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Méthodes algébriques dans la musique et la musicologie du XXème siècle : aspects théoriques, analytiques et compositionnels

Authors:

Abstract

Alain Poirier (directeur) Guerino Mazzola (rapporteur) John Rahn (rapporteur) Gérard Assayag (examinateur) Marc Chemillier (examinateur) Jean Petitot (examinateur)
ethodes alg´ebriques dans la musique et la musicologie
du XX`eme si`ecle : aspects th´eoriques, analytiques et
compositionnels
Moreno Andreatta
To cite this version:
Moreno Andreatta. ethodes alg´ebriques dans la musique et la musicologie du XX`eme si`ecle :
aspects th´eoriques, analytiques et compositionnels. domain stic.othe. Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales (EHESS), 2003. French. <tel-00004074>
HAL Id: tel-00004074
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00004074
Submitted on 3 Jan 2004
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École des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Formation Doctorale « Musique Histoire Société »
Thèse pour obtenir le grade de docteur de l’EHESS en musicologie
Méthodes algébriques en musique et musicologie du XXe siècle :
aspects théoriques, analytiques et compositionnels
Moreno ANDREATTA
sous la direction d’Alain POIRIER
Jury de thèse
Alain POIRIER (directeur)
Guerino MAZZOLA (rapporteur)
John RAHN (rapporteur)
Gérard ASSAYAG (examinateur)
Marc CHEMILLIER (examinateur)
Jean PETITOT (examinateur)
Date de soutenance : 12 décembre 2003
MÉTHODES ALGÉBRIQUES EN MUSIQUE ET MUSICOLOGIE DU XXe SIÈCLE :
ASPECTS THÉORIQUES, ANALYTIQUES ET COMPOSITIONNELS
Moreno ANDREATTA
Thèse de doctorat pour l’obtention du titre de docteur en musicologie
École des Hautes Etudes en Sciences Sociales
2003
RÉSUMÉ DE LA THÈSE
Mots clefs : formalisation, structures algébriques, théorie musicale, Set Theory, outils
d’analyse musicale, procédures compositionnelles, musicologie computationnelle.
Résumé : L’application de méthodes algébriques en musique représente une démarche récente
dans la recherche musicale. Une réflexion historique sur l’émergence du concept de structure
algébrique en musique met en évidence la place centrale occupée par trois
compositeurs/théoriciens du XXe siècle : Milton Babbitt, Iannis Xenakis et Anatol Vieru. À
partir de leurs propositions théoriques, cette étude développe une réflexion approfondie sur la
notion de théorie musicale dans ses applications aussi bien analytiques que compositionnelles.
Elle offre également une formalisation algébrique de la Set Theory et de ses développements
transformationnels tout en discutant les rapports entre la tradition analytique américaine et la
démarche théorique formelle en Europe. Les concepts abordés permettent de définir la place
d’une démarche computationnelle en musicologie et ouvrent des questions philosophiques sur
le rapport entre mathématiques et musique.
Laboratoire d’accueil : Equipe Représentations Musicales IRCAM/CNRS (U.M.R. 9912)
ALGEBRAIC METHODS IN TWENTIETH-CENTURY MUSIC AND
MUSICOLOGY:
THEORETICAL, ANALYTICAL AND COMPOSITIONAL ASPECTS
Moreno ANDREATTA
PhD in Musicology
École des Hautes Etudes en Sciences Sociales
2003
ABSTRACT
Keywords: formalisation, algebraic structures, music theory, tools for music analysis,
compositional process, computational musicology
Abstract: The application of algebraic methods to music is a relatively new approach in
musical research. We analyse the problem of the emergence of algebraic structures in music
by looking at three main figures of Twentieth-Century theorists/composers: Milton Babbitt,
Iannis Xenakis and Anatol Vieru. Some of their music-theoretic constructions are the starting
point for a discussion on the notion of music theory in some analytical as well as
compositional applications. This work discusses an algebraic formalisation of Set Theory and
its transformational developments from a perspective which includes an analysis of the
relationships between American tradition and a formalised European approach. The concepts
elaborated in this work lead to a definition of the place of a computational approach in
musicology and open several philosophical questions on the relationships between
mathematics and music.
Laboratory: Music Representation Team, IRCAM/CNRS (U.M.R 9912).
Remerciements
Je remercie tout d’abord mon directeur de recherche Alain POIRIER ainsi que mon
codirecteur de recherche, Marc CHEMILLIER, pour leur encadrement et leur soutien dans ce
travail de recherche.
Je remercie les membres du jury qui m’ont fait l’honneur d’être présents et de critiquer ce
travail et en particulier John RAHN et Guerino MAZZOLA qui ont accepté la lourde charge
d’être rapporteurs.
Je remercie Gérard ASSAYAG, responsable de l’Equipe Représentations Musicales de
l’IRCAM, pour m’avoir accueilli au sein de l’équipe tout au long de ces années et pour
m’avoir encouragé dans de nombreuses initiatives qui ont eu un rôle décisif dans la formation
des idées discutées dans ce travail ainsi que pour l’amitié dont il a su m’entourer.
Je remercie les institutions qui m’ont soutenu financièrement pendant cette période de
recherche, en particulier la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet pour la vocation, le
Ministère des Affaires Étrangères, le Collegio Ghislieri de Pavia et l’Université de Padua.
Je tiens à remercier tout particulièrement Hugues Vinet et le CNRS pour les aides ponctuelles
et leur soutien dans toutes les initiatives concernant les rapports entre mathématiques et
musique, en particulier le Séminaire MaMuX (Mathématiques/Musique et relations avec
d’autres disciplines) et le colloque international Autour de la Set Theory qui ont influencé de
façon décisive mes recherches.
Je suis également reconnaissant aux nombreuses personnes avec qui j’ai pu éclairer certains
aspects de ce travail de recherche pendant ces années, entre autres les mathématiciens et
théoriciens de la musique Guerino MAZZOLA, Thomas NOLL, Emmanuel AMIOT, Harald
FRIPERTINGER, Franck JEDRZEJEWSKI, Vittorio CAFAGNA, Yves HELLEGOUARCH
et Dan Tudor VUZA, les compositeurs Alain BANCQUART, Georges BLOCH, Jean-Marc
CHOUVEL et Tom JOHNSON, les musicologues Jean-Pierre CHOLLETON, Nicolas
MEEUS, Luigi VERDI et d’autres personnes qu’il n’est pas aussi aisé de faire entrer dans une
typologie minimale des remerciements, comme André RIOTTE, Marcel MESNAGE,
François NICOLAS….
Je remercie mes parents et tous mes amis, qui m’ont entouré de leur attention et de leur
affection et qu’il n’est pas besoin de nommer. Un grazie a Marella pour le sourire qui m’a
accompagné pendant ces dernières années. Merci également à Isabelle pour son soutien
pendant les derniers jours.
Je tiens à remercier tout particulièrement deux amis, car sans eux cette thèse n’aurait tout
simplement pas vu le jour : Carlos AGON et Jean CARRIVE. Je ne saurais pas trop remercier
Carlos pour sa disponibilité et sa générosité inconditionnelle de laquelle il a su m’entourer à
tout moment. Je n’aurais pas pu imaginer un meilleur guide pour avancer, chaque jour, dans la
réalisation de ce projet. Mais il n’y aurait également pas eu de thèse sans la lecture attentive et
patiente de Jean qui a accepté de poser momentanément son violon de et partir pour un
voyage dans les orbites de la musicologie computationnelle.
Soyez sûrs que ces six petites lettres contiennent une immense reconnaissance :
G R A Z I E
Sommaire
INTRODUCTION __________________________________________________________1
1 Aspects théoriques : Formalisation et représentation des structures musicales ______6
1.1 Musicologie et théorie de la musique : un survol historique ____________________ 6
1.2 Les grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques et l’émergence du
concept de groupe en musique _______________________________________________ 10
1.3 Un précurseur : Ernst Krenek et le problème de l’axiomatique en musique_______ 19
1.4 Milton Babbitt et l’émergence du concept de groupe en musique et musicologie ___ 25
1.4.1 Omni-combinatorialité du premier ordre ___________________________________________ 29
1.4.2 Omni-combinatorialité du deuxième ordre__________________________________________ 30
1.4.3 Omni-combinatorialité du troisième ordre__________________________________________ 30
1.4.4 Omni-combinatorialité du quatrième ordre _________________________________________ 31
1.4.5 Combinatoire hauteurs/durées ___________________________________________________ 37
1.4.5.1 La série de durées ________________________________________________________ 38
1.4.5.2 Le système des time-points_________________________________________________ 39
1.4.6 Vers le concept de théorie de la musique___________________________________________ 40
1.5 Iannis Xenakis : théorie des cribles et formalisation algébrique________________ 42
1.5.1 Modes à transpositions limitées et théorie des cribles _________________________________ 48
1.5.2 Vers une musicologie computationnelle____________________________________________ 56
1.6 Anatol Vieru : algèbre et théorie modale _________________________________ 57
1.6.1 Vers un modèle de la pensée intervallique__________________________________________ 58
1.6.2 Diatonisme vs chromatisme dans la théorie modale___________________________________ 70
1.7 Développements récents en théorie de la musique : la voie européenne vers une
approche transformationnelle en musique ______________________________________ 72
1.7.1 Du côté des mathématiques _____________________________________________________ 73
1.7.2 Formalisation et représentation dans l’approche algébrique ____________________________ 78
1.8 Interludium. Enquête historique sur un problème algébrique en théorie de la
musique : les séries tous-intervalles ___________________________________________ 87
2 Aspects analytiques : la place des méthodes algébriques dans l’analyse musicale au
XXe siècle ________________________________________________________________95
2.1 Le rapport « réciproque » entre théorie et analyse musicale au XXe siècle________ 96
2.1.1 Théories Informationnelles_____________________________________________________ 100
2.1.2 Théories sémiotiques _________________________________________________________ 102
2.1.3 Théories génératives et grammaires______________________________________________ 105
2.2 Une introduction analytique à la Set Theory d’Allen Forte et à la théorie
transformationnelle de David Lewin _________________________________________ 109
2.2.1 De la notion de classe de hauteurs au concept de contenu intervallique __________________ 110
2.2.2 La fonction intervallique IFUNC ________________________________________________ 114
2.2.3 Le vecteur d’intervalles _______________________________________________________ 116
2.2.4 Les transformations élémentaires d’un ensemble de classes de hauteurs__________________ 118
2.2.5 Relations ensemblistes « littérales » et « abstraites » entre ensembles de classes de hauteurs _ 122
2.2.6 Les éléments de base de l’approche transformationnelle______________________________ 124
2.2.6.1 Progressions et réseaux transformationnels ___________________________________ 129
2.2.6.2 Construire et utiliser un réseau transformationnel ______________________________ 132
2.3 Interludium. Aspects computationnels de la Set Theory d’Allen Forte et de la théorie
transformationnelle de David Lewin _________________________________________ 136
2.3.1 Action d’un groupe sur un ensemble _____________________________________________ 137
2.3.2 Enumération et classification des structures musicales _______________________________ 139
3 Aspects compositionnels : théorie des groupes et combinatoire musicale_________151
3.1 L’utilisation compositionnelle de la notion mathématique de partition chez Milton
Babbitt151
3.2 Iannis Xenakis et la théorie des groupes en composition : le cas de « Nomos Alpha »
160
3.3 La théorie compositionnelle des suites modales ches Anatol Vieru_____________ 177
3.3.1 Structures intervalliques et technique des cribles dans « Ode au silence » ________________ 178
3.3.2 Théorie des suites modales et leur utilisation dans « Symphonie n. 2 » et « Zone d’oubli » ___ 183
3.3.2.1 Opérateur de différence D_________________________________________________ 186
3.3.2.2 Opérateur de translation T_________________________________________________ 186
3.3.2.3 Suites réductibles et suites reproductibles ____________________________________ 187
3.3.2.4 Théorème fondamental de décomposition.____________________________________ 189
3.3.2.5 Engendrement des suites modales par additions successives et propriété de prolifération des
valeurs d’une suite périodique._______________________________________________________ 191
3.3.3 Olivier Messiaen et la notion de canon musical rythmique ____________________________ 196
3.3.4 Formalisations algébriques équivalentes d’un canon rythmique de pavage________________ 203
3.3.5 Les canons RCCM ou canons rythmiques réguliers complémentaires de catégorie maximale_ 208
3.4 Quelques stratégies compositionnelles à partir de la théorie des canons rythmiques de
pavage dans le Projet Beyeler de Georges Bloch_________________________________ 210
3.4.1 Organisation métrique d’un canon rythmique de pavage______________________________ 212
3.4.2 Réduction d’un canon rythmique de pavage à une collection de sous-canons auto-similaires _ 217
3.4.3 Modulation (métrique) entre des canons rythmiques de pavage différents ________________ 226
3.4.4 Quelques éléments de conclusion sur une démarche théorique particulière en composition
musicale228
3.5 Quelques éléments pour une généralisation du modèle des canons rythmiques de
pavage 231
3.6 Interludium : la conjecture d’Hermann Minkowski comme problème
« mathémusical »________________________________________________________ 235
Conclusions et perspectives _________________________________________________ 242
BIBLIOGRAPHIE________________________________________________________247
1
INTRODUCTION
« Peut-on parler de musique avec les outils de l’algèbre ? », pourrait-on se demander en
paraphrasant les propos d’un récent colloque d’épistémologie musicale1. Répondre
positivement à cette question implique une démarche particulière reposant sur l’affirmation
qu’il existe une relation pertinente entre musique et mathématiques. Définir le double
caractère de cette pertinence, à la fois mathématique et musicale, semble être une condition
nécessaire pour s’interroger sur la place des méthodes algébriques en musique et musicologie.
Nous avions ainsi choisi, dans un précédent travail, d’introduire le concept de recherche
mathémusicale pour exprimer le lien étroit que l’approche algébrique permet d’établir entre
recherche musicale et recherche mathématique2.
Si l’application d’outils mathématiques à la musique représente l’illustration la plus
commune des relations entre mathématiques et musique, la musique peut à l’inverse
constituer un objet de recherche en soit pour les mathématiques. Ce type de réversibilité est
l’un des enjeux majeurs de l’approche algébrique, ce qui explique peut-être la quantité
croissante de publications sur le sujet dans les dix dernières années, aussi bien dans des
ouvrages de musicologie ou de théorie de la musique3 que dans des revues spécialisées de
mathématiques.
L’application des méthodes algébriques met en œuvre trois aspects qui sont souvent
étroitement liés : aspects théoriques, analytiques et compositionnels. Dans notre travail, nous
proposons de tenter de les séparer afin de mettre en évidence leurs propres modes de
fonctionnement, à la fois musical et musicologique. Cependant, nous insisterons à plusieurs
reprises sur le caractère très limitatif d’une telle catégorisation qui prétendrait définir les
champs possibles d’application de toute méthode algébrique à la musique ou à la musicologie.
Il est bien connu qu’au XXe siècle, théorie musicale, analyse et composition sont des
disciplines qui s’influencent mutuellement. Toute tentative de séparer ces trois domaines se
1 « Observation, Analyse, modèle : peut-on parler d’art avec les outils de la science ? » (2e colloque international
d’épistémologie musicale, tenu sous l’égide de la SFAM, du Centre de recherche en psychologie, sociologie et
didactique de la musique de l’Université de Nanterre et de l’Ircam).
2 Ce sujet a fait l’objet de notre tesi di laurea en mathématiques appliquées à la musique à l’Université de Pavie
[ANDREATTA 1996].
3 Le terme « théorie de la musique » doit s’entendre, tout au long de ce travail, dans le sens de ce qu’on appelle,
aux Etats-Unis, la music theory.
2
heurte à des difficultés qui sont particulièrement frappantes dans le cas de l’approche
algébrique.
Un simple survol historique de l’émergence de l’approche algébrique en musique met en
évidence la place centrale occupée par certains compositeurs/théoriciens qui n’ont pas hésité
pas à proposer des applications analytiques de leurs démarches théoriques et
compositionnelles. Nous concentrerons notre réflexion sur trois compositeurs/théoriciens qui
sont emblématiques de la place de la réflexion théorique sur la musique, non seulement dans
ses ramifications analytiques et compositionnelles, mais aussi dans son caractère éminemment
algébrique, qui le distingue clairement d’autres propositions théoriques de la même période.
Milton Babbitt aux Etats-Unis, Iannis Xenakis en Europe et Anatol Vieru en Europe de
l’Est représentent une « trinité » de compositeurs/théoriciens, l’algèbre étant l’élément
unificateur de leur pensée théorique, analytique et compositionnelle. Tous les trois sont
arrivés, presque au même moment et d’une façon indépendante, à la découverte du caractère
algébrique du tempérament égal. Plus précisément, ils ont mis en évidence la notion
mathématique de groupe en tant que concept unificateur de leur pensée théorique. Ces trois
démarches théoriques ont par contre eu des influences différentes dans l’analyse musicale.
Aux Etats-Unis, les idées de Milton Babbitt sont à la base de la Set Theory, une discipline
analytique dont certains développements récents, notamment autour de la théorie
transformationnelle de David Lewin, ont poussé la formalisation algébrique très loin des idées
originaires. Dans le cas d’Anatol Vieru, les ressemblances avec la Set Theory ont été mises en
évidence par le compositeur lui-même qui a donné une analyse très lucide de l’importance
d’une démarche algébrique en théorie et analyse musicale. À la différence des deux
compositeurs précédents, une application analytique des théories algébriques proposées par
Iannis Xenakis, en particulier la théorie des cribles, change radicalement la notion d’analyse
musicale en ouvrant le champ à ce qu’on appelle désormais l’analyse musicale assistée par
ordinateur (AAO).
L’informatique musicale et l’analyse musicale assistée par ordinateur représentent un axe
transversal dans ce travail sur les méthodes algébriques en musique. L’implémentation de
nombreux outils théoriques d’aide à l’analyse musicale dans un langage de programmation
visuelle tel qu’OpenMusic4 ouvre le problème de la calculabilité d’une théorie musicale et
4 Ce langage de programmation, développé par l’Equipe Représentations Musicales de l’Ircam
[ASSAYAG et al. 1999], était initialement conçu pour la composition assistée par ordinateur mais il est de plus
3
transforme, progressivement, la nature même de la discipline musicologique. Un des enjeux
de ce travail de thèse est de discuter les fondements d’une nouvelle approche en musicologie
qui ajoute l’élément computationnel au caractère « systématique » de la discipline, telle
qu’elle s’est constituée vers la fin du XIXe siècle. Nous allons donc essayer de définir
quelques éléments majeurs de ce qu’on appelle désormais la musicologie computationnelle à
partir des propositions théoriques concernant l’approche algébrique en musique.
Les méthodes algébriques, de par leur nature, s’adaptent très bien à cette démarche
computationnelle et permettent en même temps de résoudre, d’une façon très élégante,
certains problèmes classiques concernant l’énumération et la classification des structures
musicales. Bien que certaines techniques puissent se généraliser à d’autres paramètres que les
hauteurs ou les rythmes, la démarche algébrique en musique reste ancrée dans la notion
traditionnelle d’intervalle. De ce point de vue, notre travail a une portée limitée car il se
concentre sur les propriétés d’organisation des hauteurs dans un espace tempéré dont on
essaie de fournir une interprétation possible de certains énoncés dans le domaine rythmique.
Cela correspond aussi à une préoccupation majeure des trois compositeurs/théoriciens qui ont
tous proposé des lectures algébriques différentes de la relation existante entre l’espace des
hauteurs et l’espace des rythmes.
Toutes ces approches reposent sur des cadres conceptuels relativement élémentaires d’un
point de vue mathématique car la structure algébrique sous-jacente est fondamentalement une
structure de groupe. Cependant, les méthodes algébriques plus récentes, et en particulier les
méthodes développées par le mathématicien et théoricien suisse Guerino Mazzola à partir de
la théorie mathématique des catégories, offrent à la musicologie computationnelle un énorme
pouvoir d’abstraction et de formalisation.
Sans prétendre entrer dans les aspects techniques parfois extrêmement complexes de la
démarche catégorielle appliquée à la musique, nous allons montrer comment la généralisation
de la Set Theory américaine par David Lewin et le modèle théorique proposé par Guerino
Mazzola se rejoignent en postulant la primauté de la notion de « transformation » sur celle
d’« objet musical ». Ce changement de perspective, qui est implicite dans toute démarche
algébrique, est riche de conséquences philosophiques, car il ouvre une question fondamentale
sur le rapport entre objets mathématiques et structures musicales.
en plus employé comme outil analytique comme nous allons le montrer en présentant notre environnement
algébrique d’aide à l’analyse musicale.
4
Ce travail est divisé en trois parties. La première partie est consacrée à certains aspects
théoriques des méthodes algébriques en musique et musicologie. À partir des propositions
théoriques de Milton Babbitt, Iannis Xenakis et AnatolVieru, nous plaçons le problème de la
formalisation et représentation des structures musicales et à l’intérieur d’une discussion sur la
musicologie systématique afin de mieux montrer la double portée musicale et musicologique
de la démarche algébrique. Dans le cas des méthodes algébriques, la formalisation semble
être, dans la plupart des cas, une étape préalable pour l’étude d’espaces de représentation
« géométrique » des structures musicales. À la représentation circulaire, modèle privilégié de
la pensée intervallique d’Anatol Vieru, on peut associer d’autres formes de représentation
géométrique, en particulier la représentation toroïdale. Un Interludium autour d’un problème
musical classique, notamment l’établissement des séries dodécaphoniques tous-intervalles,
sera l’occasion de souligner la place occupée par certains théoriciens français et, dans le
même temps, de montrer comment la formalisation algébrique peut parfois précéder la
théorisation musicale.
La deuxième partie est consacrée aux aspects analytiques des méthodes algébriques en
musicologie. Afin de mieux comprendre la place des méthodes algébriques en analyse
musicale, nous allons d’abord essayer de définir une typologie minimale des approches
analytiques formalisées au XXe siècle. Cette typologie, qui ne prétend pas à l’exhaustivité,
identifie quatre catégories de la pensée analytique ayant donné une place centrale à la notion
de formalisation des structures musicales : approches informationnelles, sémiotiques,
génératives et algébriques. À l’intérieur de l’approche algébrique en analyse musicale, deux
théories ont acquis une place considérable dans la réflexion analytique contemporaine : la Set
Theory et l’analyse transformationnelle. Une étude détaillée des principes théoriques de base
de ces deux approches analytiques sera une condition préalable pour comprendre l’évolution
éminemment algébrique de la Set Theory américaine par rapport à la formulation initialement
donnée par Allen Forte. La Set Theory et, en général, l’application d’outils algébriques en
analyse musicale ouvre le problème de la place occupée par l’ordinateur dans la recherche
musicologique contemporaine. Le deuxième Interludium nous permettra de mieux préciser
certains caractères computationnels de la musicologie telle que nous l’envisageons dans cette
étude. Il présente en effet notre formalisation algébrique des concepts de base de la Set Theory
ainsi que l’implémentation que nous en avons réalisée en OpenMusic.
La troisième partie examine quelques applications compositionnelles des méthodes
algébriques. Nous nous concentrons en particulier sur les démarches des trois compositeurs
5
dont nous aurons étudié quelques propositions théoriques au cours de la première partie. Nous
analysons également une application compositionnelle récente de la théorie modale d’Anatol
Vieru. Il s’agit du problème de la construction de canons rythmiques qui avait aussi intéressé
Olivier Messiaen et qui a constitué le point de départ d’un travail de collaboration avec le
compositeur George Bloch. Ce travail, mené dans le cadre d’une invitation comme
« compositeur en recherche » auprès de l’Equipe Représentations Musicales de l’Ircam, a
permis de suivre de près la « relation oblique » entre le travail de compositeur et la
formalisation algébrique. L’analyse de cette démarche compositionnelle permet d’introduire
la problématique de la composition assistée par ordinateur (CAO) comme conséquence du
caractère calculable de certaines propositions théoriques. Un Interludium sur l’histoire d’une
célèbre conjecture en théorie des nombres de la fin du XIXe siècle (Conjecture de Minkowski)
et de sa résolution algébrique par le mathématicien hongrois G. Hajós retrace les origines à la
fois géométriques et algébriques du modèle des canons rythmiques dont nous aurons analysé
les aspects théoriques et la portée compositionnelle.
6
1 Aspects théoriques : Formalisation et représentation des
structures musicales
L’étude des aspects théoriques des méthodes algébriques en musique et musicologie
soulève une double question. Tout d’abord, d’un point de vue musicologique, une telle
réflexion demande une enquête autour de la nature systématique de la discipline. Nous allons
donc remonter aux sources d’une telle démarche en musicologie telle qu’elle s’est précisée
tout d’abord en Europe et successivement aux Etats-Unis. Deuxièmement, nous discuterons
l’articulation entre musicologie et réflexion théorique sur la musique, en particulier autour de
la naissance, aux Etats-Unis, du concept de théorie de la musique au sens moderne (music
theory). Cette réflexion nous semble nécessaire pour comprendre la portée musicologique du
problème de la formalisation algébrique des structures musicales et de leurs représentations.
Une enquête parallèle autour de certaines étapes de la pensée algébrique en mathématiques
permettra de mieux comprendre la place des trois compositeurs/théoriciens étudiés, par
rapport au problème de l’émergence de l’idée de structure algébrique en musique. Une
discussion sur certains développements récents en théorie de la musique ainsi qu’une analyse
détaillée d’un problème théorique classique (à savoir la classification des séries
dodécaphoniques tous-intervalles) offrent le point de départ pour suivre l’évolution du
caractère systématique de la musicologique vers une discipline de type computationnel.
1.1 Musicologie et théorie de la musique : un survol historique
Pour comprendre la place de la théorie de la musique dans la recherche musicologique
contemporaine, on doit reprendre un aspect du développement de la musicologie qui a marqué
considérablement certains pays, tout en laissant (apparemment) la France en dehors de ce
débat. Il s’agit de la division entre musicologie historique et musicologie systématique.
Cette division remonte à Guido Adler, théoricien autrichien qui, dans l’article « Umfang,
Methode und Ziel der Musikwissenschaft » [ADLER 1885], présente les objets [Umfang], les
méthodes [Methode] et les finalités [Ziel] de la musicologie en tant que discipline. Dans cet
article, il considère la musicologie comme étant formée de deux branches : une branche
historique et une branche systématique. Nous allons nous concentrer sur la partie
systématique qui est définie comme « la recherche [Aufstellung] des principes les plus
7
généraux à la base de chaque branche du système musical ». Elle se compose de quatre
parties qui sont représentées dans la figure suivante5 :
Figure 1: Les quatre branches de la musicologie systématique chez Guido Adler
Une analyse détaillée de ces quatre parties nous offre des éléments importants pour situer
le problème de la formalisation des structures musicales dans une perspective musicologique.
Une première branche consiste dans la recherche [Erforschung] et les fondements
[Begründungen] de ces lois ou principes du système musical dans l’harmonie [Harmonik], la
rythmique [Rhythmik] et la mélodie [Melik]. Notons ici le double caractère à l’intérieur de
chaque sous-discipline. L’harmonie n’est pas conçue uniquement dans ses aspects liés à la
tonalité, mais elle concerne aussi tout ce qui est tonlich, c’est-à-dire tout ce qui a une
quelconque relation avec le ton musical. De même, l’étude du rythme est envisagée dans une
dimension temporelle [temporär] qui ne s’identifie pas avec le temps chronologique [zeitlich].
A coté de l’Harmonik et du Rhythmik, Adler propose une troisième sous-discipline, à savoir le
Melik, qui se définie par rapport aux deux autres disciplines. Elle concerne, en fait, ce qu’il
appelle la « cohérence » de la composante tonale et de celle temporelle. Cette typologie, qui
se trouve explicitée pour la première fois à l’intérieur d’un essai de définition des objets,
5 La figure est tirée du Neues Handbuch der Musikwissenschaft, une encyclopédie de la Musicologie en dix
tomes éditée par Carl Dahlhaus et dont le dixième tome, co-édité Helga de la Motte-Haber, est consacré à la
« Musicologie Systématique » [DALHAUS et DE LA MOTTE-HABER 1982].
8
méthodes et finalités de la recherche musicologique, pourra servir de cadre conceptuel dans la
discussion que nous entamerons autour du concept de théorie de la musique, en particulier
pour ce qui concerne la réception des idées d’Adler aux Etats-Unis.
Une deuxième partie de la branche systématique de la musicologie concerne l’esthétique
du système musical. Ce domaine consiste principalement dans le fait d’établir dès critères du
beau musical [Kriterien des musikalisch Schönen], en particulier du point de vue de
l’aperception des sujets. L’influence de la pensée d’Eduard Hanslick sur Adler est ici
particulièrement évidente, mais l’intérêt pour les liens entre le concept de beau dans la
musique et le problème de l’aperception offre un élément intéressant pour comprendre la
singularité de la vision musicologique d’Adler. Une conception dans laquelle l’enseignement
de l’harmonie, du contrepoint et de la composition était inclus de facto dans la discipline
musicologique, comme on peut le constater en regardant la troisième branche de la partie
systématique : pédagogie et didactique musicale. La quatrième et dernière branche,
Musikologie, se réfère à la discipline qu’on appellera ensuite l’ethnomusicologie.
Il nous semble important d’insister sur le fait qu’en marge de cette division générale en
quatre branches, Adler propose une série de « disciplines auxiliaires » [Hilfswissenschaften]
qui concernent plus directement les méthodes à utiliser dans la démarche systématique en
musicologie. Parmi ces disciplines, Adler mentionne l’acoustique et les mathématiques, la
physiologie (dans le sens de la Tonempfindung)6, la psychologie, qui comprends l’étude de la
représentation [Tonvorstellung], jugement [Tonurtheile] et appréciation du son [Tongefühle]7,
la logique (dans le sens du musikalisches Denken) et ainsi de suite (grammaire, métrique,
poétique…).
Il faut remarquer qu’ainsi présentée, la musicologie systématique n’est pas une simple
extension de la Musikwissenschaft mais qu’il s’agit d’une réorientation complète de la
discipline musicologique vers des questions fondamentales qui ne sont pas par nature des
questions historiques. Comme affirment Claude V. Palisca et Ian D. Bent, l’approche
systématique pourrait bien s’appliquer à toutes les branches qu’Adler avait classées dans la
6 Est claire ici la référence à l’ouvrage sur la sensation du ton du théoricien allemand Hermann von Helmholtz
[HELMHOLTZ 1863].
7 Si l’on cherche une référence explicite à d’autres théoriciens de l’époque, on serait tenté de suggérer le traité
Tonpsychologie de Carl Stumpf, qui date du début des années quatre-vingt du XIXe siècle, une hypothèse que
nous nous limitons à avancer sans essayer de la justifier ultérieurement. De même nous n’essaierons pas de
commenter l’interprétation du terme Tonvorstellung en tant que « Cognition » - comme le propose Helga de la
Motte-Haber [DAHLHAUS et DE LA MOTTE-HABER 1982] - et qui suggère de considérer la réflexion
d’Adler comme une première étape vers la constitution des sciences cognitives.
9
partie historique : par exemple une approche systématique vers le problème de la notation
musicale ou bien vers la classification typologique des formes musicales ou des instruments
de musique8. L’articulation des deux branches historiques et systématiques de la musicologie
reste pourtant assez problématique chez un théoricien, Adler, qui n’avait peut être pas les
moyens pour envisager une application réelle des « disciplines auxiliaires », en particulier des
mathématiques, à la partie systématique qui venait d’être définie. Comme le fait remarquer
Taylor Aitken Greer, le systématique reste subordonné à l’historique, car la notion de
« système » en musicologie est définie par négation (à savoir comme le champ d’étude qui ne
relève pas de l’histoire)9.
La démarche d’Adler reste cependant fondamentale pour les développements successifs de
la réflexion théorique, surtout aux Etats-Unis, autour du rapport entre musicologie historique
et musicologie systématique. Aux Etats-Unis, les idées d’Adler ont trouvé un terrain très
fertile, grâce à une personnalité qui a repris cette démarche et qui a eu une influence
considérable dans l’établissement de la musicologie comme discipline universitaire bien
structurée : il s’agit du musicologue Charles Seeger. Les premiers écrits de Seeger sur
l’articulation entre musicologie historique et musicologie systématique datent de la fin des
années trente10. Entre ces deux branches de la discipline musicologique il y a eu, selon
Seeger, un schisme qui a conduit à abandonner l’approche systématique et à privilégier
l’orientation historique. Il s’agit donc de restaurer la balance entre les deux approches en
considérant « l’histoire et le système comme deux orientations distinctes mais
interdépendantes à l’intérieur de la discipline musicologique » [GREER 1998, 196].
Au-delà de la différence dans les approches historiques et systématiques en musicologie, il
existe selon le théoricien américain une unité profonde dans les principes de la connaissance
musicale. Le caractère unitaire de la musicologie est souvent exprimé par Seeger avec la
métaphore physique de la « théorie unifiée des champs » [Unified field theory], un concept
qui vise à structurer l’univers de la musicologie dans ses rapports avec ce qu’Adler aurait
appelé ses « disciplines auxiliaires ». La citation suivante exprime cette unité profonde entre
8 Voir le paragraphe dédié au XXe siècle dans l’entrée « Theory » du New Grove Dictionary [PALISCA et
BENT 2001-2002].
9 Voir l’ouvrage de Taylor Aitken Greer intitulé A question of balance : Charles Seeger’s philosophy of music
[GREER 1998, 191].
10 Les contributions majeures de Charles Seeger ont été collectées dans - Studies in Musicology 1935-1975, un
ouvrage qui a été rééditée en 1977 avec une introduction intitulée « Systematic (synchronic) and historical
(diachronic) orientations in musicology » [SEEGER 1977, 1-15]. D’autres sources peuvent servir pour mieux
comprendre l’influence de la pensée de Guido Adler sur le musicologue américain. On citera, en particulier,
l’ouvrage de Taylor Aitken Greer [GREER 1998] et celle de Bell Yung et Helen Rees [YUNG et REES 1999].
10
des champs théoriques différents et elle exprime au même temps la vision organique et
« omnivore » de la discipline musicologique chez le théoricien américain :
« La musicologie est (1) une étude linguistique [speech study], aussi bien systématique
qu’historique, aussi bien critique que scientifique ou scientiste ; dont le champ est (2)
toute la musique de l’être humain, pris en soi-même et dans ses relations avec le monde
extérieur ; qui est cultivé par (3) des étudiants individuels qui peuvent voir ce champ
aussi bien comme des musiciens que dans des termes définis par des spécialistes des
domaines non musicaux prenant certains aspects de la musique comme objet ; dont
l’objectif est de contribuer à la connaissance de l’homme, aussi bien (4) en termes
culturels que (5) dans ses relations avec l’univers physique » [SEEGER 1977, 108].
Cette double articulation entre une approche de type « historique/critique » et une autre
approche qu’il qualifie de « systématique/scientifique » en musicologie, offre un cadre
conceptuel pour comprendre la portée musicologique d’un phénomène qui n’a pas de
précédent dans l’histoire de la musique, à savoir la naissance et le développement, en
particulier aux Etats-Unis, d’une théorie de la musique qui n’a plus sa justification dans l’idée
d’une réduction des lois de l’harmonie à ses principes naturels. Nous allons d’abord montrer
comment les mathématiques ont favorisé la cristallisation de certaines idées théoriques en
musique, en particulier autour du problème de la formalisation et de la représentation des
structures musicales.
1.2 Les grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques et
l’émergence du concept de groupe en musique
Nous avons fait remonter aux années 1880, avec le théoricien autrichien Guido Adler, le
début d’une discussion autour de l’approche systématique en musicologie. L’histoire des
mathématiques montre que, presque à la même époque, les mathématiciens ouvraient une
réflexion qui dépassera largement le cadre de leur propre discipline. Notre regard rétrospectif
sur les étapes de la pensée algébrique en mathématiques vise à mettre en évidence certains
éléments qui ont représenté, historiquement, le point de départ d’une réflexion théorique sur
les fondements algébriques de la musique, une réflexion qui s’articulera autour de la
formalisation et des représentations des structures musicales. C’est donc à partir de l’idée de
structure en mathématique, et plus précisément de structure de groupe, que nous proposerons
ce court survol historique.
L’idée de groupe abstrait, comme Galois l’a définie au début du XIXe siècle, représente, en
effet, une des expressions les plus simples de structure algébrique et sans doute celle autour
de laquelle s’est posé, historiquement, le problème de la formalisation des structures
11
musicales. Nous préférons ne pas donner tout de suite la définition axiomatique de cette
structure algébrique mais l’expliciter à travers les exemples musicaux qu’on retrouve dans les
écrits théoriques de certains compositeurs.
Pour l’instant, on peut considérer un groupe comme un ensemble d’éléments muni d’une
opération qui permet de combiner deux quelconques de ses éléments sans sortir de
l’ensemble, le résultat de l’opération étant donc un élément de l’ensemble. Cette opération,
qui prend aussi le nom de « loi de composition interne » et qui, comme on verra par la suite,
doit respecter certaines propriétés formelles, peut être considérée à juste titre comme « l’idée-
mère de la notion de structure » [VUILLEMIN 1962/1993, 260]. Mais le point de vue
structurel en mathématiques ne commence à se préciser que dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, en particulier avec le « Programme d’Erlangen » de Felix Klein de 1872. Le
programme, intitulé Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes,
vise à dissocier l’étude de la géométrie de l’étude traditionnelle de l’espace. En d’autres
termes, ce qui caractérise les différentes géométries ce n’est plus l’espace, qui est doté chaque
fois de certaines propriétés, mais c’est la façon avec laquelle, une fois choisi un groupe de
transformations sur un ensemble donné, des propriétés « ne sont pas altérées par les
transformations du groupe » [KLEIN 1974, 7].
La multiplicité des géométries est donc une conséquence directe des propriétés des groupes
de transformations. Autrement dit, une géométrie est définie par la donnée d’un groupe de
transformations opérant sur un espace et les propriétés géométriques sont ainsi les propriétés
qui ne changent pas par ce groupe. La donnée d’un groupe apparaît comme une structuration
de la géométrie considérée, au point que deux géométries qui peuvent se déduire l’une de
l’autre par rapport à une transformation bijective entre les deux groupes sont de facto
équivalentes11. De tout théorème valable dans la première géométrie on pourra donc dériver
un théorème dans la deuxième. Jean Dieudonné a vu dans cette démarche l’un des premiers
exemples du concept de « transport de structure » [DIEUDONNE 1987, 114], une idée que
les théoriciens de la musique ont souvent appliqué dans le processus de formalisation des
structures musicales. Pour anticiper sur le contenu de la prochaine section, on peut considérer
que la formalisation algébrique des espaces musicaux classiques, celui des hauteurs et celui
11 Une « transformation bijective » est une correspondance qui associe à tout élément d’un ensemble un et un
seul élément d’un autre ensemble. Dans une approche algébrique, ce concept est toujours utilisé par rapport au
concept de morphisme, c’est-à-dire une application entre structures algébriques qui est compatible avec les
définitions de « loi de composition interne ». Un morphisme bijectif est souvent appelé « isomorphisme ». Cette
12
des rythmes, utilise le concept de « transport de structure », dans le sens qu’il y a une
correspondance bijective, ou isomorphisme, entre les deux espaces et par voie de conséquence
tout théorème valable pour les hauteurs peut se transférer au domaine des rythmes12.
Pour comprendre la portée théorique d’une telle démarche, on peut se référer à un concept
qui est souvent associé, en mathématiques, à celui de « transport de structure » : le « transfert
d’intuitions » [DIEUDONNE 1987, 178]. Une même structure se retrouve dans plusieurs
théories et elle est souvent liée à des propriétés qu’on ne retrouve pas directement dans
d’autres théories. C’est ainsi qu’« en modifiant convenablement au besoin le langage de cette
dernière, on peut aussi y introduire les particularités de la première et [que] cela engendre
parfois de nouvelles “intuitions” très fécondes » [DIEUDONNE 1987, 178]. C’est
précisément en combinant la notion de « transfert d’intuitions » avec celle de « transport de
structure » qu’on peut expliquer les différentes propositions théoriques autour de l’analogie
entre espace des hauteurs et espace des rythmes. Dans le cas des propositions théoriques des
trois compositeurs/théoriciens, le transfert se produit à partir de la formalisation algébrique de
l’espace des hauteurs, mais les « transports de structure » ainsi obtenus ne sont pas
équivalents d’un point de vue musical.
L’autre concept sur lequel se fonde la démarche géométrique de Klein, à savoir le concept
d’invariant, sera également central dans le domaine de la formalisation des structures
musicales, comme le montre, en particulier, la démarche théorique du compositeur auquel on
doit une des premières utilisations du concept de groupe en musique : Milton Babbitt. Avec
l’idée d’invariant, étroitement liée à la notion même de groupe, on touche une problématique
qui dépasse largement les frontières de la réflexion théorique en musique. Des méthodes
d’analyse musicale, comme la Set Theory d’Allen Forte ou la théorie transformationnelle de
David Lewin, utilisent, même si parfois sans le formaliser, la notion d’invariant par rapport à
un groupe donné de transformations. Dans ce sens, nous partageons entièrement l’avis du
première partie offrira plusieurs exemples d’isomorphismes entre structures algébriques ayant des lois de
composition interne différentes.
12 Cette affirmation, valable d’un point de vue strictement mathématique, soulève des questions dans une
perspective compositionnelle, comme l’histoire de la musique du XXe siècle le montre. Il serait intéressant de
reprendre, par exemple, l’écrit « Wie die Zeit vergeht » de Karlheinz Stockhausen [STOCKHAUSEN 1957] et
essayer de l’analyser par rapport aux approches algébriques. Le théoricien américain David Lewin avait
commencé une telle démarche dans son cours d’initiation aux théories mathématiques appliquées à la musique
pour les étudiants en théorie de la musique de l’Université d’Harvard. Le onzième chapitre, intitulé « General
discussion of extended serialism ; durational serialism » est dédie à une discussion sur les rapports entre hauteurs
et rythmes à partir d’une analyse de l’écrit de Stockhausen. Je remercie Edward Gollin de m’avoir fait prendre
connaissance du contenu de ce cours, qui n’a pas été publié jusqu’à présent. Pour une analyse des difficultés
théoriques liées à l’isomorphisme hauteurs/rythmes à partir du concept de série tous-intervalles, voir l’écrit de
François Nicolas intitulé « Le pli du sérialisme » [NICOLAS 1999].
13
musicologue italien Angelo Orcalli qui considère la théorie mathématique des groupes et la
notion d’invariant comme les deux « guides conceptuels » ou themata [ORCALLI 2001, 136]
de la notion même de théorie de la musique au XXe siècle.
À ces deux concepts, on peut aisément ajouter celui de l’axiomatique, base conceptuelle
sur laquelle se fonde la théorie des groupes au sens moderne. À la différence des
mathématiques, dans lesquelles la structure de groupe est utilisée bien avant d’être formulée
dans sa généralité à travers des axiomes, l’émergence du concept de groupe en musique est
postérieure à la discussion sur la portée théorique de l’axiomatisation en musique. Le
compositeur autrichien Ernst Krenek, dont la contribution théorique sera analysée comme
point de départ du problème de la formalisation algébrique des structures musicales, discute
dans les années trente le problème de l’axiomatique en musique et il le fait explicitement à
partir des écrits de David Hilbert. Une analyse des thèses principales contenues dans les
Fondements de la Géométrie [HILBERT 1899/1971], ouvrage qui prolonge le débat sur le
point de vue structurel en mathématiques ouvert par le Programme d’Erlangen de Klein,
permettra de mieux préciser les caractéristiques de ce qu’on appelle la « théorie de la
musique » [music theory] au sens moderne.
Nous voulons insister ici sur deux aspects de la vision axiomatique hilbertienne dont la
relation avec la formalisation en musique nous semble particulièrement significative. Tout
d’abord, Hilbert dissocie clairement la pensée axiomatique de l’expérience sensible. La
géométrie en tant qu’étude de trois systèmes d’objets (qu’une simple convention désigne
comme « points », « droites » et « plans ») n’est pas concernée par la signification extérieure
de ces objets. Mais à côté de cette position « formaliste », terme auquel on réduit souvent la
pensée hilbertienne, il y a un deuxième caractère de la méthode axiomatique qu’il nous
semble important de souligner. Il s’agit de la place réservée à l’intuition et à la tension qui se
crée entre l’abstraction et la compréhension intuitive du monde. L’importance de
l’articulation entre pensée axiomatique et intuition est claire dans l’un des premiers passages
des Fondements de la géométrie :
« La géométrie […] n’a besoin pour être édifiée convenablement que de quelques
principes, simples et peu nombreux. Ces principes s’appellent les axiomes de la
géométrie. La détermination des axiomes […] et l’étude de leur interdépendance sont
des tâches qui, depuis Euclide, ont été abordées dans de nombreux et excellents traités
de la littérature mathématique. Cette étude se ramène à l’analyse logique de notre
intuition spatiale » [HILBERT 1899/1971]13.
13 C’est nous qui soulignons.
14
Dans cette perspective, la méthode axiomatique, qui offre un cadre rigoureux à certaines
intuitions, « est d’abord un procédé d’abstraction à partir d’une donnée sensible » [PATRAS
2001, 83]. Hilbert est encore plus explicite dans un ouvrage de quelques années postérieur :
« En mathématique […] nous trouvons à présent deux tendances. D’une part, la
tendance vers l’abstraction vise à cristalliser les relations logiques inhérentes dans le
matériel […] étudié et à organiser ce matériel d’une façon systématique et ordonnée.
D’autre part, il y a aussi une tendance vers la compréhension intuitive [intuitive
understanding] qui encourage une prise plus immédiate des objets d’étude, un rapport
vivant avec celles-ci, pour ainsi dire, qui insiste sur la signification concrète de leurs
relations [concrete meaning of their relations] » [HILBERT et COHN-VOSSEN 1952,
iii]14.
On touche ainsi un nœud central de la pensée mathématique contemporaine, c’est-à-dire
celui de la tension entre une vision formaliste de l’activité mathématique et une pensée plus
« phénoménologique » qui vise à articuler un discours entre le monde sensible et le monde
symbolique. Analyser correctement cette articulation, tout d’abord au niveau de la pensée
mathématique, nous offre la possibilité de comprendre un élément qui caractérisera toute
application des méthodes algébriques en théorie de la musique, à partir des premières
intuitions de Krenek sur la nature axiomatique du langage musicale de Schoenberg jusqu’à
l’explicitation formelle, en termes de théorie de groupes, par Milton Babbitt et Iannis
Xenakis. L’abstraction se fait, dans les deux cas, à partir d’une compréhension intuitive du
caractère structurel de certains concepts musicaux. Mais c’est d’abord ce concept de structure
en mathématiques qu’on doit essayer de mieux préciser en suivant le processus de
« désontologisation des objets mathématiques » [BKOUCHE 2001] qui, à partir de
l’axiomatique hilbertienne, conduit à la constitution de la dualité relations/objets dans la
pensée mathématique contemporaine.
La pensée structurale en mathématiques commence véritablement dès le moment où l’on
constate que « ce qui joue le rôle primordial dans une théorie, ce sont les relations entre les
objets mathématiques qui y figurent, plutôt que la nature de ces objets, et que dans deux
théories très différentes, il se peut que les relations s’expriment de la même manière ; le
système de ces relations et de leurs conséquences est une même structure “sous-jacente” aux
deux théories » [DIEUDONNE 1987, 114].
14 C’est toujours nous qui soulignons.
15
Nous ne rentrerons pas dans une discussion du caractère souvent ambigu du terme
« structure » en mathématiques15. Notre lecture vise à explorer l’importance de l’algèbre
moderne dans la constitution de l’idée même de « structure mathématique » et son utilisation
en théorie de la musique. Cette démarche structurelle en mathématiques, dont on a vu
quelques précurseurs dans les approches géométriques de Klein et d’Hilbert, s’impose
véritablement à partir des années trente. On retrouve une première formulation explicite de
l’idée de structure algébrique dans le texte Modern Algebra du mathématicien hollandais
Bartel Leendert van der Waerden [VAN DER WAERDEN 1930]. Ce texte, qui a eu une
énorme influence en France sur le développement de la conception bourbakiste des
mathématiques, est à la fois un travail technique de formalisation autour de certains concepts
algébriques (groupes, anneaux, corps…) et une vision radicale de l’algèbre, en particulier
pour ce qui concerne son architecture extrêmement hiérarchique.
La hiérarchie se fonde sur deux concepts majeurs : l’idée d’extension d’une structure
algébrique donnée et la notion de morphisme au sens d’une transformation entre structures
algébriques préservant certaines relations. Il s’agit de deux concepts qui ont traversé l’histoire
des mathématiques au XXe siècle, comme le montre Frédéric Patras en analysant leur
influence sur Bourbaki et sur la naissance de la théorie mathématique des catégories
[PATRAS 2001, 115]16. Nous avons déjà eu l’occasion de mentionner un aspect de l’idée
d’extension à travers le concept de « transfert de structure », tel qu’on le retrouve, par
exemple, dans les écrits de Jean Dieudonné. Au même concept de « transfert de structure »
peut être liée la notion de morphisme, dont un cas particulier est l’équivalence formelle (ou
isomorphisme) entre deux structures apparemment différentes. L’approche algébrique
proposée par van der Waerden a eu une grande influence sur le courant structuraliste qui a
intéressé, en particulier, la France à partir de la deuxième moitié des années trente. Ce courant
est étroitement lié au nom de Bourbaki, un groupe qui a eu une grande importance dans
l’histoire de la pensée mathématique, tout d’abord en tant que « catalyseur des tendances
épistémologiques nées de la méthode axiomatique » [PATRAS 2001 118] et deuxièmement
pour l’effort de réorganiser le corpus entier de la discipline mathématique dans une
15 Pour une étude détaillée de l’idée de structure dans une perspective philosophique d’histoire des
mathématiques voir l’ouvrage récent de Frédéric Patras [PATRAS, 2001].
16 Cette analyse est développée également dans l’ouvrage de Leo Corry Modern Algebra and the Rise of
Mathematical Structures [CORRY 1996]. Pour les diverses acceptions du terme « structure », en particulier dans
les rapports entre les mathématiques et les sciences humaines, voir le premier chapitre de l’ouvrage
Morphogenèse du sens [PETITOT 1985].
16
architecture hiérarchisée autour de la notion de « structure »17. La grande évolution opérée par
Bourbaki, par rapport au traité de van der Waerden, concerne l’établissement, à côté du
concept de structure algébrique, de deux autres structures fondamentales : les structures
ordonnées et les structures topologiques18.
Pour différentier ces trois notions, Bourbaki introduit un point de vue ensembliste qui se
précise autour de la notion formalisée et en même temps universelle de « structure ». Cette
notion, qui « engloberait toutes ces situations et, plus généralement, contiendrait en
puissance toutes les définitions possibles d’objets mathématiques » [PATRAS 2001, 130],
n’intervient que très tard et dans un moment historique, les années cinquante, dans lequel la
notion de « structure » avait trouvé une formulation tout à fait nouvelle à l’intérieur de la
théorie mathématique des catégories. Résumer, en quelques lignes, les éléments qui
constituent cette nouvelle démarche en mathématiques dépasse largement le cadre d’une telle
introduction qui vise, nous le répétons, à dégager dans l’histoire de la pensée mathématique
les éléments qui nous permettrons de mieux situer l’émergence et l’évolution des structures
algébriques en théorie de la musique.
À la différence du courant structural en algèbre et, en particulier, de la position défendue
par Bourbaki, la théorie des catégories n’est pas fondée sur une vision architecturale et
hiérarchisée des mathématiques. Elle prend comme point de départ la notion de morphisme
telle que van der Waerden l’avait introduite pour rendre compte du phénomène d’extension
entre structures algébriques. Nous avons déjà mis en évidence comment la notion de
17 L’idée du caractère architectural dans l’organisation des concepts en mathématiques est posée dans ce qui est
considéré comme le manifeste programmatique du groupe, paru dans Les grands courants de la pensée
mathématique [Le LIONNAIS 1948/1998] Cet ouvrage met en évidence également le rôle de l’algèbre abstraite
dans plusieurs disciplines parmi lesquelles les arts. Curieusement, le chapitre intitulé Les Mathématiques et la
Musique, écrit par Henri Martin, ne fait aucune mention d’un rapport possible entre outils algébriques et
musique, ce qui témoigne assez bien, à notre avis, de la difficulté de la part des théoriciens de la musique à
dégager la structure de groupe dans des domaines apparemment très éloignés de l’algèbre, comme la musique.
18 Ces trois catégories permettraient aussi de créer une typologie des approches formalisées de la théorie de la
musique. L’approche algébrique est sans doute celle qui a eu la plus grande fortune mais il ne faut pas oublier
que le début d’une réflexion théorique sur les structures topologiques et les structures d’ordre en musique
représente un moment important de la constitution de la théorie de la musique au sens moderne. La portée
limitée de cette étude ne permet pas d’envisager une présentation des modèles topologiques dans la formalisation
des structures musicales. Les premiers efforts dans cette direction semblent remonter aux années soixante-dix,
dans les écrits du compositeur et chef d’orchestre Roumain Mihai Brediceanu [BREDICEANU 2002] autour de
la topologie des formes sonores en musique. Plus récemment, les travaux de Thomas Noll sur la topologie du
système tonal [NOLL 1995] ainsi que de Chantal Buteau [BUTEAU 2003] et de Franck Jedrzejewski
[JEDRZEJEWSKI 2002] respectivement sur la structure topologique des profils mélodiques et sur la théorie des
nœuds dans la classification des séries dodécaphoniques, ont ouvert un champ de recherche qui semble très
prometteur. Nous reviendrons sur les structures d’ordre en musique, car la formalisation des gammes musicales
et des structures rythmiques par Iannis Xenakis utilise précisément cette notion, bien qu’intégrée dans une
formalisation de type algébrique.
17
morphisme vise à abstraire de l’objet d’étude des propriétés qui sont indépendantes de la
nature particulière de l’objet même, l’importance étant focalisée sur les transformations entre
objets. La théorie des catégories représente une abstraction « au second degré », pour
reprendre une expression de Dieudonné, de cette idée qui est à la base de la notion même de
structure au sens moderne, car « les ensembles munis de structure et les applications entre ces
ensembles disparaissent, ou plutôt sont “sublimés” en “objets” et “flèches” dépourvus de
toute connexion avec les notions courantes de “collection” et de “loi” » [DIEUDONNE
1987, 165].
Née au début des années quarante des réflexions d’Eilenberg et MacLane sur les relations19
entre algèbre et topologie [EILENBERG et MacLANE 1942], la théorie des catégories est
l’une des premières théories mathématiques à poser le problème de la « naturalité » de
certaines constructions formelles, où le terme désigne les propriétés qui sont indépendantes
des caractéristiques et des représentations particulières des objets. Nous laisserons de côté les
aspects « fondationnels » de la théorie des catégories, vue parfois comme une alternative
possible à la théorie des ensembles20, et nous nous efforcerons de mettre en évidence le
processus d’abstraction qui indique clairement une possibilité nouvelle de conceptualisation
en théorie de la musique21.
Le concept privilégié dans cette démarche d’abstraction sera celui de transformation, tout
d’abord entre des objets (morphismes) mais aussi entre des catégories (foncteurs). Le
processus d’abstraction peut ainsi continuer en considérant des transformations entre
foncteurs (transformations naturelles) et la possibilité de récupérer, à partir de ces notions,
des propriétés caractéristiques des objets de départ. Un exemple qui relève de la théorie de la
musique est celui de la classification des structures musicales, en particulier des structures
d’accords et des structures rythmiques. Prenons le cas des accords pour montrer le processus
d’abstraction qui conduit du problème de leur classification en termes de théorie des groupes
à celui fondé sur une approche catégorique. Dans le cas de la théorie des groupes, le problème
19 MacLane parle, à ce propos, de « collision », en considérant ce processus comme exemplaire du
développement des idées en mathématiques, bien au-delà du cas particulier de la théorie des catégories (et de la
théorie des topoï). Voir, en particulier, l’article « The development of mathematical ideas by collision : The Case
of Categories and Topos Theory » [MacLANE 1989].
20 Cette question a été débattue, par exemple, par F. W. Lawvere [LAWVERE 1966].
21 Comme dans le cas de la théorie des groupes, nous préférons introduire la définition formelle de catégorie à
partir d’un problème de formalisation en musique. L’approche transformationnelle de David Lewin en analyse
musicale, ainsi que la théorie du rythme périodique de Dan Tudor Vuza représentent deux exemples de
propositions théoriques ouvertes à la formalisation catégorique.
18
se réduit à choisir une structure de groupe qui soit pertinente musicalement22 et à étudier les
invariants au sens que nous avons précisé dans notre présentation du programme de Klein.
Les groupes opèrent directement sur les objets et le processus d’abstraction s’arrête au niveau
d’une équivalence (i.e. isomorphisme) entre objets par rapport à une opération de groupe.
Dans un deuxième degré d’abstraction, les accords ne sont pas considérés en tant qu’objets
mais en tant que « substrat » d’une collection de transformations possibles de ces objets. C’est
donc en comparant les transformations (et les transformations entre transformations) qu’on
peut arriver à établir des critères d’équivalence entre les objets de départ. Dans cette
perspective, la théorie des catégories offre aux théoriciens de la musique un cadre conceptuel
pour étudier les objets dans leur articulation réciproque. En adaptant à la musique une
réflexion que Patras fait par rapport aux mathématiques, « les objets existent rarement isolés.
Ils prennent tout leur sens lorsqu’ils sont insérés dans un contexte précis […] et,
réciproquement, c’est cette insertion qui leur confère un statut mathématique » [PATRAS
2001, 144].
La portée philosophique d’une telle approche est l’aspect sur lequel nous insisterons le plus
car, comme F. W. Lawvere l’a souligné récemment, les outils techniques développés par une
telle approche, semblent donner « une forme précise […] à des distinctions philosophiques
très anciennes comme le général et le particulier, l’objectif et le subjectif, l’être et le devenir,
l’espace et la quantité, l’égalité et la différence, le quantitatif et le qualitatif » [LAWVERE
1992]. Notre propos est, peut être, plus modeste et nous essaierons de donner un aperçu de
quelques ramifications philosophiques des méthodes algébriques en musique et musicologie
et qui permettent d’insérer le problème du rapport entre mathématiques et musique dans une
perspective plus large.
Au processus d’abstraction qu’on vient de décrire et qui conduit d’une classification des
structures (musicales) fondées sur la théorie des groupes à une classification catégorique, on
peut ajouter un ensemble de considérations topologiques sur la nature « géométrique » de
l’objet étudié. On arrive ainsi à la théorie des topoï, développée autour des années soixante
par celui qui est considéré comme la figure centrale des mathématiques contemporaine :
Alexandre Grothendieck. Cette théorie donne le cadre de référence pour discuter, d’un point
de vue mathématique, la théorie de la musique proposée par Guerino Mazzola [MAZZOLA
22 La question de la pertinence d’outils algébriques en musique n’a pas fait l’unanimité dans le milieu
musicologique et nous ne prétendons pas donner à ce problème une réponse définitive. Néanmoins, le choix des
19
2003]. La difficulté à traiter les notions topossiques sans rentrer dans des détails techniques ne
nous permettra pas d’aborder cette approche d’un point de vue mathématique. Cependant,
nous pouvons essayer de donner une idée intuitive de la théorie des topoï en la comparant
avec la théorie des ensembles, point de départ, comme on l’a vu à travers l’analyse des
positions bourbakistes, de l’édifice axiomatique des mathématiques23.
La théorie des topoï est en fait une théorie généralisée des ensembles, ces derniers n’étant
plus donnés dans leurs contours bien définis, mais étant paramétrés en termes topologiques.
Le processus de « désontologisation » des objets mathématiques, dont nous avons précisé la
nature à l’intérieur de l’axiomatique hilbertienne, est ici renversé dans une approche qui vise à
récupérer le sens, à la fois topologique et algébrique, des constructions mathématiques. Mais
la démarche topossique en musique ouvre un problème majeur, qui est précisément celui de la
portée musicale d’une construction théorique qui dépasse largement, par son caractère
abstrait, les pouvoirs de « transfert d’intuitions » du théoricien de la musique d’aujourd’hui.
Cependant, avant d’essayer d’analyser quelques aspects de la démarche catégorielle en théorie
de la musique, nous allons suivre l’émergence du concept de structure algébrique en musique.
Cette analyse permettra, dans le même temps, de mieux comprendre l’évolution du concept de
« théorie de la musique » au XXe siècle.
1.3 Un précurseur : Ernst Krenek et le problème de l’axiomatique en
musique
Nous avons vu comment l’axiomatique hilbertienne a fourni le cadre conceptuel autour
duquel la notion de structure mathématique a pu se préciser dans toute sa portée algébrique, et
cela en dépit du fait que la notion de groupe était déjà connue et employée dès la moitié du
XIXe siècle. En musique, la situation est diamétralement opposée, car le concept de « théorie
de la musique » se précise d’abord par rapport au problème de l’axiomatisation et ce n’est que
dans une deuxième étape de la pensée théorique qu’il y a une émergence de la pertinence
musicale du concept de structure algébrique et en particulier de l’idée de groupe.
Le compositeur qui a reconnu le premier la portée musicale de l’axiomatique hilbertienne,
tout en ouvrant le problème d’une théorisation de la musique et de son articulation avec la
structures algébriques que nous proposons pour modéliser un phénomène musical donné offre selon nous des
critères pertinents pour poser ce problème dans sa portée musicologique.
23 Alexandre Grothendieck a montré qu’on peut parfois arriver à donner une idée intuitive de certains concepts
mathématiques parfois très profonds. Voir, en particulier, le fascicule 01 ou « Prélude en quatre mouvements »
de l’ouvrage Récoltes et semailles [GROTHENDIECK 1986].
20
pratique musicale, est sans doute Ernst Krenek (1900-1991). L’analogie avec les Fondements
de la Géométrie d’Hilbert est évidente à partir du sous-titre du premier ouvrage du
compositeur autrichien : « Six leçons d’introduction aux principes théoriques » [theoretische
Grundlage] dans la musique nouvelle [KRENEK 1937/1939]. Le texte a été immédiatement
traduit et publié aux Etats-Unis dans une version qui, à la différence de l’ouvrage allemand, a
l’avantage d’être organisée autour de chapitres et sous-chapitres qui montrent, d’une façon
claire, les objets de la pensée théorique de ce compositeur. Nous allons nous pencher, en
particulier, sur le huitième chapitre, intitulé « Musique et Mathématiques », chapitre dans
lequel Krenek aborde le problème de la formalisation et de l’axiomatisation en musique. Les
sections qui nous intéressent particulièrement sont les quatre parties suivantes :
1. La relativité des systèmes scientifiques
2. L’importance des axiomes
3. Les axiomes dans la musique
4. Théorie de la musique [Musical Theory] et pratique musicale
L’analyse de Krenek vise d’abord à définir une notion de relativité des systèmes musicaux
à partir du caractère non-absolu des systèmes scientifiques.
« Physiciens et mathématiciens ont compris bien avant les musiciens que leurs sciences
respectives n’ont pas comme utilité d’établir un concept de l’univers qui est conforme à
une nature objective et préexistante. Au contraire, ils sont bien conscients du fait que
leur tâche est celle de rendre une conception de l’univers […] compatible avec le plus
grand nombre d’observations validées par des expériences scientifiques »
[KRENEK 1937/1939, 202].
Ce problème renvoie à l’un des caractères principaux de l’axiomatique hilbertienne, sur
lequel nous avons beaucoup insisté, à savoir celui d’une dissociation radicale entre la pensée
axiomatique et l’expérience sensible. Krenek s’appuie donc sur la relativité des systèmes
scientifiques pour défendre la légitimité d’un système, la « méthode de composition avec
douze sons » d’Arnold Schoenberg, qui rompt avec l’idée d’une « nature objective et
préexistante » en composition musicale et affirme la primauté de la cohérence logique sur tout
possible fondement naturel. Cette relativité, à la fois des systèmes scientifiques et musicaux,
trouve une expression adéquate, selon Krenek, dans le processus d’axiomatisation. L’axiome
est à la fois un outil de clarification formelle et un moyen d’exprimer les libres choix de la
part de celui qui l’utilise. Comme il l’affirme :
« Pour axiome, on doit entendre une proposition qui ne peut pas être réduite à une
autre à travers de déductions logiques, c’est-à-dire une proposition qui ne peut pas être
21
prouvée. (…) Les axiomes sont des libres expressions de notre esprit […] »
[KRENEK 1937/1939, 203]24.
Krenek voit donc dans l’axiomatique l’attitude la plus adéquate pour donner à toute
expression de l’esprit humain, que ce soit en mathématiques ou en musique, un caractère de
liberté par rapport au monde sensible. Cette interprétation est particulièrement claire dans
l’extrait suivant :
« Les systèmes musicaux […] n’ont pas été crées par la nature […] mais ils ont été
produits par l’être humain pour rendre possible la musique à l’intérieur d’un certain
contexte. […] Comme l’approche axiomatique élimine l’idée que les axiomes sont
quelque chose d’absolu, en les concevant plutôt comme des libres propositions de
l’esprit humain, au même titre une théorie musicale pourrait nous libérer du concept
majeur/mineur […] comme loi irrévocable de la nature » [KRENEK 1937/1939, 205]25.
L’extrait précédent exprime la distance qui sépare la réflexion du compositeur autrichien
de celle des théoriciens de la musique qui l’ont précédé et pour lesquels le phénomène
acoustique de la résonance naturelle était le point de départ de toute discussion théorique sur
la musique. Ainsi une démarche comme celle de Schenker, qui représente pourtant une étape
importante dans le processus de constitution d’une méthodologie formelle en analyse
musicale, n’a pas, à notre avis, le caractère théorique nouveau que la réflexion de Krenek
ouvre en musique. L’axiomatique est un cadre de pensée qui n’admet pas de hiérarchie a
priori sur les systèmes musicaux, à la différence des positions des théoriciens précédents qui
postulaient un caractère de « naturalité » du système tonal par rapport à d’autres libres
expressions de l’esprit, pour reprendre l’image de Krenek. Cependant, le compositeur
autrichien est loin d’accepter une équivalence conceptuelle entre l’usage des axiomes en
mathématiques et en musique. Comme il l’affirme dans l’extrait suivant, il y a une différence
profonde entre la méthode axiomatique en géométrie et toute application du concept d’axiome
en musique :
« Les axiomes de la géométrie trouvent une justification du moment qu’une de leur
combinaison montre qu’ils sont indépendants et compatibles les uns les autres. La
pertinence des axiomes musicaux ne peut être prouvée que par leur utilité pratique. […]
Un système d’axiomes musicaux ne peut jamais être établi en théorie jusqu’au moment
où il a été testé dans la pratique » [KRENEK 1937/1939, 207].
Il y a donc une articulation nécessaire, dans tout système axiomatique en musique, entre le
moment de la théorisation musicale et la pratique, seul critère pour établir la pertinence de la
24 C’est nous qui soulignons.
22
formalisation26. Pour cette raison, il nous semble important de comparer les propositions
théoriques de Krenek avec certaines de ses réflexions sur la pratique compositionnelle,
d’autant plus que ces techniques ont eu une grande influence sur des compositeurs/théoriciens
du XXe siècle, à partir de Milton Babbitt. Une des réflexions récurrentes du compositeur
autrichien concerne la définition de l’atonalité en tant que moment privilégié de la technique
dodécaphonique, en particulier dans ses rapports avec la notion ancienne de modalité.
L’intégration des techniques dodécaphoniques à des principes issus de la théorie modale
ancienne est particulièrement claire dans une œuvre sur laquelle le compositeur revient
plusieurs fois dans ses écrits. Il s’agit du Lamentatio Jeremiae Prophetae (1941), œuvre pour
chœur dans laquelle Krenek utilise pour la première fois la technique des « rotations » de
séries dodécaphoniques et leur subdivision en hexacordes27. L’étude de la possibilité de
partager une série dodécaphonique dans ses hexacordes, ainsi que celle de certaines structures
particulières (séries symétriques et séries tous-intervalles), est envisagée par Krenek dans une
perspective théorique visant à établir un modèle contrapontique dans la pratique
dodécaphonique. Ce modèle est explicité dans un court manuel de contrepoint28 que Krenek
élabore et publie à l’époque de la composition du Lamentatio Jeremiae Prophetae. Il s’agit
donc d’un document particulièrement précieux pour analyser l’articulation entre pensée
théorique et pratique compositionnelle chez Krenek.
Dans ce manuel Krenek analyse trois cas de « séries spéciales » : les séries symétriques, les
séries tous-intervalles et les séries symétriques tous-intervalles. Nous analyserons en détail le
concept des séries tous-intervalles, étant donnée la place importante que ces structures
occupent dans la formalisation algébrique de la part des théoriciens et compositeurs de
25 C’est nous qui soulignons à la fois l’aspect « contextuel », donc relatif, de la notion de « système musical » et
aussi l’émergence du concept de « théorie de ma musique » qui n’est pourtant pas encore entièrement défini.
26 Nous reviendrons à plusieurs reprises sur le concept de pertinence qui n’est pas facile à définir, surtout par
rapport à certaines approches théoriques récentes en musique. Dans le cas de Krenek, le caractère de pertinence
d’un système théorique concerne la « pratique » en tant qu’activité compositionnelle. Le problème s’est bientôt
posé, historiquement, de généraliser cette notion à d’autres pratiques, comme la pratique analytique. C’est ainsi
qu’on peut se poser la question d’une articulation possible entre moment théorique, démarche analytique et
pratique compositionnelle, réflexion qui n’est pas abordée par Krenek et qui représente l’un des axes principaux
de notre travail.
27 L’origine de cette deuxième pratique, que nous analyserons par rapport au concept de « combinatorialité »
chez Milton Babbitt, remonte à la théorie des « tropes » du théoricien autrichien Josef Mattias Hauer (1883-
1959). Nous renvoyons à l’article de George Rochberg pour l’analyse comparée de cette pratique
compositionnelle chez Hauer, Schoenberg et Babbitt [ROCHBERG 1959].
28 Studies in Conterpoint Based on the Twelve-Tone Technique [KRENEK 1940].
23
traditions culturelles différentes29. En ce qui concerne les séries symétriques, une analyse de
cette idée nous offre, comme nous l’avons déjà anticipé, une transition idéale vers la pensée
théorique du compositeur américain Milton Babbitt qui saura, tout d’abord, remplacer la
notation musicale tout à fait traditionnelle de Krenek par une représentation symbolique
extrêmement puissante.
Les séries symétriques sont ainsi appelées par Krenek « en vertu de la relation qui existe
entre leurs moitiés » [KRENEK 1940, 36]. Krenek n’utilise pas encore ici une notation
numérique, ce qui ne facilite pas la lecture de ses exemples musicaux en, particulier quand il
considère les relations entre la rétrogradation et l’inversion d’une série donnée30. La figure
suivante montre le premier exemple discuté par Krenek. Il s’agit d’une série dont la deuxième
moitié est une inversion de la première mais transposée d’un intervalle de septième majeure
ascendante. Nous avons ajouté l’indication du nombre de demi-tons ascendants ou
descendants entre les notes successives. Dans le cas d’intervalles descendants, la valeur
numérique est précédée par le signe « - » :
Figure 2 : série dodécaphonique dont la deuxième moitié est une inversion transposée de
la première
Krenek considère également le cas de la série inverse, ayant la propriété que sa deuxième
moitié est une transposition de la première moitié de la série de départ. L’exemple est illustré
par la figure suivante31 :
29 Le problème de la classification exhaustive de ce type des structures pour toute division de l’octave en un
nombre n de parties égales est l’un des problèmes « mathémusicaux » les plus célèbres en théorie de la musique.
Pour cette raison, nous allons lui consacrer l’Interludium à la fin de ce premier chapitre.
30 Il faut préciser que Krenek avait déjà utilisé quelques années auparavant la notation numérique dans la
représentation d’une série tous-intervalles [KRENEK 1937/1939, 73]. Il faudra attendre une vingtaine d’années
pour voir les premiers exemples de notation numérique des séries par le compositeur, en particulier comme outil
analytique pour expliquer la technique des rotations des séries [KRENEK 1960, 213]. Cependant, bien que les
notes d’une série soient représentées pas des nombres (de 1 à 12), il n’y a pas de formalisation algébrique à
proprement parler, car les opérations traditionnelles sur la série, en particulier la transposition et l’inversion, ne
sont jamais décrites, comme Milton Babbitt avait commencé à le faire, dans leur simple relation avec la structure
de groupe cyclique.
31 Krenek ne semble pas remarquer qu’il s’agit, en réalité, du même exemple, mais considéré selon deux
perspectives différentes. On retrouvera ce type de relation, qui concerne d’un point de vue mathématique la
24
Figure 3 : Une deuxième interprétation de la figure précédente
L’analyse de Krenek continue en donnant des exemples de séries dans lesquelles la
deuxième moitié est la transposition de la rétrogradation de la première. Sa conclusion
explique assez bien l’articulation entre théorisation et pratique musicale :
« Plusieurs séries de ce type peuvent être établies. Le compositeur qui les utilise doit
considérer le fait qu’étant donné que vingt-quatre patterns coïncideront avec leurs
formes dérivées respectives, il n’aura à sa disposition que vingt-quatre patterns
différents au lieu de quarante-huit » [KRENEK 1940, 36].
Milton Babbitt saura réduire encore plus le nombre de formes possibles d’une série
dodécaphonique en précisant davantage la nature algébrique de ce qu’il appellera la
combinatorialité d’une structure musicale. Dans le même temps, son utilisation algébrique
des techniques sérielles, appliquées à d’autres paramètres que les hauteurs dès la moitié des
années quarante, ouvre le problème musicologique du rôle de la pensée théorique de ce
compositeur dans la naissance et l’élaboration successive du sérialisme intégral.
Curieusement, Krenek ne semble faire aucune allusion aux applications des techniques
sérielles au domaine rythmique par Milton Babbitt, ce qui est assez surprenant vu l’attention
portée par le compositeur autrichien sur le phénomène de la série généralisée. Cette
problématique est abordée, en particulier, dans une étude que nous avons déjà mentionnée à
propos de la technique des rotations des séries [KRENEK 1960]. À partir de cette pratique
compositionnelle, Krenek envisage une discussion sur celle qu’il appelle l’organisation « pan-
parametrique » [pan-parametrical organization], c’est-à-dire l’application des techniques
sérielles à d’autres paramètres que les hauteurs (en particulier le rythme et la densité).
Krenek cite Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen comme exemples de compositeurs
ayant réfléchi sur le problème de l’organisation intégrale de la série. Dans sa réflexion sur la
série généralisée, le compositeur autrichien insiste sur deux aspects qui nous semblent
particulièrement significatifs dans le contexte de cette étude. Tout d’abord, il prend position
commutativité entre l’opération de transposition et l’opération d’inversion dans le cas d’un hexacorde, dans la
deuxième partie de cette étude, consacrée aux aspects analytiques.
25
contre certaines objections envers la réduction de la musique à un « jeu abstrait des
nombres », appellation que, selon Krenek, certains analystes ont réservé à des compositions
telles que Structures pour deux piano de Pierre Boulez ou Elektronische Studie I de Karlheinz
Stockhausen. Krenek défend la pertinence musicale dans l’utilisation des techniques
arithmétiques dans la sérialisation des paramètres, comme dans l’extrait suivant :
« Les nombres utilisés dans l’organisation des paramètres dans la musique sérielle sont
presque toujours dérivés des proportions et mesures de la substance de base musicale.
Évidemment, ces nombres se détachent des objets auxquels ils étaient associés et
commencent une vie autonome dans les différentes opérations utilisées [performed].
Mais les résultats de ces opérations sont réinterprétés [retranslated] en termes
musicaux et appliqués au matériel sonore. Dans cette relation entre nombre et réalité
on peut voir une analogie avec le rapport entre mathématiques et physique
contemporaines » [KRENEK 1960, 219].
Deuxièmement, Krenek renverse la position à laquelle le compositeur Iannis Xenakis était
parvenu dans son écrit sur la crise de la musique sérielle [XENAKIS 1955/1994]. Xenakis
avait mis en évidence le caractère contradictoire d’un processus compositionnel dans lequel
l’organisation totale des paramètres réalise de facto une forme chaotique, mieux formalisable,
selon l’auteur de Metastasis, en termes probabilistes. Au contraire, pour Krenek, l’élément
chaotique issu de l’organisation totale des paramètres est le cœur du processus de sérialisation
totale, car c’est grâce à ce processus que l’inattendu se crée d’une façon nécessaire32.
En effet, « ce qui se passe dans un instant donné est un produit de l’organisation sérielle
préconçue mais, en même temps, est une occurrence imprévisible car il n’est pas anticipé par
l’esprit qui a inventé et déclenché le mécanisme » [KRENEK 1960, 228]. Nous allons voir
maintenant comment ce mécanisme se précise, dans sa nature éminemment algébrique, chez
le compositeur et théoricien américain Milton Babbitt.
1.4 Milton Babbitt et l’émergence du concept de groupe en musique et
musicologie
Dans la section précédente, nous avons donné quelques éléments pour introduire la pensée
théorique d’un compositeur, Milton Babbitt, qui a exercé une influence profonde sur une
génération entière de théoriciens de la musique, en particulier aux Etats-Unis. Le point de
départ de sa réflexion théorique est, comme dans le cas de Krenek, le dodécaphonisme
schoenbergien, abordé dans sa dimension éminemment systématique.
32 « The unexpected happens by necessity » [KRENEK 1960, 229].
26
La conception de la méthode dodécaphonique comme un « système », au sens
mathématique du terme, se précise chez le compositeur américain dès les années quarante,
comme le témoigne un document qui n’a été rendu publique que récemment. Il s’agit de sa
thèse de doctorat intitulée The function of Set Structure in the Twelve-Tone System, complétée
en 1946 mais approuvée par le département de musique de l’Université de Princeton
seulement au début des années quatre-vingt-dix33. Ce travail académique représente un
moment très important de l’histoire des méthodes algébriques en musique. Pour la première
fois, la méthode dodécaphonique est décrite comme une « structure », ou, dans la
terminologie de Babbitt, un « système » qui est constitué par un « ensemble d’éléments, de
relations entre ces éléments et d’opérations sur ces éléments » [BABBITT 1946/1992, viii]34.
Le compositeur reconnaît que cette perspective structurale du dodécaphonisme n’abouti
pas, dans son étude musicologique, à une formalisation algébrique explicite, car « une vraie
mathématisation aurait besoin d’une formulation et d’une présentation dictées par le fait que
le système dodécaphonique est un groupe de permutations qui est façonné [shaped] par la
structure de ce modèle mathématique » [BABBITT 1946/1992, ii]35.
Il conclut alors cette discussion sur le caractère informel de sa démarche, d’un point de vue
strictement mathématique, en affirmant qu’une approche de type algébrique « représenterait
la façon définitive d’aborder ce sujet, aussi bien d’un point de vue de la rigueur que d’une
efficacité opérationnelle » [BABBITT 1946/1992, ii]. En dépit de ces précautions, Milton
Babbitt fait un pas décisif vers l’approche algébrique quand il utilise la notion de congruence
(modulo 12) pour définir ce qu’il appelle les « nombres d’ensemble » [set numbers].
L’ensemble, dont la structure est étudiée dans sa fonction à l’intérieur du système
dodécaphonique, pour reprendre le titre de sa dissertation, est donc bien le groupe cyclique
d’ordre 12. Cela explique le choix terminologique de Babbitt de ne pas utiliser les termes
employés traditionnellement pour indiquer la série dodécaphonique (row et series). Ces deux
termes ont, selon Babbitt, une connotation « thématique » qui affirme la prédominance de la
composante horizontale sur toute organisation harmonique du système dodécaphonique. Le
33 L’épisode est significatif car il témoigne des difficultés, dans l’histoire de la pensée théorique en musique, à
inscrire une démarche de formalisation dans une dimension véritablement musicologique.
34 C’est nous qui soulignons. Pour expliquer le changement de perspective par rapport à d’autres formulations
théoriques sur le système dodécaphonique, Babbitt se réfère à l’axiomatique hilbertienne et à l’utilisation que
Krenek en fait dans son concept de « technique » compositionnelle. Cette utilisation de l’axiomatique reste,
selon Babbitt, métaphorique, compte tenu du fait que le compositeur autrichien ne l’a jamais explicitée en termes
mathématiques.
35 C’est nous qui soulignons.
27
terme « ensemble » [set] dénote ainsi ce qu’il appelle un « agrégat » [aggregate], « dont les
éléments n’ont de caractéristiques que par rapport à un contexte donné » [BABBITT
1946/1992, ix]. La structure algébrique de l’ensemble sous-jacent au système dodécaphonique
est explicitée tout de suite par le compositeur, et cela à travers un concept théorique qui avait
déjà trouvé une application en musique : la congruence modulo un nombre entier36.
« Deux éléments sont congruents mod. 12 si leur différence est égale à un multiple de 12 »
[BABBITT 1946/1992, 2].
La première conséquence de l’introduction de cette notion pour représenter la structure du
twelve-tone set est le fait que toute opération sur ces éléments (les entiers de 0 jusqu’à 11)
sera calculée modulo 12. L’ambiguïté entre une terminologie musicale et une formalisation
mathématique est mise en évidence par le choix de Babbitt de désigner comme « transposition
translation » l’opération qui représente l’une des transformations de base de la série
dodécaphonique, transformation traditionnellement connue par les musiciens comme
transposition37. Cependant, la difficulté à constituer un cadre terminologique précis sera
surmontée à partir des années cinquante et, plus précisément, à partir d’un écrit théorique dans
lequel on retrouve, selon les intentions de l’auteur, une « version extrêmement condensée »
[BABBITT 1955/1972, 362] de certaines parties du travail universitaire cité précédemment.
Il s’agit d’un écrit qui a été republié une vingtaine d’années plus tard avec des addenda
dont la fonction primaire est de rendre plus explicite une pensée théorique qui restait, nous
36 La première application en musique du concept de congruence modulaire est probablement celle du théoricien
français Camille Durutte (1803-1881) auteur de deux ouvrages dont on n’a commencé que récemment à mesurer
l’importance dans l’histoire de la théorie musicale : Technie, ou lois générales du système harmonique
[DURUTTE 1855] et Résumé élémentaire de la Technie harmonique, et complément de cette Technie
[DURUTTE 1876]. Durutte, qui est souvent cité par Babbitt comme l’une des figures les plus intéressantes des
théoriciens de la musique du XIXe siècle, a travaillé à l’établissement de son système théorique en collaboration
étroite avec le mathématicien et philosophe polonais Hoëne Wronski, dont on connaît l’influence sur de
nombreux compositeurs du XXe siècle. Edgar Varèse considère Wronski et Durutte comme les précurseurs du
concept de musique comme « Art-Science », une idée qui est bien exprimée par la définition de la discipline
comme « la corporification de l’intelligence dans les sons », adoptée par Varèse sous la forme de « l’incarnation
de l’intelligence qui se trouve contenue dans les sons » [VARESE 1983, 102]. Iannis Xenakis ne pourra
qu’approuver une telle vision dans sa conception de la musique considérée comme l’expression de
« l’intelligence humaine par des moyens sonores » [XENAKIS 1963/1981, 211]. Une analyse de la pensée
théorique de Durutte est contenue dans l’ouvrage de Laurent Fichet consacré aux théories scientifiques de la
musique au XIXe et XXe siècle [FICHET 1996]. Un ouvrage sorti la même année en Italie analyse encore plus en
détail l’esthétique musicale du théoricien français tout en ouvrant la réflexion sur le rapport philosophique entre
mathématiques et musique [ORCALLI 1996].
37 Nous préférons garder le terme « série dodécaphonique » au lieu d’essayer de traduire le concept de twelve-
tone set avec « ensemble dodécaphonique », qui n’a jamais été utilisé à notre connaissance. La seule précaution à
prendre consistera dans le fait que le terme « série dodécaphonique » tel que nous l’employons ne contient pas
une notion d’ordre par rapport à ses éléments constituants. Nous utiliserons aussi, comme synonyme de série
dodécaphonique, le terme d’« agrégat », qui est également employé systématiquement par le théoricien
américain.
28
pouvons bien l’imaginer, trop hermétique pour le lecteur musicologue de l’époque38. Parmi
les aspects du système dodécaphonique sur lesquels Babbitt insiste le plus dans cet article, on
trouve la notion de « combinatorialité » qui généralise une technique compositionnelle
souvent utilisée par Schoenberg et d’autres compositeurs, comme Josef Matthias Hauer et
Ernst Krenek39. Babbitt arrive ainsi à l’établissement de six hexacordes ayant la propriété
d’engendrer le total chromatique aussi bien par transposition que par inversion. Ces structures
hexacordales sont appelées « omni-combinatoires » [all-combinatorial] et leur
« combinatorialité » ne dépend pas de l’ordre particulier qu’on impose sur leurs éléments.
Autrement dit, une permutation des éléments d’un tel hexacorde n’affecte pas la propriété
d’engendrer le total chromatique par transposition et/ou inversion40.
Les hexacordes « all-combinatorial » peuvent être classés en quatre catégories (ou ordres)
différentes selon le nombre de transpositions qui relient chaque hexacorde à son
complémentaire. Nous nous écartons de la présentation que Babbitt fait de ce sujet dans l’un
de ses premiers écrits théoriques [BABBITT 1955/1972] pour utiliser la représentation
numérique d’accords et d’opérations de transpositions/inversions telle qu’on la retrouve, en
particulier, dans l’article « Twelve-Tone Invariants as Compositional Determinants »
[BABBITT 1960]. Dans cet écrit, sur lequel nous reviendrons eu égard à son importance dans
le processus de cristallisation de la pensée algébrique, tous les ensembles sont notés par des
38 Curieusement, cet écrit ne fait aucune référence à la nature algébrique du système dodécaphonique. La notion
de congruence (modulo 12) n’est presque pas utilisée, à la différence d’un écrit théorique de quelques années
postérieur [BABBITT 1960], dans lequel le compositeur reprend de zéro la notion de congruence modulaire pour
introduire la nature permutationnelle du système dodécaphonique dans le sens de la théorie des groupes de
permutations.
39 Dans la terminologie de Babbitt, l’utilisation chez Schoenberg des séries partagées en deux hexacordes dont
l’un est une transposition de l’autre représente une forme élémentaire de « combinatorialité » qu’il appelle
« sémi-combinatorialité » [BABBITT 1955/1972]. Un exemple de « combinatorialité » est l’utilisation par
Schoenberg d’une série dodécaphonique partagée en deux hexacordes dont l’un est une transposition et une
inversion de l’autre dans le Concerto pour violon et orchestre Op. 36 (1934/36). Notons aussi que la
« combinatorialité » concerne également les tétracordes et les accords de trois notes (trichords ou triades,
respectivement dans la terminologie anglaise et française), comme Babbitt observe dans le même écrit en citant
le Concerto pour neuf instruments Op. 24 (1931/34) d’Anton Webern. Dans cette première partie, nous
limiterons l’analyse à la combinatorialité de type hexacordale. D’autres formes de combinatorialité seront
analysées dans la troisième partie (aspects compositionnels) par rapport à la notion mathématique de
« partition » que Babbitt formalise et applique aux deux compositions pour piano Partitions (1957) et Post-
Partitions (1966).
40 Une série dodécaphonique qui est considérée exclusivement en termes de contenu de ses hexacordes et sans
aucune considération d’ordre sur les éléments qui constituent ces hexacordes, est aussi appelée « ensemble
source » [source set]. Comme nous l’avons déjà souligné, le fait qu’une propriété centrale comme celle de la
combinatorialité totale soit indépendante de l’ordre imposé sur les éléments des structures hexacordales est un
argument majeur, selon le compositeur américain, pour préférer le terme set à toute traduction traditionnelle du
terme série.
29
entiers (entre 0 et 11), appelés aussi pitch-numbers [BABBITT 1960, 248]41. Un hexacorde
sera donc une collection de six entiers de classe de hauteurs et toute transposition de cet
ensemble « peut être représentée en additionnant (modulo 12) un entier, entre 0 et 11, à tout
entier de classe de hauteurs de l’ensemble » [BABBITT 1960, 249]42.
La définition d’inversion s’appuie également sur la représentation numérique d’un accord
et elle est définie comme « la complémentation, modulo 12, de tout entier de classes de
hauteurs [de l’ensemble] » [BABBITT 1960, 252]43. Avec ces quatre notions (entiers de
classe de hauteurs, transposition, inversion, complémentation), on peut donner le catalogue
des six hexacordes « omni-combinatoires » dans la typologie discutée par Babbitt.
1.4.1 Omni-combinatorialité du premier ordre
Un hexacorde omni-combinatoire est du premier ordre s’il y a une seule valeur de
transposition entre lui et son complémentaire. Cette famille est constituée des trois
hexacordes qu’on notera H1, H2 et H3. Leurs complémentaires sont notés respectivement h1,
h2 et h3. La (seule) transposition qui permet de passer d’un hexacorde Hi à son
complémentaire hi est celle de triton, c’est-à-dire de six demi-tons. En suivant l’usage
traditionnel de l’école américaine44, on notera T6 cette transposition. On pourra donc écrire la
condition qui caractérise tout hexacorde omni-combinatoire du premier ordre à l’aide de la
simple équation : T6(Hi )=hi pour tout index i=1, 2, 3.
41 Le terme pitch-numbers peut être traduit, en français, par « entiers de classe de hauteurs », une terminologie
qui est employée, en particulier, dans la tradition analytique américaine de la Set Theory. Cette discussion
terminologique sera reprise, avec une orientation différente, dans la deuxième partie de cette étude, dédiée
précisément aux applications analytiques des méthodes algébriques.
42 Babbitt appelle « nombre de transposition » [transposition number] l’entier que l’on additionne à tout entier de
classe de hauteurs de l’ensemble de départ, une terminologie qui nous semble trop ambiguë, en français, pour
être adoptée dans l’analyse des hexacordes « omni-combinatoires ».
43 Faire la complémentation modulo 12 d’un entier n signifie faire la différence entre 12 et n modulo 12.
44 Cette notation sera utilisée de façon systématique dans la deuxième partie de cette étude en suivant les
développements de la Set Theory depuis les premières propositions théoriques d’Allen Forte jusqu’à l’analyse
transformationnelle de David Lewin.
30
Figure 4 : Les trois hexacordes omni-combinatoires du premier ordre
1.4.2 Omni-combinatorialité du deuxième ordre
Il n’y a qu’un seul hexacorde omni-combinatoire du deuxième ordre, c’est-à-dire tel qu’il y a
deux valeurs de transposition entre lui et son complémentaire. Il sera noté H4 et les deux
valeurs de transposition sont respectivement la tierce mineure et la sixte majeure, ce qui
donne, dans la terminologie adoptée, les deux transpositions T3 et T9 respectivement.
Formellement on obtient les deux relations : T3(H4 )=h4 et T9(H4 )=k4 où les deux hexacordes
h4 et k4 sont le même hexacorde complémentaire de H4 si la transposition est calculée modulo
l’octave :
Figure 5 : L’hexacorde du deuxième ordre avec ses deux transpositions
1.4.3 Omni-combinatorialité du troisième ordre
Il n’y a qu’un seul hexacorde omni-combinatoire du troisième ordre, c’est-à-dire tel qu’il y a
trois valeurs de transposition entre lui et son complémentaire. Il sera noté H5 et ces trois
valeurs de transposition sont respectivement la seconde majeure (T2), le triton (T6) et la
septième mineure (T10), comme le montre la figure suivante. Encore une fois, les trois
hexacordes ainsi obtenus se réduisent (modulo l’octave) à un seul hexacorde h5
complémentaire de H5.
31
Figure 6 : L’hexacorde omni-combinatoire du troisième ordre
1.4.4 Omni-combinatorialité du quatrième ordre45
Finalement, il n’y a qu’un seul hexacorde omni-combinatoire tel qu’il admet six valeurs de
transposition entre lui et son complémentaire. Il s’agit de la gamme par tons, notée H6, et qui
admet les six transpositions T1, T3, T5, T7, T9 et T11.
Figure 7 : L’hexacorde omni-combinatoire du quatrième ordre
Cependant, au-delà des considérations sur la combinatorialité, l’écrit théorique de 1955 est
intéressant pour un autre aspect sur lequel nous allons nous concentrer dans la suite de cette
étude. Ayant déjà défini le dodécaphonisme comme un « système » au sens mathématique
[BABBITT 1946/1992], le théoricien américain peut s’appuyer sur ce concept pour discuter
l’émergence historique du sérialisme intégrale. Selon Babbitt, « une compréhension de la
structuration dodécaphonique des composantes autres que les hauteurs ne peut que passer
45 C’est ainsi qu’il est indiqué par Babbitt dans [BABBITT 1955/1972]. En réalité, il serait plus cohérent de
l’appeler hexacorde du sixième ordre, comme le compositeur le fait dans ses Madison Lectures à l’Université de
Wisconsin [BABBITT 1987, 193].
32
par une définition correcte et rigoureuse de la nature du système et des opérations qui lui
sont associées » [BABBITT 1955/1972, 367]46.
Cette nature permutationnelle du système, ancrée comme nous l’avons vu dans la structure
algébrique de groupe, permet d’organiser les autres paramètres, et en particulier le rythme,
« exactement de la même manière, et avec les mêmes opérations, que le paramètre hauteur »
[BABBITT 1955/1972, 367]. La combinatoire des hauteurs, renforcée par la nature
« structurale » du système dodécaphonique, est donc le point de départ pour une combinatoire
des durées, une idée qui fait de Milton Babbitt l’un des pères fondateurs du sérialisme
intégral47. L’idée d’une équivalence formelle entre une formalisation des hauteurs et une
formalisation rythmique est un concept central de l’approche algébrique en théorie, analyse
musicale et composition. C’est donc important d’arriver à préciser la nature « algébrique » du
dodécaphonisme, et pour cela nous nous appuierons sur les concepts élaborés par Babbitt dans
son écrit sur les invariants dodécaphoniques comme déterminants compositionnels48.
Le point de départ de toute considération théorique sur le dodécaphonisme est, encore une
fois, le fait qu’il s’agit d’un système au sens mathématique, c’est-à-dire une « structure » qui
peut « être caractérisée complètement en explicitant les éléments, les relations […] entre ces
éléments et les opérations sur les éléments ainsi reliés » [BABBITT 1960, 247]49. Le
théoricien complète alors naturellement cette perspective structurelle en stipulant que « toute
considération sur les opérations du système doit procéder de la conscience de leur nature
46 C’est nous que soulignons. Il s’agit d’une nature qui est explicitée par les opérations algébriques qui peuvent
être faites sur le système.
47 Célestin Deliège semble hésiter sur la possibilité de parler, dans le cas du compositeur américain, des
« combinatoires hauteurs-durées », le problème étant « l’indépendance que [le compositeur] entend donner au
processus des durées » [DELIEGE 2003, 587]. Pourtant, comme nous avons déjà pu le constater, l’indépendance
n’est qu’un épiphénomène par rapport à la nature algébrique qui sous-tend aussi bien l’univers des hauteurs que
le domaine des rythmes. Ces idées avaient déjà trouvé une application dans la pratique compositionnelle de
Babbitt dès la deuxième moitié des années quarante, en particulier dans les Trois compositions pour piano
(1947-48). Il s’agit d’un moment important dans l’histoire de la musique du XXe siècle car, dans la même
période, Olivier Messiaen « crée l’événement », pour reprendre une expression de Célestin Deliège, avec la pièce
Mode de valeurs et d’intensités (1949). Cette pièce a eu une influence considérable sur toute une génération de
compositeurs auxquels on doit le début de la réflexion en Europe sur la série généralisée. Nous reviendrons dans
la troisième partie sur la réflexion rythmique de Messiaen ; cependant, nous pouvons déjà avancer une hypothèse
sur une possible influence de Babbitt sur la conception même de cette troisième pièce des Quatre études de
rythme, dont l’audace semble contredire le caractère pondéré du compositeur français [DELIEGE 2003, 101].
Cette hypothèse est corroborée par une conversation que nous avons eue récemment avec Milton Babbitt qui
nous a confirmé avoir participé aux cours de composition tenus par Olivier Messiaen à Tanglewood en 1948,
donc avant la réalisation de la pièce Mode de valeurs et d’intensités. En effet, les deux premières études de
rythmes ont été composées aux Etats-Unis, comme le frontispice de la partition l’indique. L’indication
« Darmstadt - 1949 » sur la partition de Mode de valeurs et d’intensités confirme que la pièce a été effectivement
composée après la rencontre entre Messiaen et Babbitt.
48 Voir « Twelve-Tone Invariants as Compositional Determinants » [BABBITT 1960].
33
permutationnelle » [BABBITT 1960, 248]. C’est le début d’une proposition théorique
explicite, de la part d’un compositeur, sur l’approche algébrique en musique, ce qui justifie
les explications détaillées de Babbitt sur la structure de groupe à la base du système. Cette
nature algébrique est précisée d’abord par rapport à l’opération de transposition :
« La famille des douze transpositions d’un ensemble S donné constitue un groupe de
permutations de 12 éléments » [BABBITT 1960, 249].
Mais la nature algébrique du système dodécaphonique concerne, plus directement, les
rapports entre les quatre formes classiques de la série : l’original S (ou forme de base de
l’ensemble), l’inversion I, la rétrogradation R et la rétrogradation inverse RI.
À la différence d’autres propositions théoriques de l’époque, Babbitt introduit une double
notation numérique pour indiquer une série dodécaphonique. Chaque élément de l’ensemble S
est représenté par un couple (a,b) d’entiers compris entre 0 et 11, le premier élément [order
number] indiquant la « position » de la note dans la série et le deuxième élément étant le
nombre qui indique, cette fois, la « note » dont on décrit la position. Pour montrer comment la
notation de Babbitt permet de rendre compte de certaines propriétés musicales, reprenons un
exemple que nous avons utilisé dans la section précédente en analysant quelques aspects de la
pensée théorique de Krenek. La figure suivante montre la série en notation musicale
traditionnelle accompagnée par la double notation numérique introduite par Babbitt50 :
Figure 8 : série dodécaphonique dont la deuxième moitié est une inversion transposée de
la première dans la notation de Babbitt
49 C’est nous qui soulignons. Cette définition est tout à fait cohérente avec les concepts introduits par Babbitt
dans sa thèse de doctorat [BABBITT 1946/1992].
50 Notons que Babbitt utilise ce qu’on appelle un système à origine variable (movable-DO systems) à la
différence de la tradition analytique américaine, comme la Set Theory d’Allen Forte, qui identifie le 0, par
convention, avec la note do. Le problème de la construction d’un système musical indépendant de l’origine, et de
ses conséquences sur la notion d’intervalle entre classes de hauteurs a été développé dans l’article théorique de
David Lewin intitulé « A label-free development for 12-pitch-class systems » [LEWIN 1977a]. Remarquons que
presque à la même époque des réflexions algébriques de Milton Babbitt, on retrouve en Europe les mêmes
préoccupations chez Iannis Xenakis, dont la formalisation des échelles à travers la théorie des cribles permet de
conserver l’indépendance du système musical vis-à-vis de toute origine. Voir, par exemple, l’article « La voie de
la recherche et de la question » [XENAKIS 1965/1994]. Nous reviendrons sur ces convergences entre la pensée
théorique de Milton Babbitt et de Iannis Xenakis dans la suite du présent chapitre.
34
Nous avons déjà défini l’opération d’inversion qui consiste à calculer le complémentaire
(modulo 12) de tout entier de classe de hauteurs en laissant inchangé son nombre d’ordre51.
La double notation numérique a l’avantage de mettre en évidence l’analogie entre l’opération
d’inversion et de rétrogradation R, cette dernière étant définie par complémentation sur les
« ordres » plutôt que sur les entiers de classe de hauteur52. L’opération de rétrogradation
inverse RI se définit en composant les deux opérations précédentes, inversion et
rétrogradation53. Les trois opérations dodécaphoniques sont explicitées, selon la notation
numérique de Babbitt, par la figure suivante :
Figure 9 : Les trois opérations dodécaphoniques dans la notation de Babbitt
La structure de groupe à la base du sérialisme émerge lorsqu’on considère les quatre
formes de la série, y compris la forme de base S, comme des opérations qu’on peut librement
composer entre elles54. Ainsi une inversion d’une inversion (aussi bien qu’une rétrogradation
51 Formellement, pour tout élément (a,b) de la série, l’inversion I est définie comme l’opération telle que
I(a,b)=(a, 12-b mod.12).
52 Formellement, tout élément (a, b) est transformé par l’opération R dans (11-a, b), et on notera cela avec
l’équation suivante : R(a, b)=(11-a,b).
53 En mathématiques, il n’y a pas d’unanimité dans la notation employée pour la composition entre opérations.
Nous privilégions celle qui pourrait sembler la moins logique à un public non-mathématicien, c’est-à-dire celle
qui renverse l’ordre dans la composition des opérations. Ainsi l’écriture RI signifie opérer d’abord une inversion
I suivie par une rétrogradation R. La « logique » mathématique sous-jacente à une telle écriture devient plus
claire si l’on explicite l’élément sur lequel les deux transformations opèrent, élément qu’on met d’habitude à
droite des opérations. Ainsi la composition de deux opérations revient à enlever au fur et à mesure les
parenthèses à partir de celles qui sont les plus proches à l’élément considéré. Dans le cas de la rétrogradation
inverse RI appliqué à l’élément (a,b) on aura donc : RI(a,b)=R(I(a,b))=R(a,12-b mod.12)=(11-a,12-b mod.12).
Dans ce cas particulier, on aurait pu inverser l’ordre des opérations et calculer d’abord la rétrogradation R suivie
par l’inversion I. On aurait en fait le même résultat car IR(a,b)=I(R(a,b))=I(11-a,b)=(11-a,12-b mod.12). Cette
propriété est appelée commutativité et s’exprime à travers l’identité entre RI et IR, en équation : RI=IR. Ce n’est
pas une propriété valable pour tout groupe, comme on verra en analysant les principes de base de la Set Theory
d’Allen Forte, la structure de Système d’Intervalles Généralisés (GIS) de David Lewin ou, encore, le modèle
algébrique sous-jacent à la pièce Nomos Alpha de Iannis Xenakis.
54 L’ensemble S correspond à celle qu’on appelle une « identité » (ou « élément neutre ») pour le groupe, car il
n’affecte en rien les autres opérations. Ainsi composer une inversion I avec S signifie simplement faire une
inversion suivie (ou précédé) par une application identique. On voit bien apparaître ici le concept qui est à la
35
d’une rétrogradation ou encore une rétrogradation inverse d’une rétrogradation inverse) a
l’effet de laisser inchangé tout élément (a,b) de la série initiale55.
En composant deux opérations du système, on reste à l’intérieur du système, c’est-à-dire
qu’on n’obtient pas une transformation nouvelle par rapport aux quatre opérations
dodécaphoniques. La composition d’opérations est donc une « loi de composition interne »
pour le système56. Cette loi de composition est associative57, elle a un élément neutre58 et tout
opération admet une opération symétrique59. Ces résultats sont représentés à l’aide du tableau
multiplicatif suivant, plus lisible que le tableau originaire de Babbitt [BABBITT 1960, 252].
Notons que les trois opérations sérielles (R, I et RI) se disposent dans le tableau de façon
symétrique par rapport à la diagonale, qui est occupée par la série S de départ, interprétée
comme élément identité du groupe.
base du concept même de structure algébrique, à savoir l’articulation dualiste entre l’objet et l’opération. Les
quatre formes de la série sont à la fois des objets mais, en même temps, des opérations sur ces objets.
55 Par exemple faire deux fois une inversion sur un élément (a,b) signifie calculer d’abord I(a,b)=(a,12-b) et faire
encore une inversion sur le résultat ainsi obtenu, ce qui revient à calculer I(a,12-b)=(a,12-(12-b))=(a,b). De
même pour le produit de deux rétrogradations ou de deux rétrogradations inverses.
56 On a déjà vérifié un aspect particulier de cette loi quand elle concerne l’application réitérée de l’opération
d’inversion, de rétrogradation ou de rétrogradation inverse. L’identité S n’étant pas un problème, car elle
s’applique à toute opération en la laissant inchangée, restent deux compositions d’opérations à vérifier, c’est-à-
dire respectivement la rétrogradation et l’inversion d’une rétrogradation inverse. Dans le premier cas, on obtient
que l’élément (a,b) est d’abord transformé dans (11-a, 12-b) à travers RI pour être ensuite transformé dans
(a, 12-b) à travers l’opération de rétrogradation. Formellement :
R(RI(a,b))=R(11-a,12-b)=(11-(11-a),12-b)=(a,12-b).
La rétrogradation d’une rétrogradation inverse n’est donc rien d’autre que l’opération d’inversion. De même,
l’inversion de la rétrogradation inverse est équivalente à l’opération de rétrogradation. Le premier axiome, ou
fermeture, de la loi de composition entre opérations est donc complètement vérifié.
57 Pour avoir une idée intuitive de l’associativité, il suffit de considérer le cas de l’opération d’addition entre trois
nombres entiers a, b et c. Le résultat est le même si l’on additionne l’élément a à la somme de b et de c ou si l’on
fait d’abord l’addition de a et b et qu’ensuite on l’additionne à c. Formellement : a+(b+c)=(a+b)+c.
Dans le cas des quatre opérations dodécaphoniques, il s’agit de substituer l’addition avec l’opération de
composition des opérations. Le résultat se vérifie aisément.
58 Nous avons déjà proposé S comme candidat naturel pour être l’élément neutre par rapport aux opérations du
système. On peut facilement vérifier que si un élément neutre existe, il est unique. Cette propriété est une
conséquence de la « loi de simplification » valable dans tout groupe. Dans le cas de l’ensemble Z des entiers
relatifs muni de l’opération d’addition, la loi de simplification s’exprime en disant que si a+b est égale à a+c,
alors nécessairement b est égal à c. Formellement : a+b=a+c b=c où le symbole « » est le symbole
d’implication logique. L’unicité de l’élément neutre s’exprime à travers un processus démonstratif très courant
en mathématiques : le raisonnement par l’absurde.
59 Par définition, le symétrique d’un élément (ou d’une opération) a est l’élément qui, composé avec a (selon la
loi de composition interne du groupe), restitue l’identité. Comme nous l'avons déjà montré, dans le cas du
système dodécaphonique, chaque opération coïncide avec son propre symétrique. Une telle opération est aussi
dite involutive.
36
Figure 10 : Tableau multiplicatif du « groupe dodécaphonique »
Comme Babbitt l’observe, une telle structure en mathématiques prend le nom de « groupe
de Klein » et le compositeur ne tardera pas à souligner la portée d’une telle découverte, à
commencer par le fait qu’un « large nombre de conséquences compositionnelles sont
dérivables directement de théorèmes de théorie des groupes finis » [BABBITT 1961/1972, 8].
Une partie de ces résultats s’applique pour établir des théorèmes des notes communes entre
des transpositions et des inversions d’un sous-ensemble d’une série dodécaphonique. Ce
genre de réflexions a eu une énorme importance dans le développement de la théorie de la
musique aux Etats-Unis, en particulier vers l’établissement de certains principes qui sont à la
base de la Set Theory. À titre d’exemple, et pour anticiper sur certains éléments que nous
développerons dans la deuxième partie de cette étude, prenons un résultat qui révèle, selon
Babbitt, la « nature purement contextuelle des relations hiérarchiques d’une collection
donnée » [BABBITT 1961/1972, 8]. Ce résultat est exprimé sous la forme d’un théorème :
« Etant donnée une collection de hauteurs (ou de classes de hauteurs), la multiplicité de
l’occurrence de chaque intervalle (un intervalle étant équivalent à son complément, car
il n’y a pas de considération d’ordre) détermine le nombre de hauteurs en commun
entre la collection originaire et sa transposition de la valeur de cette intervalle »
[BABBITT 1961/1972, 8].
La notion d’ensemble de classes de hauteurs [pitch-class set], qui est à la base la Set
Theory d’Allen Forte, est ici introduite précisément dans son caractère d’équivalence formelle
entre intervalles complémentaires, c’est-à-dire intervalles dont la somme (modulo 12) est
égale à zéro. Allen Forte précisera cette notion en substituant le terme « complémentaire » à la
notion d’inversion, au sens traditionnel. Deux intervalles seront donc équivalents si et
seulement si l’un est une inversion de l’autre, ce qui permet de ne retenir que six classes
(d’équivalence) d’intervalles (de l’intervalle 1 ou seconde mineure jusqu’à l’intervalle 6 de
triton). La théorie transformationnelle de David Lewin saura, de son côté, établir un cadre
formel dans lequel la notion de multiplicité d’occurrence d’un intervalle pourra se définir par
37
rapport à une famille plus large d’opérations. Un tel discours s’applique également à l’un des
plus célèbres théorèmes attribués à Babbitt : le théorème de l’hexacorde.
Ce théorème concerne la multiplicité d’occurrences d’un intervalle dans un hexacorde et
dans son complémentaire. En utilisant une formulation analogue à celle du théorème
précédent, on peut l’exprimer de la façon suivante :
Dans un hexacorde et dans son complémentaire, la multiplicité de l’occurrence de chaque
intervalle (un intervalle étant toujours équivalent à son complémentaire) est la même60.
Un tel résultat théorique permet, selon Babbitt, de mieux comprendre la structure et la
fonction d’une théorie musicale, pour reprendre le titre d’un de ses écrits suivants
[BABBITT 1965/1972]. Suivre la pensée théorique de ce compositeur signifie également
suivre la naissance de la théorie de la musique [music theory] en tant que discipline autonome
à l’intérieur du corpus musicologique.
1.4.5 Combinatoire hauteurs/durées
Nous avons déjà mentionné l’idée d’une combinatoire hauteurs/durées, dans le sens d’une
possibilité de transférer les principes de base de l’organisation des hauteurs dans le domaine
du rythme. Cette idée, qui parcoure un grand nombre d’écrits théoriques du compositeur, est
formalisée pour la première fois dans un article du début des années soixante intitulé
« Twelve-Tone rhyuthmic structures and the electronic medium » [BABBITT 1962].
Pour dégager les propriétés d’un phénomène, le rythme, qui n’est pas seulement « une
préoccupation majeure dans la pensée compositionnelle contemporaine […] mais aussi l’un
des problèmes parmi les plus réfractaires et mystérieux du point de vue de la perception »
60 Le compositeur discute ce résultat dans plusieurs de ses écrits théoriques, à partire de l’écrit sur la structure
d’ensemble comme déterminant compositionnel [BABBITT 1961, 80]. Dans un ouvrage plus récent, qui
rassemble les leçons données par Babbitt à l’Ecole de Musique de l’Université de Wisconsin en 1983, le
compositeur offre quelques éléments historiques qui nous permettent de mieux comprendre le contexte social
dans lequel un tel résultat a pu émerger. C’était la période à laquelle David Lewin allait rejoindre Milton Babbitt,
qui enseignait à Princeton et qui était à l’époque collègue d’Alonzo Church et Kurt Gödel, pour commencer un
doctorat en mathématiques sous la direction d’Emil Artin. Cependant, la démonstration du théorème de
l’hexacorde, qui semble avoir occupé les deux théoriciens pendant un certain temps, serait arrivée, selon Babbitt,
d’une façon tout à fait inattendue, grâce à Ralph Fox, un mathématicien travaillant sur la théorie des nœuds. De
plus, la démonstration du théorème de l’hexacorde aurait servi comme point de départ pour la résolution d’un
célèbre problème de théories des nombres (problème de Waring). Malheureusement, le manque d’informations
et de références précises sur cet épisode jette quelques ombres sur l’importance d’un tel résultat du point de vue
mathématique. Néanmoins, en ce qui concerne la théorie de la musique, le théorème de l’hexacorde a inspiré le
travail de nombreux théoriciens, comme David Lewin et Guerino Mazzola, qui ont généralisé le résultat pour
d’autres structures algébriques. Cependant, l’épisode mentionné par Babbitt, si confirmé, offrirait un exemple
d’une démarche qu’on peut retrouver, historiquement, dans d’autres problèmes concernant les approches
38
[BABBITT 1962, 150], Babbitt élabore deux concepts qui utilisent, d’une façon différente, la
« nature éminemment temporelle du système dodécaphonique traditionnel [twelve-tone pitch
class system] » [BABBITT 1962, 152]. Ces deux concepts expriment certaines propriétés
axiomatiques61 qui sont valables, selon Babbitt, pour toute relation temporelle entre
évènements musicaux : la série des durées [durational row] et le système des attaques
temporelles [time-point system].
1.4.5.1 La série de durées
La technique des séries des durées est utilisée déjà dans les Trois compositions pour piano
(1947). La figure suivante montre le pattern rythmique P utilisé par Babbitt dans ses trois
pièces et dont on a chiffré la série de durée en choisissant comme durée minimale la double-
croche :
Figure 11 : Pattern rythmique des Trois compositions pour piano
On peut maintenant appliquer au pattern rythmique les trois transformations
dodécaphoniques classiques : inversion, rétrogradation et rétrogradation inverse62. Les quatre
formes rythmiques du pattern P sont représentées sur la figure suivante :
algébriques en musique. Nous reviendrons sur ce point, en discutant un exemple recent de problème
«
mathémusical » dans le troisième chapitre de cette étude.
61 Plus exactement, Babbitt énonce onze propriétés qualitatives fondées sur la relation d’ordre « < ». À la
différence de la congruence modulaire, cette relation n’est pas une équivalence au sens mathématique. En fait
elle n’est pas réflexive (il n’y a pas d’événement musical x pour lequel x<x) ni symétrique (car la relation x<y
n’implique jamais y<x). La seule propriété en commun avec la relation d’équivalence est la propriété de
transitivité (étant donnés trois évènements musicaux x, y, et z, les deux relations x<y et y<z entraînent x<z).
L’axiomatique proposée par Babbitt, qui semble refléter une préoccupation majeure chez plusieurs théoriciens de
la musique de l’époque (en particulier Michael Kassler [KASSLER 1967] et Benjamin Boretz [BORETZ
1969/1995]), n’est pas, à notre avis, un exemple particulièrement remarquable de pédagogie musicale. En outre,
des onze axiomes, les quatre derniers sont une conséquence immédiate des quatre premiers. Cependant, au-delà
d’un choix de notation qui finit par alourdir la présentation, il est significatif que Babbitt ait abandonné la notion
d’équivalence mathématique pour introduire une relation d’ordre. Comme on verra dans ce chapitre, on retrouve
la même idée chez Xenakis dans une axiomatique inspirée par celle de Peano sur les nombres naturels, qui
conduit directement à la théorie des cribles. Pour une utilisation différente de la relation d’ordre en théorie de la
musique, voir l’article de John Rahn intitulé « Logic, Set Theory, Music Theory » [RAHN 1979/2001].
62 L’inversion rythmique de la série des durées est définie d’une façon analogue à l’inversion d’une série de
hauteurs, avec la seule différence que, dans le cas du rythme, on considère le complément modulo 5 (au lieu du
complément modulo 12). La série P=(1, 4, 3, 2) est donc transformée en la structure (n-1, n-4, n-3, n-2) avec
n=5, soit la « forme inverse » I(P) = (4, 1, 2, 3). Comme dans le cas du « groupe dodécaphonique », P a fonction
d’élément identité et l’on pourra donc écrire simplement I au lieu de I(P). De même, la rétrogradation R de la
série de départ revient à renverser l’ordre de ses éléments. On aura donc R(P)=(2, 3, 4, 1), d’où la rétrogradation
inverse RI(P) = (3, 2, 1, 4).
39
Figure 12 : Les quatre formes « dodécaphoniques » d’un pattern rythmique
Le groupe de Klein opère, comme dans le cas des hauteurs, en permutant les éléments du
pattern d’origine. Il s’agit donc d’un mécanisme algébrique dont la portée structurale, par
rapport à des techniques combinatoires que d’autres compositeurs étaient en train d’élaborer à
la même époque, représente une avancée non négligeable dans la pensée théorique sur la
musique63.
Cependant, la technique des séries des durées n’est pas une réponse satisfaisante au
problème d’une combinatoire hauteurs-durées. Les opérations dodécaphoniques
traditionnelles (inversion, rétrogradation et rétrogradation inverse), ainsi que la simple
transposition, permutent les durées et le résultat est un « brouillage [scrambling] d’intervalles
temporels perçus » [MEAD 1994, 43]. Une telle considération suffit à justifier l’élaboration,
de la part du théoricien, d’un concept qui restera sa méthode de référence pour le travail
compositionnel sur le rythme : le time-point system.
1.4.5.2 Le système des time-points
Ce concept relève d’une interprétation des distances intervalliques entre hauteurs d’une
série en termes de durées. Dans l’explication donnée par Babbitt, « un entier de classe de
hauteurs [pitch number] est interprété comme l’attaque [point of initiation] d’un événement
temporel » [BABBITT 1962, 162]. Pour « projeter » une série de hauteurs au domaine
rythmique, Babbitt utilise le concept de modulus, un laps de temps divisé en 12 unités
minimales représentant les douze classes d’attaques temporelles. Une juxtaposition de
63 Nous partageons pleinement la lecture « structurale » que Lawrence Fritts propose de cette technique
permutationnelle chez Babbitt [FRITTS 1997]. Cependant, nous n’irons pas jusqu’à affirmer qu’une perspective
purement combinatoire, comme celle adoptée par Andrew Mead dans son introduction à la musique de Milton
Babbitt [MEAD 1994], laisse le lecteur « mal équipé pour pénétrer certaines parmi les plus intéressantes
structures musicales de Babbitt » [FRITT 1997, 94]. Une présentation de la pensée de Babbitt en termes
combinatoires reste, probablement, une étape nécessaire pour tout lecteur qui n’a pas acquis les outils pour
naviguer entre cosets, actions de groupes et produits semi-directs.
40
plusieurs moduli représente la grille temporelle sur laquelle les douze classes de hauteurs vont
se projeter. Une série dodécaphonique peut se réaliser rythmiquement de plusieurs façons, car
un entier de classe de hauteurs peut être projeté différemment à l’intérieur de la grille
temporelle64. La figure suivante montre un exemple de réalisation rythmique d’une série
décrite précédemment par rapport à un modulus ayant comme unité minimale la triple-croche.
Figure 13 : Une réalisation rythmique d’une série dodécaphonique à travers la
technique des time-points
Le time-point system permet selon le compositeur d’établir une correspondance plus
naturelle, tout d’abord d’un point de vue perceptif, entre les opérations dodécaphoniques sur
les hauteurs et sur les rythmes. À ces considérations, Babbitt ajoute une remarque concernant
la combinatorialité qui, interprétée à l’intérieur du time-point system, permet de construire des
agrégats temporels parfois extrêmement complexes, tels que les « canons rythmiques par
inversion » [BABBITT 1962, 170]65.
1.4.6 Vers le concept de théorie de la musique
Cette brève présentation du double modèle rythmique de Babbitt nous permet de mettre
encore mieux en évidence l’importance de la formalisation théorique dans la pensée
compositionnelle de Milton Babbitt. En conclusion de ce bref parcours introductif sur certains
de ses outils conceptuels, nous pouvons revenir à quelques questions plus générales autour du
concept même de théorie de la musique et de ses articulations avec la pensée analytique et
compositionnelle. Cette question est largement débattue par le compositeur dans un écrit dans
lequel on peut également suivre le processus qui conduira, quelques années plus tard, à la
constitution de la théorie de la musique en tant que discipline universitaire. Dans cet écrit,
Babbitt oscille encore entre l’emploi du terme « théorie musicale » [musical theory], « théorie
64 En outre, comme le souligne Andrew Mead, Babbitt s’offre la possibilité de répéter un élément particulier
d’une série de hauteurs le nombre de fois souhaité avant de passer à l’élément suivant. Par conséquent, « les
séries dodécaphoniques de time-points n’ont pas de durée maximale. Néanmoins, elles ont une durée minimale
qui est la somme des intervalles temporels entre les éléments adjacents d’une série » [MEAD 1994, 46].
65 Cet exemple a une remarquable affinité avec certaines idées que nous allons discuter dans la troisième partie,
en particulier autour de la notion de « canon rythmique de pavage ». Il s’agit d’un canon qui réalise aussi un
agrégat, dans un point de vue rythmique, mais avec des propriétés qui relèvent d’une autre correspondance
algébrique entre l’univers des hauteurs et celui des rythmes.
41
de la musique » [theory of music] et music theory, un terme qu’il introduit à la fin de l’article
pour indiquer explicitement la discipline en train de se constituer sur le plan académique66.
Tout d’abord Babbitt précise la fonction centrale de la « théorie musicale », à savoir celle
de « rendre possible d’un côté l’étude de la structure des systèmes musicaux […] et la
formulation des contraintes de ces systèmes dans une perspective compositionnelle […] mais
aussi, comme étape préalable, une terminologie adéquate […] pour rendre possible et établir
un modèle qui autorise des énoncés bien déterminés et vérifiables [testable]67 sur les œuvres
musicales » [BABBITT 1965/1972, 10].
La question d’une terminologie appropriée pour toute entreprise scientifique, telle que
Babbitt la pose à partir d’une citation de Quine68, sert de prétexte pour ouvrir la question de la
nécessité pour une théorie de la musique [theory of music] d’être soumise aux critères
méthodologiques de l’activité scientifique. Cette question ne concerne pas la nature de la
théorie musicale mais plutôt celle de la « méthode et du langage scientifique dont le domaine
d’application [qui] est telle que si on le peut pas l’étendre à la théorie musicale, alors la
théorie musicale n’est pas une théorie au vrai sens du terme » [BABBITT 1965/1972, 12].
Comme exemple de base de « construction théorique », Babbitt considère la notion
d’intervalle. Il s’agit tout d’abord d’un concept issu d’une observation [observation concept],
mais cette observation laisse la place à une formalisation qui fait de cette notion « non
seulement un concept mais une construction théorique » [BABBITT 1965/1972, 15]69. Ce
66 Ces concepts sont difficiles à rendre en français. Néanmoins, l’articulation entre « théorie de la musique » et
« théorie musicale » pourrait conduire à établir une troisième catégorie qui n’est pas prise en compte dans la
tradition américaine. Il s’agit de ce que François Nicolas appelle « théorie musicienne », un concept de la pensée
théorique en musique qui considère l’œuvre comme le point de départ de toute formalisation. Nous renvoyons à
l’article présenté par le compositeur à l’occasion du Séminaire MaMuX de l’Ircam [NICOLAS 2003].
67 On pourrait traduire « falsifiables » ou « réfutables », dans le sens introduit par Popper dans la Logique de la
découverte scientifique [POPPER 1934] vu la proximité de certaines positions de Babbitt sur la science avec la
tradition analytique du cercle de Vienne. Mais Popper n’a probablement pas eu sur la pensée de Babbitt
l’influence qu’a pu avoir la lecture et la fréquentation de philosophes tels que Rudolf Carnap, Nelson Goodman
ou Willard Van Orman Quine. La proximité avec la pensée de l’auteur de la Construction logique du monde est
particulièrement évidente dans ce passage : « Il n’y a qu’un type de langage, qu’un type de méthode pour la
formulation verbale des “concepts” et l’analyse verbale de ces ses formulations : le langage et la méthode
“scientifiques” » [BABBITT 1961/1972, 3]. En réalité, la position « philosophique » de Babbitt n’est que
superficiellement proche de celle de Rudolf Carnap. Le logicisme comme seul critère pour structurer le monde
ne pouvait pas suffire pour un théoricien de la musique ayant trouvé dans l’algèbre la discipline sur laquelle la
théorie de la musique pouvait se fonder. La relecture des thèses du philosophe allemand par Gilles-Gaston
Granger pourrait aider à mieux comprendre la distance conceptuelle qui sépare le logicisme de Carnap de la
pensée théorique de Babbitt. Voir à ce propos le seizième chapitre de l’ouvrage Formes, opérations, objets
intitulé « Le problème de la Construction logique du monde » [GRANGER 1994, 297-326].
68 « Moins une science est avancée, plus sa terminologie tend à se fonder sur une présomption peu critique d’une
compréhension mutuelle » [QUINE 1960].
69 C’est nous qui soulignons. On peut affirmer que ce concept théorique occupe une place centrale dans les
méthodes algébriques en musique et musicologie, aussi bien d’un point de vue analytique que compositionnel.
42
type de réflexion, dont la notion d’intervalle est l’exemple paradigmatique, s’inscrit dans une
démarche qui considère composition et théorie musicale comme deux concepts à la base de la
notion d’« intellectualité » en musique70. C’est le message qu’on peut tirer de la leçon
inaugurale pour la formation doctorale en musique de la City University de New York
[BABBITT 1972]. Dans cet écrit Babbitt considère la théorie de la musique comme une
composante de ce qui deviendra « l’histoire intellectuelle » du XXe siècle, au moins en ce qui
concerne la tradition américaine. Cette remarque semble bien s’adapter à la réflexion que
nous avons essayé de mener à partir d’un parallèle entre l’évolution de la pensée structurale
en mathématiques et la naissance et la cristallisation, en Europe et surtout aux Etats-Unis,
d’une musicologie systématique. Il s’agit d’une tendance de la musicologie qui ne s’est pas
imposée en Europe avec les caractères institutionnels de la tradition américaine, mais qu’on
retrouve, à partir des années soixante, chez un compositeur parmi les plus représentatifs de
l’approche algébrique en musique : Iannis Xenakis.
1.5 Iannis Xenakis : théorie des cribles et formalisation algébrique71
Bien qu’apparemment très loin des préoccupations sérielles de Milton Babbitt, la pensée
théorique de Iannis Xenakis a, dès ses débuts, plusieurs points de contact avec celle du
théoricien américain. Comme pour Milton Babbitt, le point de départ de la réflexion théorique
de Iannis Xenakis est le dodécaphonisme et, plus précisément, la musique sérielle, dont il met
en évidence les nombreuses contradictions par rapport à la notion de polyphonie linéaire.
Les deux autres compositeurs qui constituent, avec Babbitt, ce qu’on a appelé une « Trinité de
compositeurs/théoriciens » en ce qui concerne les méthodes algébriques en musique et musicologie du XXe
siècle, à savoir Anatol Vieru et Iannis Xenakis, ont pris comme point de départ de leurs constructions théoriques
la notion d’intervalle. Le traité théorique d’Anatol Vieru, Cartea Modurilor [VIERU 1980] est un effort, comme
le sous-titre l’indique, d’établir un « modèle de la pensée intervallique ». De même, la théorie des cribles de
Iannis Xenakis, en tant que généralisation de la théorie traditionnelle des gammes et des rythmes, est une
élaboration théorique qui prend comme point de départ la structure de groupe sur l’ensemble des intervalles.
D’un point de vue analytique, la Set Theory d’Allen Forte et, encore plus, la théorie transformationnelle de
David Lewin, avec le concept de Système d’Intervalles Généralisées (GIS), sont des élaborations théoriques
parfois extrêmement complexes autour de l’idée centrale d’intervalle musical. L’exemple choisit par Babbitt,
semble donc très pertinent pour montrer les différents niveaux d’articulation entre une théorie de la musique de
nature algébrique et ses applications à la fois analytiques et compositionnelles.
70 De ce point de vue, les préoccupations du compositeur et théoricien américain anticipe certains éléments de ce
que François Nicolas appelle l’« intellectualité musicale » [NICOLAS 1991].
71 Ce chapitre développe une communication intitulée « De la généralisation comme catégorie théorique et
compositionnelle chez Iannis Xenakis ou l’au-delà de la musique symbolique » présentée à l’occasion de la
journée d’étude sur le formalisable et le non formalisable en musique (La théorie et l’œuvre de Iannis Xenakis :
Séminaire Mathématiques/Musique et relations avec d’autre disciplines, Ircam, 27 avril 2002). La journée
d’étude, organisée en collaboration avec la Fondation Calouste Gulbenkian et l’Institute for Fundamental
Research in Music de l’Université de Zürich, avait rassemblé de nombreux théoriciens et musicologues
intéressés par les problèmes de la formalisation en musique. Les discussions avec Agostino Di Scipio, Benoît
43
Dans la conception de Xenakis, la « série […] procède d’une “catégorie” linéaire de la
pensée » [XENAKIS 1955/1994, 120] et la complexité engendrée par l’application de ces
principes à d’autres paramètres que les hauteurs pousse naturellement le compositeur sériel
vers une organisation statistique de l’espace musical.
Nous avons vu comment la conception du dodécaphonisme de Babbitt vise notamment à
surmonter le caractère linéaire de la pensée sérielle traditionnelle, au point que le terme même
de « série » est remplacé par un concept, celui d’ensemble, qui ne contient plus aucune
référence à l’ordre des éléments qui le compose. Les deux combinatoires ne sont
qu’apparemment très lointaines, celle de Babbitt étant basée sur les structures algébriques de
groupe et celle de Xenakis étant immergée dans un univers probabiliste. En réalité, la pensée
théorique de Xenakis s’ouvre dès le début des années soixante à des considérations
ensemblistes et algébriques qui représentent, dans notre lecture, l’une des contributions plus
marquantes en ce qui concerne les méthodes algébriques en musique et musicologie.
L’articulation entre réflexion théorique, application analytique et démarche
compositionnelle est, comme dans le cas du théoricien américain, un souci constant dans les
écrits de Xenakis. Notre analyse cherche à suivre, comme pour Babbitt, l’émergence du
concept de structure algébrique en musique et à décrire les outils conceptuels que le
compositeur a proposés dans son parcours théorique. On retrouve les premières traces d’une
pensée algébrique au début des années soixante dans un article qui est pourtant resté en marge
des préoccupations des commentateurs de l’œuvre de Xenakis.
« La musique peut […] être définie comme une organisation d’opérations et de
relations élémentaires entre des êtres ou entre des fonctions d’êtres sonores. Nous
comprenons la place de choix qui revient à la théorie des ensembles, non seulement
pour la construction d’œuvres nouvelles, mais aussi pour l’analyse et la meilleure
compréhension des œuvres du passé. Ainsi, même une construction stochastique ou une
investigation de l’histoire à l’aide de la stochastique ne peuvent être exploitées sans
l’aide de la reine des sciences et même des arts, dirais-je, qu’est la logique ou sa forme
mathématique l’algèbre » [XENAKIS 1961]72.
La proximité entre la réflexion de Xenakis et la pensée théorique de Babbitt est
remarquable, si l’on considère l’insistance avec laquelle le théoricien américain parle du
caractère à la fois ensembliste et algébrique des structures musicales. Comme dans le cas de
Babbitt, Xenakis postule, dans ses écrits, une articulation de la pensée compositionnelle et de
Gibson, Stéphan Schaub et Makis Solomos ont beaucoup influencé l’élaboration de la communication dans la
forme présente.
44
la pratique analytique, articulation qui repose sur la nature abstraite des mathématiques
modernes. Cette réflexion commence à trouver une place bien définie dans Musiques
formelles [XENAKIS 1963/1981], ouvrage dans lequel la recherche sur les « nouveaux
principes formels de composition musicale » est étroitement liée aux concepts d’abstraction et
de formalisation en mathématiques. Cependant, comme Xenakis l’explique dans l’avant-
propos :
« Ce n’est pas tellement l’emploi fatal des mathématiques qui caractérise l’attitude de
ces recherches, [mais] c’est surtout le besoin de considérer les sons, la musique,
comme un vaste réservoir […] de moyens nouveaux, dans lesquels la connaissance des
lois de la pensée73 et les créations structurées de la pensée peuvent trouver un médium
de matérialisation (=communication) absolument nouveau » [XENAKIS 1963/1981, 9].
Ces « créations structurées de la pensée » concernent directement le processus
d’ » algébrisation » [XENAKIS 1963/1981, 10] qui conduit, à travers l’axiomatisation
hilbertienne, à la définition d’une catégorie nouvelle dans la pensée musicale contemporaine :
celle de « musique symbolique ». En effet, selon le compositeur, « la formalisation et
l’axiomatisation constituent […] un guide processionnel plus adapté à la pensée moderne en
général » [XENAKIS 1963/1981, 212], une position qui est tout à fait proche de celle
défendue à la même époque par Milton Babbitt74.
La notion centrale autour de laquelle Xenakis envisage la démarche axiomatique est,
comme dans le cas de Babbitt, celle d’intervalle ; cependant, à la différence du théoricien
américain, Xenakis n’a pas besoin d’introduire comme concept de base pour une telle
définition celui de congruence modulo 12. Le tempérament égal est, dans la conception de
Xenakis, un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus général qui concerne également
d’autres dimensions comme les intensités et les durées75. Ces notions apparemment
différentes sont unifiées, selon Xenakis, autour de la structure de groupe additif abélien
72 C’est nous qui soulignons. Ce passage est cité dans un entretien de Daniel Durney et Dominique Jameux avec
le compositeur [DURNEY et JAMEUX 1970].
73 C’est nous qui soulignons une référence explicite à l’ouvrage Les lois de la pensée [BOOLE 1854] de George
Boole, mathématicien qui semble avoir eu une grande influence sur l’élaboration du concept de musique
symbolique par Xenakis. Pour ce sujet, voir en particulier la discussion sur les fonctions booléennes dans le
chapitre 5 de Musiques formelles [XENAKIS 1963/1981].
74 Voir, en particulier, la réflexion de Babbitt sur le rapport entre langage scientifique et théorie de la musique
dans l’écrit « The Structure and the Function of Music Theory » [BABBITT 1965/1972].
75 Cela explique aussi pourquoi la théorie des cribles, telle que Xenakis l’élabore quelques années plus tard, a
une portée beaucoup plus générale que la théorie des intervalles chez Babbitt. Elle permet de représenter, à l’aide
d’opérations ensemblistes, les structures de hauteurs traditionnelles, mais elle offre en même temps la possibilité
de formaliser d’autres structures, comme les gammes micro-tonales ou celles non-octaviantes. On analysera cette
approche dans la suite de cette section en montrant également comment l’intuition babbittienne d’un
45
[XENAKIS 1963/1971, 190]. Cependant, pour une analyse détaillée de la structure de groupe
en musique et musicologie, il faut attendre un écrit postérieur dans lequel le compositeur
envisage plusieurs démarches axiomatiques de la notion d’intervalle.
Comme chez Babbitt, l’intervalle a, selon Xenakis, une double nature dont les théoriciens
n’ont pas encore une pleine « conscience épistémologique » [XENAKIS 1965, 69]. Une
première nature relève du concept mathématique d’ordre total76. Ce concept permet d’établir
une première axiomatique d’une gamme musicale qui n’est rien d’autre que la traduction, en
musique, de la formalisation de Peano des nombres entiers. Cette axiomatique se fonde sur
trois concepts premiers (l’origine, une note et la relation « successeur de ») et sur les cinq
axiomes. Les quatre premiers axiomes se laissent traduire musicalement d’une façon très
simple :
1. L’origine est une note
2. Le successeur d’une note est une note
3. Le successeur d’une note est unique77
4. Aucune note n’admet l’origine comme successeur
Le cinquième axiome, qui concerne le principe d’induction, est défini de la façon suivante :
5. Si une propriété appartient à l’origine et si, lorsqu’elle appartient à une note quelconque,
elle appartient aussi à son successeur, alors elle appartient à toutes les notes78.
isomorphisme entre domaine des hauteurs et domaine rythmique trouve dans la théorie des cribles un moyen
d’expression nouveau.
76 Nous avons déjà défini le concept de structure d’ordre chez Babbitt avec la relation « < ». Une structure
d’ordre total est telle que pour tout élément a et b de l’ensemble, soit a<b soit b<a. Tel est le cas, par exemple,
de l’ensemble des nombres naturels N, des nombres entiers relatifs Z, des nombres rationnels Q ou de nombres
réels R avec la relation « < » d’inférieur ou égal. Une théorie générale des relations d’ordre en musique n’a
jamais été abordée par le compositeur, bien qu’il ait pourtant mentionné une généralisation possible de certains
résultats à l’aide de structures d’ordres partiels, comme les arbres et les réseaux. À la différence de la version
originale en français, l’édition anglaise de la thèse de doctorat d’état Arts/Sciences Alliages contient un passage
extrêmement significatif à cet égard : « La théorie des cribles est très générale et par voie de conséquence on
peut l’appliquer à toute caractéristique qui est pourvue d’une structure d’ordre total, comme les intensités, les
attaques, les densités, les degrés d’ordre, la vitesse, etc. […]. De plus, dans le futur immédiat nous assisterons à
l’exploration de cette théorie et ses multiples utilisations à l’aide d’ordinateurs, car elle est complètement
implémentable. À partir de cela, comme étape successive, il y aura une étude de structures partiellement
ordonnées, comme celles qu’on peut trouver dans la classification des timbres, par exemple, à travers des treillis
ou des techniques de réseaux » [XENAKIS 1985, 108]. L’histoire semble avoir donné raison à Xenakis, vu le
développement dans la dernière décennie des grammaires formelles appliquées à la musique. Voir, en particulier,
la thèse de Marc Chemillier Structure et méthode algébriques en informatique musicale [CHEMILLIER 1990].
77 Xenakis exprime le même concept d’une façon différente, en disant que « plusieurs notes ne peuvent pas avoir
le même successeur » [XENAKIS 1965/1994, 70].
78 On peut se demander quelle est, dans les intentions de Xenakis, la portée du principe d’induction par rapport
au problème de formalisation de la gamme musicale. En fait, le compositeur était conscient de la nécessité
d’attacher à la note d’autres composantes que sa simple position comme hauteur dans une structure ordonnée.
C’est ainsi qu’il est conduit naturellement vers des structures d’espaces vectoriels à trois dimensions, l’une en
correspondance de l’ensemble des intervalles et les deux autres relevant des intervalles d’intensité et de temps.
46
Cependant, au-delà de la structure d’ordre, il y a dans l’espace des hauteurs (ou, plus
précisément, dans l’espace des intervalles mélodiques) une propriété de nature algébrique qui
conduit à une approche axiomatique différente. Selon Xenakis, cette propriété permet
d’obtenir une « formulation universelle en ce qui concerne la perception des hauteurs »
[XENAKIS 1965/1994, 69]. Il s’agit de la structure de groupe, une propriété qui, selon
Xenakis, « n’est pas spécifique aux hauteurs, mais également aux durées, aux intensités, aux
densités et à d’autres caractères des sons ou de la musique» [XENAKIS 1965/1994, 70]. La
« théorie des cribles », qui est esquissée dans cet écrit pour la première fois, offre au
compositeur l’outil algébrique idéal pour discuter cette « profonde identité de structure de
nombreux caractères du son » [XENAKIS 1965/1994, 70]. Nous ne rentrerons pas dans
l’axiomatique proposée par Xenakis, car il s’agit fondamentalement de la même axiomatique
que celle de Peano mais avec des termes premiers différents. Nous préférons plutôt partir des
considérations de Xenakis pour fournir quelques exemples nouveaux qui montrent bien la
portée à la fois théorique et musicologique d’une telle démarche.
Comme son nom l’indique, la théorie des cribles permet d’opérer une sélection sur un
ensemble donné 79. Cette sélection s’appuie sur les opérations ensemblistes classiques comme
l’union, l’intersection et le complémentaire (ou bien, dans la terminologie de Xenakis, la
disjonction, la conjonction et la négation)80. Pour rendre opérationnel le processus de
sélection ensembliste, il faut préciser la nature de l’espace qu’on veut « cribler ». Xenakis
utilise comme espace-support de sa théorie des cribles l’ensemble Z des nombres entiers
relatifs, une structure qu’on peut représenter de la façon suivante81 :
Nous reviendrons dans la suite de ce premier chapitre sur cette notion mathématique qui a trouvé récemment une
place dans la théorie de la musique à travers la structure de module, qu’on peut considérer comme un cas général
d’espace vectoriel [MAZZOLA 1990].
79 L’une des premières utilisations du concept de « crible » est le célèbre processus attribué à Eratosthène de
Cyrène pour le calcul des nombres premiers. Le crible d’Eratosthène consiste à « cribler » l’axe des entiers
naturels en enlevant, au fur et à mesure, tous les multiples de 2, de 3 et des nombres qui restent (dans l’ordre) à
chaque pas. Les nombres desquels on part pour faire un tel criblage sont ainsi des nombres premiers, car ils ne
sont jamais égaux à un multiple d’un nombre plus petit (c’est-à-dire ils n’ont pas de diviseurs propres).
80 L’élaboration de la théorie des cribles exprime assez bien l’influence que la pensée de George Boole a eue sur
le compositeur. Nous rappelons que l’union des deux ensembles A et B est l’ensemble AB des éléments qui
appartiennent à A ou à B tandis que l’intersection AB est l’ensemble des éléments qui appartiennent à la fois à
A et à B. Si l’ensemble A est inclus dans l’ensemble B on peut définir la complémentaire de A comme l’ensemble
de tous les éléments de B qui n’appartiennent pas à A. Cet ensemble sera noté Ac. Xenakis se limite à ces trois
opérations ensemblistes mais on pourrait aisément considérer d’autres opérations telles que la différence et la
différence symétrique. Pour une application de la théorie des cribles incluant ces deux autres opérations, voir
l’article intitulé « Duration structure generation and recognition in music writing » [AMIOT et al. 1986]
81 Il faut souligner que le compositeur ne choisit pas toujours la même notation pour indiquer l’espace-support.
Par exemple, la notation introduite dans [XENAKIS 1965] contraste avec celle de [XENAKIS 1971],
[XENAKIS 1988] et aussi de [XENAKIS 1992]. La notation utilisée dans ces trois dernières études semble avoir
47
10 = {…, -3, -2, -1, 0, 1, 2, 3, …}
Le symbole 10 signifie qu’on choisi une origine, dans ce cas le 0, et l’on se déplace (à
droite et à gauche) sur une droite orientée par pas d’une unité. En associant à l’origine 0 une
note de référence (par exemple le Do4) et à l’unité minimale un intervalle tempéré (par
exemple le demi-ton), on peut exprimer toute gamme musicale traditionnelle à l’aide
d’opérations ensemblistes sur des éléments génériques aba représente le modulo ou
nombre d’unités minimales et b représente la nouvelle origine82. Avec la convention
précédente, l’ensemble 10 indique la gamme chromatique (infinie) dans le tempérament égal,
gamme qui admet le do du milieu du piano (Do4) comme note de référence :
Figure 14 : Représentation musicale de l’ensemble 10
Pour représenter, par exemple, la gamme par tons à partir de la même note Do4, il suffit de
considérer le crible 20 comme le montre la figure suivante :
Figure 15 : La gamme par tons entiers
En changeant d’une unité l’origine, on obtient le nouveau crible 21 qui représente une
gamme par tons mais à partir du Do#83
Figure 16 : La gamme par tons à partir du Do#
Le total chromatique 10 peut également être interprété comme l’union ensembliste de la
gamme par ton 20 et de la même gamme mais à partir du Do#, ce qui peut s’écrire,
été adoptée par la plupart des commentateurs des théories xenakiennes, raison pour laquelle nous l’adopterons
aussi.
82 Formellement, on peut exprimer l’ « élément générique » ab à l’aide de la notion de congruence déjà introduite
dans la présentation des outils algébriques chez Babbitt. Le crible ab est défini par l’ensemble des entiers relatifs
qui sont congruents à b modulo a.
48
formellement, avec l’expression logique 20 21. Les deux cribles sont, en effet,
complémentaires l’un de l’autre, ce qui peut s’exprimer également en disant que leur
intersection est vide84.
Nous avons ainsi tous les outils pour aborder une étude détaillée de certaines structures
musicales à travers la théorie de cribles. On se concentrera, en particulier, sur une famille à
laquelle le compositeur se réfère souvent pour montrer la généralité de cet outil technique : la
famille des modes à transposition limitée de Messiaen85.
1.5.1 Modes à transpositions limitées et théorie des cribles
Formellement, un mode à transposition limitée est un ensemble d’entiers de classes de
hauteurs A pour lequel si l’on note Tm la transposition d’un nombre m de demi-tons différents
de l’octave, on a la relation suivante : Tm (A)=A. Autrement dit, la transposition de l’ensemble
coïncide avec le même ensemble au moins pour une valeur de transposition86.
Notons que la réduction de l’octave modulo 12, qui définit une structure de groupe
cyclique dans le tempérament égal, est une propriété implicite dans le concept de mode à
transposition limitée tel que Messiaen le caractérise. La seule différence par rapport au
concept théorique élaboré par le compositeur français relève du fait que nous ne posons
aucune limitation sur le nombre de notes, tandis que Messiaen ne considère que des modes
ayant au moins 6 éléments. Le problème est donc d’ordre musicologique plus que théorique
car il touche à la définition même du concept de mode. Nous considérons cette notion dans un
sens très large, comme suggéré par Anatol Vieru, qui inclut dans son ouvrage théorique
83 Notons que les cribles 20, 22, 22n correspondent tous au même sous-ensemble infini de Z.
84 C’est-à-dire 20 21= ou bien que (20)c=21 et (21)c=20.
85 Nous reviendrons plusieurs fois sur ce concept théorique que Messiaen a élaboré au début des années quarante
et qu’on retrouve, formalisé d’une façon différente, chez d’autres théoriciens de la musique, et en particulier
chez Anatol Vieru, duquel nous allons bientôt examiner les propositions théoriques majeures. Si l’on en croit ce
que Xenakis écrit dans Formalized Music, la théorie des cribles aurait dû fournir une nouvelle interprétation des
modes à transposition limitée de Messiaen [XENAKIS 1992, 377]. Cependant, le compositeur n’a jamais publié,
à notre connaissance, le document auquel il se réfère. Le problème de représenter tout mode à transposition
limitée de Messiaen en termes de cribles a été étudié par le compositeur et théoricien français André Riotte qui
est l’un des représentants majeurs, en France, de l’approche algébrique en musique et musicologie. Cependant, le
catalogue des modes à transposition limitée de Messiaen n’étant pas exhaustif [MAZZOLA 1990, 98], il nous
semble important de donner ainsi le catalogue complet de tout mode ayant cette propriété à travers le formalisme
proposé par Xenakis. Nous reviendrons sur les propriétés algébriques d’une telle structure dans l’analyse de la
théorie modale du compositeur roumain Anatol Vieru et dans la généralisation au domaine rythmique proposée
par le mathématicien Dan Tudor Vuza. Nous avons proposé récemment un regard théorique sur les modes à
transposition limitée de Messiaen à partir de leur utilisation par le compositeur indien Param Vir dans l’opéra Ion
[ANDREATTA 2003a].
49
l’étude des propriétés de certaines structures modales « défectives », ayant jusqu’à trois
éléments.
De ce point de vue, l’exemple le plus simple de mode à transposition limitée, dans le
tempérament classique, est constitué par deux notes à distance de triton. Dans le formalisme
de Xenakis, une telle structure s’exprime par le crible 60. De même, le mode à transposition
limitée ayant trois notes à distance d’une tierce majeure, s’exprime un utilisant un seul crible
40. Il existe trois modes à transposition limitée ayant quatre éléments. Un premier mode,
formé par une superposition d’intervalles de tierce mineure, s’exprime à travers le crible
simple 30. Les deux autres modes sont obtenus en considérant l’union ensembliste de deux
intervalles de triton respectivement à la distance d’une seconde mineure et d’une seconde
majeure. Leur expression en termes de cribles sont donc, respectivement : 6061 et 60 62.
La figure suivante montre ces deux cribles dans leur représentation musicale traditionnelle :
Figure 17 : Les deux cribles 6061 et 60 62 et leurs modes à transposition limitée
associés
Dans les modes à transposition limitée ayant six éléments, Messiaen considère uniquement
la gamme par tons entiers 20 et une gamme formée par l’union ensembliste de trois intervalles
de triton à la distance d’une seconde mineure et d’une quarte juste, c’est-à-dire la gamme
exprimée par le crible : 60 61 65. Cette dernière échelle est représentée par la figure
suivante :
Figure 18 : Le cinquième mode de Messiaen ou mode représenté par le crible
60 61 65
86 La définition précédente s’exprime en langage algébrique en disant qu’un mode à transposition limitée est un
sous-ensemble « périodique » du groupe cyclique Z/nZ, c’est-à-dire un sous-ensemble A pour lequel, si l’on note
Tm la transposition de m demi-tons (avec m différent de 0 modulo 12), on a la relation suivante : Tm (A)=A.
50
On peut donc compléter le catalogue des modes à transposition de Messiaen ayant six
éléments en ajoutant trois autres modes. Le premier mode « oublié » est donné par l’union
ensembliste de deux accords augmentés à distance de demi-ton. Ce mode qui peut être
représenté avec le crible 40 41 est donné par la figure suivante :
Figure 19 : le mode à transposition limitée 40 41 dans sa représentation musicale
Les deux autres modes de six éléments que Messiaen n’a pas inclus dans son catalogue
sont deux modes très intéressants, car ils sont l’inverse l’un de l’autre. Le premier est donné
par l’union ensembliste de trois intervalles de triton à la distance d’une seconde mineure et
d’une tierce mineure. Il s’écrit donc dans la forme : 60 61 63. Son « inverse » est donné
par l’union ensembliste de trois intervalles de triton à la distance d’une tierce mineure et
d’une quarte juste. Il s’écrit donc dans la forme : 60 63 65. Les deux modes sont
représentés par la figure suivante :
Figure 20 : Deux modes à transpositions limitée mutuellement inverses
Les autres modes à transposition limitée permettant d’obtenir un catalogue complet sont
ceux répertoriés par Messiaen. Tout d’abord le deuxième mode ou gamme octotonique, qu’on
peut formaliser en termes de crible comme l’union ensembliste de deux tétracordes diminués
à distance d’un demi-ton. Cette gamme est représentée par la figure suivante87 :
Figure 21 : La gamme octotonique ou crible 30 31
87 Notons que la gamme octotonique pourrait se représenter comme le crible (32)c, ce qui indique qu’elle est le
complément du tétracorde diminué.
51
Par analogie, on peut formaliser le troisième mode à transposition limitée de Messiaen
comme une union de trois accords augmentés, précisément 40, 42 et 43, comme représenté par
la figure suivante88 :
Figure 22 : Le troisième mode ou 40 42 43
Le quatrième mode de Messiaen est le premier mode de huit éléments du catalogue qui
admet six transpositions possibles89. Il est aussi le premier pour lequel il faut utiliser des
modules différents afin de l’exprimer sur la forme d’une union ensembliste de cribles
élémentaires. André Riotte [RIOTTE 1992, 92] propose de le représenter dans les deux
formes équivalentes : 60 61 32 ou bien (63 64)c. La figure suivante montre le mode dans
sa représentation musicale :
Figure 23 : Le quatrième mode à transposition limitée
Nous avons déjà mentionné le cinquième mode constitué par une union ensembliste de
trois intervalles de triton. Ils ne restent que deux modes à formaliser. Le sixième mode est un
« agrandissement » de la gamme par tons, à laquelle on a ajouté deux hauteurs à la distance de
triton. Il peut également être vu comme le complémentaire de l’union ensembliste de deux
88 Comme dans le cas précédent, la représentation du crible à travers son « complementaire » est plus
économique. En fait, le mode peut s’écrire comme (41)c, ce qui indique qu’elle est le complément de l’accord
augmenté.
89 Nous n’avons pas analysé ce concept qui est pourtant la motivation compositionnelle de la recherche théorique
sur ces structures musicales de la part d’Olivier Messiaen. Comme Célestin Deliège le souligne, l’idée sous-
jacente au concept de charme des impossibilités suggère que « moins le mode comporte de transpositions
possibles, plus il est intéressant » [DELIEGE 2003, 29]. Ainsi la gamme par tons et le mode octotonique sont
parmi les plus intéressants car ils n’admettent respectivement que deux et trois transpositions possibles.
Messiaen inclus, dans ce calcul, la transposition T0 de 0 demi-tons. Ainsi, la gamme par tons n’admet que les
deux transpositions T0 et T1 car une transposition d’une seconde majeure de la gamme laisse inchangée la
collection des hauteurs.
52
intervalles de triton à la distance d’une seconde majeure. La première représentation est
donnée par la figure suivante :
Figure 24 : Le sixième mode représenté avec les deux cribles 20 65 ou bien (61 63)c
Pour conclure90, le septième mode ayant 10 éléments, le seul qui soit le complémentaire
d’un intervalle de triton, précisément du crible 64. Il peut aussi être considéré comme un
« agrandissement » de la gamme par tons, à laquelle on a ajouté deux intervalles de triton. Ce
mode est représenté par la figure suivante :
Figure 25 : Le crible 21 60 62 ou (64)c est sa représentation musicale
Notons que les propriétés mathématiques d’un mode à transposition limitée sont beaucoup
plus évidentes si l’on utilise la représentation circulaire et le concept de structure
intervallique, deux idées qu’on ne retrouve pas chez Xenakis et sur lesquelles un compositeur
comme Anatol Vieru a construit sa théorie modale. Avant de pouvoir entrer dans l’univers
théorique de ce compositeur, nous allons compléter ce premier parcours de l’œuvre théorique
de Xenakis en analysant comment la réflexion sur les hauteurs se transporte, comme dans le
cas de Babbitt, au domaine du rythme. Cependant, à la différence de Babbitt, qui formalise et
utilise ce modèle rythmique en composition déjà à partir de la deuxième moitié des années
quarante, la réflexion théorique de Xenakis sur le temps ne se précise que dans les années
quatre-vingt. Cela est assez surprenant car l’axiomatique hilbertienne, relue à travers la
90 Au total, le catalogue exhaustif comprend donc seize modes à transposition limitée, si l’on inclut aussi le total
chromatique 10. De même, on peut établir un catalogue exhaustif des modes à transposition limitée dans la
division de l’octave en 24 quarts de tons. Le formalisme de la théorie des cribles reste inchangé, la seule
différence étant la congruence modulaire qui sera calculée modulo 24. La combinatoire engendrée par le passage
du groupe cyclique Z/12Z au groupe Z/24Z est cependant trop élevée pour permettre une utilisation efficace de
la théorie des cribles dans l’établissement d’un catalogue exhaustif de ces structures musicales. Nous indiquerons
dans la suite de cette étude comment le problème peut être envisagé en utilisant une véritable démarche
algébrique qui reste, pour l’instant, en marge des préoccupations « ensemblistes » de la théorie des cribles.
53
psychologie génétique de Jean Piaget91, avait permis au compositeur de dégager, dès les
années soixante, une algèbre temporelle comme catégorie structurelle du temps métrique.
Cependant, ce n’est que dans l’écrit sur le temps [XENAKIS 1988/1996] que Xenakis aborde
le problème d’une axiomatisation des structures temporelles, fondement théorique qui justifie
l’application de la théorie des cribles au niveau rythmique.
Notons que cette axiomatique engage la catégorie hors temps de la musique, autrement dit
« tout schéma temporel […] est une représentation hors temps du flux temporel dans lequel
s’inscrivent les phénomènes, les entités » [XENAKIS 1988/1996, 40]92. L’axiomatique des
structures temporelles engage une notion de séparabilité entre événements temporels qui
peuvent ainsi « être assimilés à des points-repères dans le flux du temps » [XENAKIS
1988/1996, 41]93. Une comparaison de ces points-repères conduit naturellement à la notion de
distance qui devient opérationnelle, à travers les outils de la théorie des cribles, lorsqu’on
identifie le crible 10 avec la notion la plus élémentaire du rythme : le rythme régulier. Comme
dans le cas des hauteurs, à l’aide des trois opérations logiques de base (union, intersection,
complémentarité), « on peut construire […] des architectures rythmiques très complexes qui
peuvent même aller jusqu’à la distribution simil-aléatoire de points sur une droite si la
période est suffisamment longue » [XENAKIS 1988/1996, 43].
Pour donner un exemple d’une telle architecture, nous revenons d’abord au domaine des
hauteurs où cette même notion permet d’obtenir des gammes non-octaviantes, à savoir des
structures dont la période n’est pas un multiple entier de l’octave. Un exemple d’une telle
91 En particulier à travers l’étude de l’ouvrage Le développement de la notion de temps chez l’enfant [PIAGET
1946].
92 Comme Xenakis l’avait souligné quelques années auparavant dans une note adressée à la Revue Musicale, la
« typification de la musique », comme il appelle les deux catégories hors temps et temporel, postule que « dans
le “hors temps” est inclus le “temps” [et que] la temporelle est réduite à l’ordonnance » [XENAKIS 1968a,
51]. Aux catégories de l’hors temps et de l’en temps (ou du temporel) on peut ajouter une troisième catégorie,
celle du temps logique. Cette notion, qui a été introduite à partir de considérations plus générales sur
l’informatique musicale et les langages de programmation [ASSAYAG 2000], se montre particulièrement
pertinente dans une démarche de modélisation du processus compositionnel. Nous la discuterons dans la
troisième partie en analysant l’utilisation, par Xenakis, des méthodes algébriques en composition, en particulier
dans la pièce Nomos Alpha (1966) pour violoncelle solo. Pour une discussion sur l’articulation entre hors temps,
en temps et temps logique, dans son évolution à partir de la pièce Herma (1960-61) jusqu’à Nomos Alpha voir
notre article « Formal aspects of Iannis Xenakis’s Symbolic Music : a computer-aided exploration of some
compositional processes » [AGON et al. 2003].
93 C’est nous qui soulignons. Les « points-repères » sont des attaques, ce qui montre la proximité de ce modèle
théorique avec celui des time-points chez Milton Babbitt. La différence fondamentale relève du fait qu’il n’y a
plus de primauté de l’octave, et donc du nombre 12, dans la démarche de Xenakis, ce qui fait de la théorie des
cribles un outil théorique extrêmement puissant, non seulement pour la composition mais aussi pour l’analyse
musicale. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion de cette section.
54
gamme est offert par l’un des cribles employés dans la pièce Nomos Alpha afin de gérer, selon
les commentaires du compositeur, l’organisation des hauteurs94.
La gamme que nous allons étudier dans sa structure de crible est constituée d’une série
d’opérations logiques d’union, d’intersection et de complémentarité sur des cribles
élémentaires ayant une périodicité de 11 et 13 unités. Les deux nombres étant premiers entre
eux95, le crible résultant aura une périodicité de 11×13=143 unités, ce qui ne correspond pas à
un multiple de 12. Le crible, noté Λ(11,13), peut s’exprimer de la façon suivante :
Λ(11,13) = (AB)(CD)E
où :
A = (133 135 137 139)c
B = 112
C = (114 118)c
D = 139
E = 130 131 136.
La figure suivante montre la réalisation de la gamme une fois fixée une origine (par simplicité
le Do4) et une unité minimale (par exemple le quart de ton)96.
94 Plusieurs analystes qui se sont penchés sur cette œuvre ont mis en évidence les contradictions entre le modèle
abstrait du crible et l’application compositionnelle souvent très libre de la part du compositeur. La question est
sans doute pertinente dans une analyse qui vise à montrer le degré de précision avec lequel Xenakis a appliqué
un modèle formel dans ses œuvres. Cependant, une telle analyse n’est pas le but de cette étude qui vise à dégager
des éléments théoriques de la pensée de Xenakis, plutôt que des résultats statistiques sur les écarts (conscients ou
inconscients) entre modèle théorique et application compositionnelle. Cette dernière, comme on le verra dans la
troisième partie, implique toujours un certain degré de « bricolage », pour reprendre un terme introduit par Lévy-
Strauss dans la Pensée sauvage [LEVY-STRAUSS 1962]. Ce concept est, paraît-il, au cœur des préoccupations
du compositeur quand il s’exprime ainsi : « Une seule de mes œuvres, “S.T.”, est issue de programmes
informatiques. Toutes les autres sont du bricolage, au sens biologique : des ajustements que l’on ne peut
contrôler dans leur tonalité. » [XENAKIS 1980, 96-97]. Je remercie Marc Chemillier et Stéphan Schaub de
m’avoir orienté vers cet aspect important de la pensée du compositeur.
95 Deux nombres entiers sont premiers entre eux s’ils n’ont pas de diviseur commun, c’est-à-dire si leur PGCD
(plus grand commun diviseur) est 1.
96 Il s’agit donc d’une gamme micro-tonale et non-octaviante, ce qui montre clairement la distance qui sépare
cette approche théorique de la formalisation des hauteurs chez Milton Babbitt et la tradition analytique
américaine.
55
Figure 26 : Une réalisation musicale du crible Λ(11,13)
Le processus « ensembliste » est explicité par le diagramme suivant :
Figure 27 : Explicitation du processus « ensembliste » dans la construction de la gamme
non octaviante
Si l’on interprète le crible au niveau rythmique, par exemple en choisissant comme durée
minimale la triple croche, on obtient un pattern rythmique n’ayant pas de régularités locales.
Ce pattern est montré sur la figure suivante :
56
Figure 28 : Une interprétation rythmique du crible Λ(11,13)
1.5.2 Vers une musicologie computationnelle
Avec la théorie des cribles, dont nous avons montré le double visage algébrique, aussi bien
en ce qui concerne les hauteurs que les rythmes, Xenakis introduit dans la réflexion théorique
en musique un outil particulièrement adapté à une démarche formelle dans l’analyse musicale
et, en particulier, dans l’analyse musicale assistée par ordinateur. L’implémentation, comme
le compositeur le souligne plusieurs fois dans ses écrits97, devient alors une étape nécessaire
pour une théorie qui est, à la base, éminemment computationnelle. C’est peut être à partir
d’une application des outils issus de la théorie des cribles en analyse musicale assistée par
ordinateur qu’on a pu envisager un transfert du caractère computationnel au domaine, plus
général, de la musicologie. On peut donc affirmer que l’idée d’une musicologie
computationnelle remonte aux recherches sur la modélisation informatique des partitions,
telle qu’André Riotte et Marcel Mesnage l’ont introduite à partir des années quatre-vingt.
La contribution de Xenakis à l’établissement d’une telle démarche en musicologie a donc
été fondamentale, d’autant plus que le compositeur n’a jamais renoncé à essayer d’analyser la
portée véritablement musicologique de sa propre réflexion théorique. À partir en particulier de
la deuxième moitié des années soixante, les références aux ramifications musicologiques de la
formalisation algébrique semblent s’intensifier, sans doute grâce à la création de l’E.M.A.Mu
(Equipe de Mathématique et d’Automatique Musicales). Reprendre les objectifs que cette
équipe s’était donnés à l’acte de sa fondation, à la fin de 1967, est plus qu’une simple
curiosité historique, surtout si l’on cherche à rapprocher le débat de celui que certains
97 Les aspects algorithmiques de la théorie des cribles sont traités, en particulier, dans les chapitres XI et XII de
Formalized Music [XENAKIS 1992]. Pour une perspective récente sur le sujet, voir l’article « Residue-Class
Sets in the Music of Iannis Xenakis: An Analytical Algorithm and a General Intervallic Expression » [JONES
2001].
57
théoriciens de la musique, tels que Milton Babbitt, engageaient à la même époque aux Etats-
Unis98.
L’E.M.A.Mu se fonde « sur le postulat que seule l’association de la science (art) musicale
avec celle des mathématiques, de l’informatique, de la technologie électronique, des sciences
sociales etc. peut déterminer des constantes universelles applicables à l’interprétation du
passé, au développement du présent et à l’orientation du futur » [XENAKIS 1968, 55]99.
Une conséquence de cette hypothèse est que « l’on ne peut créer la musique […] sinon en
s’appuyant sur des bases solides tirées des disciplines telles que les mathématiques,
l’acoustique, l’électronique, la physique, la théorie des langages, la théorie musicale, la
musicologie, l’ethnomusicologie, etc. » [XENAKIS 1968, 56]. Olivier Revault d’Allonnes
semble bien cerner ce point quand il affirme que « la formalisation telle que la conçoit
Xenakis est à la fois une condition de la musicologie scientifique et moderne, et une condition
du renouvellement de la composition » [REVAUL D’ALLONNES 1973, 20]. Il y a donc une
relation étroite entre aspects théoriques, analytiques et compositionnels et cette relation passe,
de façon naturelle, par la formalisation algébrique. Et si la réflexion sur le rapport entre
musicologie historique et systématique avait permis, aux Etats-Unis, d’ouvrir un champ de
recherche nouveau autour du concept de théorie de la musique, pour Xenakis ces deux
branches de la musicologie sont destinées à se rejoindre, précisément « en raison de
l’universalité de la structure de groupe » [XENAKIS 1965/1994, 73]. Une analyse des
propositions théoriques avancées, presque à la même époque, par le compositeur roumain
Anatol Vieru nous permettra de mieux préciser, d’un point de vue musicologique, certains
aspects fondamentaux de l’approche algébrique.
1.6 Anatol Vieru : algèbre et théorie modale
À la différence des propositions théoriques de Milton Babbitt et de Iannis Xenakis, dont
l’importance a été largement débattue, aussi bien d’un point de vue musicologique que
compositionnel, les théories du compositeur et théoricien roumain Anatol Vieru (1926-1998)
98 Il n’y a pas eu, à notre connaissance, de contacts directs entre Xenakis et Babbitt. Pourtant, les influences de la
pensée de Xenakis sur la réflexion autour de la théorie de la musique aux Etats-Unis semblent assez importantes,
comme le témoigne les efforts de publication d’articles de Xenakis dans les revues de musicologie américaines.
Cependant, le discours pourrait aussi se renverser, car la période que Xenakis a passée dans l’Université
d’Indiana à Bloomongton - couronnée par la publication en anglais de Formalized Music [XENAKIS 1971] - a
sans doute aidé le compositeur à mieux expliciter certaines idées qui étaient restées in nuce dans ses écrits
antérieurs.
99 C’est nous qui soulignons.
58
restent, malheureusement, assez méconnues. Pourtant, s’il y a une formulation rigoureuse de
certaines propriétés musicales du système tempéré, dans une perspective qui recherche
explicitement les dialogues entre des approches théoriques et des démarches
compositionnelles apparemment très différentes, c’est bien celle proposée par Antol Vieru
qu’il faudrait retenir et cela pour plusieurs raisons.
1.6.1 Vers un modèle de la pensée intervallique
La théorie modale élaborée par le compositeur dès la moitié des années soixante offre
d’abord un exemple remarquable de modèle algébrique de la pensée intervallique. Le
fondement algébrique de cette approche, explicitement reconnu par l’auteur dès ses premiers
écrits sur le sujet, est devenu encore plus évident grâce à la formalisation du mathématicien
Dan Tudor Vuza, un travail qui, comme on le verra, a ouvert la théorie des modes à des
applications compositionnelles tout à fait nouvelles. Dans le même temps, la formalisation a
mis encore plus en évidence la proximité entre les principes théoriques élaborés par l’auteur
du Livre des Modes et les techniques analytiques de la Set Theory américaine, à tel point
qu’on peut se poser la question, comme le fait Vieru, du degré de « synonymie » entre les
deux approches. L’intérêt du compositeur pour d’autres théories élaborées à partir d’une
même démarche de type algébrique, aussi bien dans l’analyse que dans la composition, est
amplement documenté, en particulier dans ses écrits les plus récents, dans lesquels Anatol
Vieru jette un regard rétrospectif sur les fondements de sa démarche de théorisation. Un écrit
en particulier, publié l’année de sa mort et resté inédit en français, permet de tracer les
grandes étapes de cette aventure qui représente, comme celle de Iannis Xenakis et de Milton
Babbitt, une des démarches les plus intéressantes en ce qui concerne les méthodes algébriques
en musique et musicologie du XXe siècle100. Dans cet article, qui s’intitule « Rétrospective sur
la théorie des modes », Anatol Vieru décrit les grandes étapes de la théorie modale telle qu’on
la retrouve, systématisée, dans le traité Cartea Modurilor [Le livre des modes], publié en
anglais dans une édition considérablement augmentée (The Book of Modes)101.
100 Je remercie Luana Stan et Mariana Unguranu pour l’aide indispensable dans la traduction en français de
nombreux passages d’écrits du compositeur.
101 Bien que la traduction anglaise The Book of Modes [VIERU 1993] présente de nombreux éléments
d’ambiguïté, surtout stylistiques, par rapport à l’édition roumaine originaire, elle est particulièrement précieuse
surtout pour la nouvelle partie intitulée From Modes to Musical Time et contenant la transposition de la théorie
modale classique dans le domaine du rythme. Dans le quatrième chapitre, Music and Mathematics, Vieru fait
aussi référence à la formalisation algébrique proposée par Dan Tudor Vuza. L’édition roumaine a cependant
l’avantage de contenir une section en français (« Des modes, vers un modèle de la pensée musicale
intervallique », pp. 191-204) dans laquelle le compositeur reprend les points essentiels de la théorie modale qu’il
a développée en intégrant le calcul des différences finies qui est à la base de la technique des suites modales,
59
Comme le compositeur le souligne, à la base de la théorie des modes il y a l’idée du mode
comme un « ensemble de sons ordonnés de manière ascendante » [VIERU 1998a, 47]. Le
terme « ensemble », que nous avons souligné, est ici utilisé au sens mathématique, à savoir
comme une collection d’objets qu’on peut transformer à l’aide, par exemple, des opérations
« ensemblistes » utilisées par Xenakis dans sa théorie des cribles (union, intersection,
complémentaire…). Ces opérations, selon Vieru, sont pertinentes du point de vue de la
perception, car « l’oreille musicale perçoit les éléments communs à deux modes et […] réunit
spontanément deux modes ayant peu de sons dans un mode plus grand, contenant tous les
sons des modes réunis » [VIERU 1998a, 47].
Cependant, à la différence de Xenakis, qui voit dans les cribles un outils pour explorer des
matériaux nouveaux (comme les gammes microtonales et non-octaviantes), Vieru est amené à
reconsidérer certaines structures traditionnelles qui trouvent maintenant une justification
nouvelle grâce à la démarche ensembliste. En particulier, la relation d’inclusion met en
évidence l’intérêt à la fois théorique et compositionnel de certains modes ayant trois, quatre,
cinq ou six éléments, par rapport à des structures apparemment bien plus complexes. Les
modes ayant un petit nombre d’éléments, ou modes « pauvres » dans la terminologie de
Vieru, ont un degré d’ambiguïté supérieur à d’autres modes. En effet, « tandis que les modes
riches ont la qualité d’inclure plusieurs modes pauvres, un mode pauvre a la qualité d’être
inclus dans plusieurs modes riches » [VIERU 1998a, 48]. Un mode pauvre possède donc une
ambiguïté qui est due, tout d’abord, au nombre de sons qu’il contient, d’où une
« réhabilitation », pour reprendre le titre d’un autre étude de Vieru, des configurations
modales qui étaient considérées, traditionnellement, comme « défectives » [VIERU 1978]102.
Comme il le dira dans un autre écrit récent :
« Regardée comme un mode, toute série dodécaphonique est stérile ; sa réunion avec
n’importe laquelle de ses transpositions produira toujours le même mode de 12 sons ;
l’intersection (le nombre de notes communes) est elle aussi 12. Tout autre mode avec
moins d’éléments a des possibilités plus riches. Sa transposition amènera presque
toujours des sons nouveaux aussi (la seule exception étant les modes à transposition
limitée). La réunion de deux tonalités produira un nombre variable d’éléments ; leur
intersection est elle aussi variable, en fonction de l’intervalle auquel s’opère la
transposition. Cette variété résultant des opérations modales représente un réservoir de
possibilités expressives dont la technique sérielle se prive » [VIERU 1998b, 41].
telle que nous allons l’aborder dans le troisième chapitre. Ce texte, tout comme le texte retrospectif sur la théorie
des modes, sera donc le point de départ pour retracer une brève histoire de la démarche modale du compositeur
et envisager l’analyse de quelques outils théoriques.
102 La traduction anglaise de l’article, « The rehabilitation of the “defective” modes », a été publiée comme
Addenda dans The book of modes [VIERU 1993, 137-141].
60
C’est ainsi qu’une technique compositionnelle comme celle de « partitionner » une série
dodécaphonique dans ses sous-ensembles (en particulier de 3 et de 4 éléments), démarche qui
commence à s’imposer avec Anton Webern mais qui est largement employée, comme on l’a
vu, par Milton Babbitt, se trouve incluse naturellement dans la théorie modale. Le
« modalisme » est donc un concept très large, capable à la fois de subsumer l’univers tonal et
celui de la musique atonale103.
Cependant, pour comprendre la portée théorique de la démarche modale proposée par
Vieru, la perspective ensembliste s’avère insuffisante. Tel était déjà le sentiment du
compositeur dans les années soixante et sans doute cela explique-t-il pourquoi le texte de
1966 n’a jamais été publié. Il était, selon l’auteur, « lacunaire » et cette lacune était une
faiblesse structurelle, que le théoricien résume ainsi : « […] si les échelles ont vraiment un
statut ensembliste, où sont les intervalles ? Quel est leur statut ? » [VIERU 1998b, 47]. La
réponse à cette question devient la base sur laquelle l’édifice de la théorie modale repose et,
comme dans le cas de Babbitt et Xenakis, il s’agit d’une découverte qui voit le jour dans « le
laboratoire d’une pratique compositionnelle plus qu’à l’intérieur d’une activité purement
théorique » [VIERU 1998a, 49].
Pratique compositionnelle et formalisation, tout comme pour les deux
compositeurs/théoriciens que nous avons déjà analysés, restent indissociables dans une
démarche qui vise à établir un modèle général de la pensée modale intervallique. Ce modèle
est fondé sur le statut algébrique de l’intervalle, comme Vieru le précise dans l’étude « Des
modes vers un modèle de la pensée modale intervallique » [VIERU 1977]. Une élaboration
ultérieure de cette étude donnera lieu à Cartea Modurilor [VIERU 1980], ouvrage publié
quelques années plus tard et dans lequel l’approche algébrique permet de donner une première
réponse à « l’une des questions les plus spécifiques, délicates et mystérieuses de la musique :
la dualité sons/intervalles » [VIERU 1994b, 24]. Cette réponse, qui dans Cartea Modurilor
est celle d’un compositeur fasciné par la formalisation mais pour lequel « les mathématiques
étaient une plante poussée spontanément de la terre de la musique » [VIERU 1983], se
précisera mieux dès qu’un mathématicien saura apporter à la démarche de Vieru toute la
103 Ce concept d’intégration est bien exprimé par le premier article du compositeur paru dans une revue
américaine et intitulé, de façon très symbolique, « Modalism - A “Third World” » [VIERU 1985]. Cet article,
qui représente une élaboration d’une conférence donnée par Vieru aux Ferienkurses de Darmstadt la même
année, a commencé à attirer l’attention des théoriciens américains sur les théories, jusqu’à ce moment-là presque
complètement inconnues, du compositeur roumain, tout en ouvrant la discussion sur les nombreux points de
61
rigueur des mathématiques modernes104. Cependant, avant de montrer dans quelle mesure la
formalisation algébrique de Vuza modifie le modèle originaire, nous allons analyser quelques
concepts majeurs de la théorie modale d’Anatol Vieru. Le premier aspect concerne la
définition même de mode qui est radicalement différente de la définition « ensembliste » que
nous avons rappelée précédemment :
« Nous appelons mode tout ensemble de classes de résidus » [VIERU 1993, 192].
Notons que, par rapport à la définition de 1966, le caractère « ascendant » plus un élément
nécessaire pour la définition d’un mode. Autrement dit, un mode est tout d’abord un ensemble
non-ordonné, c’est-à-dire un ensemble dans lequel seuls les éléments comptent, pas leur ordre
ni leurs éventuelles répétitions. Les classes de résidus sont les éléments du groupe cyclique
Z/12Z, que nous avions aussi indiqués comme « entiers de classes de hauteurs » dans la
terminologie introduite par Milton Babbitt. On a donc un premier degré de ressemblance entre
la notion de mode chez Vieru et le concept d’ensemble de classes de hauteurs [pitch-class set]
au sens de la tradition analytique américaine.
Une première conséquence de la définition d’un mode comme un « ensemble de classes de
résidus » concerne la possibilité de représenter tout mode à l’aide d’un cadran d’horloge.
Nous reviendrons dans le deuxième chapitre sur l’utilité d’une telle représentation pour
étudier les principes de base de la Set Theory américaine, aussi bien dans la version classique
d’Allen Forte que dans la démarche transformationnelle de David Lewin et cela en dépit du
fait qui ni le théoricien de Yale ni celui d’Harvard n’ont jamais explicitement utilisé cette
représentation. Dans le cas d’Anatol Vieru, la représentation circulaire est celle qui permet
de rendre compte de la nature à la fois algébrique et géométrique des opérations de base de la
théorie modale105. Cependant, pour expliciter le concept central de la théorie, à savoir celui de
contact entre les deux approches. Nous partirons de l’analyse que Vieru fait de ces « ressemblances » pour
essayer d’ouvrir une discussion sur la portée générale de certaines propositions théoriques.
104 La formalisation rigoureuse du modèle théorique d’Anatol Vieru par son « collaborateur » Dan Tudor Vuza a
été publiée dans une série d’articles parus dans plusieurs numéros de la Revue Roumaine des mathématiques
théoriques et appliquées [VUZA 1982-1986]. J’exprime ma reconnaissance à Dan Tudor Vuza pour m’avoir mis
à disposition l’intégralité de ses publications et des écrits théoriques cosignés avec le compositeur et souvent très
difficiles à repérer.
105 Dans la partie conclusive de ce chapitre, dédiée à certains développements théoriques récents, nous
discuterons un deuxième type de représentation à la fois algébrique et géométrique : la représentation toroïdale.
Cette représentation est à la fois une conséquence directe d’un théorème d’algèbre (théorème de Sylow) mais
aussi une conquête théorique et analytique qui est indépendante de toute formalisation algébrique préalable.
C’est à partir de cet exemple que nous essaierons de discuter l’articulation entre formalisation et représentation
dans le cadre des méthodes algébriques en musique.
62
la dualité sons/intervalles, Vieru élabore un outil technique qui s’avère extrêmement puissant,
d’un point de vue théorique, analytique et compositionnel : le concept de structure modale106.
Une structure intervallique décrit un mode (ou bien un accord)107 à travers les intervalles
consécutifs qui séparent ses différents éléments108. Formellement, une structure d’intervalles
permet de représenter tout mode (et donc tout accord d’un système tempéré divisé en 12
parties) avec un m-tuplet (a1, a2, …, am), tel que a1 soit le nombre de demi-tons entre la
première et la deuxième note et ainsi de suite, avec la convention que la somme a1+ a2+…+
am soit égale à 12 (plus généralement à n si l’octave est divisée en n partie égales). Par
exemple l’accord de do majeur peut être représenté par la structure intervallique (4 3 5),
comme le montre la figure suivante :
Figure 29: Représentation circulaire et structure intervallique de l’accord de do majeur
106 Au lieu de « structure modale », nous préférons utiliser le terme « structure intervallique » qui montre la
grande généralité des outils théoriques proposés par Vieru, et qui ne sont pas nécessairement liés à la musique
modale telle que la musicologie l’entend traditionnellement. Comme Vieru le souligne [VIERU 1998a, 50], le
concept de « structure intervallique » est formellement équivalent à celui d’interval array [CHRISMAN 1971],
un outil théorique qui ne semble pas avoir eu une grande fortune dans la tradition américaine. Cela s’explique
probablement en considérant la place que d’autres outils conceptuels, en particulier le vecteur d’intervalles
d’Allen Forte [FORTE 1973] ou la fonction intervallique de David Lewin [LEWIN 1987], ont fini par avoir dans
les développements successifs de la Set Theory. Nous analyserons ces concepts, dans leur similitude et différence
avec la théorie modale d’Anatol Vieru, dans le deuxième chapitre.
107 À ce degré d’abstraction, une gamme musicale (et donc un mode) est « formellement équivalent » à un
accord. En effet, tout accord peut être considéré comme une « interprétation » particulière d’une gamme
musicale, interprétation dans laquelle tous les éléments sont considérés comme ayant lieu « au même moment ».
Vice-versa, à tout accord on peut associer une gamme simplement en disposant les éléments dans un ordre
donné, par exemple ascendant, à partir d’une note donnée. Le terme « ensemble », tel que Babbitt l’avait
introduit en musique pour indiquer toute série dodécaphonique considérée à la fois comme suite ordonnée de
notes que comme collection d’éléments sans aucune considération sur leur ordre d’apparition, est probablement
le terme que résume le mieux cette équivalence conceptuelle entre une théorie algébrique d’accords et une
théorie des gammes.
108 Par convention Vieru propose d’ajouter un intervalle qui sépare « idéalement » la dernière note d’un mode de
la première. Cette convention permet d’expliquer, par exemple, la pertinence musicale de l’opération de
permutation circulaire sur les structures intervalliques (Cf. infra).
63
Comme nous l’avons déjà mentionné, la représentation intervallique offre quelques
avantages remarquables. Par exemple, elle permet de caractériser les renversements d’un
accord par simple permutation circulaire. Dans le cas de l’accord de do majeur, on aura donc
les deux permutations circulaires (3 5 4) et (5 4 3), exprimant ses deux renversements :
Figure 30 : Renversement d’accords et structure intervallique
La structure intervallique permet également de mettre en évidence la symétrie interne d’un
accord. Par exemple, tout mode à transposition limitée de Messiaen est donné par une
structure intervallique ayant des périodicités internes, i.e. des sous-structures intervalliques
qui se répètent (et vice-versa, toute structure intervallique ayant des sous-périodes
correspondant musicalement à des modes à transposition limitée de Messiaen). Cela permet
donc d’obtenir facilement un catalogue exhaustif des modes à transposition limitée pour toute
division de l’octave en n parties égales109. La figure suivante montre deux modes à
transposition limitée qui avaient échappé à Messiaen dans leur représentation intervallique :
Figure 31 : Deux modes à transposition limitée et leurs représentations circulaires et
intervalliques
109 À la différence de l’approche « descriptive » basée sur la théorie des cribles de Xenakis, cette démarche est
« constructive », car elle permet de produire un mode à transposition limitée par manipulation formelle de la
structure intervallique. On verra aussi, au cours de cette section, comment, à partir du même concept de structure
intervallique, on peut formaliser un algorithme algébrique capable de restituer toutes les solutions pour un
groupe cyclique quelconque.
64
Comme on le constate aisément, les structures intervalliques correspondant aux deux
modes à transposition limitée ne sont pas en rapport de permutation circulaire l’une par
rapport à l’autre110. Cette remarque est suffisante pour pouvoir tirer des conclusions sur les
relations entre les deux modes, précisément en ce qui concerne l’opération de transposition.
En fait deux modes sont liés par un rapport de transposition si et seulement si ils ont la même
structure intervallique111. Cependant, un simple regard sur les deux structures intervalliques
permet d’affirmer que chacune est la lecture rétrograde de l’autre. Musicalement, cela
s’exprime à travers l’opération d’inversion, en disant, par exemple, que le deuxième mode est
une inversion du premier par rapport à une note fixe (dans ce cas-là le do=0 ou bien le
fa#=6)112. À partir de ces simples considérations sur les propriétés formelles de la structure
intervallique, Vieru établit un catalogue qui contient toutes les 352 structures intervalliques
possibles (y compris la structure « vide » qui ne contient pas d’éléments et la structure qui
contient les douze éléments du total chromatique).
Les structures sont présentées dans un ordre lexicographique pour favoriser la lecture, avec
un commentaire en correspondance de certaines structures particulièrement significatives d’un
point de vue musical (modes à transposition limitée, structures auto-inverses, etc.)113. Du
point de vue de l’historique des méthodes algébriques en musicologie, il s’agit probablement
de l’un des premiers essais de classer, d’une façon exhaustive, les accords à une opération
110 En général, une structure intervallique de n éléments (a1 a2an ) admet n-1 permutations circulaires, à
savoir : (a2 a3an a1), (a3 a4an a1 a2), …, (an a1an-1 ).
111 Toujours à une permutation circulaire près. L’expression si et seulement si, qu’on retrouve ici pour la
première fois, indique ce qu’en mathématique on appelle une « condition nécessaire et suffisante ». Avoir la
même structure intervallique est condition nécessaire pour deux modes liés par un rapport de transposition. Cela
correspond à la partie « si » de la condition. Autrement dit, si deux modes sont en rapport de transposition, alors
ils ont la même structure intervallique. Cette propriété est évidente dès qu’on interprète une transposition d’un
point de vue géométrique, en s’appuyant précisément sur la représentation circulaire d’un mode. Toute
transposition induit une rotation du polygone inscrit dans le cercle et il est assez évident qu’une telle rotation ne
change pas les rapports intervalliques entre les notes qui constituent le mode. Réciproquement, pour montrer que
le fait d’avoir la même structure intervallique est condition suffisante pour que deux modes soient liés par un
rapport de transposition, il faut introduire une opération qui représente l’un des outils parmi les plus intéressants
de la théorie modale : l’opération de composition (cfr. Infra). L’interprétation géométrique de l’opération
musicale de transposition en termes de rotation (ainsi que celle d’inversion comme un miroir) sera commentée
dans la prochaine section, eu égard à l’importance que ces deux opérations ont dans la Set Theory américaine.
112 Comme on verra dans le troisième chapitre, l’opération d’inversion est à la base de la relation d’équivalence
entre accords proposée par Allen Forte. Dans son catalogue, deux accords sont équivalents si l’un est une
transposition ou une inversion de l’autre.
113 Notons que dans le cas de structures intervalliques, pour obtenir un ordre lexicographique il suffit de les
permuter cycliquement jusqu’à ce qu’on trouve la structure qui est le plus compactée à sa gauche ou bien à sa
droite. Vieru choisit le compactage à droite, ce qui correspond, par exemple, à retenir la structure (4 4 1 1 1 1) au
lieu de la structure (1 1 1 1 4 4), plus compactée vers la gauche. Allen Forte utilisera en revanche ce deuxième
critère d’ordonnancement, en ajoutant une relation d’équivalence qui tient compte également des lectures
rétrogrades d’une structure intervallique.
65
musicale près114. Mais pour utiliser correctement un tel catalogue, il faut définir les outils qui
permettent d’obtenir un « ensemble de classes de résidus » (c’est-à-dire un mode) à partir de
sa structure intervallique. Pour cela, Vieru propose d’utiliser un concept qui se révélera
extrêmement fécond, aussi bien d’un point de vue théorique que compositionnel. Il s’agit de
l’opération de composition, une opération qui est définie à plusieurs niveaux d’abstraction et
qui permet d’appliquer sur une structure intervallique une note, un mode, ou bien une autre
structure intervallique.
Ces trois étapes rendent encore plus explicite l’idée centrale de la démarche algébrique de
Vieru, à savoir celle de bâtir une « théorie des relations entre les sons et les intervalles »
[VIERU 1998a, 51]. De plus, l’opération de « composition » permet de comprendre la
distance qui sépare l’approche algébrique de Vieru de celle d’autres compositeurs et
théoriciens qui ont souvent utilisé des concepts très proches mais sans probablement une
conscience précise de la portée théorique de tels outils115. Une première définition de
l’opération de « composition » concerne le rapport entre une structure intervallique et une
note. « Composer » une structure intervallique et une note signifie tout simplement obtenir la
gamme représentée par une telle structure, gamme qui a la note choisie comme première note.
En modifiant légèrement la notation introduite par Vieru, nous noterons l’opération de
« composition » par le symbole « ». La figure suivante montre la composition entre la
structure (1 2 3 1 2 3) et la note do, représentée, par simple convention, par l’entier de classe
de hauteurs 0 (entre accolades). Notons que le résultat de cette opération est l’ensemble des
classes de hauteurs qui correspond à l’un des deux modes à transposition limitée de Messiaen
discutés dans la section précédente :
114 On a déjà vu deux autres exemples de démarches « computationnelles » en musicologie mais ni le classement
des hexacordes « all-combinatorial » chez Milton Babbitt ni l’essai de formaliser tout mode à transposition
limitée de Messiaen à l’aide de la théorie des cribles de Xenakis n’avaient les proportions de l’entreprise menée
par Vieru. Notons que le même catalogue des structures d’accords à une transposition près a été établi, à la
même époque mais d’une façon tout à fait indépendante par le théoricien polonais Maciej Zalewski
[ZALEWSKI 1972] qui s’est fondé sur des considérations algébriques très proches de celles de Vieru. La
« théorie des structures » de Zalewski a par la suite été formalisée rigoureusement à travers les concepts de
l’algèbre universelle par Anna Romanowska [ROMANOWSKA 1974]. Comme dans le cas de Vieru, les outils
développés par Zalewski sont très proches de la démarche analytique de la Set Theory américaine. Le problème
des rapports entre la théorie de Zalewski et celle de Forte a été analysé par Carmine Moscariello
[MOSCARIELLO 1995].
115 Par exemple, la technique de « multiplication d’accords » que Boulez décrit comme processus sériel pour
faire proliférer le matériau tout en gardant une cohérence « intervallique » dans les séries dérivées [BOULEZ
1963] peut s’analyser comme un cas particulier de l’opération de « composition » dans la théorie modale. De
même, cette opération est formellement équivalente au concept de « combinaison transpositionnelle »
[transpositional combination] proposé par Richard Cohn comme outil très général pour l’analyse musicale
[COHN 1986].
66
Figure 32 : Une composition entre une structure intervallique et une classe de hauteur
Un degré d’abstraction supérieur consiste à « composer » une structure intervallique avec
un mode, c’est-à-dire un ensemble de classes de résidus ayant plus d’un élément. Il suffit de
composer la structure intervallique avec les éléments qui constituent le mode et de prendre
enfin l’union des résultats obtenus. La figure suivante montre la structure intervallique (6 6)
correspondant à deux note distantes d’un triton « composée » avec le mode {0, 1, 3}.
Formellement, on obtient :
(6 6) {0, 1, 3}=
=((6 6) {0})((6 6) {1})((6 6) {3})=
={0,6}{1,7}{3,9}=
={0,1,3,6,7,9}.
Le résultat de la « composition » est donc le mode à transposition limitée de la figure
précédente :
Figure 33 : Le même mode à transposition limitée de la figure précédente mais obtenu à
partir d’un intervalle de triton
La troisième étape dans la définition de l’opération de « composition » consiste à la définir
directement sur les structures intervalliques. À la différence des cas précédents, le résultat sera
cette fois une structure intervallique, ce qui exprime très bien la volonté, de la part du
théoricien roumain, d’entrer plus profondément dans la dualité sons/intervalles qui caractérise
67
la théorie modale. Dans le même temps, cette opération permet de comprendre où commence
la véritable formalisation algébrique de la théorie modale.
Par définition, composer deux structures intervalliques signifie faire la « composition »
entre une des deux structures et n’importe quel mode représenté par l’autre structure. Par
exemple, composer la structure (6 6) avec la structure (1 2 9) consiste à prendre d’abord un
mode représenté par l’une des deux structures (par exemple le mode {0, 1, 3} représenté par
la deuxième structure intervallique) et composer la première structure avec ce mode. Le mode
ainsi obtenu est ensuite transformé en sa structure intervallique correspondante. Dans
l’exemple choisi, on est ramené simplement à calculer la structure intervallique du mode
{0, 1, 3, 6, 7, 9}, c’est-à-dire (1 2 3 1 2 3). On peut donc écrire formellement :
(6 6) (1 2 9)= (1 2 3 1 2 3).
Ainsi définie, l’opération de « composition » entre deux structures intervalliques soulève
un problème d’unicité qui a poussé le mathématicien Dan Tudor Vuza à chercher une
formalisation algébrique plus profonde. Que passe-t-il si au lieu de prendre le mode {0, 1, 3}
on considère un autre mode, par exemple {1, 2, 4}, représenté par la même structure
intervallique (1 2 9) ? La figure suivante montre qu’on obtient le même résultat :
Figure 34 : Une « autre » composition des deux structures intervalliques (6 6) et (1 2 9)
Montrer que l’opération de « composition » est bien définie, non seulement dans ce cas
particulier mais aussi dans le cas général, demande une formalisation précise de ce
phénomène et une étude de ses propriétés algébriques. C’est le point de départ de la
mathématisation proposée par Vuza qui restitue à l’opération musicale de « composition »
son vrai caractère algébrique.
Tout d’abord, l’opération de « composition » est une « loi de composition interne » dans
l’ensemble de toutes les structures intervalliques. Elle permet de munir la collection des
structures intervalliques d’une propriété algébrique particulière car elle définit sur cet
68
ensemble une structure de monoïde commutatif avec élément unitaire116. Il s’agit d’une
structure plus faible que celle de groupe, car elle n’admet pas l’axiome du symétrique117. Ne
pouvant pas entrer, ici, dans les aspects formels de cette opération de « composition », nous
nous limiterons à donner un exemple d’application pour approfondir un sujet que nous avons
déjà abordé dans le cas de la théorie des cribles de Xenakis.
Nous avions montré comment la théorie des cribles permettait de représenter, en termes
ensemblistes, tout mode à transposition limitée de Messiaen. Mais la théorie des cribles, telle
qu’on l’a utilisée, reste une théorie descriptive. Elle ne permet pas a priori de calculer
explicitement un catalogue de modes à transposition limitée pour une division donnée de
l’octave. Au contraire, la « composition » définie par Vieru est un outil opérationnel
extrêmement puissant pour calculer, d’une façon très élégante, tous les modes à transposition
limitée. Pour cela il faut d’abord introduire une famille très particulière de structures
intervalliques, qu’on retrouve dans la littérature sous des noms différents.
Maciej Zalewski les appelle « structures monomorphes » [ZALEWSKI 1972], tandis que
Vuza utilise le terme « idempotentes « qui mieux exprime le comportement vis-à-vis de
l’opération de « composition »118. Il s’agit des structures qu’on peut exprimer à l’aide d’un
seul intervalle ou bien, en utilisant une terminologie plus mathématique, qui sont
« engendrées » par un élément du groupe cyclique Z/12Z. Elles sont donc de la forme A=(a,
a, a, …, a), où l’élément a est répété un nombre fini de fois (au plus 12 dans le cas de la
division de l’octave en 12 parties égales). Toute structure « idempotente » correspond à des
modes ou à des accords bien connus en musique, comme le montre l’énumération suivante :
A1=(1,1,1,1,1,1,1,1,1,1,1,1) ou total chromatique
A2=(2,2,2,2,2,2) ou gamme par tons
A3=(3,3,3,3) ou accord diminué
A4=(4,4,4) ou accord augmenté
116 La « composition » est associative, commutative et l’élément unitaire est la structure intervallique
correspondant à un mode ayant une seule classe de hauteurs.
117 Autrement dit, étant donné une structure intervallique, on ne peut pas trouver la structure qui « composée » à
celle de départ restitue l’élément identité, c’est-à-dire la structure correspondant à la note simple. La
formalisation algébrique décrite par Vuza est un exemple remarquable de transport de structure, dans le sens
discuté dans le premier chapitre. Un processus analogue sera à la base de l’interprétation d’une telle opération au
domaine des rythmes, étape préalable pour établir le modèle algébrique des « canons rythmiques de pavage », un
remarquable outil compositionnel, comme nous allons montrer dans le troisième chapitre.
118 Une structure intervallique A est idempotente par rapport à l’opération de composition « » si et seulement si
la composée de A avec elle même est égale à A, autrement dit A A = A.
69
A6=(6, 6) ou triton
A7=(0) ou la « classe de hauteur ».
Intuitivement, les structures idempotentes jouent dans la construction des modes à
transposition limitée le rôle joué par les nombres premiers dans la construction des nombres
entiers. Tout nombre entier est décomposable, d’une façon unique, dans le produit de
(puissances de) nombres premiers. Ainsi, tout mode à transposition limitée s’obtient en faisant
la « composition » d’un mode quelconque avec une structure idempotente119. Le processus se
généralise à tout groupe cyclique Z/nZ et permet donc d’établir un catalogue complet de tous
les modes de Messiaen à transposition limitée pour toute division de l’octave en n parties
égales120.
En conclusion de cette partie consacrée à la pensée théorique d’Anatol Vieru, et comme
transition vers le prochain chapitre dédié aux théories analytiques de la tradition américaine, il
nous semble intéressant d’approfondir les réflexions du compositeur sur quelques aspects de
ces points de rencontres. Il faut préciser qu’à cause de l’isolement dans lequel le compositeur
vivait, la découverte des théories américaines par Vieru est très tardive. Cela explique
pourquoi il n’y a pas de référence à la Set Theory dans la première édition du Livre des
modes, un ouvrage qui, comme le souligne Vieru, a l’étrange caractéristique d’avoir une
bibliographie presque inexistante : « Ce manque de bibliographie témoigne de l’isolation
dans laquelle cette œuvre a été conçue », ses sources étant « les textes musicaux ainsi que
l’expérience de composition et d’analyse de son auteur » [VIERU 1983/1994, 58].
Les écrits des années quatre-vingt commencent à contenir une référence explicite à la
notion de pitch-class set ou ensemble des classes de hauteurs. Il s’agit d’un concept, dit Vieru,
que les théoriciens américains « ont découvert […] comme un outil de travail pour l’analyse
de la musique atonale » [VIERU 1983/1994, 59], à la différence du concept de mode qui est
119 Les exemples précédents, dans lesquels on composait des structures intervalliques et des modes pour obtenir
le mode à transposition limitée {0, 1, 3, 6, 7, 9} ou bien sa structure intervallique (1 2 3 1 2 3), utilisent donc la
propriété qu’on vient d’énoncer. D’autres théoriciens sont arrivés à la même conclusion mais avec des stratégies
différentes. Citons, en particulier, l’article « Gruppentheoretische Methoden in der Musiktheorie » [HALSEY et
HEWITT 1978], écrit par les deux mathématiciens américains D. Halsey et H. Hewitt et sur lequel on reviendra
dans notre analyse « mathémusicale » de la Conjecture de Minkowski/Hajós (voir l’Interludium du troisième
chapitre). Dans la terminologie utilisée par Halsey et Hewitt, les structures idempotentes sont simplement les
« sous-groupes » du groupe cyclique Z/12Z, c’est-à-dire les sous-ensembles qui sont eux-mêmes des groupes.
Un argument similaire à celui utilisé par Vuza d’après les théories de Vieru est employé par Richard Cohn à
l’aide de la notion de « combinaison transpositionnelle » [COHN 1986]. Nous avons beaucoup insisté sur le
rapport entre formalisation théorique et démarche algorithmique car la « calculabilité » est précisément la notion
à partir de laquelle on peut poser les fondements d’une démarche computationnelle en musicologie.
70
né « comme un reflet de la technique de composition modale moderne » [VIERU
1983/1994, 60]. Cependant, « dans un cas ou dans l’autre […] les deux sources de recherche
concurrent à recréer la théorie de la musique fondée sur le total chromatique et pour
construire un modèle mathématique de la pensée musicale intervallique » [VIERU
1983/1994, 60].
Selon le compositeur roumain, on peut parler de « synonymie » entre la théorie modale et
les théories américaines, non seulement au point de vue du vocabulaire employé mais surtout
quant au caractère « universel » qui a amené « chacune de ces théories à transgresser son
domaine, en arrivant au même modèle de pensée musicale intervallique, et cela à l’intérieur
du système tempéré » [VIERU 1994b, 23]121. Une compréhension correcte du statut
« algébrique » des intervalles a conduit, selon Vieru, à des convergences remarquables entre
la théorie modale et la Set Theory américaine. Un aspect de cette convergence est sans doute
la place que le problème du « diatonisme » occupe dans les deux approches122.
1.6.2 Diatonisme vs chromatisme dans la théorie modale
Vieru s’appuie sur son modèle algébrique de la pensée musicale intervallique pour mettre
en cause ce qu’il appelle une vision « pseudo-progressiste sur l’évolution de la musique
comme une perpétuelle complexification, comme une transition du diatonique au
chromatisme, puis à l’hyper-chromatisme » [VIERU 1994b, 23]. Comme il l’affirme dans un
autre écrit théorique :
« On réalise aujourd’hui que la diatonie, qui avait paru représenter la simplicité dans
la musique, est en fait un phénomène complexe. [...] Le diatonisme et le chromatisme ne
peuvent pas être envisagés en termes de simplicité ou de complexité, comme on le
pensait jadis. Il s’agit plutôt d’une question d’unité des contraires dans le groupe
Z/12Z » [VIERU 1995, 64].
120 Nous renvoyons à l’Interludium qui conclut la deuxième partie pour une présentation de quelques aspects
informatiques des outils algébriques en analyse musicale.
121 Pour une analyse technique des correspondances entre les outils de la Set Theory et ceux de la théorie modale,
on peut se référer à l’article « La théorie moderne des modes et l’atonalisme (autour d’un livre) » [VIERU 1987].
Dans cet écrit, Vieru analyse en détail un des textes de référence de la tradition analytique américaine, Basic
Atonal Theory de John Rahn. On pourra compléter ces commentaires du compositeur roumain avec le compte
rendu de l’ouvrage fondamentale de David Lewin, Generalized Musical Intervals and Transformations [LEWIN
1987], signée cette fois par Dan Tudor Vuza et paru dans Perspectives of New Music [VUZA 1988].
122 Aux Etats-Unis, la théorie du diatonisme [diatonic theory] représente l’une des ramifications algébriques
parmi les plus intéressantes de la Set Theory. Il s’agit d’une théorie qui est née dans les années quatre-vingt et
qui s’est développée grâce aux recherches d’un groupe de théoriciens de l’université de New York à Buffalo. Le
contact entre Anatol Vieru et certains de ces théoriciens, en particulier John Clough, est amplement documenté
par les articles parus dans la revue roumaine Muzica à la suite d’un Colloque International sur « Musique et
Mathématique » organisé par le compositeur roumain à Bucarest en 1995.
71
Vieru élabore une technique pour quantifier le degré de diatonisme et de chromatisme d’un
mode. Le degré de diatonisme est donné par le nombre de quintes justes consécutives à
l’intérieur d’un mode tandis que le degré de chromatisme est donné par le nombre de demi-
tons consécutifs. Certaines structures modales sont parfaitement diatoniques car elles sont
formées d’une seule suite de quintes connexes. D’autres structures, au contraire, sont
parfaitement chromatiques, car elles sont constituées par une seule suite de demi-tons
connexes.
La représentation circulaire traditionnelle est sans doute mieux adaptée pour mettre en
évidence la « composante chromatique » d’un mode. En effet, il suffit de compter le nombre
de notes consécutives à distance d’un demi-ton dans le cercle chromatique. Pour avoir une
représentation adaptée à la visualisation de la « composante diatonique », Vieru propose
d’utiliser un isomorphisme du groupe cyclique Z/12Z qui transforme une suite de demi-tons
dans une suite de quintes. C’est dans cela que réside, selon Vieru, la pertinence musicale de
l’opération de multiplication, plus précisément, dans ce cas particulier, de la multiplication
par 7. La figure suivante montre le mode parfaitement diatonique {0,2,4,7,9} représenté à la
fois dans le cercle chromatique et aussi dans le cercle obtenu en multipliant par 7 tout
élément. La composante diatonique émerge, clairement, dans cette deuxième représentation :
Figure 35 : Deux représentations circulaires équivalentes d’un même mode
Cependant, entre ces deux extrêmes, il y a toute une série de degrés de chromatisme et de
diatonisme différents, y compris le cas des structures dans lesquelles la composante
diatonique est égale à la composante chromatique. C’est précisément à cette famille
qu’appartiennent les modes à transposition limitée de Messiaen. La figure suivante montre,
par exemple, l’égalité entre composante chromatique et diatonique du mode octotonique :
72
Figure 36 : Equilibre entre diatonisme et chromatisme dans le deuxième mode à
transposition limitée de Messiaen (mode octotonique)
La réflexion sur le « diatonisme » et le « chromatisme » montre le lien étroit, dans la
pensée du compositeur roumain, entre une attitude « ensembliste » et une démarche plus
algébrique qui vise, comme dans le cas de multiplication, à se concentrer sur les
« opérations » plus que sur les « objets ». C’est un point central qui est bien explicité par le
compositeur quand il dit qu’« en général, la théorie des modes […] met en premier plan les
opérations modales » et représente, en ce sens, une étape récente de la pensée théorique sur la
musique, une pensée dans laquelle « l’intérêt vers les opérations prend la place d’une
démarche classificatoire » [VIERU 1998a, 50]123. Une analyse de quelques aspects de la
théorie mathématique de la musique de Guerino Mazzola, ainsi que des concepts de base de la
Set Theory et de l’analyse transformationnelle, saura confirmer l’actualité de la conclusion du
compositeur roumain.
1.7 Développements récents en théorie de la musique : la voie européenne
vers une approche transformationnelle en musique
Dans cette section, nous allons discuter quelques aspects d’une approche théorique qui
représente l’un des cadres conceptuels les plus abstraits de la formalisation algébrique en
musique. Nous avons vu comment les méthodes algébriques changent radicalement la vision
des objets musicaux en privilégiant le concept de structure à celui d’ensemble vu comme
simple collection d’éléments. Pour reprendre une belle expression de Milton Babbitt, la
structure algébrique est une collection d’objets, de relations entre les objets, et d’opérations
123 Sylvia Grmela, membre du groupe de travail sur le système diatonique dirigé par John Clough, a proposé
récemment une généralisation de la technique de calcul des composantes diatoniques et chromatiques d’un mode
afin de pouvoir appliquer ces concepts dans l’analyse d’un répertoire de la musique du XXe siècle fondée sur la
polarité diatonique/chromatique [GRMELA 1997]. Nous renvoyons à notre étude théorique sur les modes à
transposition limitée [ANDREATTA 2003a] pour une discussion sur une utilisation récente du cercle
chromatique et du cercle des quintes par rapport aux concepts introduits par Messiaen.
73
sur les objets, ce qui offre à la « théorie de la musique » du XXe siècle un caractère de
généralité et d’universalité par rapport à toutes les propositions théoriques du passé.
1.7.1 Du côté des mathématiques
Dans ce processus d’« algébrisation », la « théorie de la musique » a été influencée par
certains développements récents des mathématiques. Nous avons mentionné, parmi les
grandes étapes de la pensée algébrique en mathématiques, la naissance autour des années
quarante d’une approche qui prolonge, par certains aspects, le Programme d’Erlangen de
Felix Klein. Nous rappelons qu’un des buts de ce programme était de caractériser les espaces
géométriques par des groupes associés de transformations. Il y a donc, dans l’approche de
Klein, un lien étroit entre géométrie et algèbre. Les évolutions de la pensée géométrique au
XXe siècle ont conduit d’abord à la nécessité pour les mathématiciens d’expliciter le concept
général de distance dans un espace abstrait, en s’appuyant uniquement sur quelques axiomes
et sur les propriétés de l’ensemble R des nombres réels. Ce concept trouve sa formulation
dans la notion d’espace métrique qui signe, selon certains, l’acte de naissance de la démarche
topologique en mathématiques124.
D’une « collision » entre topologie et algèbre est née, au début des années quarante, la
théorie mathématique des catégories. Saunders Mac Lane, l’un des pères fondateurs, avec
Samuel Eilenberg (1913-1998), de la théorie des catégories propose d’utiliser ce concept de
comme source du développement des idées mathématiques. Selon le mathématicien
américain, l’idée de « collision » s’applique aussi bien à la théorie des catégories qu’à la
théorie des topoï, cette dernière étant le résultat de la « collision » entre l’approche
124 Jean Dieudonné a mis en évidence cet aspect dans plusieurs de ses écrits (voir, par exemple, le chapitre
consacré aux « Nouveaux objets et nouvelles méthodes » de l’ouvrage Pour l’honneur de l’esprit humain
[DIEUDONNÉ 1987, 152-153]). La notion d’espace métrique a été précisée en 1906 par le mathématicien
français Maurice Fréchet auquel on doit aussi la définition ensembliste de fonction (ou application) f d’un
ensemble A vers un ensemble B, opération notée par f : AB. Formellement, un espace métrique est un
ensemble E muni d’une application d de E×E dans R appelée « distance ». Une distance doit respecter trois
conditions. La première affirme que la distance entre deux points est toujours supérieure à 0, sauf quand les deux
points coïncident (dans ce cas la distance est nulle). Le deuxième axiome exprime la propriété de « symétrie »
dans le sens que la distance entre le point x et le point y est égale à la distance entre y et x. Enfin, le troisième
axiome, ou « propriété triangulaire », affirme que la distance entre deux points x et z est toujours inférieure ou
égale à la somme de la distance entre x et y et de la distance entre y et z pour tout point y de l’espace E. Plusieurs
théoriciens ont essayé de définir un espace métrique qui soit pertinent musicalement. Cependant, la propriété
triangulaire semble limiter considérablement la portée musicale d’une telle construction théorique. Un modèle
d’espace topologique qui n’est pas métrique a été proposé récemment par Chantal Buteau et Guerino Mazzola
dans le cas de la généralisation du concept de « motif musical » [BUTEAU 2003]. Pour une discussion sur la
notion de distance dans la perspective de la tradition analytique américaine, voir les articles récents de Robert
Morris [MORRIS 1998] et d’Eytan Agmon [AGMON 2002].
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topologique d’Alexandre Grothendieck et une branche particulière de l’algèbre qui constitue
la théorie de Galois.
Dans le cas de la théorie des catégories, il y a eu une « collision » entre l’approche
topologique d’Eilenberg et l’approche algébrique de Mac Lane à partir du concept de
« naturalité » des transformations entre des espaces mathématiques. En particulier, l’étude de
la propriété de « naturalité » d’un isomorphisme en théorie des groupes [EILENBERG et
MacLANE 1942] a été le point de départ pour établir une théorie générale de l’équivalence
« naturelle » entre structures algébriques, ce qui a conduit à la définition de foncteur et à la
formalisation du concept fondamental de catégorie [EILENBERG et MacLANE 1945]. La
« naturalité » des transformations entre structures algébriques, en particulier des
isomorphismes, concerne la possibilité de définir de telles relations indépendamment de la
présentation particulière d’une structure. Il s’agit donc d’une notion technique, de même
qu’un autre concept à partir duquel la théorie des catégories s’est constitué : le concept
d’« universalité ».
À la différence du concept de transformation naturelle, qui est trop technique pour être
discuté ici, la propriété d’« universalité » de certaines constructions mathématiques est
beaucoup plus intuitive et nous allons la discuter à partir d’un problème de théorie de la
musique. Mais pour cela il faut d’abord préciser que c’est qu’une catégorie dans la pensée
mathématique contemporaine. Intuitivement, une catégorie est une structure comportant des
objets et des applications entre ces objets. Ces applications, également appelées morphismes
(ou, plus couramment, flèches), correspondent chacune à un objet source et à un objet but. Par
exemple, l’écriture f : a b s’interprète en disant que l’objet source a est transformé par
l’application f en l’objet but b. Les flèches se composent entre elles et la combinaison, qu’on
notera encore une fois par le symbole « », est réglée par les trois axiomes suivants125 :
1 Si f : a b et g : b c alors g f : a c (quand la composition g f entre les deux
morphismes f et g est bien définie).
2 Pour tout objet a de la catégorie, il existe un morphisme ia appelé « identité de a »
qui a la fonction d’élément neutre par rapport à la composition entre morphismes.
125 Nous avons décidé d’utiliser cette notation peu courante dans les textes de mathématiques pour mettre en
évidence une relation étroite entre la définition formelle de catégorie et les axiomes que nous avons employés
dans la définition de la « multiplication d’accords » dans la théorie modale du compositeur Anatol Vieru. Nous
rappelons que cette opération, que nous avions notée avec le même symbole « », permet de définir sur
l’ensemble des structures intervalliques un monoïde avec élément identité ayant les mêmes axiomes
catégoriques.
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Autrement dit ia f = f et g ia = g pour tous morphismes f et g pour lesquels
l’application de composition est définie.
3 La composition est associative, c’est-à-dire g ( f h ) = ( g f ) h. Cela permet
donc d’enlever les parenthèses et d’écrire g f h sans qu’il y ait aucune
ambiguïté.
Pour montrer comment la théorie des catégories permet de changer radicalement la
formalisation des structures musicales, on peut considérer l’exemple de la « multiplication
d’accords » telle que nous l’avons discutée dans la théorie modale. Rappelons que, si l’on
note (S, ) l’ensemble des structures intervalliques d’un un espace tempéré muni de
l’opération de « composition », on obtient une structure algébrique de monoïde commutatif
avec élément identité, donné par la structure intervallique « (0) » correspondant à une classe
de hauteur quelconque, interprétée comme classe d’équivalence par rapport à l’opération
musicale de transposition126.
Notons qu’une telle structure peut aussi s’interpréter comme une catégorie, selon la
définition donnée précédemment. Il s’agit d’une catégorie particulière qui est constituée par
un seul objet (l’application « ») et dont les morphismes sont tous les éléments de S. La
composition entre morphismes a et b est définie comme la composition a b et l’application
identique est donc la flèche associée à l’élément (0).
Au-delà du caractère exotique d’une telle catégorie, l’exemple est intéressant car il permet
de comprendre le changement de perspective que la théorie des catégories introduit dans la
formalisation musicale. Ainsi, certaines notions mathématiques qui ont trouvé une application
naturelle en musique peuvent se définir uniquement à l’aide des morphismes et de leurs
propriétés formelles. Prenons, par exemple, le cas du produit cartésien de deux ensembles A et
B. Selon une première définition ensembliste, le produit cartésien A×B est défini comme
l’ensemble des couples ordonnés (a, b), les éléments a et b étant respectivement dans les
ensembles A et B. Formellement, on peut écrire127 :
A×B = { (a, b) : a A, b B }
126 Il s’agit d’une abstraction du concept traditionnel d’intervalle, comme nous l’avons défini dans le catalogue
des structures monomorphes inspiré par les travaux de Zalewski [ZALEWSKI 1972].
127 Le symbole « », que nous avons évité jusqu’à maintenant, indique l’appartenance d’un élément à un
ensemble. De même, on écrit aB pour signifier que l’élément a n’appartient pas à l’ensemble B.
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La définition du « produit cartésien » indépendamment de la nature des ensembles A et B,
afin de mettre en évidence son caractère d’« universalité », a été historiquement l’un des
problèmes qui ont mis en évidence l’utilité d’une approche catégorielle. La notion de produit
peut, en effet, être établie sans aucune référence explicite aux éléments appartenant aux
ensembles mais simplement en imposant une propriété de cohérence formelle dans un
diagramme de flèches. La définition « catégorielle » (ou fonctorielle)128 d’un produit cartésien
est donc la suivante.
Un objet T avec deux morphismes p : TA et q : TB est le produit de A et B si pour
toutes flèches f et g ayant pour objets but respectivement A et B, il existe une et une seule
flèche h ayant le même objet source que f et g mais ayant T comme objet but, et telle que
p h = f et q h = g où « » indique la loi de composition des flèches.
La situation est résumée par le diagramme suivant, diagramme dans lequel on note Y
l’objet qui est la source des flèches f, g et h. Une autre façon d’exprimer les deux conditions
p h = f et q h = g c’est de dire qu’un tel diagramme « commute » (ou est
« commutatif »)129.
Figure 37 : Diagramme catégoriel pour le produit cartésien
L’interprétation musicale d’une telle démarche nous offre la possibilité de discuter une
représentation géométrique alternative de l’espace tempéré à douze degrés. Il s’agit de la
représentation toroïdale, qui utilise la décomposition du groupe cyclique Z/12Z dans le
128 Nous utiliserons d’une façon équivalente le terme « catégorielle » et « fonctorielle » pour indiquer toute
approche qui relève de la théorie mathématique des catégories. Nous réserverons l’appellation « topossique » à
une démarche qui relève d’une partie bien définie de la théorie des catégories, connue comme « théorie des
topoï ». Un exemple d’une telle démarche en mathématiques est la célèbre démonstration topossique de
l’indépendance de l’hypothèse du continuum de l’axiome de Zermelo-Fraenkel dans la théorie des ensembles.
Pour une description de cette stratégie démonstrative, voir l’ouvrage de Saunders Mac Lane et Ieke Moerdijk
Sheaves in Geometry and Logic [MacLANE et MOERDIJK 1992].
129 Notons que la « commutativité » d’un diagramme n’a rien à voir avec la propriété commutative (ou
« abélianité ») d’une structure algébrique. Une structure algébrique (S, ) est commutative (ou abélienne) si pour
tous ses éléments a et b, les compositions a b et b a donnent le même résultat.
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produit du groupe Z/3Z d’ordre 3 et du groupe Z/4Z ayant quatre éléments130. La
construction de la représentation toroïdale du tempérament est décrite dans la figure suivante :
Figure 38 : Représentation toroïdale de Z/12Z
Voyons comment la représentation toroïdale est décrite en termes de flèches. Si l’on note T
le tore, il suffit de prendre comme morphismes p : TZ/3Z défini par p(a, b)=a et q : T
Z/4Z défini par q(a, b)=b pour tout élément (a,b) du tore. En outre, l’application (unique) du
cercle Z/12Z dans le tore T est définie comme la flèche h : x(a, b) où a est la réduction de
la classe de hauteur x modulo 3 et b est la réduction modulo 4 de la multiplication de la classe
de hauteur x par 11. Si l’on note f=[x]3 et g=[x]4 les opérations de réduction modulo 3 et 4
d’une classe de hauteur x, on peut écrire le morphisme h de Z/12Z dans le tore comme
h : x( [x]3 , [11x]4 ) pour toute classe de hauteur x.