Mettre à contribution les sciences et les technologies pour le développement de la société, en particulier celui des groupes sociaux les plus vulnérables. C’est ainsi que peut se résumer en quelques mots le mouvement initié en Argentine au début des années 2000 en faveur de sciences et de technologies pour l’inclusion sociale. A la confluence d’un interventionnisme fort de l’Etat et de l’engagement d’agents des institutions publiques de recherche et développement, une tentative originale de rapprochement entre sciences et sociétés a ainsi vu le jour dans un pays encore convalescent de la crise politique et économique qui l’a secoué en 2001. Si divers types de publics vulnérables ont été visés par ces politiques, l’un d’entre eux s’est distingué par la précocité et la densité des initiatives mises en place : l’agriculture familiale. Cette expression, qui désigne les petits producteurs vivant principalement du travail fourni sur leur exploitation agricole, a notamment fait l’objet de la création d’un Centre de Recherche pour la Petite Agriculture Familiale au sein de l’INTA, l’Institut national argentin de recherche et développement agricole.
Ce nouveau partage du monde au sein des politiques et des organisations technoscientifiques suscite des interrogations à même de nourrir une sociologie des sciences et des techniques attentive à leurs ancrages politiques et moraux. Qu’est-ce qu’une science pour les plus vulnérables ? Sur quels collectifs, quelles pratiques, quels positions épistémiques repose-t- elle ? Quels sont les ressorts et les instruments de l’action publique pour orienter les activités technoscientifiques vers la résolution de grands défis sociétaux ? En suivant le développement en Argentine d’une recherche agronomique pour l’agriculture familiale, cette recherche vise à proposer une contribution à l’étude des relations entre sciences, technologies et action publique.
Cette contribution passe plus précisément par la proposition d’un cadre d’analyse permettant de mettre en lumière l’importance des mécanismes de démarcation (boundary-work) dans la conduite des activités scientifiques et techniques, et dans l’émergence de nouveaux imaginaires sociotechniques. Ces derniers sont entendus, au sens de Jasanoff et Kim, comme des visions stabilisées de futurs souhaitables pour des espaces sociaux tels qu’une Nation ou une organisation, et atteignables par le développement des sciences et technologies. Si cette approche considère les activités technoscientifiques et les ordres macrosociaux comme inextricablement liés, nous montrons comment l’émergence d’imaginaires, ou de projets sociotechniques alternatifs, procède d’une volonté d’émancipation systématique vis-à-vis des imaginaires et des agencements en place ou passés. Ou en d’autres termes, que si science et politique se font et évoluent ensemble, sont le fruit d’une coproduction, c’est notamment en défaisant et en contestant d’autres façons de faire politique et de faire science. L’agriculture familiale émerge ainsi par exemple, dans le référentiel politique des gouvernements péronistes défendant entre 2003 et 2015 l’existence d’un Etat fort et planificateur, comme une alternative à un modèle agro-exportateur basé sur la production intensive de commodities comme le soja, ancré dans une économie de marché et un libéralisme globalisés. Les recherches conduites au sein des collectifs de recherche dédiés à l’agriculture familiale sont dans le même esprit pensées comme une alternative à un modèle scientifique internationalisé, tourné vers l’excellence académique, compartimenté en spécialités disciplinaires, et opposant le plus souvent science et action.
A partir de l’enquête de terrain, nous identifions dès lors trois dimensions du travail de démarcation conduit par les acteurs pour installer ce nouveau public et cette nouvelle façon de conduire les activités technoscientifiques. La première relève de l’épaisseur historique et temporelle du travail de démarcation, rendue particulièrement visible dans un pays comme l’Argentine, marqué par une instabilité politique et économique chronique. Si en effet la construction d’un nouvel imaginaire relève de la définition d’un futur souhaitable, nous avons mis en évidence l’intense activité critique à laquelle se livrent les acteurs, vis-à-vis de périodes plus ou moins récentes de l’histoire nationale, et de leur conception des sciences et des technologies. Les politiques néolibérales des années 1990, la dictature militaire (1976- 1983), ou encore la colonisation européenne du pays, sont ainsi dénoncées pour les dommages qu’elles auraient infligés à certaines couches de la société, et pour le type de savoirs ou de technologies qu’elles auraient privilégiés. C’est dans cet esprit que le Congrès Argentin a par exemple voté en 2015 une loi plaçant les technosciences pour l’agriculture familiale entre un futur souhaitable et un passé à conjurer : la « Loi de Réparation Historique de l’Agriculture Familiale pour la Construction d’une Nouvelle Ruralité ».
La deuxième dimension de ces processus de démarcation renvoie au traitement catégoriel qui a été fait de l’agriculture familiale au sein de l’action publique et des institutions de recherche. Plutôt que par le déploiement de programmes transversaux, la mise à l’agenda de ce nouveau public est en effet passée par le développement d’institutions à part – Secrétariat d’Etat, Centres de recherche, organisme de contrôle sanitaire, etc. – au sein des institutions existantes. Dans la lignée des travaux sociologiques analysant les activités de catégorisation, insistant sur leur caractère dual entre regroupement et séparation, nous avons mis en évidence l’engagement des acteurs dans la définition de nouvelles frontières au sein des organisations et dans leurs activités professionnelles. Alors que l’objectif des initiatives engagées est de favoriser l’inclusion de publics vulnérables comme les agriculteurs familiaux, nous montrons que c’est paradoxalement une séparation et une démarcation des institutions et collectifs appelés à œuvrer à leur service qui ont été actées.
La troisième dimension renvoie enfin aux processus de démarcation qui animent les sphères académiques, dès lors qu’il s’agit de différencier les activités scientifiques des activités non- scientifiques (T. Gieryn), ou encore les sciences fondamentales des sciences appliquées (J. Calvert). Nous montrons en effet qu’avec l’émergence de la catégorie d’agriculture familiale, ce sont les relations parfois conflictuelles entre activités de recherche et de développement qui ont trouvé un espace renouvelé d’expression au sein de la recherche agronomique. Plus précisément, alors que l’agriculture familiale était jusqu’alors abordée principalement par les métiers du développement, l’essor d’une science qui lui serait dédiée a consisté à faire une place à ces derniers dans le monde de la production des connaissances scientifiques. Une place fondée cependant sur la défense d’une science à part, conduite de façon alternative à celle pratiquée au sein des laboratoires traditionnels, contestant par exemple les frontières existantes entre disciplines, entre recherche et développement, ou plus largement entre science et société.
Ces processus de démarcation et de déconstruction des ordres existants génèrent des controverses et des résistances auprès des acteurs qui voient leurs pratiques ou leurs positions contestées. En suivant le positionnement des scientifiques « traditionnels » mis en cause par ces dynamiques, nous mettons en évidence le faible effet d’entrainement que génère ce projet de sciences pour l’inclusion sociale au sein des institutions de recherche agronomique, au- delà des cercles professionnels du développement et de la vulgarisation. Alors que les formes contemporaines de gouvernement des technosciences privilégient l’énoncé de grands défis sociétaux pour renforcer l’impact des activités scientifiques, nous questionnons donc la capacité de ces instruments à orienter les pratiques des chercheurs, et plus spécifiquement et à renouveler des débats déjà anciens sur la séparation entre recherche et développement. Cette recherche contribue ainsi plus largement à éclairer les transformations actuelles des agencements entre les agendas politiques et scientifiques, et la façon dont celles-ci participent d’une reconfiguration des collectifs, des activités et des identités professionnelles au sein du champ scientifique et technique.