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Hyper-saisonnalit´e m´etropolitaine
Luc Gwiazdzinski
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Luc Gwiazdzinski. Hyper-saisonnalit´e m´etropolitaine. Guez A., Subremon H. Saisons des villes,
Donner-Lieu, pp. 131-147, 2013, Donner-lieu. <halshs-00957049>
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Guez A. Subremon H., 2013, Saisons des villes,
Editions Donner-lieu, pp.131-147
Hyper-saisonnalité métropolitaine
Luc Gwiazdzinski (*)
« Mais où sont les neiges d’antan »
François VILLON, La ballade des dames
« Il n’y a plus de saisons ». La sentence traverse les siècles, nourrit les conversations
quotidiennes et vous fait irrémédiablement passer du côté des « vieux cons des neiges
d’antan ». Plus largement, la question du temps, des saisons et de leur possible disparition
intéresse particulièrement nos sociétés contemporaines. Elle est réactivée à un moment où la
ville ou plutôt l’« outre-ville » (Depardon, Virilio, Scofidio, Hansen, 2010), s’impose comme
l’espace de vie d’une majorité d’habitants de la planète et alors que les préoccupations
environnementales s’affirment autour notamment du changement climatique. Du comptoir de
bistrot aux nouveaux réseaux sociaux sur la toile, la question du « temps qu’il fait » occupe
une large place dans nos vies et dans nos villes.
Une relation délicate entre les saisons et les villes. S’interroger sur les « saisons urbaines »
oblige d’abord à définir la saison « période de l’année qui observe une relative constance du
climat et de la température ». Dans la zone de climat tempéré, on observe généralement quatre
saisons d’une durée d’environ trois mois qui jouent un rôle déterminant sur l’état de la
végétation. Ces conditions naturelles ont des conséquences sur le cadre urbain, l’espace
public, les individus et les groupes qui y résident. Même si André Guillerme nous affirme que
« les saisons peuvent faire bon ménage avec la ville » (Guillerme, 1994), ce lien est souvent
dénié aux urbains. « Aux ruraux, l’observation de la nature, les gestes simples et efficaces ;
aux citadins, les pratiques culturelles, la technicité, la sophistication des conditions de vie »
(Soudière, 1999) s’étonne Martin de la Soudière. Les citadins ont pourtant devant leurs yeux
quelques marqueurs (arbres, parcs, oiseaux…) qui leur permettent de suivre le rythme des
saisons. Comme les ruraux, ils aiment qualifier ces périodes : « la belle saison », « la morte
saison ». En vacanciers, ils évoquent la « pleine saison » ou le « hors saison » et connaissent
naturellement le « temps des cerises » et la « saison des amours ».
Une nécessaire approche spatio-temporelle. Etudier les saisons urbaines nécessite d’aborder
la ville de manière holistique en prenant en compte ses espaces et ses temps, les rythmes et les
cycles, dans le cadre d’une « rythmanalyse » dont Henri Lefebvre (Lefebvre, 1996) avait
proposé les premiers rudiments. La ville est un univers difficile à saisir qui évolue dans le
temps et dans l’espace selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers ou
séculaires, mais aussi en fonction d’évènements ou d’accidents (Gwiazdzinski, 1998). Si la
matérialité urbaine, cette carapace artificielle de l'homme constituée par les bâtiments, se
modifie lentement, des populations s’y succèdent selon des rythmes et des temporalités
diverses souvent difficiles à articuler. Les horaires et les calendriers d'activité donnent le
tempo, règlent l'occupation de l'espace et dessinent les limites de nos territoires vécus,
maîtrisés ou aliénés. Certains espaces s'animent, d'autres s'éteignent, certains se vident alors
que d'autres s'emplissent, certains ouvrent alors que d'autres fonctionnent en continu
(Gwiazdzinski, 2000). Ce milieu matériel et mental, « psycho-géographique » est fluctuant ; il
a ses heures et ses rythmes. Il vit et donc s’éveille et s’endort (Goetz, Younes, 2010).
Des comportements et représentations ambivalents. Alors qu’elles pourraient presque être
gommées, les saisons semblent remises en scène dans un mouvement paradoxal déjà décrit
par Y. Barel (Barel, 1979). D’un côté, on combat fortement les effets négatifs (vent, pluie,
neige, chaleur, froid…) qui perturbent le bon fonctionnement du système urbain. De l’autre, le
marquage symbolique des saisons dans leurs dimensions commerciales, événementielles,
sensorielles et ludiques et leur mise en scène dans l’espace urbain est de plus en plus visible.
Une nouvelle saison artificielle semble peu à peu se substituer à la saison ordinaire. Le
traitement médiatique renforce cette impression à l’exemple de l’épisode neigeux de l’hiver
2010-2011. D’un côté on glorifie les tentatives désespérées des services techniques pour
débloquer la situation. On relaie les appels à la prudence des autorités et on glorifie la
débrouille et la solidarité entre « naufragés de la route ». De l’autre, on célèbre la
« métamorphose urbaine » et on met en scène le jeu, les enfants, les boules de neige et
l’émerveillement de la ville sous la neige. L’été n’échappe pas à ce traitement médiatique
ambivalent. Entre surmortalité des personnes âgées liée à la canicule et plaisirs de plein air, la
dualité est flagrante. Quelle que soit la saison, le cycle médiatique se termine par
l’indifférence : « les victimes entrent dans l’extrême de la disgrâce : elles ennuient » (Oscar
Wilde). Entre peur et enchantement, artificialisation et artifices, les saisons métropolitaines
cherchent leur voie.
Effacement possible des saisons
Les astres nous fournissent trois cycles principaux d’organisation du temps : la rotation de la
terre sur elle-même qui définit la durée des journées, le rythme nycthéméral ; la rotation de la
lune autour de la terre mesurée par les mois lunaires et les rythmes menstruels et la rotation de
la terre autour du soleil représentée par l’année et les rythmes saisonniers. L’homme a
développé de nombreuses stratégies et techniques pour tenter d’y échapper et la ville
contemporaine est parfois en décalage avec les originelles alternances (Gwiazdzinski, 2002).
Artificialisation progressive. Nous avons peu à peu artificialisé les milieux, construisant un
environnement urbain spécifique, une carapace, un labyrinthe dans lequel nous pouvons
désormais nous déplacer sans voir la lumière du jour ni respirer à l’air libre (Gwiazdzinski,
2005). Le « naturel » qui se différencie de « l’artificiel » parce qu’il ne qualifie que la partie
du réel qui n’a pas été modifiée par l’homme, n’existe littéralement plus (Rahm, 2009). Les
villes, sont devenues le milieu presque exclusif d’habitation de l’homme (Goetz, Younes,
2010). La nature est « arraisonnée », mise à la raison, domestiquée par la technique selon le
philosophe Martin Heidegger. L’homme « cet animal gluant » décrit par Henry Lefebvre,
s’est fabriqué une coquille plus belle que lui. Il a imaginé une norme climatique moyenne
supportable, reproductible d’un hôtel de l’Arctique à son alter ego des tropiques. Il a
bouleversé les normes climatiques au-delà même des limites de la ville avec un impact
désormais mesurable sur les températures. Au cours des siècles, il a défini des séquences
temporelles « régies par l’artifice et non plus par la nature » pour reprendre l’expression de
Georges Balandier (Balandier, 2010). Les grands rythmes collectifs d’hier régis par la course
du soleil ont peu à peu fait place aux rythmes de la religion symbolisés par les cloches de
l’église puis à ceux du travail et de l’organisation fordiste de la cité scandés par les sirènes de
l’usine avant d’être remplacés par le « temps pivot individuel » symbolisé par le téléphone
portable (Gwiazdzinski, 1998).
Tentatives pour désaisonnaliser et climatiser la ville. Nous avons peu à peu gommé les affres
des saisons pour imaginer une « saison unique moyenne » avec constance du climat et de la
température. Dans la maison, le chauffage, la lumière artificielle, le climatiseur et la plante
toujours verte sont les dispositifs repérables d’une forme de mondialisation du climat
intérieur. Nos appartements sont devenus les éléments d’une ville polytopique globale sous
cloche qui se prolonge dans nos parcours urbains à travers les bureaux, les centres
commerciaux et jusque dans nos voitures, extensions climatisées de nos logements. Dans
l’espace public, de nombreuses techniques permettent d’atténuer les contraintes. On a asphalté
afin d’éviter la boue. En hiver on déneige et on sale avec frénésie pour que la ville ne s’arrête
jamais. Des armées de services techniques se tiennent prêts à intervenir à la moindre alerte sur
le « front neigeux ». On ajoute des colonnes de chaleurs dans les gares et on chauffe même les
terrasses des cafés. En automne, on fait la chasse aux feuilles mortes à grand renfort de
souffleuses. En été l’espace public est désormais envahi par des brumisateurs souvent
accompagnés de palmiers hollywoodiens qui renforcent l’image balnéaire et estivale et font
un peu d’ombre. Les corps se couvrent de vêtements intelligents laissant passer la
transpiration mais arrêtant la pluie, protégeant des UV sans nous priver de chaleur, chauds
mais légers.
Résistances. Il reste malgré tout des moments et des endroits où les saisons résistent : New-
York en hiver quand le vent glacial s’engouffre dans les avenues ou Cracovie en été avant que
l’air chaud et saturé n’accouche enfin d’un orage. Dans ces cas, la saison demeure quelque
chose de réel « contre lequel on se cogne », pour reprendre l’expression de Lacan. Tempêtes
de neige, canicules ou crues rappellent parfois avec violence aux urbains qu’il existe encore
des saisons même s’ils ont longtemps tout fait pour les effacer, s’en prémunir ou s’échapper.
Ces épisodes saisonniers exceptionnels s’ancrent dans la mémoire des villes et s’inscrivent
dans les calendriers collectifs. En France, on se souvient de la sécheresse de l’été 1976 et de la
tornade de l’hiver 1999.
Petites stratégies de fuite et d’adaptation. De nombreuses stratégies permettent d’échapper
aux rythmes saisonniers locaux. On peut changer d’endroit et d’échelle par exemple. Il y a
longtemps que les habitants aisés de Beyrouth ou Marseille quittent leur ville surchauffée
pour s’installer plus haut dans les montagnes. Ceux qui le peuvent voyagent d’un endroit de la
planète vers un autre quand les saisons ne leur plaisent plus. Les plus fortunés jonglent avec
les saisons sur un nouvel axe PLM (Paris-Lubéron-Marrakech). D’autres stratégies permettent
de zapper d’une saison ou d’une activité saisonnière à l’autre en restant sur place. On importe
des fruits et légumes de l’été pour les consommer pendant la mauvaise saison. On crée des
environnements saisonniers typés où il est possible de skier en plein été et de nager dans un
lagon tropical en plein hiver. Ces saisons artificielles que nous consommons ici ou ailleurs,
font partie des « nouveaux nouveaux mondes » (Balandier, 2010) dissociés de la géographie,
que nous habitons dans un dépaysement croissant, à tel point qu’ils en deviennent un autre
ailleurs. Ces stratégies non soutenables ont des coûts et surcoûts tant économiques
qu’écologiques.
Déploiement de nouveaux rites saisonniers.
Face à la tentative de « climatisation urbaine mondialisée » et d’effacement progressif des
saisons dans la ville, on assiste à un mouvement inverse de renforcement symbolique des
saisons.
Renforcement symbolique. « Sans rythme pas de vie » : la mise en garde du chronobiologiste
Bernard Millet vaut pour l’effacement de la nuit comme pour celui des saisons. On a besoin
de repères dans l’espace et dans le temps. Face à l’éclatement des espaces, des temps et des
mobilités, des événements permettent de se synchroniser, de « faire famille, organisation ou
territoire » (Gwiazdzinski, 2003, 2004, 2010). A la fois signets, décors, seuils et rites de
passage, ces événements (culturels, cultuels, sportifs…) accompagnent et rythment l’ordre des
saisons. Ils donnent le tempo, organisent des calendriers culturels et sociaux, construisent une
structure temporelle, donnent une couleur et contribuent à l’identité des territoires. Ils sont un
des éléments de « la ville malléable » (Gwiazdzinski, 2009), modulaire et flexible.
Affirmation d’un calendrier événementiel. Un nouveau calendrier, « instrument de mesure du
temps » (Le Goff, Lefort, Mane, 2002) qui transforme les données naturelles en constructions
culturelles, peut être repéré. En France, la période estivale démarre avec la Fête de la musique
le 21 juin. Les résultats du bac, les départs en vacances et le démarrage du Tour de France
valident la saison. Les feux d’artifice de juillet résonnent comme un premier sommet, suivis
un mois plus tard de ceux du 15 août et du début des grandes marées sur les plages de
l’Atlantique. Festivals, concerts et vide-greniers marquent cette période estivale qui s’étire
jusqu’aux premiers frimas. L’automne s’avance avec la reprise du championnat de football, la
rentrée des classes et la rentrée politique et sociale. En octobre, les « nuits blanches »,
précèdent la « fête des morts » ou Halloween. L’hiver s’annonce dès novembre avec la
préparation de Noël et du jour de l’An. Le mois est difficile malgré l’arrivée du Beaujolais
nouveau. Celles et ceux qui en ont les moyens profitent dès le mois de décembre des vacances
à la neige. Février et ses carnavals tentent de conjurer l’hiver. Le printemps revient enfin avec
le festival de Bourges. Les ponts du mois de mai sont un avant-goût de l’été. Ce calendrier
varie d’une métropole à l’autre et chacun construit son propre agenda selon son degré
d’autonomie.
Dispositifs et marquage des espaces et des temps urbains. Tourisme et marketing urbain
obligent : il n’y a plus d’hiver en ville sans mise en scène et apparition du kit adapté
comportant illuminations, patinoires et cabanes en bois de « l’hypermarché de Noël ». La
neige artificielle, les décorations des vitrines, les chants et parfois les traineaux, transforment
certains centre-ville en décors de stations de ski. Ici et ailleurs, n’y a plus d’été en ville sans
sable rapporté. De Paris à Longwy, une esthétique balnéaire envahit le cœur des villes. La
plage s’installe en ville avec son folklore : vendeurs de glaces, transats rayés, joueurs de
boules ou tournois de « beach-volley ». Dans cette « guerre du faux » (Ecco, 1985), tout n’est
qu’une illusion d’ailleurs, de passé et de saisons réinventées. Cette mise en scène fictive des
saisons s’inscrit dans la logique du spectacle (Debord, 1967) et du parc d’attraction qui
propose des espaces et des périodes de nos histoires à consommer. La métropole entière
devient « une sorte de musée imaginaire » (Ricoeur P., 2001) où l’événement saisonnier est
construit pour désigner, vendre et synchroniser les habitants et les usagers temporaires autour
d’une ambiance spécifique. Les saisons sont « customisées », folklorisées, caricaturées et
« mises en tourisme » comme on le faisait jusque là pour des sites et des lieux. La
« calendarisation » des temporalités urbaines est à l’œuvre avec ses dispositifs événementiels,
ludiques et ses mises en scène bien huilées. L’événement saisonnier fait partie de la « boîte à
outil » de l’élu métropolitain avec le tramway, le parc à vélos et l’auto partage.
Marquage commercial. Les commerces et les médias contribuent à construire une « ambiance
saisonnière ». Saison « Printemps-été » ou « Automne-hiver » : on force le trait avec « la
mode », les décors et les défilés. Dans ce système à rotation rapide, la saison automne-hiver
s’affiche souvent dans les vitrines d’un été chaud. La télévision et la radio nous surimposent
leurs grilles de rentrée automnales, leurs programmes festifs de fin d’année et leurs étés
allégés. Les saisons métropolitaines ont leurs signes annonciateurs : publicités qui « gomment
les kilos en trop » avant la plage de l’été ou panneaux « Vive la rentrée » en plein mois de
juillet. En automne, l’été joue les prolongations grâce aux promesses des fabricants de
cosmétiques : « conservez votre hâle d’été en automne ».
Stratégie multitopique. Certains d’entre nous vont célébrer la saison hors de la ville comme
pour « l’augmenter » et assurer un marquage symbolique plus fort. Dans un étrange
pèlerinage, ils quittent la ville pour gagner la campagne et célébrer « avec les gens du coin »
l’arrivée des saisons : le muguet, les premiers champignons, les premières neiges ou les
premiers fruits. Les champs de cueillette de légumes ou de fraises qui se développent en
périphérie des villes participent de ces stratégies de « re-saisonnalisation » de la ville et de
l’urbain. Fruits et légumes prennent un goût d’authentique à l’ombre du slow food.
Conséquence de la saisonnalité événementielle. Le développement de ces « saisons
événementielles » a des conséquences sur certains territoires comme l’augmentation
temporaire de la population présente (Terrier, 2009). On devra également ajouter du sable en
front de mer et de la neige sur les pentes pour être dans la norme saisonnière d’une « techno-
nature » « hominisée » (Gaudin, 1990). Des populations originaires de saisons différentes
doivent co-habiter sur les pistes, les plages comme dans les rues. Dans cette compétition
territoriale, où les métropoles se transforment en stations touristiques, et les stations en villes,
il y a « des régions qui gagnent » (Benko, Lipietz, 1992) grâce au décor contrasté idéal de
leurs saisons : Sud-Ouest ou Sud-Est pour l’été comme pour l’hiver. A l’autre bout, on
imagine des territoires trop fades, des « territoires qui perdent » faute d’une identité
saisonnière suffisante.
Vers une hyper-saisonnalité
On aurait pu croire que nos métropoles aseptisées pouvaient se passer des saisons, surmonter
les aléas climatiques et faire comme si l’homme avait eu raison des cycles cosmiques et
biologiques. Pourtant les saisons résistent.
Simulacre collectif. Mieux, elles sont revisitées, réinventées par les acteurs économiques, les
pouvoirs publics et la société du spectacle, emportées par « l’escalade du toujours plus,
toujours plus vite, toujours plus extrême » (Lipovetsky, 2004), comme l’hypermodernité
exacerbée dans laquelle elles s’inscrivent. « S’il n’y a plus de saisons », comme disent nos
anciens, nos métropoles et leurs habitants ne veulent plus le savoir. On assiste à la fois à la
« patrimonialisation » (Gravari-Barbas, 2005) et à la « marchandisation » des saisons comme
on assiste à celle des nuits. La dimension commerciale se surimpose à la dimension naturelle,
l’économie à la nature. La doublure et l’artifice sont préférés au vrai, l’aspect ludique aux
contraintes. « On préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité,
l’apparence à l’être » (Debord, 1967). L’obligation de saison a fait place au désir de saisons,
la saison à « l’hyper-saison ». « Toujours plus » pour s’adapter à la demande d’un individu de
plus en plus mobile, instable et volatile. Le marché redécoupe nos années comme il a
redécoupé nos vies afin de mieux nous cibler : premier âge, enfance, préadolescence,
adolescence, « adulescence », âge adulte, troisième et quatrième âge. Simulacre, mise en
scène, la transformation des saisons participe au passage du tempo urbain au rythme
métropolitain.
Nouveaux calendriers. Une « hyper-saison métropolitaine » s’affirme donc en lieu et place
des saisons classiques avec ses marqueurs, ses dispositifs scéniques, ses acteurs et son
marketing, ses « ici » et ses « ailleurs », ses assurances et ses paradoxes. Elle remplace, se
surimpose aux rythmes naturels et finit par faire « office de saisons ». Comme la métropole,
« ville au-delà de la ville », la saison urbaine est une « saison au-delà de la saison », une
« saison augmentée et scénarisée », un produit à consommer. Elle participe à la construction
de nouveaux calendriers urbains, de nouveaux rites et événements en lieu et place des
anciennes contraintes. Une nouvelle « calendarité métropolitaine » où le groupe humain se
synchronise autour d’un dispositif construit émerge. On revisite le lien avec le cosmos, la
lune, le soleil et les grands cycles et on relit le cycle des saisons en commençant par les plus
marquées : l’hiver et l’été. Entre effacement et affirmation, ces évolutions sont
caractéristiques des « temps hypermodernes » (Lipovestky, 2004), recomposant en
permanence les articulations entre l’ici et l’ailleurs, le « je » et le « nous », le vrai et le faux.
Elles nous obligent à changer de regard pour penser les choses dans le sens de la
complémentarité et non de l’opposition, de la complexité et non de manière binaire et
sectorielle. L’hypothèse « d’hyper-saisonnalité métropolitaine » interroge également « l’être
ensemble » et le « collectif intermittent » dans une « société liquide » (Bauman, 2000, 2007)
où tout est mobile, fluctuant et affaire individuelle, et dans un présent hurlant. La métropole et
ses usagers inventent le plaisir des saisons sans les inconvénients, la possibilité de se re-
synchroniser à l’envie, en usant de pratiques et de pathétiques artifices et mises en scène. La
figure de la « métropole intermittente » (Gwiazdzinski, 2011) et « à la carte » émerge face au
roulis quotidien et « l’exceptionnel festif métropolitain » couvre un quotidien urbain dégradé.
Moteurs multiples. L’apparition d’hyper-saison n’est qu’un symptôme et une conséquence des
recompositions en cours dans les mondes contemporains. La métamorphose des saisons
urbaine n’est qu’un aspect du processus « d’augmentation » de la métropole qui dépasse les
seuls aspects numérique et de l’émergence d’un « néo-situationnisme » qui redonne sens dans
l’ouverture à l’ici et maintenant. Elle s’appuie sur d’autres moteurs que le marketing et le
commerce : besoin d’échapper à la vitesse et de maîtrise du temps, recherche de rythmes
naturels et de nature, besoin de rencontres mais aussi quête forcenée « d’authentique »,
nostalgie et « antepathie ». Ce désir de saisons répond également au besoin de se cogner au
réel face à l’aseptisation et à la virtualisation de nos environnements, besoin d’éprouver et
d’« être au monde » (Maldiney, 2007) de ressentir le froid et le chaud, la neige et le soleil. Il
correspond à un besoin de réassurance, d’ancrage face à la désorientation, de figures
stabilisées face à l’incertitude d’un monde complexe et incertain.
Conclusions
« Le goût des saisons, l’image des saisons sans leurs inconvénients », tel pourrait être le
paradoxal projet des métropolitains. Espace-temps « repère » face aux incertitudes et espaces
temps « repaire » où se retrouver, la figure de l’hyper-saison propose un subtile alliage entre
le calendrier et l’agenda, un mélange entre le temps présent phénoménologique du hic et
nunc, et le temps de l’agenda, promesse de rendez-vous et de synchronisation. A sa façon,
l’hyper-saisonnalité participe à l’organisation d’un nouveau « régime temporel
métropolitain » qui nous incite à aménager la tension entre l’éphémère d’un engagement qui
nous sollicite et la simultanéité d’une pluralité d’engagements à rendre conciliables.
« Espace-temps vécus, éphémères et cycliques » qui contrebalancent les temps linéaires et
continus de l’économie et des réseaux, les hyper-saisons métropolitaines interpellent la ville,
l’espace public et le vivre-ensemble. Comment « assaisonner » la ville tout en la dotant du
confort nécessaire ? Quel nouveau pacte et quelles hybridations imaginer entre nature et
culture ? Ce sont là quelques enjeux qui traversent la métropole post-Kyoto. Au-delà, les
rapports de l’urbain aux saisons sont révélateurs des relations complexes que nos sociétés
contemporaines entretiennent avec la nature : nature célébrée mais nature consommée dont on
feint d’ignorer les tensions vivantes, nature « marchandisée » dont on finira par se lasser,
« nature embaumée » qui sent déjà un peu la mort. Dans l’économie libidinale épuisée par
l’hyper-industrialisation du capitalisme contemporain : « le désir industriellement traité
conduit à la destruction du désir » (Stiegler, 2006).
Enfin, la question des saisons urbaines s’inscrit dans la polyphonie de l’hypermodernité. Elle
nous oblige à imaginer une « chorégraphie métropolitaine » et un « chrono-urbanisme »
adaptés. Elle nous pousse à aller « au devant de nous » pour tenter d’« habiter le temps »,
selon la belle formule de feu Jean-Marie Djibaou.
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(*) Luc Gwiazdzinski est géographe. Enseignant en aménagement et urbanisme à l’Université
Joseph Fourier de Grenoble (IGA), il est responsable du Master Innovation et territoire et
Président du Pôle des arts urbains. Chercheur au laboratoire Pacte (UMR 5194 CNRS) associé
au MoTU (Université Biccoca et Politecnico de Milano) et à l’EREIST (Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne), il oriente des enseignements et ses recherches sur les questions de
mobilité, d’innovation métropolitaine et de chrono-urbanisme. Expert européen, il a dirigé de
nombreux programmes de recherché, colloques internationaux, rapports, articles et ouvrages
sur ces questions : Urbi et Orbi. Paris appartient à la ville et au monde, 2010, L’Aube ; Nuits
d’Europe, 2007, UTBM ; Périphéries, 2007, L’harmattan ; La nuit dernière frontière de la
ville, 2005, l’Aube ; Si la ville m’était contée, 2005, Eyrolles ; La nuit en questions (dir.),
2005, l’Aube ; La ville 24 heures /24, 2003, L’Aube. Il a également dirigé une agence des
temps et des mobilités, une agence de développement et une agence d’urbanisme et
développement durable.
Citer l’article :
Gwiazdzinski L., 2013, « Hyper-saisonnalité métropolitaine », in Guez A. Subremon H.,
Saisons urbaines, Editions Donner-lieu, pp.131-147
Contact :
luc.gwiazdzinski@ujf-grenoble.fr