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JOURNAL OF CROSS-CULTURAL IMAGE STUDIES
REVUE D’ÉTUDES INTERCULTURELLES DE L’IMAGE
IMAGINATIONS
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“La mise en patrimoine sur ONF.ca”
Michèle Garneau
May 30, 2015
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Garneau, Michèle. “La mise en patrimoine sur ONF.ca.” Imaginations 6:1 (2015): Web
(date accessed) 9-22. DOI: 10.17742/IMAGE.ONF.6-1.2
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9 • ISSUE 6 - 1, 2015 • IMAGINATIONS
MICHÈLE GARNEAU
LA MISE EN
PATRIMOINE
SUR ONF.CA
MICHÈLE GARNEAU, UNIVERSITÉ
DE MONTRÉAL
Résumé
Ce texte propose une approche à la fois
descriptive, analytique et critique de la très
active production patrimoniale actuellement
en cours sur ONF.ca. En se donnant comme
mission de rendre accessible son patrimoine
audiovisuel, l’Ofce se soucie d’en orienter la
réception, de proposer aux internautes l’histoire
de son action audiovisuelle depuis sa fondation
en 1939. Par le relevé d’un certain nombre de
valeurs exhibées (authenticité, représentativité,
renommée et proximité), et de registres privilégiés
(dont celui de la commémoration), l’auteur tente
de circonscrire une axiologie du patrimoine
sur ONF.ca. Dans sa seconde partie, le texte se
consacre à la question de l’articulation (et de
l’écart) entre mémoire patrimoniale et mémoires
particulières (des lms) an de mieux cerner les
contours politiques et les enjeux idéologiques
de l’encadrement discursif des collections.
Abstract
Staging Heritage at NFB.ca
This article offers a descriptive, analytical and
critical approach to the very active production
of audiovisual heritage currently underway
at NFB.ca. Designed to make the National
Film Board (NFB)’s audiovisual heritage more
accessible, the website carefully guides its users
through the history-memory of audiovisual
production at the Film Board from its foundation
in 1939 through to the present. By analyzing
how the website showcases its lms, endorsing
specic values (authenticity, representativeness,
recognition and proximity) and privileging
certain registers (such as commemoration), the
article rst attempts to dene an axiology of
heritage in NFB.ca. The article then focuses on
questions of the articulation of (and the variation
between) history-memory and particular
memories (of lms) in order to better outline the
political contours and ideological stakes of the
discursive framework of the NFB’s collections.
S
i tout au long des décennies cinquante et
soixante, et même encore pendant la décennie
soixante-dix, on pouvait espérer, à l’ONF,
la constitution d’un imaginaire national et
citoyen, le régime d’images généralisées qui
s’est peu à peu imposé au cours des décennies
suivantes aura considérablement dilué le projet
initial d’une «gouvernementalité» par le
lm, raison d’être institutionnelle de l’Ofce.
1
Bien que le lm en tant qu’action sociale soit
toujours en vigueur aujourd’hui, une action
patrimoniale est venue s’y superposer, telle une
valeur ajoutée à toutes ces «petites bobines de
lms» accumulées depuis 1939 et devenues,
au l du temps, des trésors du passé. Entré à
l’ONF en 1947, Jacques Bobet se rappelle:
Quand je suis arrivé on m’a dit: «Tu vois ces
petites bobines de lm? Elles ne durent que dix
minutes, mais c’est avec cela que nous allons
forger l’unité du Canada». Évidemment,
cela paraissait très drôle à l’époque parce
qu’on comparait cela aux chemins de fer.
On disait: «Elles serviront à la même chose
que la voie ferrée!». C’était extrêmement
curieux. (Les 50 ans de l’ONF 15)
Le petit ouvrage dont est tirée cette citation
s’intitule Les 50 ans de l’ONF et a été publié en
1989 par la Société Radio-Canada. Il se compose
d’entretiens radiophoniques auprès de cinéastes,
producteurs et artisans de la maison. Si tous les
intervenants sont conscients de l’importance
de l’ONF pour l’histoire du Canada et du
cinéma, il ne s’agit pas encore d’en célébrer la
grandeur, formule des plus caractéristiques d’une
conscience de soi de type patrimonial. En effet, il
faudra attendre quelques années encore pour que
le basculement vers le moment «mémoire» de
l’institution devienne palpable dans les discours.
Dans un dossier de la revue montréalaise 24
Images intitulé «Rêver l’ONF de demain»,
une cinéaste inquiète avance «que l’ONF n’est
ni plus ni moins qu’un parc national de notre
culture, qui mérite d’être protégé, valorisé et
passionnément habité.» (Hébert et al. 30). On ne
saurait mieux résumer le changement de statut de
l’institution tout au long de la décennie quatre-
vingt-dix. La perception collective d’une menace
à la survie de l’institution, comme à l’intégrité
de sa mission, ne fera que s’intensier à partir
du début du deuxième millénaire, donnant lieu à
des «processus concrets de patrimonialisation»
(Di Méo 10). Qu’il nous sufse de rappeler
celui qui a été posé en 2012, suite à l’annonce
de la fermeture de la CinéRobothèque de
Montréal. Le «Mouvement spontané pour
la survie de l’ONF», fondé en l’an 2000,
organise une manifestation et lance une pétition
pour demander au gouvernement du Québec
d’intervenir auprès du gouvernement fédéral.
Dans le document en question, «La préservation
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LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
d’une institution menacée – Lettre ouverte aux
partis politiques concernant la survie du Cinéma
ONF et de la CinéRobothèque», on pouvait lire:
Nous leur demandons également un
engagement ferme pour qu’ils interviennent
auprès du gouvernement fédéral et de l’ONF
an d’assurer, d’abord, l’accessibilité à
l’ensemble du patrimoine cinématographique
que représentent les lms de l’ONF. À la veille
du 50
e
anniversaire du documentaire Pour
la suite du monde, chef-d’œuvre de notre
cinématographie au titre plus qu’évocateur,
le MSSO et l’ensemble des citoyen(ne)s qui
se sont mobilisé(e)s depuis le printemps,
demandent aux différents partis de faire
preuve de leadership pour garantir la survie
du Cinéma ONF et de la CinéRobothèque.
Voilà une belle occasion pour celles et ceux
qui entendent diriger le Québec de démontrer,
concrètement, qu’ils ont véritablement à
cœur l’épanouissement et le rayonnement de
notre culture et de notre identité. (MSSO)
Si les lms de l’ONF représentent désormais
un patrimoine, comme on peut le lire ci-haut,
c’est bien parce qu’il faut comprendre ce
dernier comme une représentation relativement
indépendante de ses objets. Tous les spécialistes
du patrimoine insistent sur ce point: «Nous
ne devons jamais oublier que l’importance du
patrimoine culturel tient moins aux objets et
aux lieux qu’aux signications et aux usages
que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils
représentent» (Palmer 8). C’est donc dire que s’il
y a reconnaissance d’un patrimoine, il y a aussi et
surtout «mise en patrimoine, qui est à la fois une
mobilisation et un mode de désignation culturelle
[…]» (Schiele 2). Une représentation donc, mais
aussi une appropriation sociale symbolique.
Comme dans de nombreux autres contextes
patrimoniaux, nous sommes en présence, à
l’ONF, d’un élan patrimonial partagé—mais
peut-être faudrait-il dire qui se partage—entre les
citoyens et l’institution. Sur le site institutionnel,
le devenir patrimoine (Davallon 2006, 18) des
lms de l’ONF comme de l’ONF elle-même
en tant qu’institution, est un processus que
l’on pourra observer également à partir de la
décennie deux mille, et dont le plan stratégique
de 2002-2006 constitue un point tournant.
Sans que l’on parle encore de valorisation du
patrimoine, ni de ONF.ca (qui fera son entrée
ofcielle en 2009), la formule, «lier l’image de
l’ONF à son patrimoine» amorce l’attribution
de la valeur patrimoniale aux objets, et prépare
le terrain d’une action patrimoniale de plus en
plus revendiquée dans les plans ultérieurs. Utilisé
surtout comme substantif descriptif se référant
aux lms produits depuis 1939, le terme de
patrimoine prendra une signication beaucoup
plus proactive dans les plans stratégiques qui se
succèderont, notamment par la mise en valeur
des collections, un des principaux objectifs du
plan stratégique de 2008-2013. Le changement
opéré en une quinzaine d’années par cet élan
patrimonial est bel et bien celui d’une valeur
symbolique ajoutée que traduisent bien les
discours de l’institution sur elle-même, et dont
nous citons ici une des versions les plus récentes:
La collection des œuvres de l’ONF constitue
un bien d’une valeur inestimable pour les
Canadiens. En effet, l’ONF est le dépositaire
de l’un des plus précieux patrimoines
audiovisuels du Canada, un patrimoine
dans lequel la population canadienne
investit depuis plus de 70 ans et qui fait
aujourd’hui partie de la mémoire collective
du pays. Véritable album de famille des
communautés canadiennes, les 13,000 œuvres
présentes dans les salles de conservation
de l’ONF sont autant d’instantanés
auxquels les Canadiens souhaitent pouvoir
accéder en tout temps. (ONF, «Évaluation
de l’espace de visionnage» 12)
Des objets anciens, qui étaient pour la plupart
tombés dans l’oubli, devenus quelconques,
remisés et bien conservés, vont acquérir peu à peu
et au l du temps, une valeur inestimable. Au l
du temps, car le processus de patrimonialisation
a besoin de temps, mais surtout, il produit
de la différence dans le temps. Jean Davallon
parle d’une «rupture dans le temps qui fait
que l’objet n’a plus le même statut. Ce qui
se modie à l’intérieur de ce processus, c’est
le sentiment d’une valeur de l’objet» («Du
patrimoine à la patrimonialisation»). Les
formules utilisées par l’auteur sont éclairantes:
on passe d’un objet «commun» en un objet
«exemplaire»; ce denier «possède une
valeur inestimable qui n’a rien à voir—ou
très peu—à sa valeur intrinsèque».
C’est à cette exemplarité documentaire, conduite
et produite par l’action patrimoniale sur ONF.
ca que nous allons ici nous intéresser en
adoptant une perspective à la fois descriptive,
analytique et critique. Nous nous sommes
très librement inspirés de la démarche de
Nathalie Heinich dans son ouvrage La fabrique
du patrimoine, étude qui se consacre à la
question de l’inventaire dans le domaine du
patrimoine bâti. Les notions empruntées sont
celles de «valeurs» (du patrimoine), toujours
assorties de leur «critères» ou «registres»,
de patrimonialisation. Comment avons-nous
appréhendé ces valeurs et ses critères? Par leur
mise en œuvre concrète sur le site de l’ONF,
ainsi que par la prise en compte de la littérature
ofcielle sur le site institutionnel. Cette dernière a
le mérite de rendre plus explicite les choix sous-
jacents à la mise en valeur sur ONF.ca. À cet
égard, Heinich indique avec raison—nous avons
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MICHÈLE GARNEAU
pu le vérier à l’intérieur du contexte qui est le
nôtre—que les valeurs, comme les critères, ne
sont pas toujours perçues ni explicitées comme
telles par les acteurs de la patrimonialisation,
ni non plus toujours aisément explicitables par
les observateurs extérieurs (que nous sommes).
La très active production patrimoniale à l’œuvre
sur le site grand public de l’ONF repose sur
trois données: les propriétés des objets soumis
à la patrimonialisation, les compétences des
acteurs (analystes de collections, invités en
tant qu’expert, blogueurs attitrés), et enn, les
contraintes et ressources propres à la situation
concrète d’évaluation. L’élément important à
prendre ici en considération est dans le fait
que les interventions des acteurs demeurent
fortement balisées par l’ordonnancement
préalable du site, ses ressources et ses règles de
fonctionnement. Heinich parle d’un «critère de
cohérence procédurale qui fait que même s’il
travaille seul, l’acteur de la patrimonialisation
répond par ses choix dans un cadre collectif»
(69). C’est donc dire que si ce dernier bénéficie
d’une certaine marge de manœuvre à l’intérieur
du processus, c’est en autant qu’il accepte de
ne pas outrepasser les règles implicites de la
patrimonialisation «à la canadienne» ou encore
«à l’onéfienne». «De fait, il n’existe pas de
processus de patrimonialisation sans acteurs
collectifs ou individuels; inversement, ceux-ci
ne peuvent rien, ou presque, sans un minimum
d’idéologie ambiante, favorable à l’intervention
patrimoniale» (Di Méo 12). Dans la théorisation
issue du patrimoine bâti, on oppose souvent
deux modalités de patrimonialisation, deux
manières différentes de considérer la création du
patrimoine et sa reconnaissance en tant que tel:
«d’un côté la construction experte et normative
d’un patrimoine ofciel et institutionnel et,
de l’autre, la construction d’une relation
sensible des habitants à ce qu’ils considèrent
comme leur patrimoine» (Watremez 163). Il
n’est pas sûr que nous puissions reconduire
cette distinction concernant les modalités de
patrimonialisation sur le site de l’ONF, et ce,
en associant la première modalité à ONF.ca.
En effet, on peut observer des exemples de la
seconde modalité dans un grand nombre de
lms produits par l’ONF ces dernières années,
des lms où l’on voit se construire une relation
sensible de cinéastes à ce qu’ils considèrent
comme leur héritage et qu’ils se réapproprient,
notamment à partir du remake documentaire.
2
Notre questionnement aura donc été celui-ci:
qu’est-ce qui ouvre la possibilité d’une sélection
sur ONF.ca; quels en sont les critères, c’est-à-
dire les «caractéristiques constantes applicables
aux objets patrimoniaux» (Heinich 234) ;
quelles sont valeurs qui les sous-tendent?
Registre de valeurs privilégiées: nouveauté,
renommée, proximité et représentativité
L’organisation éditoriale de la page d’accueil
aura constitué notre terrain d’observation,
ainsi que l’onglet FILM sur cette même page
(en ce qu’il contient tous les lms en ligne
disponibles). Le parcours «Première visite»
qui est proposé au visiteur permet d’identier
ce qui, pour l’institution constitue des valeurs
sûres. Le visiteur du site, tel que le présuppose
l’ONF, serait surtout attiré par les nouveautés,
accorderait une grande importance aux valeurs
de renommée et de popularité. Voyons cela
de plus près. Deux fois par mois, un lm est
proposé au visiteur, accompagné de «Films
reliés» venant ouvrir une sélection thématique
soigneusement constituée par l’équipe de la
«maison». Sous la sélection de ce prêt-à-
visionner régulièrement renouvelé, le visiteur
se trouve face à quatre options: (1) C’est votre
première visite? Commencez ici, (2) Jetez un œil
à nos nouveautés, (3) Découvrez notre collection
en ligne, (4) Consultez nos chaines thématiques.
En cliquant sur «C’est votre première visite?
Commencez ici», l’usager est dirigé vers une
sélection de lms présentés comme suit: «Voici
une sélection de lms, spécialement conçue pour
vous aider à commencer votre découverte et
vous donner le goût d’en voir plus». Chaque
lm est accompagné de son critère: Le plus
aimé du public / Réalisateur incontournable /
Film le plus vu / Film qui a marqué le cinéma /
Gagnant d’un oscar. Des valeurs sûres sont donc
proposées au visiteur par le recours au critère
de la notoriété. On constate cependant que la
renommée d’un lm, qui joue ici comme valeur
prédominante, n’est pas seulement décrétée par
des institutions prestigieuses comme Hollywood
(lm oscarisé), ou l’ONF elle-même (réalisateur
incontournable). En effet, en situant cette
sélection maison sur le registre réputationnel,
on laisse entendre que la renommée d’un lm ne
provient pas seulement d’une évaluation par le
haut, mais repose aussi sur le bon goût du public
(le lm le plus aimé ou le plus vu). Quant au
lm qui a «marqué le cinéma», on en déduit
que sa renommée ou son prestige, ou encore
son statut de «classique canadien», provient
de sa riche tradition de réception tous azimuts,
à la fois institutionnelle, critique et populaire.
Parallèlement au critère de notoriété, c’est
celui de nouveauté qui prévaut sur la page
d’accueil. L’incitation à «jeter un coup d’œil aux
nouveautés» n’a pas son pendant—du moins
dans le parcours proposé pour la «première
visite»—vers les lms anciens. Dans son ouvrage
Le Culte moderne des monuments Aoïs Riegl
dresse un inventaire des valeurs portées par le
monument historique, dont la fameuse valeur
d’ancienneté. Or, ce dernier remarquait déjà en
1903 que la valeur de nouveauté représentait
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LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
la valeur artistique du public (47). Les choses
n’ont guère changé un siècle plus tard. La valeur
d’ancienneté, qui est souvent activée par le verbe
«Replongez», ou encore, «Redécouvrez»
(«Chantal en vrac: Replongez dans les années
60»), est loin d’être une valeur aussi présente
que celle de nouveauté. Même si l’ONF a ses
classiques («Je vous invite à revoir quelques
Classiques,» Perreault «7 lms»), le capital
d’ancienneté ne semble pas aller de soi pour les
acteurs de la patrimonialisation. Et pourtant,
faire basculer un vieux documentaire dans le
registre valorisant de l’ancien, ou encore, le
remettre au goût du jour, est une des tâches les
plus importantes pour l’action patrimoniale. Mais
il y a plus: si un vieux documentaire ne suft
pas à produire de la valeur, et plus difcilement
croyons-nous qu’une vieille église, un vieux
navire, ou même un vieux lm de ction, c’est
parce qu’il exige que l’on se confronte aux
dimensions souvent difcilement conciliables
qui sont celles de son actualité et de sa postérité.
Sur ONF.ca, on semble avoir pressenti (ou
compris) cette difculté inhérente au genre
du documentaire, ce qui explique la stratégie
de mise en valeur adoptée: le mélange des
documentaires anciens à des lms plus récents et/
ou des lms de ction. Leur fonction-mémoire
est préalablement liée à un contexte extérieur,
activée par le biais d’une sélection thématique
qui ne concerne pas directement le registre de
l’ancien. La sélection «15 lms à voir au moins
une fois dans sa vie!», mélange des lms récents
à de vieux documentaire, et celle consacrée
aux «5 grands lms des années 60 en noir et
blanc», mélange de la ction à du documentaire.
C’est donc dire que l’on penche nettement sur
l’actualisation par regroupement thématique,
plutôt que sur un travail d’historicisation.
Le critère thématique, autre critère privilégié
sur la page d’accueil, est bien mis en évidence
par la dernière entrée au bas de la page intitulée
«Consultez nos chaines thématiques». En
cliquant sur cet onglet l’usager se retrouve devant
une vingtaine de grands sujets. Mais ce sont les
Sélections dûment nommées comme telles dans
l’entrée «Film» qui proposent l’encadrement
discursif le plus élaboré. Elles sont présentées
comme suit: «An de vous aider à explorez
notre site, nous avons invité des experts à
discuter des lms, à faire des recommandations
et à mettre la collection de l’ONF en contexte.»
Les Sélections offrent quatre entrées: Nouvelles
sélections / Sélections d’invités / Spécialistes
de l’ONF / Sélections thématiques. Si le critère
de nouveauté est encore à l’honneur, d’autres
registres de valorisation prennent place, comme
celui de l’expertise avec les spécialistes (appelés
analyste de collection), et les invités spécialisés
dans différents domaines liés aux médias.
3
Le
regroupement thématique renvoie à la valeur
de représentativité des lms et au registre
privilégié de la valorisation sur ONF.ca: celui
de la pertinence d’un contenu canadien. Avec
cette valeur, nous sommes à l’intérieur d’une
axiologie propre au «régime de communauté»,
régime dans lequel on accorde crédit au multiple,
à la série, et où l’on met de l’avant ce qui est
commun à plusieurs objets (Heinich 205).
Valeur de proximité et logique
de la trouvaille: le blogue
Ce qui ouvre une sélection sur ONF.ca relève
à la fois de critères xes et durables (datation,
regroupement thématique, nouveauté, renommée
ou popularité), mais aussi de d’autres, beaucoup
plus aléatoires. L’adresse au public par des verbes
à l’impératif, est très fréquent: «Visionnez»,
«Retracez», «Replongez», «Redécouvrez»,
«Célébrez», verbes ponctués par de petites
questions d’intérêt général: «Quels sont vos
lms d’automne préférés?», ou des dialogues
ctifs: «Bon d’accord. Vous connaissez les
Classiques de l’ONF…». Le blogue est le genre
idéal pour une pratique détendue de mise en
valeur et où les critères de sélection se fabriquent
au gré des idées et de la fantaisie des blogueurs
de l’équipeattitrée,qui se présente en ces termes:
Bonjour et bienvenue sur le blogue d’ONF.
ca! […] Notre équipe a le mandat de visionner
le plus de lms possible (dure, dure la vie!)
an de vous les faire découvrir, un à un, et
de mieux les mettre en contexte. Ce blogue
s’adresse autant aux cinéphiles, qu’au grand
public, aux étudiants et étudiantes, aux
membres de l’industrie cinématographique
et des médias interactifs, aux enseignants
et enseignantes… Vous y trouverez des
suggestions de lms à visionner sur ONF.ca,
des informations de première main concernant
l’industrie, les médias interactifs, les
innovations technologiques, la communauté,
l’éducation, les coulisses de l’ONF, les festivals,
les cinéastes, et beaucoup plus encore. Ne
vous gênez surtout pas pour vous joindre à la
conversation. (Blogue de l’ONF «À propos»)
Nous sommes donc invités à être divertis par des
sélections variées, lesquelles s’adaptent aisément
aux circonstances les plus courantes et diverses
de la vie quotidienne: «Ma liste de cadeaux / 20
courts à regarder dans les transports en commun
/ 5 lms rafraichissants. Découvrez notre solution
à la canicule! / Quels sont vos lms d’automne
préférés?» Le rôle du blogue est essentiel en ce
qu’il vient personnaliser—comme son genre le
prescrit—l’accueil dans le site et la valorisation
du patrimoine. L’action patrimoniale consiste
ici à fouiller dans les trésors innombrables du
grenier de l’ONF: «En fouillant sur ONF.
ca pour rassembler ses 10 plus belles histoires
13 • ISSUE 6 - 1, 2015 • IMAGINATIONS
MICHÈLE GARNEAU
d’amour […]». En fouillant, l’on trouve ou l’on
retrouve, on sort les lms de l’oubli: «Film
oublié, trésor retrouvé, Le dernier glacier est plus
que jamais d’actualité avec la mise en chantier
du Plan Nord par le gouvernement québécois.
Je vous recommande chaleureusement ce lm
magnique.» Le discours de mise en valeur
sur le blogue relève de cette «logique de la
trouvaille» par quoi Davallon caractérise l’objet
du patrimoine: «L’objet patrimonialisé, écrit
ce dernier, passe de son monde d’origine au
patrimoine par une découverte (la «trouvaille»
selon Umberto Eco), c’est-à-dire du fait que cet
objet-là, quand on le découvre, on a vraiment
l’impression que l’on est tombé sur quelque
chose possédant une valeur inestimable»
(«Du patrimoine à la patrimonialisation»).
Authenticité: valeur par excellence
de toute patrimonialisation
«L’administration de l’authenticité», pour
reprendre le terme à Nathalie Heinich,
est une des actions patrimoniales les
plus actives et constantes sur ONF.ca.
Comme beaucoup d’autres théoriciens du
patrimoine, Heinich élève cette valeur au
premier rang des valeurs patrimoniales.
C’est ainsi que l’administration du patrimoine
a bien pour mission d’administrer—au sens
de gérer—les éléments du passé qu’elle a
produit ; mais elle a aussi et avant tout pour
mission d’administrer—au sens d’attribuer—
de la valeur à ces mêmes produits. Il s’agit
donc bien, au double sens du terme, d’une
«administration de l’authenticité» (259-260).
Dans la littérature institutionnelle, le terme
circule partout, et notamment pour spécier
une canadianité de la production:
La collection ONF reète près de 75
ans d’histoire canadienne, soit depuis la
création de l’ONF en 1939. À travers leurs
œuvres, les cinéastes de l’ONF, qu’ils soient
expérimentés ou débutants, issus des peuples
autochtones, des minorités culturelles ou
linguistiques, de la majorité anglophone
ou francophone témoignent des enjeux de
société, des préoccupations et de la réalité
des Canadiens et Canadiennes des quatre
coins du pays, mais aussi de celles de gens de
partout dans le monde, tout en présentant
un point de vue authentiquement canadien.
(Site institutionnel de l’ONF, Onglet
«Notre collection», nous soulignons)
Sur les deux sites qui nous occupe, la rhétorique
de l’authenticité est prédominante et peut être
entendue en deux sens: celui de tradition et
celui d’unicité. L’authenticité comme valeur
de tradition nous renvoie à la «continuité
du lien entre l’objet en question et son
origine: continuité substantielle, stylistique,
traçabilité» (Heinrich 239). C’est là son
premier sens, très présent dans l’encadrement
discursif des collections, comme dans les films
réalisés pour commémorer l’institution et
ses productions passées. Le «Depuis 1939»
de la citation ci-haut, vient bien marquer
cette intégrité du lien avec l’origine. Concept
commode parce vague, on retrouve la
notion d’authenticité et sa forme adverbiale,
placées partout, par une main invisible:
L’inuence de Grierson sur le développement
ultérieur de l’ONF est considérable. Le
mandat qu’il avait élaboré pour l’organisme
dès juin 1938, soit de faire connaître le
Canada aux Canadiens est encore pertinent
aujourd’hui. La mission éducative de l’ONF
se poursuit toujours et la nécessité d’offrir
un point de vue authentiquement canadien
reste au cœur de la production actuelle. (61
portraits vivants, sur le site de l’ONF)
Le plus récent plan stratégique (2013-2018) qui
en use à profusion, en propose une dénition
sommaire mais précieuse en ce qu’elle est la
seule que nous ayons pu trouver dans notre
parcours de la littérature institutionnelle:
«Pour le producteur public qu’est l’ONF,
l’authenticité signie que ses productions
doivent avoir un sens et reéter les multiples
textures de la réalité sociale canadienne»
(8). Nous comprenons ici que l’authenticité
signie que pour avoir un sens, ou encore
faire sens, ses productions doivent reéter la
diversité canadienne. Authenticité et diversité
sont les deux termes qui reviennent le plus
fréquemment dans le dernier plan stratégique.
Le patrimoine est un discours, écrit Di Méo,
il participe d’un principe narratif (il a donc
besoin de narrateurs) qui raconte les mythes
originels, qui décrit les épopées fondatrices et
les grands moments historiques d’un groupe
ou d’un territoire. Il confère à toute réalité
sociale une consistance temporelle (durée) et
spatiale. Il l’invite à se projeter vers l’avenir,
à formuler un projet collectif. (Di Méo 18)
Dans le tout récent Propagande téméraire
(2013), véritable hymne à la grandeur de
l’institution et du pays qui l’a vu naître, son
réalisateur, Robert Lower, propose un retour
aux origines en se concentrant sur «l’effort
de propagande le plus important de notre
histoire», lit-on dans le résumé. Une voix
off omniprésente assure l’administration de
l’authenticité à telle point que le spectateur
se demande si le titre ne s’adresse pas au
projet du lm lui-même, à sa teneur fortement
nationaliste, plutôt qu’à son contenu historique.
DOI: 10.17742/IMAGE.ONF.6-1.2
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LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
Le deuxième sens véhiculé par la valeur
d’authenticité est dans l’idée d’unicité.
L’ONF a un rôle unique : fournir du contenu
canadien innovateur et audacieux qui ne
verrait pas le jour sans lui. C’est que, dans
un marché où la concurrence et les pressions
sont de plus en plus vives, un marché où la
révolution numérique entraîne rapidement
des incidences destructives, le secteur
privé est incapable de prendre les risques
artistiques, nanciers et technologiques
nécessaires pour que le Canada demeure à
l’avant-scène de l’industrie culturelle. (Site
institutionnel de l’ONF «À propos»)
Si dans les années quarante et jusqu’aux années
soixante-dix l’institution pouvait accomplir sa
mission sans se soucier de la concurrence, elle
devra progressivement tenir compte de cette
réalité—ce qu’elle fera à partir de la décennie
quatre-vingt par des partenariats avec le privé—
tout en s’en distinguant. La chose n’est cependant
plus aussi évidente que par le passé. Mais qu’à
cela ne tienne: l’authenticité est inhérente
et irréfutable, elle réside dans la proposition
de valeur unique qu’offre encore l’ONF à la
population canadienne. La valeur patrimoniale
de l’authenticité joue donc ici comme une
valeur ajoutée pour l’institution elle-même et
permet de la distinguer de d’autres entreprises
de production et de distribution audiovisuelles
qui n’ont pas derrière elles une histoire aussi
imposante que celle de l’ONF. «À la différence
de ces nouvelles cultures de masse véhiculées
par les mass media et les industries culturelles,
le patrimoine instaure une mystique de l’unique
et de l’authentique : il n’y a qu’une abbaye de la
Sauve-Majeure, qu’une citadelle de Blaye!» (Di
Méo 10). Avec son histoire, son savoir-faire, son
ancrage culturel avéré, bref, son authenticité et
son unicité, l’ONF s’expose même au musée.
4
On remarque enn que la rhétorique de
l’authenticité se conjugue souvent à celle de
diversité, rapprochant le discours de mise en
valeur de celui de la promotion touristique.
«Comme le terme authenticité, le terme de
diversité (le substantif autant que l’adjectif) est
en usage dans le discours promotionnel, pour
assurer le voyageur d’une variétés de paysages
[…]» (Cornu 26-27). C’est donc dire que si la
diversité et l’authenticité participent d’un discours
socio-politique qu’il faut promouvoir, ce dernier
est aussi un discours promotionnel: celui d’une
offre diversiée sur l’authenticité canadienne.
«Ses œuvres offrent un accès privilégié à la
diversité de notre culture et constituent un
élément important du patrimoine culturel du
Canada» peut-on lire sur le site institutionnel
(onglet «Accueil»). Si le caractère unique
et à préserver de l’ONF est dans sa relative
indépendance à l’égard des règles de l’industrie
des mass médias, les traits du discours qui sous-
tendent son action patrimoniale ne s’en rapproche
pas moins de ceux de la logique du marché.
La célébration par le lm
La célébration est sans conteste le registre
privilégié de toute patrimonialisation et sur ONF.
ca on s’adonne avec ferveur à cette pratique
caractéristique de notre époque. On court après
les dates, pour reprendre l’expression à Pierre
Nora dans «L’ère de la commémoration». Mais
ce qui se célèbre sur ONF.ca, est-ce le Canada
ou bien l’ONF? Le Canada et son patrimoine
à travers l’ONF, ou bien l’ONF en tant que
patrimoine canadien? On aura tendance à
répondre: les deux. Car il convient de ne pas
perdre de vue que nous sommes en présence
d’une politique d’état à la culture. L’ONF est
une institution étatique qui cherche encore, en
phase avec le projet moderne des États-nations,
à structurer le lien social et à construire des
identités. «Culturellement diversifié, favorisant
la cohésion sociale», peut-on lire un peu partout
sur les deux sites au chapitre des «valeurs
fondamentales». Mandat fédéral oblige, l’ONF
se doit de promouvoir, en même temps que
les lms de son Fonds, des valeurs nationales.
L’action patrimoniale ne doit donc pas négliger
les grands moments de l’histoire du pays. On
va célébrer le bicentenaire de la guerre de
1812, honorer un régiment des Forces armées
canadiennes (avec Je me souviens: 100 ans du
Royal 22e régiment), découvrir une sélection
de «Sept lms pour la Semaine de l’histoire du
Canada», et bien d’autres initiatives encore,
qui viendront ponctuer le calendrier national et
multiculturel du pays. À ces grands moments de
l’histoire canadienne vont s’adjoindre les grands
moments de l’histoire onéenne, de plus en plus
valorisés depuis une quinzaine d’années. Le lm
Propagande téméraire, déjà cité, est exemplaire
d’un mélange des valeurs canadiennes et
onéennes, nationales et patrimoniales. Célébrer
l’histoire de l’ONF, et non pas seulement celle
du Canada, a l’avantage d’élargir l’éventail des
dates d’anniversaire: «Le chat dans le sac a 50
ans» / «En souvenir de Wolf Koening (1927-
2014)» /«Le 100e anniversaire de McLaren.»
Le «Patrimoine audiovisuel Inuit», un des
plus récents grands projets de numérisation de
l’Ofce, sera présenté comme une «célébration
de soixante-dix ans d’histoire et de tradition
du peuple inuit», «un trésor inestimable
pour les générations futures», «l’ensemble
des canadiens […] se doivent de partager et de
célébrer ce patrimoine». Le 75
e
anniversaire
de l’institution en 2014 a vu les célébrations se
multiplier et se succéder pendant toute l’année:
un petit lm anniversaire d’une minute intitulé
75 ans de gens qui se déplacent. L’avenir fait
partie de notre histoire, une Sélection de lms
15 • ISSUE 6 - 1, 2015 • IMAGINATIONS
MICHÈLE GARNEAU
oscarisés, un jeu interactif sur des Questions
quiz à propos des 75 ans de l’ONF, et enn, une
infographie intitulée Les moments marquants
de l’ONF, présentée comme suit: «Le 2 mai
dernier, l’ONF célébrait son 75e anniversaire.
An de souligner l’importance de l’institution
canadienne dans l’histoire du cinéma, nous
vous avons concocté une infographie amusante
réunissant les grandes étapes et les moments
marquants de son existence. Jetez-y un coup d’œil
et partagez-la!» (Perreault «Infographie»). De
la fondation par John Grierson en 1939 comme
point de départ jusqu’au lancement d’ONF.
ca en 2009 comme point d’arrivée, en passant
par le premier Oscar, l’Âge d’or du cinéma
direct, le «premier lm sacré plus grand lm
canadien de tous les temps», chaque moment
du parcours historique est présenté comme
un événement, une victoire, ou un honneur.
Si l’infographie est une forme brève grand
public, d’autres initiatives proposent une
histoire célébrative de l’ONF plus déployée,
remarquables il faut le souligner quant à
l’étendue de leur savoir sur l’objet. Nous
pensons à ONF 70 ans de Jean-François
Pouliot (disponible sur le site de l’ONF), une
impressionnante histoire évènementielle de
l’institution, menée de façon chronologique, et
structurée selon des axes thématiques: L’ONF
/ Les cinéastes et leurs œuvres / Recherches et
applications technologiques / Diffusion des lms.
Mentionnons aussi,Une histoire du cinéma:
61 portraits vivants de Denys Desjardins et
Johanne Robertson, un projet web crée pour
les célébrations du 70
e
anniversaire de l’ONF
(Onglet «Interaction»). Les «61 portraits»
sont regroupés en 13 catégories thématiques
combinant des entrevues et des extraits de
Classiques de l’ONF. L’encadrement discursif
est, là aussi, des plus élaborés. À l’onglet «À
propos» de cette plateforme, on peut lire que
l’ONF est une «formidable école de cinéma où
sera inventé un cinéma canadien original, éclaté
et diversié». On parle aussi de «fabrique de
chefs-d’œuvre», de la «création des fondements
d’une tradition cinématographique canadienne»,
et des «légendaires créateurs et créatrices […]
qui ont écrit l’histoire de l’ONF depuis ses débuts
en 1939 jusqu’au milieu des années 1960.»
Que tout ou presque soit prétexte à célébration
sur ONF.ca, on ne s’en étonnera pas tant la
commémoration est aujourd’hui répandue.
«C’est le présent qui crée ses instruments de
commémoration, écrit Nora, qui court après
les dates et les figures à commémorer, qui les
ignore ou qui les multiplie […]» (96). Les thèses
de Nora autour de l’obsession commémorative
sont bien connues qui spéciait que:
L’important, ici, n’est cependant pas
l’ination proliférante du phénomène, mais
sa transformation interne: la subversion
et le délitement du modèle classique de
la commémoration nationale […] et son
remplacement par un système éclaté, fait
de langages commémoratifs disparates, qui
suppose avec le passé un rapport différent,
plus électif qu’impératif, ouvert, plastique,
vivant, en perpétuelle élaboration. (92)
Plus critique que Nora sur le phénomène de
cette transformation, Alain Brossat parle de
«mobilisation soft et festive». Il poursuit
ainsi: «Dans le registre léger on va s’aviser que
le passé est une réserve inépuisable de dates,
d’actions, de personnages, de lieux, d’objets
(etc.) qui au fond se valent tous en tant qu’ils
présentent une certaine valeur d’ancienneté (A.
Riegl) et sont donc commémorables» (97-98).
La valeur artistique: une valeur
proscrite pour le documentaire
On a déjà évoqué le «régime de communauté»
des objets du patrimoine, reprenant à Heinich
cette caractérisation. Ce régime s’oppose au
«régime de singularité» qui, toujours selon
l’auteur «valorise l’objet en tant qu’il est hors
du commun, exceptionnel, atypique» (194).
Le lm comme typicum ou unicum est donc
un choix administratif qui prend position sur
la modalité de mise en valeur que l’on veut
privilégier. Ce que mettrait de l’avant des critères
qui relèveraient de la valeur esthétique et du
registre de l’évaluation artistique, ce serait
précisément les unicums, les lms singuliers qui,
bien souvent, ont opéré une forme de déprise en
regard des normes de composition en vigueur
comme en regard des convenances politiques
du moment. Or, on serait bien en peine de
trouver des considérations d’ordre artistique
sur ONF.ca. On pourrait même en conclure à
une valeur non reconnue (la valeur esthétique)
et à un registre proscrit (celui de l’évaluation
artistique). Une des seules occurrences que nous
ayons trouvée d’une mise en avant et d’une
justication du critère esthétique se retrouve
dans la Sélection «Identités et Territoires»,
présentée comme suit: «Bien que réunis sous le
même thème, les lms ont ultimement été choisis
pour leur intérêt cinématographique. […] De
plus cette sélection qui vise à rendre accessible
certaines œuvres peu connues, parfois quasiment
oubliées et constituant pourtant des joyaux
du patrimoine cinématographiques canadien»
(dans «sélections d’invité: Nicolas Renaud»).
Il est donc rarement question, s’agissant d’une
œuvre documentaire, de mettre de l’avant son
«intérêt cinématographique», comme si tout
ce qui relevait du travail du médium, ou encore
d’audace formelle, était réservé au genre de
DOI: 10.17742/IMAGE.ONF.6-1.2
• ISSUE 6-1, 2015 • 16IMAGINATIONS
LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
l’animation. La raison de cette marginalisation
tiendrait-elle au fait que ce critère est associé, plus
souvent qu’autrement, au registre auteurial et
que, contrairement à l’animation, le documentaire
à l’ONF n’est pas considéré comme un cinéma
d’auteur? C’est du moins ce que laisse entendre
un des énoncés promotionnels de l’Ofce: «À
titre de producteur et distributeur public du
Canada, l’ONF crée des œuvres interactives,
des documentaires à caractère social, des
animations d’auteur et des ctions alternatives
qui présentent au monde un point de vue
authentiquement canadien» (Site institutionnel
de l’ONF, onglet «À propos»). Un coup d’œil
sur la Sélection «Les inclassables» pourrait
venir conrmer notre hypothèse. Ces «Films
expérimentaux, lms fous, lms forts», formule
qui présente la sélection, sont en grande majorité
des animations (chaînes: les inclassables).
On trouve un constat similaire dans l’étude que
propose Treleani du site INA.fr. Ce dernier avance
que «si on considère la valeur d’un document
audiovisuel stratié sur plusieurs couches (la
valeur historique, thématique, audiovisuelle), on
remarque que l’on a tendance à opérer une mise
en valeur thématique plutôt qu’audiovisuelle
(soit en terme formel de montage, d’effets
sonores, de mise en scène, de relation entre voix
et image)» (131). Mentionnons toutefois que
dans 61 portraits vivants, des axes audiovisuels
(«Montage et Effet sonore»), ainsi que des
questions esthétiques («L’art du montage» /
«Effets sonores») côtoient les autres thèmes,
et contribuera sans doute, du moins l’espérons-
nous, à renverser la tendance d’un primat de la
valeur d’un contenu sur celui de l’expression,
si bien ancré dans la philosophie de l’ONF.
L’impression parfois que la mise en valeur
rate ce que les lms pourraient offrir de plus
pertinent, pour reprendre le vocabulaire
maison, qu’elle demeure trop en dessous de leur
potentiel de signication (de leur signicabilité
et interprétabilité dirait Heinich), concerne
donc souvent ce qu’il faut bien appeler
l’invention poétique. Quand la représentation
ne répond plus de manière transitive à son
contenu, mais revient sur elle-même, exhibe
ses signes en tant que signes, questionne son
propre fonctionnement, un trouble formel et
poétique est à l’œuvre. Or, ce dernier ne semble
pouvoir concerner que le genre de l’animation,
comme si la grande tradition documentaire
n’avait jamais pu—ou voulu—y accéder.
Mémoire patrimoniale et mémoires
lmiques: la question de l’écart
An de se donner les moyens d’apprécier
comment les discours et interprétations de
l’encadrement discursif rencontrent ou non ce qui
se joue dans les lms, on distinguera la mémoire
patrimoniale de la mémoire cinématographiée
(lmique). Que la première se constitue à partir
de la deuxième n’implique nullement qu’elle en
soit un reet dèle. La question est bien plutôt
celle de leur articulation. C’est là un des enjeux
du patrimoine, écrit Léniaud, pour qui la question
du patrimoine se cristallise dans la dialectique
mémoires particulières / mémoires patrimoniales.
La mémoire cinématographiée est à chaque fois
une mémoire vive, portée par des individus et
médiatisée par un appareillage technique. Les
notions de «trace», de «poids du passé» et de
processus subjectif de remémoration permettent
d’en circonscrire la manifestation dans et par
le lm. La mémoire patrimoniale est dictée par
l’intérêt général et, en tant qu’unicateur du
corps social, renvoie à des attendus différents de
ceux de la mémoire (des lms) cinématographiée.
Elle opère dans les mémoires particulières
cinématographiées selon un processus de
discrimination qui fait que l’on mettra cette fois
davantage l’accent sur les notions de «choix
du passé» et, comme on l’a vu plus haut, sur le
processus social de commémoration, qui est le
registre prédominant sur ONF.ca (Lavabre 46).
La notion de «choix du passé» pour cerner les
contours de la mémoire patrimoniale pourrait
être envisagée à partir de ce qui constitue le
maître-mot du site: la diversité. On trouve
des formulations autour de ce terme, mais
aussi de son qualicatif «divers» un peu
partout dans les nombreuses sections et sous-
sections du site institutionnel et grand public
de l’organisme. La notoriété de cette notion de
diversité culturelle—venue supplanter celle de
multiculturalisme—lui vient de l’approbation,
en 2001, de la Déclaration universelle sur la
diversité culturelle de l’Organisation des Nations
Unies pour l’éducation, la science et la culture.
Pour le Canada, cette notion aura l’avantage
d’être plus neutre et consensuelle que celle de
multiculturalisme, dont la promulgation en
1971, touchera très rapidement l’ONF. En tant
qu’agence fédérale au service du gouvernement,
l’Ofce sera invité à agir dans le sens de cette
action du gouvernement fédéral et, à partir de
la n des années soixante-dix, de nombreux
programmes seront mis en place an de servir
la diversité culturelle canadienne. Sous forme
de concours, d’ateliers de perfectionnement
professionnel, de mentorat, on donnera la
possibilité aux minorités culturelles canadiennes
de faire l’apprentissage des médias an de
mettre en évidence le souci du gouvernement
canadien à la composante multiculturelle de
son territoire, une multiculturalité qu’il entend
valoriser à la fois «devant et derrière la caméra»
(Site institutionnel de l’ONF, «Diversité
culturelle et points de vue autochtone»).
17 • ISSUE 6 - 1, 2015 • IMAGINATIONS
MICHÈLE GARNEAU
Dès le début de la décennie quatre-vingt, cette
manière de représenter médiatiquement l’espace
public est devenue prédominante, espace public
dans lequel les thèmes reliés à la diversité
culturelle avec son idéal de représentativité
et de répartition de la communauté, seront
fortement encouragés : lms sur des
communautés culturelles, mouvements des
femmes, des homosexuels ; reconnaissance des
droits des handicapés, des personnes âgées,
etc. En offrant un espace médiatique à la
politique multiculturelle du Canada, l’ONF
va ainsi contribuer, par le lm, à promouvoir
une «politique de la reconnaissance»
(Charles Taylor), ou encore une «citoyenneté
multiculturelle» (Will Kymlicka), pour
reprendre le vocabulaire des deux penseurs
libéraux canadiens les plus renommées de
cette vision de la société canadienne. L’usager
qui clique sur la sélection thématique intitulée
«La diversité culturelle: un regard en quatre
temps» apprend que depuis les décennies
quatre-vingt-dix et deux mille, toutes les
«communautés ethnoculturelles» qui composent
la société canadienne sont représentées, voire
se représentent elles-mêmes. La boucle semble
bouclée et la production avoir atteint son idéal
de représentativité. Mais on pourrait tout aussi
bien parler ici—et le terme serait sans conteste
plus adéquat—d’idéal d’authenticité, compris
cette fois dans le sens évaluatif de poursuite
d’une expressivité particulière, une authenticité
dans le rapport à soi, qui est souvent celui de sa
propre identité, soit culturelle, sexuelle, etc. Cette
«politique de la reconnaissance» constitue sans
conteste l’idéal d’une représentation authentique,
pierre de touche de toute patrimonialisation.
C’est donc autour de cette «vision identitaire
de la politique» canadienne que va s’ordonner
la mémoire patrimoniale, une «vision de la
politique comme affaire de groupes pourvus de
leurs identités» ethnique, culturelle, sexuelle,
religieuse, handicapée (Rancière 2009).
Or, il fut un temps où les lms de l’ONF se
consacraient à autre chose qu’à célébrer la
diversité culturelle, où la vision de la société
qu’ils proposaient—et autant que celle-
ci leur proposait—n’était pas celle d’une
société multiculturelle. Les enjeux sociaux
et politiques—de même que les discours qui
en émanaient—étaient bien plutôt ceux de
l’autogestion, de l’organisation du travail,
de l’habitat populaire, de la répartition des
richesses, du fonctionnement des tribunaux, etc.
À certaines époques, écrit Alain Brossat,
c’est la politique qui constitue le champ
d’attraction majeur et qui «capte» les
phénomènes et les débats culturels. C’est le
cas des dans les années 1960-1970 […]. On
assiste aujourd’hui, et d’une manière tout à
fait croissante, à l’effet inverse: ce sont les
manifestations politiques qui voient leurs
espaces propres toujours davantage rognés par
l’expansion des dispositifs culturels. (139-140)
Ce champ d’attraction relié aux thèmes de la
diversité culturelle
5
aura comme principale
conséquence de laisser dans l’ombre moins des
lms ou une époque passée, que la singularité
historique—ou encore l’historicité—à laquelle
ces derniers renvoient et qui les détermine.
En d’autres termes, ce qui manque sur ONF.
ca, ce ne sont pas des productions qui nous
racontent l’histoire de l’ONF—on a vu qu’elles
étaient de plus en plus nombreuses—mais
des points de vue sur les lms qui tiennent
davantage compte de leur historicité. Or ce qui
est historique est tout autant de l’ordre d’un
vocabulaire que de pratiques concrètes, touche
aux formes disponibles (comme aux limites)
de la dicibilité d’une époque. Il semble en effet
qu’on éprouve quelques difcultés à rejoindre,
par le discours, ce qui s’est joué dans un grand
nombre de lms de ces décennies, comme si le
vocabulaire n’était plus disponible, avait disparu,
ou encore avait été remplacé par un autre.
À l’intérieur de l’histoire de l’ONF, la volonté de
rendre lisibles (visibles et audibles) les rapports
de domination, les antagonismes sociaux-
économiques, les rouages de l’exploitation,
constitue le sujet d’un grand nombre de lms
des décennies soixante et soixante-dix. Ce qui
s’afrme dans la dimension socio-économique,
ce sont des différences (de classes) engendrées
par un système économique—et qui concernent
une bonne partie de la population, toutes
identités ou minorités culturelles confondues.
Je renvoie le lecteur aux lms réalisés dans le
cadre du programme Challenge for Change/
Société nouvelle (1969-1980). Dans le Plan
stratégique 2008-2013, l’ONF mentionne
èrement ce programme, évoque en passant sa
portée «révolutionnaire de par sa forme [et] son
contenu» mais en résume ainsi l’enjeu principal:
«sa capacité à inciter les communautés au
dialogue» (10).
6
Une sélection des lms de ce
programme est présentée sur ONF.ca par trois
universitaires, Thomas Waugh, Ezra Winton,
Michael Baker, co-éditeurs de l’ouvrage collectif,
Challenge for Change: Activist Documentary
at the National Film Board of Canada (2009).
Dans la présentation de cette sélection, on lit:
L’accès aux œuvres de la vénérable et
controversée série documentaire de l’ONF,
est difcile depuis des décennies. Grâce au
lancement du livre Challenge for Change:
Activist Documentary at the the National
Film Board of Canada et à la sélection en
ligne sans cesse croissante, nous, les éditeurs
de cet ouvrage, sommes ravis de présenter
des œuvres comme The Ballad of Crowfoot,
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• ISSUE 6-1, 2015 • 18IMAGINATIONS
LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
The Children of Fogo Island et VTR St-
Jacques, à la lumière d’écrits documentant
leurs aspects artistiques et politiques. (dans
«sélections d’invités»: «Thomas Waugh»)
Six lms nous sont présentés mais aucun
d’entre eux, comme c’est l’usage sur ONF.
ca, n’a fait l’objet de «Films reliés» (autres
que les six sélectionnés par les invités). Sur
les 250 productions réalisées sur une durée
de treize ans, c’est bien peu. Et pourtant,
comme le mentionne le texte de présentation,
il s’agit d’une série considérée unanimement
comme étant la plus prestigieuse de l’histoire
de l’institution, «l’un des trésors du cinéma
documentaire de l’ONF et du Canada»; elle est
aussi la plus commentée en termes d’articles et
d’ouvrages savants. Lorsqu’il aborde les lms de
ce programme, Jean-Marc Garand, longtemps
chef du programme documentaire français de
l’Ofce, parle de leur «allure socialiste», et
explique que ces derniers ne se contentaient pas
de reéter le changement, mais aussi et surtout,
à en «catalyser le processus». Et il ajoute:
C’est une période très importante parce
qu’elle a marqué l’évolution de notre
documentaire, d’une part, et d’autre part,
parce qu’elle a permis d’identier à travers
le monde la production de l’ONF. Le
programme Société nouvelle s’est fait une
réputation, les gens en parlent à travers
le monde. (Les 50 ans de l’ONF 48)
On ne peut donc que s’étonner du peu de
visibilité de cette série sur la plateforme.
Imprudence ou climat d’époque, la dénomination
d’un des programmes les plus controversés de
l’Ofce, et ayant produit le plus grand nombre
de ses meilleurs documentaires, ne propose—ou
n’impose—aucune dénition préalable de la
manière dont une communauté s’appréhende, sur
ce qui constituerait son identité commune ou son
problème commun. Cette dénomination—Société
Nouvelle/Challenge for Change—ouvrait bien
plutôt sur un champ de possibles, non dénis
à l’avance, et dans lequel se sont déployées des
expériences collectives lmiques marquantes à la
fois pour les personnes concernées comme pour
les spectateurs de l’époque et d’aujourd’hui.
Ce que montrent un grand nombre de lms
réalisés tout au long des décennies soixante et
soixante-dix, c’est qu’à une certaine époque
la lutte la plus fondamentale dénissant la
politique (ou son absence) était celle entre la
«démocratie» et le «capitalisme». Si l’on
prend la peine d’insister sur ce terme par des
guillemets, c’est bien parce que son absence est
un des traits les plus remarquables de la mise en
valeur sur ONF.ca. Un petit détour par le résumé
proposé d’un des lms censurés par l’Ofce
au début des années soixante-dix—période
houleuse comme on sait de l’histoire du Québec
et du Canada—illustrera notre propos d’une
indifférence persistante à l’égard des questions
liées au système économique sur lequel repose
le Canada. La description de 24 heures ou
plus—lm considéré aujourd’hui comme un
Classique par l’institution, va comme suit:
Pamphlet cinématographique réalisé par Gilles
Groulx à un moment de èvre populaire
exceptionnelle au Québec, quelques mois
après le front commun des trois principaux
syndicats québécois les plus importants (CSN,
FTQ, CEQ) face au gouvernement québécois.
Œuvre personnelle et militante d’un cinéaste
québécois engagé, sa philosophie s’oppose
à la «société de consommation» perçue
comme la suprême incarnation du mal.
Si l’on s’adonne au jeu des antonymes sur
un segment de la description qui nous est
offert, nous aurions à peu près ceci: Œuvre
impersonnelle et étatique d’un cinéaste objectif.
Une série de déplacements—du social vers le
personnel, d’une idéologie vers une philosophie,
du capitalisme vers la société de consommation—
vient suggérer que le lm serait davantage
tributaire d’une philosophie personnelle de la
société de consommation que d’une critique
sociale de l’idéologie capitaliste. Que la censure
du lm—qui n’est bien sûr pas mentionnée ici—
se poursuive dans sa description—et peu importe
ici les (bonnes) intentions du rédacteur—est
révélateur de ce qui demeure difcile à encadrer
discursivement quand on est en présence d’un
lm comme celui-ci, dont les préoccupations
se sont tellement éloignées de celles de notre
présent, ou plutôt, que ce dernier aurait tellement
éloignées de lui-même. On touche ici aux
procédures d’identication et de nomination
des objets du patrimoine qui déterminent ce
que Heinich appelle leur «signicabilité» ou
«interprétabilité». En parlant des lms avec le
vocabulaire du présent et son idéologie ambiante,
l’action patrimoniale opère, souvent bien
malgré elle, un recodage culturel des questions
politiques portées par les lms. Dans ce registre
herméneutique fortement culturalisant, le sens
historique des lms passe trop souvent à la
trappe. L’écart est anachronique dans la mesure
où les temps se confondent et, par le fait même,
les idéologies ou sensibilités d’époque. Si l’on
ne peut toujours éviter de parler du passé avec
le vocabulaire de son temps, on peut regretter
que la mise en valeur des lms anciens occulte
trop souvent leur sens historique—que ce dernier
loge dans la forme de leur expression comme
dans celle de leur contenu—affaiblissant par là,
comme c’est le cas avec les lms de Gilles Groulx,
l’énergie critique et émancipatrice qui les traverse.
19 • ISSUE 6 - 1, 2015 • IMAGINATIONS
MICHÈLE GARNEAU
L’activation de la valeur historique pose des
questions cruciales à la réception patrimoniale
documentaire, comme par exemple celle du jeu
entre coupure et continuité: insiste-t-on sur la
coupure entre nous au présent et eux dans le
passé, ou bien sur une continuité? On l’a souvent
relevé: le discours patrimonial actuel dilue
les ruptures temporelles séparant les époques
historiques (voir le texte de James Cisneros dans
le présent numéro). La perspective temporelle
patrimoniale la plus répandue est d’établir une
continuité. Il s’agit d’aller chercher l’objet dans le
passé (même très récent) pour l’installer dans le
présent et établir une continuité entre les deux.
On peut se demander ce qu’il y a aurait de si
périlleux aujourd’hui à prendre davantage en
compte les questions politiques et économiques
dont sont pourtant porteurs un grand nombre
de lms des décennies soixante et soixante-
dix. Il est vrai qu’elles touchent plus souvent
qu’autrement à des éléments de vulnérabilité de
l’identité canadienne et qu’une des tendances
actuelles de l’action patrimoniale est d’assurer
la «recollection d’une identité menacée»
(Choay 182). À cet égard, on remarque que les
problèmes des Autochtones du Canada, qui
refont surface régulièrement dans l’actualité
politique canadienne, ne donnent pas vraiment
l’occasion d’actualiser des documentaires anciens
sur la question. Sans doute parce qu’un tel geste
donnerait l’impression que la cause autochtone
n’avance pas, qu’elle demeure une question non
réglée, malgré les bienveillantes politiques du lm
à l’égard de cette portion à part de la population
multiculturelle canadienne. On pourrait parler, à
cet égard, d’occasions manquées, ou prudemment
contournées, d’actualisation. Tout en demeurant
plus acceptables que la critique de son système
économique, les litiges répétés entourant les
revendications politico-constitutionnelles des
peuples canadiens, et plus particulièrement
celles émanant des peuples autochtones, font
l’objet d’un grand nombre de lms réalisés par
des Blancs ou des Autochtones. Point sensible
de l’identité étatique canadienne, la mémoire
lmique autochtone a donné lieu à un travail
minutieux de sélection et de mise en valeur (voir
le texte consacré au site Visions autochtones dans
ce numéro). Et pourtant, les lms sont nombreux
qui montrent un peuple qui manque même s’il est
bien visible et qu’on encourage cette visibilité par
la patrimonialisation. Ces derniers viendraient
plutôt démontrer qu’un peuple politique n’est pas
exactement la même chose que la somme d’une
population, mais une «forme de symbolisation
toujours litigieuse» (Rancière 2004, 152-153).
En réactivant les enjeux politiques à propos de
questions non réglées, d’injustices non réparées,
ce que nous pouvons voir dans un grand nombre
de ces lms est bien le principe de continuité
de l’État en matière d’oppression historique.
«Toute politique, suggère encore Rancière,
crée une autre scène que celle du découpage
gouvernemental des réalités et des populations»
(2009, 179). Dans ces lms, la scène politico-
constitutionnelle, objet de critique politique, se
répète de décennie en décennie inlassablement,
ce que vient bien illustrer L’art de tourner en
rond réalisé par Maurice Bulbulian (1988).
Absente pourtant des discours de mise en valeur,
cette continuité historique commence pourtant
à peser lourd dans le temps long de l’histoire
canadienne. Comme si une articulation faisait
défaut entre la mémoire patrimoniale qui célèbre
son unité dans la diversité et celles émanant de
lms qui se sont chargés d’exposer l’absence
immémoriale de leur peuple, et ce, par la scène
répétée d’un statu quo politico-institutionnel.
Conclusion: une exemplarité
politically correct
Certes, toute mémoire particulière ne peut
prétendre à la dimension patrimoniale et ce n’est
pas de la somme des mémoires particulières
que se forme la mémoire patrimoniale. L’écart
est donc inévitable, même s’il faut s’efforcer
de le réduire. C’est sur ce constat, inspiré de
celui de Béghain, que nous aimerions conclure
cette réexion dans la mesure où il aura
été à l’origine de notre propre réexion.
La patrimonalisation, […] doit offrir une
occasion de lucidité par une approche critique
de l’objet concerné, appréhendé dans son
historicité de façon à réduire l’écart qui
existe souvent entre mémoire collective et
patrimoine du fait que l’une porte sur un
vécu et que l’autre est une construction
pour l’avenir qui ne peut se constituer
dans la durée que par un apport critique.
Il ne faut toutefois pas avoir une approche
exclusivement négative de cet écart. En effet,
il garantit aussi la conduite démocratique
du processus de patrimonialisation. (119)
C’est bien ce que tente l’institution dans la
valorisation de son patrimoine, et c’est bien «Ce
que l’on attend de l’État, écrit encore Béghain
[…]: qu’il procède à la sélection des mémoires
par un ensemble tel que le corps social s’y
reconnaisse dans sa diversité et dans son unité»
(178). Mais cette «conduite démocratique
du processus» n’en a pas moins son point
d’achoppement, comme toute tentative de ce
genre et, à cet égard, l’on pourrait parler d’une
mémoire patrimoniale qui se fabrique de façon
plus ou moins articialiste (Léniaud 178). Ce
que l’on peut observer sur ONF.ca n’est donc
pas spécique à la manière «canadienne» de
patrimonialiser et se retrouve aussi ailleurs,
dans d’autres contextes de patrimonialisation.
La plupart des spécialistes insistent sur sa
dimension fortement consensuelle. La démarche
DOI: 10.17742/IMAGE.ONF.6-1.2
• ISSUE 6-1, 2015 • 20IMAGINATIONS
LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
patrimoniale consisterait surtout à rassembler
autour de gestes relevant de l’apaisement des
conits, de la réconciliation nationale, de la
cohésion sociale. Elle se caractériserait par
une dénition et une xation des identités
et des légitimités politiques, la production
d’une unité du corps social et, en ce sens,
serait une gure du conservatisme culturel.
Davallon avance que la «notion de patrimoine
est une notion fondamentalement piège.
Puisque tout le monde est d’accord sur ce
qui fait patrimoine; il y a effectivement un
consensus, et c’est une des caractéristiques du
patrimoine que de produire du consensus»
(«Du patrimoine à la patrimonialisation»).
En assignant au lm toutes sortes de signes le
plus souvent positifs, la mise en valeur produit
une relecture et des recontextualisations, en
dénitive, «politiquement correctes» de son
Fonds. La gure de la division, au cœur de
tant de lms produits, semble proscrite dans
les discours de mise en valeur. Tout au plus
parle-t-on de «controverse autour de…»
sans prendre la peine de spécier davantage. À
cet égard, la mémoire patrimoniale onéenne
propose une image du Canada plutôt conviviale
et rassembleuse, la déchargeant du poids et
des symboles de la division. On le sait: dans
une perspective patrimoniale, le rapport au
passé et sa ré-appropriation (ici un passé
cinématographié) est porté par des intérêts qui
ne sont pas ceux de la connaissance, mais de
l’exemple ou de l’identité. Mais faut-il pour
autant exonérer ce dernier de tout blâme
quand les lms sont là—ou devraient être là
davantage—pour nous inviter à une meilleure
connaissance et compréhension de l’histoire? Si
donc l’institution du patrimoine, comme on le
répète, c’est l’institution d’un rapport au passé,
tout se joue dans la dose d’exemplarité qu’on lui
injectera à partir des lms. Que serait l’envers
de cette exemplarité du passé? En paraphrasant
Brossat, on répondra: toutes les aspérités de
l’histoire, les espérances déçues, les bifurcations
à peine esquissées, les sécessions étouffées dans
l’œuf, les mouvements de fuite imperceptibles.
Il en va de même avec le registre de l’identité.
Si un droit à l’identité peut s’exercer, droit
fortement encouragé par la politique identitaire
canadienne—et qu’un grand nombre de lms
illustrent depuis plus de quarante ans—«c’est
à la condition de ne pas porter préjudice à
l’unité du corps social» (Léniaud 176).
Françoise Choay a sans doute raison
de parler d’une fonction défensive de la
patrimonialisation: «Suggérer un patrimoine,
écrit-elle, renverrait donc aux traditions qui
fondentl’ unicité des lieux et des sociétés. Dans
ce cadre, le patrimoine aurait ainsi perdu sa
fonction constructive au profit d’une fonction
défensive qui assurerait la recollection d’une
identité menacée» (182). Force est d’admettre
que sur ONF.ca, la patrimonialisation s’effectue
sur un mode apaisé, conciliant, rassembleur, et
parfois même, bon enfant. Les effets d’une telle
modalité affective sont bien sûr dans l’escamotage
des conits
7
et des différends politiques, ou
encore, dans l’allègement de la mauvaise
conscience. Envisager une patrimonialisation
plus constructive pourrait consister à montrer
comment les lms permettent de faire ressortir
un jeu complexe de sensibilités à l’égard du
passé cinématographié canadien, et englobant,
sans frilosité, de nombreux positionnements
idéologiques. Mais l’expression même de
«positionnements idéologiques» fait grincer
les dents aujourd’hui, ne va plus de soi et, pour
beaucoup, serait certainement considérée comme
une expression anachronique… Dans la mesure
où les conits entre plusieurs congurations du
commun sont le lot d’une démocratie ouverte et
pluraliste, une patrimonialisation qui permettrait
une redénition conictuelle de la démocratie
canadienne par les images et grâce à elles, n’est
peut-être pas un si mauvais projet. Après tout,
n’auraient-elles pas droit, elles aussi, à une
meilleure reconnaissance de leur identité?
Ouvrages cités
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Paris: Presses de Sciences Po, 2012. Imprimé.
Brossat, Alain. Le grand dégoût culturel.
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• ISSUE 6-1, 2015 • 22IMAGINATIONS
LA MISE EN PATRIMOINE SUR ONF.CA
(Endnotes)
1. Le terme de «gouvernementalité», qui
vient de Michel Foucault, a été repris par
Zoé Druick dans son ouvrage Projecting Ca-
nada: Government Policy and Documen-
tary Films at the National Film Board.
2. Pour aborder ce corpus de remake, Marion
Froger propose de parler plutôt de «gestes de
liation», qu’elle oppose au «processus de la
patrimonialisation», la frontière entre les deux
modalités d’appropriation faisant ici l’objet
d’une différence très marquée. Le corpus de
ces suites documentaire est assez substantiel et
justie qu’on s’y penche avec attention: À Saint
Henri, le 26 août (Shannon Walsh, 2011), suite À
Saint-Henri, le 5 septembre (Coll.; 1962); Éloge
du Chiac-part 2 (Marie Cadieux, 2010), suite à
Éloge du chiac (Michel Brault, 1969); L’âge des
passions (André Melançon, 2007), suite à Les
vrais perdants (André Melançon, 1987); Le plan
(Isabelle Longtin, 2011), suite à Les habitations
Jeanne-Mance (Eugène Boyko, 1964); Wow
2 (Jean-Philippe Duval, 2001), suite au Wow
(Claude Jutra, 1969); Au pays des colons
(Denys Desjardins, 2007), suite au cycle abitibien
de Pierre Perrault. Il faudrait aussi citer des
expériences plus singulières de réappropriation
du patrimoine comme La mémoire des anges
(Luc Bourdon, 2008), lm qui fait l’objet d’un
texte dans le présent numéro. Voir référence
complète dans les ouvrages cités en n d’article.
3. Il s’agit de Maurice Blackburn, Manon
Barbeau, Luc Bourdon, Nicolas Renaud,
Douglas Roche, Denys Desjardins,
Thomas Waugh, Donald McWilliams.
4. Cette transmission d’un savoir-faire
a d’ailleurs fait l’objet d’une récente
exposition muséale de l’ONF: «L’ONF
s’anime au Musée de la civilisation». Voir
le billet du blogue de l’ONF (Perreault).
5. Voir les deux études consacrées à des thèmes
de la diversité culturelle dans ce numéro: celui de
Christine Albert sur les Droits de la personne et
celui de Nina Barada sur la diversité culturelle.
6. Nous avons déjà traité cette question ailleurs
dans un ouvrage collectif consacré aux questions
du multiculturalisme canadien. Voir Michèle
Garneau. «La culture sous condition du poli-
tique à l’Ofce national du lm du Canada».
Multiculturalisme et diversité culturelle dans
les médias au Canada et au Québec. Dir. Hans-
Jürgen Lüsebrink and Christoph Vatters. Würz-
burg: Königshausen & Neumann, 2013. 35–50.
7. Mais les conits sur ONF.ca, sont «interna-
tionaux», et non pas canadiens. Sur la page d’ac-
cueil, à l’onglet «À propos», on peut lire: «Les
lms qui composent la collection de l’ONF […]
prennent position sur des enjeux mondiaux im-
portants pour les Canadiens et les Canadiennes:
l’environnement, les Droits de la personne, les
conits internationaux, les arts et plus encore».
MICHÈLE GARNEAU, UNIVERSITÉ
DE MONTRÉAL
Notice biographique
Michèle Garneau est professeure à l’université
de Montréal au département d’histoire de l’art
et d’études cinématographiques. Elle mène
actuellement une recherche sur L’exemplarité
documentaire: modalités et enjeux de
patrimonialisation à l’Ofce national du lm
(CRSH, 2012-2015). Elle a co-dirigé plusieurs
ouvrages collectifs sur le cinéma documentaire et
les médias (Traversés de Pierre Perrault, Québec,
Éditions Fides, 2009: Enjeux interculturels des
médias, Altérités, transferts et violences, Ottawa,
Presses de l’université d’Ottawa, 2011; «La
Nouvelle Vague et le cinéma direct: rencontres
France/Québec» Nouvelles vues, Revue sur les
pratiques et les théories du cinéma au Québec,
No 14, Hiver 2012-2013. [<nouvellesvues.ulaval.
ca>]). Ses recherches actuelles questionnent
les conditions de possibilité d’une éthique
des vertus par le cinéma documentaire.
Bio
Michèle Garneau teaches in the Department of
Art History and Film Studies at the University of
Montreal. She is completing a research project on
Documentary Exemplarity: the Modalities and
Stakes of Heritage at the National Film Board
(SSHRC, 2012-2015). She has co-edited several
volumes on documentary lm and the media
(Traversés de Pierre Perrault, Québec, Éditions
Fides, 2009; Enjeux interculturels des médias,
Altérités, transferts et violences, Ottawa, Presses
de l’université d’Ottawa, 2011; “La Nouvelle
Vague et le cinéma direct: rencontres France/
Québec” Nouvelles vues, Revue sur les pratiques
et les théories du cinéma au Québec, No 14,
Hiver 2012-2013. [<nouvellesvues.ulaval.ca>]).
Her current research asks how documentary
cinema might provide the conditions of
possibility for an ethics of the virtues.