéfices de
l'expérience américaine6 » acquise dans le traitement de l'ankylostomiase à une
cinquantaine d’autres pays où la maladie est présente, mais aussi d’appliquer les mêmes
méthodes à d’autres maladies (la fondation en dresse une liste qui en comprend 22)
comme la malaria ou la fièvre jaune. Entre 1913 et 1950, l’IHB investira 100 millions
de dollars dans cette campagne sanitaire mondiale7.
Cette vaste entreprise sous-tendue par un volontarisme réformateur doublé de
messianisme religieux et d’intérêt économique n’est qu’une des facettes de la montée en
puissance des États-Unis sur la scène internationale à partir des années 1890. Le pays
étant désormais unifié, la frontière célébrée par Frederick Jackson Turner se déplace
désormais au-delà du continent américain, et les publicistes, universitaires, journalistes
ou responsables militaires et politiques sont de plus en plus nombreux dans la décennie
1890 à appeler de leurs vœux une expansion hors des limites territoriales pour
concrétiser l’idée de la « Destinée manifeste ». Alors que les marines marchande et
militaire connaissent une croissance parallèle au cours des années 1890 (la puissance
navale américaine passe du 6e au 3e rang mondial entre 1889 et 1914), une des idées les
plus populaires qui s’impose dans l’opinion publique est celle de la construction en
Amérique centrale d’un canal permettant de relier l’Atlantique et le Pacifique pour
éviter le contournement long et dangereux du continent américain par le Sud, et
concurrencer les états européens sur les marchés asiatiques, en particulier chinois8. À
l’heure le scandale financier qui éclate en 1892 en France9 sonne le glas des
ambitions de Ferdinand de Lesseps de rééditer à Panama l’exploit technique et
1 Rockefeller Foundation, Annual Report, 1913, p. 7-8.
2 Collier & Horowitz, op. cit., p. 94.
3 Principles and policy of giving, memorandum by Jerome Greene, octobre 1913, RF 3/900/21/163.
4 Memorandum on policy of the Rockefeller Foundation with Reference to the Concentration or
Extension of its field of « giving », Jerome Greene, 23 mai 1916, RF 3/900/21/163.
5 Rockefeller Foundation, Annual Report, 1922, p. 99.
6 Principles and policy of giving, doc. cit.
7 Emily S. Rosenberg, « Missions to the World : Philanthropy Abroad », Friedman & McGarvie (eds), op.
cit., p. 253; John Farley, To Cast out Disease : A History of the International Health Division of the
Rockefeller Foundation, Oxford, Oxford University Press, 2004.
8 Jean Heffer, Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, Paris, Albin Michel, 1995.
9 Jean-Yves Mollier, Le scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991.
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commercial qu’avaient constitué la construction et l’exploitation du canal de Suez
achevé en 1869, il y a là, pour les États-Unis, une formidable opportunité. Ces idées
développées notamment par l’Amiral Mahan, sont très écoutées par le Secrétaire à la
marine John D. Long. C’est dans cette perspective, le contrôle de la région des
Caraïbes apparaît stratégique, qu’il faut comprendre la montée des tensions opposant les
États-Unis à l’Espagne, et le déclenchement de la guerre hispano-américaine de 1898.
Après un court affrontement de quelques semaines, l’Espagne perd les derniers vestiges
de son empire colonial mis en place trois siècles plus tôt : dans les Caraïbes, elle
abandonne Cuba (qui devient formellement indépendante mais passe de fait sous
protectorat des États-Unis, qui obtiennent en outre l’établissement d’une base navale à
Guantanamo), et cède aux Américains Porto Rico, ainsi que, dans le Pacifique, Guam
(la plus importante des îles Mariannes) et les Philippines. À la suite de ce tournant de
l’histoire américaine qui voit l’acquisition par les États-Unis de ce qui ressemble fort à
un empire colonial, l’assistant du Secrétaire à la marine Theodore Roosevelt, auréolé de
la popularité acquise à l’occasion du conflit il a personnellement combattu, est élu à
la présidence du pays en 1900, poste il demeure jusqu’en 1908. L’expansion
internationale des États-Unis sera l’un des fils conducteurs de ses deux mandats1, dont
l’une des traces les plus concrètes est la construction du canal de Panama, entre 1904 et
1914. Dès 1904, Roosevelt a ajouté un « corollaire » à la doctrine Monroe en vigueur
dans la diplomatie américaine depuis 1823, en annonçant que les États-Unis se réservent
le droit d’intervenir dans les pays d’Amérique centrale et du Sud, s’ils l’estiment
nécessaire, pour assurer l’ordre2 : une nouvelle orientation de la politique extérieure
américaine popularisée sous le nom de politique du « gros bâton » (big stick), dont l’une
des premières manifestations est la répression d’une insurrection à Cuba en 1906.
C’est dans le cadre de cette expansion géopolitique que les États-Unis organisent
à partir du début du siècle des grandes campagnes sanitaires dans les régions passées
sous leur contrôle direct ou indirect, que ce soit dans les Caraïbes (Cuba, Panama, Haïti)
ou le Pacifique (Hawaï, Philippines, Samoa). La sécurisation sanitaire de ces zones
devient une préoccupation pour plusieurs raisons : d’une part, pour éviter la propagation
(ou le retour) de maladies sur le territoire américain, notamment dans le Sud où la fièvre
jaune a disparu depuis la fin du XIXe siècle ; d’autre part, pour protéger les intérêts
économiques américains de plus en plus importants dans ces régions, et éviter que les
flux de marchandises et d’hommes en direction et en provenance des États-Unis ne
s’accompagnent d’une dissémination des maladies dans toute la zone ; enfin, pour
protéger les populations américaines, civiles et surtout militaires, stationnées dans ces
pays ; en 1898, l’intervention à Cuba s’est soldée par plus de 6 400 morts américains,
dont moins de 1 000 du fait des opérations militaires, et plus de 5 400 du fait des
maladies locales. C’est la raison pour laquelle l’armée américaine occupant Cuba
organise dès 1900 une mission scientifique destinée à étudier la fièvre jaune et une
campagne sanitaire, dirigée par le général William C. Gorgas, pour l’éradiquer3. Les
campagnes sanitaires font donc, dès le début du XXe siècle, partie intégrante de la
politique étrangère américaine, et il est fort probable que l’ouverture du Canal de
Panama en 1914, avec les risques de propagation dans la zone Pacifique qu’il comporte,
joue un rôle d’accélérateur dans leur développement.
1 Walter LaFebber, The Cambridge History of American Foreign Relations, vol. 2 (The American Search
of Opportunity, 1865-1913), Cambridge, Cambridge University Press, 1993, pp. 183-209.