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IDENTITES MUSICALES INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES EN IRLANDE

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Abstract

La musique en Irlande est de plus en plus fréquemment considérée comme l’une des principales industries de l’île. Mais certains désaccords sur les questions de droits d'auteurs sont au cœur des bouleversements qui agitent aujourd'hui l'ensemble des nations industrialisées, et cela dans de multiples domaines. En d'autres termes, la musique peut ici être considérée comme l'un des meilleurs révélateurs des évolutions d'une société. Ces problèmes de droits d’auteur constituent également un exemple passionnant des conflits contemporains entre l’individu et la société qui le génère, et l’histoire de leur développement reflète l’évolution du droit de l’individu dans les sociétés occidentales.
1
IDENTITES MUSICALES
INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES EN IRLANDE
© Erick Falc’her-Poyroux 2006
L’une des idées les plus répandues dans les milieux musicaux professionnels irlandais
depuis une dizaine d'années, et l'irruption de ce qu'il est convenu d'appeler le "Tigre
Celtique", consiste à considérer la musique en Irlande comme l’une des principales
industries de l’île, tant les groupes célèbres qui en sont originaires sont nombreux.
Pour mémoire, ce fameux "Tigre Celtique" représente ce passage du statut de
"mendiant de l'Europe" dont l'Irlande souffrait encore au début des années 1990, au nouveau
statut de champion économique européen, avec un taux de croissance de 10% de 1996 à
2000, un chômage passant de 20% à 5% entre 1985 et 2000, ou encore un PNB par
habitant supérieur à celui de l'Allemagne.
Ce bond en avant est généralement expliqué par des facteurs économiques, en
particulier l'aide structurelle européenne et la mise en place de nouvelles législations
favorables aux entreprises. Mais les causes sont en réalité bien plus nombreuses qu'il n'y
paraît, et tiennent en grande partie à des facteurs sociaux et culturels comme la qualité du
système éducatif, la stabilité retrouvée du Nord de l'île, ou encore une identité culturelle plus
marquée (ou plus précisément démarquée du Royaume-Uni) dans ce que nous appelons
aujourd'hui "l'espace marchand international". C'est en résumé ce que les anglophones
interprètent par l'expression imagée "putting a country on the map", mettre un pays sur la
carte.
A cet égard, il est notoire que la littérature fut, durant majeure partie du XXe siècle, le
principal atout de l'Irlande en terme de reconnaissance culturelle, avec 4 prix Nobel de
littérature entre 1921 et 1995 (W.B. Yeats, George Bernard Shaw, Samuel Becket & Seamus
Heaney) et de nombreux autres écrivains célèbres (James Joyce, Oscar Wilde, …).
Mais depuis les années 1970, l'Irlande regorge plus particulièrement de talents
musicaux reconnus dans le monde entier : il nous suffira ici de citer les noms de U2, des
Corrs, Enya, Van Morrison, Rory Gallagher, Thin Lizzy, The Undertones, Bob Geldof, Sinéad
O’Connor, Clannad, Hot House Flowers, The Cranberries, Hot House Flowers et bien
d’autres.
C’est ainsi qu’est née en Irlande dans les années 1990, sous l’impulsion de Eoin
Holmes, l’idée d’une campagne visant à intensifier l’aide et le soutien de l’Etat à la musique,
relayée par certains médias tel que le journal Hot Press. Cette campagne était simplement
intitulée Jobs in Music :
Il ne fait absolument aucun doute que des emplois supplémentaires et des ri-
chesses peuvent être créés dans le domaine de la musique en Irlande. Au risque de
2
nous répéter, la musique est l’une des grandes ressources naturelles de ce pays.
L’Afrique du Sud a ses diamants, le Moyen Orient son pétrole, la France sa cuisine -
nous avons notre musique (...). De grandes choses ont été accomplies sans la
moindre stratégie gouvernementale. Il reste encore beaucoup à faire.
1
Reformulé par le très officiel Conseil des Arts, la proposition deviendra quelque temps
plus tard :
Un deuxième problème et une nouvelle tendance de la politique culturelle,
récemment identifié comme apport au courant principal et résultant des évolutions
en matières économiques au sein des pays industrialisés, a été défini comme la
politique culturelle ‘de contribution’ (...). Ceci implique de tirer profit de projets et
d’investissements culturels afin d’atteindre des buts dans des domaines autres que
culturels. De tels buts peuvent concerner l’investissement et le profit, le
développement du tourisme, la création d’emplois, ou la rénovation urbaine, et leur
contribution réside dans la présentation d’une culture ou d’un projet culturel
considéré comme un moyen et non comme une fin en soi.
2
L’organisation Music Network fut ainsi fondée en 1986 par le Arts Council (le Conseil
des Arts de la République d'Irlande) afin de développer, plus particulièrement hors de Dublin,
l’accès à toutes les musiques, pour tous. Music Network constitue aujourd’hui une entité
indépendante quasi unique dans le monde l'exception de la Suède et de la Norvège en
Europe
3
) et promeut les artistes irlandais contemporains en encourageant les initiatives
locales.
La musique pop-rock s’est également vue attribuer dès 1992 une organisation qui lui
est entièrement consacrée, nommée Music Base, et qui joue le rôle précédemment rempli
par un représentant officiel du Arts Council (le Conseil des Arts de la République d'Irlande)
dans les années quatre-vingt.
La musique traditionnelle, pour sa part, fut un temps ignorée par ce mouvement, avant
d'y trouver naturellement sa place. Incluse dans cette vaste conquête du marché mondial,
elle participe aujourd'hui au développement de l’image d’une Irlande culturelle fidèle à sa
grande tradition de “pépinières d’artistes”.
En résumé, et quel que soit le type de musique, l'objectif depuis une dizaine d'années
est bien d’améliorer sensiblement la balance commerciale grâce à cet atout culturel
indéniable.
Pourtant, ces deux mondes musicaux, traditionnels et rock-pop, sont séparés par un
fossé immense, qui peut se résumer en deux mots "droits d'auteurs", sur lesquels nous
allons nous pencher à présent.
1
Niall CRUMLISH, “ Industry Special : Irish Music - The Blueprint ”, Hot Press, Vol. 17, N° 16, 25
août 1993, p. 43.
2
COLLECTIF, The Public and the Arts - A Survey in Behaviour and Attitudes in Ireland, op. cit.,
1994, p. 12.
3
L’un des thèmes récurrents en ce début de vingt-et-unième siècle concerne ce qu’il est
convenu d’appeler la "mondialisation" des échanges économiques et culturels. Une telle
globalisation existe en réalité depuis fort longtemps à de très nombreux égards, et les
preuves d’échanges entre peuples sont légion depuis au moins l'Antiquité.
En revanche, ce qui apparaît comme une véritable nouveauté concerne la
mondialisation du droit, les sujets de débats et de polémiques étant dans la plupart des cas
communs à tous les pays occidentaux, voire à la planète dans son ensemble.
L’écologie fait ainsi partie de ces épineux problèmes, tout comme la gestion des
ressources maritimes, les problèmes liés à l’énergie nucléaire et, plus récemment, la gestion
des droits d’auteur à l’échelle planétaire et la mise en place du réseau Internet, dans un
contexte d’Etats séparés par des législations fort disparates. Ce dernier exemple est de ce
point de vue particulièrement éclairant sur le problème nouveau en matière de propriété
artistique et intellectuelle et, pour ce qui nous concerne plus particulièrement, en matière
d'identité.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle en Europe, la majorité des musiciens pouvant espérer une
rétribution devait compter sur une protection aristocratique.
La première véritable législation en la matière fut votée en Angleterre en 1709 par la
Chambre des Communes sous le nom de Statute of Anne, qui reconnaissait certains droits
aux auteurs littéraires et établissait une protection de 28 ans à partir de la date de
publication.
La Norvège et le Danemark, en 1741, puis l’Espagne en 1762, se préoccupèrent
également très tôt de ces questions. La France suivit en 1791 et 1793, lorsque l’assemblée
constituante vota un texte s’inspirant de la loi anglaise. En 1790 les Etats-Unis adoptèrent
une législation fédérale couvrant les livres et les cartes, également sur le modèle anglais, qui
fut étendue plus tard à la musique, aux photographies, à la peinture et aux statues.
Mais il fallut attendre la fin du XIX siècle pour voir une première collaboration entre les
différents Etats déjà dotés d’une législation, c’est la Convention de Berne (1886). Quelques
articles seulement concernent la musique
4
, celle-ci n’étant prise en compte qu’à partir du
début du XXe siècle.
3
Pour la Suède www.rikskonserter.se et pour la Norvège : www.rikskonsertene.no/. L'Australie
dispose également d'une organisation relativement similaire, Musica Viva : www.mva.org.au
4
Il s’agit des articles 2 (paragraphes 1 et 3) et 11 (paragraphe 1), ainsi que de l’appendice III
(paragraphe 3). Voir le site Internet de l’Université de Cornell, aux Etats-Unis :
http://www.law.cornell.edu/treaties/berne/overview.html
4
La plupart des organismes de gestion des droits d’auteur dans les pays occidentaux
apparurent ainsi au cours du XIXe siècle
5
. Depuis cette période, les artistes ont donc pris
l’habitude de se considérer dans leurs pays respectifs comme propriétaires de leurs oeuvres.
Il est surprenant, mais éclairant, de constater qu'il fallut attendre la fin du XXe siècle
pour voir émerger une organisation spécifiquement irlandaise chargée de la gestion des
droits d’auteur. L’Irish Music Rights Organisation (IMRO) fut fondée en 1989 et a convaincu
bon nombre d'auteurs-compositeurs irlandais, précédemment protégés par la PRS
britannique, de la rejoindre.
Lorsque surgit ce problème des droits d’auteur, on retrouve donc sensiblement le même
raisonnement réceptif aux arguments avant tout économiques que celui proposé dans le
journal Hot Press a l'occasion du lancement de la campagne Jobs in Music en 1991 : ce
raisonnement à par ailleurs tendance à mettre en relief une opposition de point de vue entre
2 mondes, la musique pop-rock et la musique traditionnelle, autrement dit une opposition
entre une vision collective de l'identité musicale, et une identité individuelle du fait musical,
née des bouleversements technologiques et sociaux du XXe siècle.
Notre point de vue ici s'articule donc essentiellement autour de l'idée selon laquelle les
désaccords qui suivirent cette mutation en Irlande, pour l'essentiel entre les tenants et les
adversaires des droits d'auteurs, sont au cœur des bouleversements qui agitent aujourd'hui
l'ensemble des nations industrialisées, et cela dans de multiples domaines. En d'autres
termes, la musique peut ici être considérée comme l'un des meilleurs révélateurs des
évolutions d'une société.
Ces problèmes de droits d’auteur constituent un exemple passionnant des conflits
contemporains entre l’individu et la société qui le génère, et l’histoire de leur développement
reflète l’évolution du droit de l’individu dans les sociétés occidentales.
En effet, la musique populaire (la "folk music" au sens de l'International Folk Music
Council
6
), parfois appelée "musique traditionnelle", n’a fondamentalement pas de
propriétaire, c’est-à-dire pas d’auteur au sens économique du terme, contrairement aux
5
C'est le cas par exemple de la SACEM en France, née en 1851. Aux U.S.A., c’est la
Bibliothèque du Congrès Américain (Library of Congress) qui gère l’ensemble des droits d’auteurs des
oeuvres écrites, enregistrées, filmées, etc. depuis 1870.
6
“ Folk Music is the product of a musical tradition that has been evolved through the process of
oral transmission. The factors that shape the tradition are : (i) continuity that links the present with the
past; (ii) variation which springs from the creative impulse of the individual or the group; and (iii)
selection by the community which determines the form or forms in which the music survives. (...) The
term does not cover composed popular music that has been taken over ready-made by a community
and remains unchanged, for it is the re-fashioning and the re-creation of the music by the community
that gives it its folk character ”. Définition fixée lors de son congrès de São Paulo et publiée dans le
Journal of the IFMC, vii, 1955, p. 23
5
musiques pop, rock, jazz, etc. Comment en effet imaginer que dans l’esprit des musiciens
traditionnels un air ou une mélodie puisse être le bien d’un seul individu.
Peu de gens savent, à titre d’exemple, que la célèbre mélodie du film Barry Lyndon
intitulée “Mná na hÉireann” est, sur la base d’un poème gaélique du XVIIIe siècle, l’œuvre de
Seán Ó Riada
7
. Une proportion plus importante de musiciens le sait, mais ils la considèrent
néanmoins comme partie intégrante du patrimoine traditionnel et la jouent sans avoir
l’impression de léser quiconque. C’est ainsi que le groupe pop anglais The Christians a
repris cette mélodie dans son album "Colours" en 1990 sous le nom de “ Words”, considérée
pour l’administration internationale comme "trad. arr. H. Priestman" (Les termes Trad Arr.
indique que les arrangements sont de Henry Priestman, qui est donc rémunéré en tant
qu'auteur de cet arrangement).
Les exemples sont ainsi nombreux d’artistes étrangers à la musique traditionnelle
apposant leur nom sur un air dont l’auteur est anonyme ou disparu depuis longtemps, voire
sur une mélodie populaire anonyme.
A l’inverse, les musiciens traditionnels irlandais ont une tendance très marquée à citer
leurs sources lorsqu’ils interprètent une chanson ou une mélodie sur scène ou sur disque,
rendant ainsi hommage à la continuité de la transmission par un simple “ I learnt this song
from the singing of ... ou par un “ I learnt this tune from the playing of ... (‘j’ai appris cette
chanson / cet air par l’intermédiaire de ...’). Si l'individu est ici mis en avant, c'est bien
davantage en tant que passeur de mémoire qu'en tant que propriétaire unique.
Si l'on se tourne maintenant vers l'épicentre de la transmission du savoir musical en
Irlande, à savoir la session dans les pubs, on constate que, sous l'influence d'habitudes
prises aux USA, certaines associations irlandaises tendent aujourd’hui à les considérer
comme des représentations publiques, et à ce titre font pression pour qu’elles soient taxées
en avançant l’avantage que représenteraient pour les musiciens des rétributions plus
organisées.
Une session n’est pourtant pas une représentation publique, bien au contraire. C'est un
événement collectif, un ciment social essentiel à l'identité de la communauté. Cette vérité
essentielle est ainsi résumée par le philosophe et historien des sciences René Alleau :
A la différence des sociétés modernes, les sociétés traditionnelles ne comptent que des
acteurs ; elles excluent le spectateur ainsi que l’intervalle de la réflexion critique. Aussi
rien n’est-il plus différent du théâtre que la fête, car on ne peut sans mensonge à la fois
regarder ceux qui jouent et participer vraiment à un jeu. L’expression spontanée de la
communauté traditionnelle est la fête, origine des cérémonies par lesquelles, chacun
7
The Christians, album “ Colours ”, 1990, Island-BMG, 410 455 [France : RC470]).
6
étant accordé à tous, la même unité intemporelle opère tout en chacun et réconcilie la
nature et les dieux avec l’homme.
8
Ce qui différencie le monde traditionnel du monde dit "moderne" pour ce qui nous
intéresse aujourd'hui, c'est donc la participation.
Enfin, de nouveaux problèmes liés aux développements technologiques apparaissent :
jusqu’à une période récente, seule la mélodie était considérée comme propriété intellectuelle
de l’auteur. Mais, grâce au développement dans les années quatre-vingt de synthétiseurs
permettant à chacun d’inventer de nouveaux sons, ceux-ci pourraient devenir éléments de
propriété intellectuelle, car on assiste au ‘piratage’ d’éléments sonores de chansons au
moyen des échantillonneurs. Quelques rares procès se sont déroulés autour de la propriété
du son, du “ timbre ” inventé
9
.
La question de la propriété du son n’est d’ailleurs pas le seul fait du monde de la
musique : le fabriquant de motos Harley-Davidson a perdu en 1996 un procès intenté au
constructeur japonais Honda pour plagiat du bruit typique des moteurs Harley-Davidson.
Dans ce cas également, Honda a fait valoir avec succès qu’il n’existait pas de droits d’auteur
sur les sons et les bruits. Mais jusqu'à quand ?
Autre problème similaire, la diffusion de fichiers musicaux de type “ MIDI
10
amène bon
nombre de musiciens à se demander ce que signifient légalement les termes de “ chanson ”
ou d’ “ arrangement ”. Les fichiers MIDI, qui ne sont pas des partitions mais des informations
destinées à être transmises et jouées par un synthétiseur, comportent cependant en eux-
mêmes toutes les données pour imprimer une partition, ce que la quasi-totalité des logiciels
appelés “ séquenceurs ” peut faire. Et l’on obtient alors un véritable arrangement, une
orchestration imprimée méritant tout à fait d’être considérée comme propriété intellectuelle.
Cette orientation vers une culture économiquement individualisée et visant à organiser
la rétribution d’une oeuvre encourage effectivement ce qu'on peut appeler l’ “ invention
culturelle ”, mais laisse ainsi peu de place à un système basé sur la propriété collective d’une
“ oeuvre ” musicale. Le cœur du problème aujourd’hui ne réside donc pas dans l’absence de
8
René ALLEAU, “ Tradition ”, Encyclopedia Universalis, Paris, Encyclopedia Universalis France,
1992, Tome 22, p. 827b.
9
Voir à ce propos (et pour toutes les questions concernant l’évolution du rock depuis quelques
décennies) l’excellent essai de Jeremy J. BEADLE, Will Pop Eat Itself ?, Londres, Faber & Faber,
1993, 269 p.
10
le “ MIDI ” (Musical Instrument Digital Interface) est le standard adopté en plusieurs étapes
dans les années quatre-vingt par les fabricants de synthétiseurs pour leur permettre de communiquer
entre eux. Les fichiers MIDI sont des fichiers comportant toutes les informations nécessaires à un
ordinateur (plus précisément à un type de logiciel nommé séquenceur) de jouer une mélodie en
envoyant ces données vers sa carte son (ou un véritable synthétiseur), et vers des enceintes
acoustiques. On en trouve des milliers sur Internet, librement distribués et pour tous les styles de
musique, y compris du traditionnel irlandais à foison.
7
renouvellement du fonds musical populaire, mais dans son appropriation légale par un seul
individu, ôtant ainsi à la communauté toute possibilité de se réapproprier l’œuvre, et lui ôtant
du même coup toute possibilité de consolider une unicité culturelle. Cette réappropriation
continuelle par la communauté est pourtant l’un des fondements de toute société humaine.
Avec le recul dont nous bénéficions aujourd'hui sur les technologies de fixation de la
mémoire (image, son, images animées), il apparaît clairement que l’évolution du caractère
unificateur de la musique en Irlande peut donc être perçue, ici comme ailleurs, comme une
adaptation aux contextes historiques successifs. Ainsi fut-elle soumise aux influences
respectives des différents modes de transmission, aux migrations entre l’Irlande et les pays
plus riches, puis aux apports des médias et, plus récemment encore, à ses implications
touristiques. Ce sont ces éléments qui, aujourd'hui, tendent à renforcer le caractère
individualisé de la pratique musicale en Irlande.
Nous souhaitons en premier lieu faire remarquer que tous les collecteurs de musique en
Irlande, jusqu'au début du XXe siècle, étaient protestants et se joignaient à leur manière aux
grands courants romantiques puis nationalistes. Il n’est pas besoin de pousser plus loin la
démonstration pour saisir à quel point l’identité collective, en Irlande comme ailleurs, plonge
ses racines dans le nationalisme, dont l'origine en Irlande au XVIIIe et XIXe siècles est bien
protestante.
Les enregistrements dans leur ensemble, et les disques en particulier, sont l'un des
moyens de transmission dont a bénéficié la musique irlandaise, en particulier aux USA
furent réalisés les premiers enregistrements dès le début du XXe siècle pour vendre aux
émigrés irlandais les appareils destinés à leur reproduction
11
.
Ainsi, les enregistrements mirent en évidence la contradiction inhérente à cette nouvelle
forme de transmission du savoir car, bien qu’en partie destinés à sauvegarder et à perpétuer
une tradition, les disques n’en contribuent pas moins à la fixer et, de ce fait, à la condamner
à une mort lente. Ce contraste est tout à fait représentatif des problèmes que rencontrent les
sociétés occidentales depuis le début de ce siècle face au caractère dual de la tradition :
Le XXe siècle, qui n’est plus “ l’âge de l’exploration ”, pourrait être l’âge de la dissémination. Autrefois,
il nous fallait aller très loin pour entendre la musique d’autres peuples, mais aujourd’hui il nous suffit
généralement d’aller jusqu’au plus proche magasin de disques. Et nous, “ Occidentaux ”, ne sommes
11
La même chose fut d'ailleurs faite avec les émigrés polonais, juifs, italiens, etc.
8
pas les seuls - ceci est un phénomène véritablement global. (…) Tout aujourd’hui, et pas seulement la
culture, est pris hors contexte.
12
En ce qui concerne les migrations d'Irlandais, la puissance de la diaspora irlandaise
dans le monde n'est plus à démontrer. J'ai déjà expliqué plus haut l'importance des
enregistrements réalisés aux USA dans ce contexte, mais un autre facteur doit être exposé.
L'un des éléments les plus importants des 50 dernières années dans la reconquête de la
confiance des Irlandais fut la prestation télévisée et le succès remportée par les Clancy
Brothers & Tommy Makem aux Etats-Unis en 1961
13
, date à partir de laquelle la victoire de
John F. Kennedy aux élections présidentielles rendit également tout élément irlandais digne
d’intérêt : Ed Sullivan fut le premier à inviter dans sa célèbre émission ce nouveau
phénomène irlandais dont l’autre influence prépondérante fut de relancer la production des
pulls irlandais.
Il est également important de mentionner la portée d’une telle influence sur l’élaboration
de la musique populaire américaine. On retrouve ainsi au sein de cette musique populaire
américaine du XXe siècle un très grand nombre d’airs irlandais plus ou moins modifiés et
plus ou moins reconnaissables : parmi les nombreux exemples manifestes, citons la mélodie
de “ With God on our Side ”, de Bob Dylan, directement issue du fonds musical irlandais
14
.
On peut également constater en retour que le phénomène folk américain eut un impact
considérable sur les scènes musicales anglaise et irlandaise dès la fin des années
cinquante : un jeune anglais nommé Lonnie Donegan atteignit la huitième place des hit-
parades américain et anglais en 1956 avec “ Rock Island Line ”, chanson écrite par le
musicien itinérant Hughie Leadbetter (dit Leadbelly), compagnon de route de Woody Guthrie.
C’est ce répertoire qui fut bientôt popularisé par les groupes de Skiffle anglais
15
, amorçant la
mode des folk-clubs dans lesquels bon nombre de musiciens irlandais comme Luke Kelly,
Christy Moore ou Paul Brady redécouvrirent la musique traditionnelle irlandaise par
12
“ The twentieth century, no longer the “ age of exploration ”, might be the age of dissemination.
In the past, we had to travel far and wide to hear the music of other peoples, but now most of us need
only go as far as the nearest record shop. And we in the “ West ” are not alone - this is a completely
global phenomenon. Zairians, Cubans and Australian Aboriginal peoples are well aware, like it or not,
of Western pop. Granted, taken out of context, music and other forms of culture are something quite
different. They take whole new meanings than those originally intended, but maybe it is how the
evolution proceeds. Maybe that, too, is part of our century. Everything now, not just culture, is taken
out of context ”, David BYRNE, (ex-Talking Heads) “ The Sunday Times ”, (supplément ‘Culture’), 31
juillet 1994, p. 12.
13
Date incertaine, janvier 1961, ou 5 ou 12 mars 1961 selon les sources.
14
Voir à ce propos la série télévisée de Philip KING & Donal LUNNY, Bringing It All Back Home,
Hummingbird Production pour BBC Northern Ireland & RTE, 1991, et plus spécifiquement les deux
premiers volets (“ The Wild Rovers ” et “ No Frontiers ”). La série est accompagnée de l’ouvrage de
Nuala O'CONNOR, Bringing It All Back Home, op. cit. 176 p.
9
l’intermédiaire des ballades. Grâce à cette puissante vague folk, celle-ci devint soudain aussi
intéressante, sinon plus, que le rock’n’roll.
Dans le droit fil de la citation précédente de David Byrne, un autre élément reste à
interpréter et concerne la multiplication des festivals de musiques celtiques dans le monde :
aux Etats-Unis bien entendu, et dans toutes les régions où la diaspora irlandaise est
présente, mais également en Allemagne, en Bretagne, en Scandinavie, en Pologne, etc. Si
cette abondance témoigne sans équivoque de la popularité actuelle de ces musiques, on ne
pourra s’empêcher de s’interroger sur cette tendance et d’y voir les aspects parfois
mercantiles de la mode, que les magazines internationaux s’empressent de relayer :
Pourquoi la musique celtique ? Et pourquoi maintenant ? “ Les amateurs de musique de plus de trente
ans veulent élargir leurs horizons, mais ils ne veulent pas écouter les trucs qu’ils ont entendus quand
ils étaient plus jeunes ” explique Val Azzoli, président associé des disques Atlantic, (...) qui a
récemment créé un sous-label nommé Celtic Heartbeat pour présenter les stars naissantes de
l’Irlande.
16
Mais, à bien y réfléchir, est-il plus incongru de rencontrer un festival de musiques
celtiques à Varsovie qu’un festival de jazz à Vienne ou qu’un festival de Musique Classique
occidentale au Japon ?
Malgré tout, certains Irlandais voyant leur musique franchir les frontières du pays
peuvent parfois se sentir dépossédés d’une richesse culturelle qu’ils ont eux-mêmes
contribué à créer. C’est également ce que durent ressentir certains musiciens de blues, de
jazz ou de flamenco par le passé (bien que les médias de l’époque n’aient sans doute pas
autant qu’aujourd’hui renvoyé l’image de ce succès à la source). C’est peut-être ce que
ressentent aujourd’hui certains musiciens de New York, devant la réappropriation de leur rap
par un grand nombre de jeunes citadins dans le monde, de Marseille à Moscou. Lorsque la
musique issue d’une culture sort de son univers, elle n’est plus la propriété psychologique de
la communauté qui l’a créée.
En Irlande, et jusqu’à une période récente, les évolutions proposées par les jeunes
générations restaient limitées au cadre irlandais et toutes les altérations étaient dotées d’un
sens interne : le concept de groupe musical et l’électricité étaient déjà bien intégrés dans la
société irlandaise des années soixante. Aujourd’hui partiellement privée de son cadre, la
musique irlandaise est en proie à une crise due à sa propagation sur toute la surface du
globe et à son absorption par de nombreuses cultures extérieures. Elle n’y est, bien sûr, plus
15
Le premier groupe de John Lennon et Paul McCartney, The Quarrymen, était un groupe de
Skiffle.
10
du tout dotée du même sens. Mais il conviendra peut-être d’accepter bientôt que les
musiques dites celtiques, et parmi elles la musique irlandaise, sont en passe de s’intégrer au
patrimoine culturel international.
Il serait d'ailleurs regrettable que les Irlandais, Bretons, Ecossais ou Gallois s’attribuent
la propriété exclusive des termes ‘musiques celtiques’, imitant en cela les musiciens
classiques qui ont une fâcheuse tendance à s’approprier le terme de ‘musique’, comme en
attestent les très nombreux ouvrages intitulés “ Histoire de la Musique ” ou “ Encyclopédie de
la Musique ” et qui traitent en réalité exclusivement de la musique savante occidentale.
Quoi qu'il en soit, cette nouvelle tendance à l’exportation de la musique et de la danse
irlandaises est le résultat d’un fait économique incontournable :
la marge d’action des petits Etats européens et de leurs industries audiovisuelles respectives est
effectivement restreinte. (...) Au niveau structurel, le marché des productions nationales est limité, ce
qui constitue un obstacle à la rentabilisation et à la survie des petites industries audiovisuelles.
17
Le marché irlandais étant notoirement trop petit pour faire vivre les musiciens, ceux qui
n’ont pas définitivement opté pour l’émigration doivent tirer parti de leur accès privilégié à
certains marchés, en particulier ceux des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. A titre
d’exemple, c’est aux Etats-Unis que les Chieftains se produisent durant la plus grande partie
de l’année. De manière tout à fait similaire, le seul moyen pour les artistes irlandais de vivre
de leur métier est de s’expatrier régulièrement, le plus souvent le temps d’une tournée.
La musique traditionnelle irlandaise, socialement acceptable à partir des années
cinquante sur les ondes nationales irlandaises, devenue commercialement exploitable, c’est-
à-dire exportable, dans les années quatre-vingt dix, est aujourd'hui définitivement installée
sur la scène internationale. Quelle qu’en soit l’issue, une telle évolution témoigne une
nouvelle fois du rôle capital que jouèrent les médias au XXe siècle dans la constitution d’une
image collective représentative de la culture irlandaise.
La première chance de la musique irlandaise pour ce qui nous concerne ici est donc
d'avoir su s'adapter aux nouvelles conditions du XXe siècle dans son évolution, en particulier
à l'urbanisation, grâce à son passage par les Etats-Unis. Peu de musiques traditionnelles
dans le monde ont d'ailleurs su franchir le cap de l’urbanisation en conservant une fonction
réelle dans leur pays.
16
“ Why Celtic music ? And why now ? ‘Record listeners over 30 want to broaden their horizons,
but they don’t want to listen to the same stuff they heard when they were growing up,’ explains Atlantic
Records co-chairman Val Azzoli, (...) who recently created a sublabel named Celtic Heartbeat to
showcase Ireland’s rising stars ”. Michael WALSH, “ Emerald Magic ” Time Magazine, 11 mars 1996,
p. 55.
17
Jean-Claude BURGELMAN & Caroline PAUWELS, “ La Politique Audiovisuelle et l’Identité
Culturelle des Petits Etats Européens ”, MédiasPouvoirs, N°20, 3e trimestre 1990, p. 107.
11
Enfin, la musique traditionnelle irlandaise a bénéficié de l'immense popularité de l'Irlande
comme destination touristique des Européens et des Américains depuis les années 1970.
A partir des années cinquante, le tourisme fut considéré en Irlande comme l’une des
sources potentielles de revenu les plus importantes. Les enquêtes réalisées par le Arts
Council indiquent l’importance que revêtent les arts dans le contexte touristique : on
s’aperçoit ainsi que, dans leurs attitudes envers les arts, les Irlandais considèrent à 89% que
“ Les activités artistiques contribuent à faire venir les visiteurs et les touristes en Irlande ”
18
.
En effet, les sessions, ces soirées musicales entre amis semblent représenter l’une des plus
importantes sources de revenu pour les propriétaires de bars (les publicans) et pour les
musiciens. Dans cette économie parallèle, un musicien apprécié vivant dans une zone
touristique peut se constituer chaque mois d'été un pécule avoisinant ou dépassant les
1000€ dont le percepteur n'entendra jamais parler.
La conséquence de ce développement, outre les pertes évidentes pour l’Etat Irlandais
en termes d’impôts, est l’hypertrophie de la vie musicale dans certains villages comme
Dingle ou Doolin et, plus largement, la surabondance de musique dans certaines régions
comme les comtés de Clare, de Galway et du Kerry.
La musique représente donc bien pour la grande majorité des irlandais un aspect non
négligeable, bien que difficile à chiffrer, de l’essor économique de ces dernières années. Elle
a, de plus, conforté les Irlandais dans l’idée que leur musique est digne d’intérêt, y compris
pour les étrangers non-spécialistes, et qu’elle représente donc une facette indéniable de leur
culture et de leur identité. Ce miroir tendu, dans lequel l’Irlande se reconnaît, est sans aucun
doute le plus beau cadeau que le monde pouvait offrir au pays en ce début de XXIe siècle.
Dans cette étude des représentations de l'identité musicale en Irlande, il est donc
apparu que la musique rock-pop s'est posée dès son origine comme représentative d'une
expression individuelle de l'individu, comme en témoigne par exemple notre examen de la
question des droits d'auteurs. Sur le plan économique, cette musique est, à juste titre et sans
connotation négative, considérée comme un produit, un aboutissement individuel à un
instant donné. En revanche, la musique traditionnelle a longtemps été considérée par
définition comme un processus créatif permanent, et à ce titre représentative d'une identité
collective irlandaise.
18
“ Arts activity helps to bring visitors and tourists to Ireland ”. C’est d'ailleurs à cette proposition
que les 1200 personnes interrogées ont répondu le plus massivement par l’affirmative. Voir les
résultats complets dans l’ouvrage collectif, The Public and the Arts - A Survey in Behaviour and
Attitudes in Ireland, op. cit., 1994, p. 72.
12
Emanation directe d’un peuple ou d’une culture, la musique traditionnelle irlandaise fait
désormais partie intégrante du patrimoine artistique mondial puisqu’elle est répertoriée,
classée, enregistrée : elle peut donc légitimement être considérée, dans certains cas,
comme une oeuvre d’art appartenant à l’humanité et non plus seulement au groupe qui l’a
produite ; mais elle se doit également d’être un corps vivant représentatif de cette culture ou
de ce peuple, lui-même en perpétuelle évolution. Dotée de valeurs culturelles censées unir le
groupe, il lui faut s’adapter à son milieu, évoluer avec celui-ci pour continuer à représenter la
communauté dont elle est la propriété commune :
Si vous éliminez un peuple, ou une tribu, vous tuez également sa musique, et quelle que soit la
quantité d’images ou d’enregistrements effectués, vous ne gardez en réalité de la musique qu’un
produit. Ce que vous avez tué en tuant les gens c’est le processus créatif de la musique, et je crois
que c’est plus important que le produit
19
.
Une autre tendance majeure apparaissant dans l'évolution actuelle des pratiques
culturelles au sein des pays occidentaux concerne l'opposition constante entre tradition et
modernité, résumée par une vision bipolaire de tout fait culturel : on est moderne ou
traditionnel, c'est à dire (dans l'esprit d'un grand nombre d'observateurs) qu'on est immobile
ou en mouvement.
De même, si au concept de modernité correspond le processus de modernisation,
aucune terme équivalent ne viendra correspondre au concept de tradition. La
"traditionalisation" n'existe ni dans le langage ni dans les esprits, alors que tout indique
qu'elle existe dans les faits : en résumé, la tradition n'est pas vécue comme un processus.
Ce terme de ‘tradition’ se trouve alors contraint de désigner, non plus un processus, mais un
produit, et le plus souvent un produit culturel commercialisé dans une visée de
consommation passive. Considérer la tradition uniquement comme un produit, et non comme
un processus, c'est se nier le droit d’évoluer, c’est se refuser tout droit à l’identité, et c’est
potentiellement se condamner à disparaître.
La musique traditionnelle irlandaise présente, en résumé, deux facettes : une musique à
usage interne, c’est-à-dire dotée de fonctions en usage dans la société irlandaise (sessions,
soirées de danses, etc.) et une autre, à usage externe, c’est-à-dire exportable, et dont la
fonction apparaît à certains comme essentiellement commerciale.
19
“ If you kill a race, or a tribe, you kill its music as well. And no matter how much film you have
in the can, or videotape, or recordings of the music, all you’re left with is actually a product. What
you’ve killed in killing the people is the process of music-making. And I think this more important than
the product ”. Prof. Mícheál Ó SÚILLEABHÁIN, interview pour Bringing It All Back Home, op. cit.,
1991, troisième partie, “ The Strain of the Dance ”.
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La commercialisation de cette musique, quoi que l’on puisse en penser par ailleurs, ne
participe-t-elle pas d’une adaptation au milieu.
Mais le principal enseignement que l’on pourra tirer de l’évolution de la musique
traditionnelle irlandaise tient aux divisions face à sa commercialisation, reflet d’une
fragmentation de la société irlandaise se prenant à douter de son unité réelle. Une certaine
frange de la société irlandaise continue de se rêver une identité unique et indivisible.
L’accession, somme toute récente, à l’indépendance (1921) pousse certains Irlandais à
considérer comme essentielle à sa survie la préservation d’une attitude unie face à un pays
voisin encore trop présent dans son esprit et dans son économie. Mais, comme celle de
toutes les autres nations, son identité est multiple, et les nombreuses acceptions des termes
“ musique traditionnelle irlandaise ” en fournissent, entre autres, la preuve. Les affrontements
entre partisans des différents camps en matière de musique irlandaise ne se conçoivent que
si l’on accepte la valeur polysémique des termes ‘musique traditionnelle irlandaise’. Il n’y a
donc pas d’identité musicale unique, de même qu’il n’y a pas d’identité culturelle unique en
Irlande.
Considéré il y a peu de temps encore comme conservateur, voire arriéré, ce pays se
transforme depuis une dizaine d'années de façon stupéfiante. Les mentalités y évoluent et
les lois y changent. Le développement phénoménal de la musique irlandaise depuis les
années soixante-dix peut être considéré comme le signe avant-coureur de ce phénomène
qui ne fera que s’amplifier, et Il ne serait pas si étonnant que ce pays jeune et méconnu trace
une voie inédite et fasse figure d’exemple pour les autres pays occidentaux au cours des
décennies à venir
Ainsi, nul ne pourrait imaginer comprendre l’Irlande sans comprendre sa musique,
qu’elle soit traditionnelle, classique, rock, jazz ou de toute autre forme. Concurremment à
d’autres formes d’expressions culturelles, celles-ci définissent le groupe, lui offrent un
sentiment identitaire, permettent à des pays comme l’Irlande d’entrer dans le monde des
nations et des cultures et d’y tenir leur place en pleine conscience de leur existence et de
leur valeur.
Au terme de notre parcours historique et culturel, nul ne pourra plus réduire la musique
irlandaise à sa présence dans les pubs, bien que cette vision touristique, quoique réductrice,
résume adéquatement le chemin parcouru : de son caractère sacré ou récréatif originel, la
musique s’est transformée en produit de divertissement puis en produit de consommation au
même titre que la musique pop-rock. Le pub est ainsi devenu en quelques années, outre un
lieu de transmission du savoir musical entre musiciens, le lieu la musique se fait pur
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produit touristique de consommation en tous points comparable, dans cette optique, à la
musique pop-rock.
Cette évolution et cette intégration des valeurs du XXe siècle reflète également une crise
profonde de la société, discernable tant à l’échelle mondiale qu’à l’échelle irlandaise. Les
nombreuses discordes qui en découlent en Irlande, témoignent ainsi conjointement des
bouleversements sociaux actuellement à l’œuvre, et de la rapidité d’évolution de la société
irlandaise.
Les Irlandais, et l’idée n’a rien d’original, souffrirent longtemps d’un complexe d’infériorité
culturelle vis-à-vis des “ grandes nations ” que furent l’Angleterre, la France, etc. Victimes
d’un retard économique indéniable, considérant la langue irlandaise comme anachronique, il
leur fallut attendre le grand renouveau littéraire de la fin du XIXe siècle pour se sentir enfin
admis dans le concert culturel européen. Aujourd’hui, ce concert est devenu mondial, la
musique a rejoint la littérature et, dans le cœur des Irlandais, les Disques d’Or valent tous les
Prix Nobels.
La musique traditionnelle irlandaise a pourtant parfaitement su s’adapter au monde qui
l’entoure. C’est un véritable tour de force qui a été accompli : ce qui apparaissait il y a
quelques décennies comme une survivance anachronique est en passe de devenir l’un des
nouveaux fers de lance à la fois de l'identité et de l’économie irlandaises.
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