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Presque dès le début, je savais qu’on avait à maintes reprises raconté
l’histoire de Martin Guerre. Je l’ai rencontrée pour la première fois dans
l’Arrest memorable de 1561 du juge Jean de Coras et peu après par
l’Admiranda Historia de l’avocat Guillaume Lesueur, qui avait suivi le procès.
Quand j’ai publié mon Retour de Martin Guerre en 1982-1983, j’ai pu inclure
une bibliographie de rééditions, de traductions et de rapports sur l’imposture de
Martin Guerre sous diverses formes – des Imposteurs insignes de Rocoles au
XVIIesiècle aux Causes célèbres de Gayot de Pitaval et Richer au
XVIIIesiècle et au roman La Femme de Martin Guerre, de Janet Lewis, au
XXesiècle, sans parler des compendiums légaux incorporés dans le jugement
de Coras1.
D’autres éléments sur l’affaire sont parvenus jusqu’à moi dans des circons-
tances souvent surprenantes. Des gens m’ont envoyé des récits qu’ils décou-
vraient çà et là. Il se trouva que Simon Goulart, pasteur, éditeur et historien à
Natalie Zemon DAVIS*
LES SILENCES DES ARCHIVES,
LE RENOM DE L’HISTOIRE
Natalie Zemon Davis est professeur à l’Université de Toronto. Elle a également
enseigné à Berkeley et à Princeton. Son étude de l’affaire Martin Guerre publiée en
1982-1983, en français puis en anglais, a eu un grand retentissement. Spécialiste incon-
testée de l’histoire sociale et culturelle de l’Europe des XVIe et XVIIesiècles, elle a
depuis écrit plusieurs ouvrages, traduits dans de multiples langues. Son travail sur
Martin Guerre a été rééditée en 2008 en français, avec une préface de Carlo Ginzburg.
* Je souhaite remercier Jack Thomas et ses collègues pour m’avoir invitée à contribuer à ce
numéro spécial des Annales du Midi sur le cas de Martin Guerre. Je suis également reconnaissante
à James Amelang pour ses nombreuses suggestions. Article traduit par Dominique Letellier.
1. DAVIS (Natalie Zemon), « Le Retour de Martin Guerre, étude historique », tr. Angélique
Lévi, in DAVIS (Natalie Zemon), CARRIÈRE (Jean-Claude) et VIGNE (Daniel), Le Retour de Martin
Guerre, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 115-269 ; The Return of Martin Guerre, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 1983. L’édition anglaise comprend quelques corrections et ajouts. Mon
étude historique en français est désormais publiée dans une édition distincte : Davis (Natalie
Zemon), Le retour de Martin Guerre, Réédition Texto, Tallandier, 2008.
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2. DAVIS (Natalie Zemon), « From prodigious to heinous. Simon Goulart and the reframing of
imposture » dans L’Histoire grande ouverte. Hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, études
réunies sous la dir. d’André BURGUIÈRE, Joseph GOY et Marie-Jeanne TITS-DIEUAIDE, Paris,
Fayard, 1997, p. 274-283. LEIBNIZ (Gottfried Wilhelm), Nouveaux essais sur l’entendement
humain, dans Oeuvres philosophiques, Amsterdam et Leipzig, Jean Schroeder, 1765, tome 3,
livre 3, ch. 4.
3. RAVEL (Jeffrey S.), The Would-Be Commoner. A Tale of Deception, Murder, and Justice in
Seventeenth-Century France, Boston et New York, Hougthon Mifflin, 2008. Voir la contribution
de Jack Thomas dans ce numéro « Un fils de Martin Guerre : le vrai-faux retour d’Arnaud
Lamaure à Toulouse à la fin du XVIIIesiècle ».
4. Je suis reconnaissante à Donna Andrew (courriel du 13 janvier 2008) pour m’avoir envoyé
cette information sur l’article du Hoey’s Dublin Mercury, 29 août 1771 : « A very curious account
of the striking resemblance of two men to each other ; and of the tragical consequences attending
to it ». NOVIKOV (V. V.), Teatr sudovedeniya, Moscou, 1791, t. 5, p. 138-148.
Genève, inséra Arnaud du Tilh parmi les ventriloques, les simulateurs du jeûne
et autres « imposteurs estranges » qui peuplaient ses Histoires admirables de
1600-1601. Un siècle plus tard, le philosophe Leibniz utilisa l’exemple de
Martin Guerre pour montrer combien il peut s’avérer difficile d’acquérir l’idée
d’individuation : « Vous savez l’histoire du faux Martin Guerre, qui trompa la
femme même du véritable et ses proches parents par la ressemblance jointe à
l’adresse2.»
Ce cas continuait d’être cité quand d’autres reconnaissances d’identité
étaient traduites en justice. En 1698, le bigame Louis de la Pivardière, revenu
auprès de sa première épouse à Narbonne (actuel département de l’Indre),
s’avéra être vraiment lui-même lors d’un procès durant lequel les avocats des
deux côtés prirent exemple sur Arnaud du Tilh. (Jeffrey Ravel a tout récem-
ment conté l’histoire de La Pivardière dans un livre.) Dans les pages de ce
numéro des Annales du Midi, Jack Thomas nous livre l’histoire intrigante d’un
homme retournant à Toulouse après une captivité en Algérie en 1785 et préten-
dant être Arnaud Lamaure. Dans ce cas, les avocats s’attachèrent à montrer
comment une preuve d’identité pouvait être établie sans document écrit3.
Enfin, les récits populaires et de fiction abondent encore. L’histoire de
Martin Guerre a fait l’objet d’un feuilleton dans la New London [Connecticut]
Gazette en 1763-1764, repris dans Hoey’s Dublin Mercury en 1771 (ce que j’ai
appris il y a peu d’un historien qui étudie les publicités au XVIIIesiècle), et
publié dans une traduction en russe, à Moscou, en 17914. Si le roman de Janet
Lewis inspira un opéra en 1958, sur une musique de William Bergsma, mon
livre et le film Le Retour de Martin Guerre inspirèrent trois comédies
musicales, dont House of Martin Guerre, de Leslie Arden, jouée à Toronto en
1993 (pour laquelle j’étais consultante historique), et Martin Guerre, sur un
livret d’Alain Boublil et une musique de Claude-Michel Schonberg, jouée à
Londres en 1996 (pour laquelle j’écrivis un texte destiné au programme de la
première).
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5. Pour ce paragraphe et le suivant, je m’inspire de mon traitement dans « From prodigious to
heinous », et de DAVIS (Natalie Zemon), Remaking Impostors. From Martin Guerre to
Sommersby, Hayes Robinson Lecture Series No. 1, Londres, Royal Holloway, 1997, disponible en
ligne : http ://www.rhul.ac.uk/history/Research/research_HayesRobinson.html
6. RAVEL, Would-Be Commoner, op. cit., ch. 5.
J’ai tenté de donner un sens à cette pléthore de récits qui s’égrènent au fil des
siècles5. D’un côté, nous avons le caractère séduisant d’histoires de ressem-
blances frappantes, de tromperies convaincantes, de mémoire remarquable,
parfois épicées de complicités secrètes, l’imposteur étant démasqué à la fin.
L’histoire de Martin Guerre a l’avantage d’une intrigue parfaite, avec l’épouse
accueillant le « faux » Martin Guerre dans son lit pendant plus de trois ans et le
« vrai » Martin Guerre arrivant dans la salle d’audience de Toulouse au dernier
moment. D’un autre côté, ce genre d’intrigue universelle prend une résonance
particulière quand on peut la relier à des problèmes importants ou inquiétants à
une période ou en un lieu précis. Ainsi, le talent oratoire et la mémoire
d’Arnaud du Tilh, son habileté à assumer le rôle d’une autre personne,
attiraient tout en effrayant et en alertant la société française du XVIesiècle,
constamment inquiète de l’« hypocrisie » et de la facilité à « se créer » une
identité dans le cadre de la mobilité sociale et géographique et de la recherche
de faveurs politiques qui la caractérisent. Une partie de la fascination suscitée
par le cas du bigame La Pivardière tenait au fait qu’ayant acquis un statut de
noble et une femme aristocrate, il avait disparu pour épouser une roturière
pendant plusieurs années. En 1698, si la Comédie française monta une pièce à
ce sujet, ce fut sa manière d’exprimer l’angoisse, à la fin du règne de Louis
XIV, concernant la stabilité du statut des nobles et la loyauté envers cette
classe6.
Les histoires d’imposteurs furent rassemblées et présentées de façon diffé-
rente au fil des siècles, les enjeux évoluant dans la perception d’une identité
contestée. Ainsi, au XVIesiècle, l’histoire de Martin Guerre fut-elle parfois
qualifiée de « prodigieuse », soit dépassant le naturel, et associée à des événe-
ments insolites sur terre ou aux cieux. Au XVIIesiècle s’imposa le genre abouti
des Imposteurs insignes, qui regroupait des impostures souvent traitées séparé-
ment dans le passé : faux messies, faux prophètes, faux rois et tous ceux qui
revendiquaient une identité précise, comme Arnaud du Tilh. Au terme
d’un siècle de luttes violentes pour établir quelle était la véritable religion, faire
la distinction entre la possession par le sacré ou par le démoniaque et juger des
prétentions rivales à la royauté, on s’attendait quotidiennement à des impos-
tures. Aux XVIIIeet XIXesiècles, les histoires d’imposteurs figurèrent dans
des ouvrages de Causes célèbres passées en jugement et dans d’autres recueils
qui venaient traiter des divers hommes (et femmes) et tricheurs impénitents,
florissant dans la population mobile des grandes villes d’Europe.
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7. Abbé HARISTOY (P.), Recherches historiques sur le Pays Basque, 2 vol., Bayonne, E. Lasserre
et Paris, H. Champion, 1884, t. 2, p. 133-134. RAVEL, Would-Be Commoner, op. cit., p. 268-269.
8. Archives départementales de la Haute-Garonne (désormais ADHG), 1 B 34, 12 septembre
1560, CORAS, Arrest memorable, p. 108-109.
Quel que soit le cadre, les histoires d’imposteurs présentent un curieux
paradoxe : savoir ce qui est vrai et comment le prouver imprègne tous les
récits, mais leurs auteurs ne font aucun effort pour obtenir plus d’informations
sur ces cas et ce qui a réellement pu se produire. L’histoire de Martin Guerre
est racontée simplement à partir d’une version de l’Arrest memorable de Coras
(presque toujours sans utiliser les annotations de Coras, même quand le narra-
teur prétend connaître leur existence), de l’Histoire admirable de Lesueur ou
d’un résumé tardif de ces textes du XVIesiècle. Des erreurs s’y sont glissées –
comme Artigne pour Artigat, Sagians pour le Sajas d’Arnaud du Tilh ou
Biscay pour l’Hendaye des Daguerre – et se sont perpétuées, comme souvent
les inventions, allant jusqu’à faire d’Arnaud et de Martin des camarades de
combat dans les armées impériales contre la France. Ces récits fournissent
l’occasion de commentaires moraux ou psychologiques de la part du conteur,
mais pas de quête de preuves historiques. Même l’auteur le mieux placé pour
ce genre d’enquête – l’abbé Haristoy, qui inclut « Martin Aguerre de
Hendaye » dans la « galerie basque » de sa Recherche historique sur le Pays
Basque, en 1884 – s’est contenté d’un bref récit de l’imposture et de mises en
garde bibliques contre les fautes de jugement basées sur l’apparence. Jeffrey
Ravel nota une indifférence similaire pour les enquêtes historiques dans les
récits précédents de Louis de la Pivardière7.
Ma curiosité d’historienne, ma passion d’historienne pour « trouver ce qui
s’est vraiment produit », m’a poussée à aller au-delà de ces récits et à fouiller
les archives et les autres sources concernant le monde de Martin Guerre, de
Bertrande de Rols et d’Arnaud du Tilh. Tout historien connaît ce sentiment :
quelque part, il y a un tas de documents, des traces du passé, avec des réponses
à nos questions. En 1980-1982, je me suis rendue dans cinq archives départe-
mentales du sud-ouest de la France, à Artigat et Sajas pour Arnaud, puis je suis
partie plus au nord m’intéresser aux archives départementales du Pas-de-Calais
en quête de Guillaume Lesueur. Je n’ai pas oublié mon impression lors de ma
première visite à Toulouse : ma déception d’apprendre que les actes des procès
pour les affaires criminelles portées devant le Parlement n’existaient plus pour
le XVIesiècle, que je ne pourrais jamais remonter avant les descriptions de
Coras et Lesueur jusqu’aux véritables interrogatoires ; mon enthousiasme
quand l’arrêt de septembre 1560 du Parlement concernant Martin Guerre
apparut sous mes yeux. Cela s’est donc vraiment produit ! me suis-je dit. Il y a
bien une garantie de l’arrêt publié par Coras dans son livre8.
Cette quête dans les archives a donné trois fruits différents. Tout d’abord,
grâce aux nombreux documents locaux que j’ai trouvés – contrats de mariage,
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testaments, ventes et transactions, disputes et arbitrages – j’ai pu brosser
l’image des structures sociales, économiques, religieuses, politiques et
familiales d’Hendaye, Artigat et Sajas. Parallèlement aux écrits d’observateurs
du XVIesiècle, ces sources m’ont permis d’étoffer les récits que Coras offre
des mariages, des propriétés, des aspirations paysannes et des factions villa-
geoises.
Ensuite, je n’ai découvert que quelques documents notariés dans lesquels les
villageois précis que je traquais étaient acteurs ou témoins : Martin Guerre,
Bertrande de Rols, Pierre Guerre, Arnaud du Tilh et leurs parents immédiats,
tels que le père de Martin, Sanxi, ou la mère de Bertrande. Plus précisément,
Pierre Guerre apparut dans trois transactions en 1563, toutes enregistrées par le
même notaire ; Martin Guerre fut témoin pour l’une d’entre elles. Ces
documents ajoutaient quelque chose aux textes de Coras et Lesueur. Martin
Guerre, par exemple, ne signa pas l’acte notarié dont il fut témoin, confirmant
par là ce que je supposais : il ne savait pas écrire, et c’est pourquoi on n’eut pas
recours à un test d’écriture pendant les procès. (Ni Coras ni Lesueur ne
mentionnent la possibilité d’un tel test, peut-être parce que pour eux, à
l’évidence, la plupart des paysans n’étaient pas capables d’écrire.)
Un précieux document notarié de 1594 signalait la division d’une propriété
entre les fils et héritiers de feu Martin Guerre. Il confirme la déclaration de
Lesueur selon laquelle les frères Guerre avaient fondé une entreprise de tuilerie
en arrivant à Artigat, car elle est incluse dans la succession. Et ce document
continue l’histoire de Martin Guerre bien après son retour à Artigat, en 1560,
en ajoutant la liste terriblement excitante des noms des fils qu’il eut alors avec
Bertrande, et après la mort de celle-ci, avec sa seconde épouse. Pendant ce
temps, d’autres personnes apparurent dans ces documents, tels qu’Andreu Rols
et son fils Barthélémy d’Artigat, en 1563, et Jehanto Daguerre de Hendaye en
1555 – ayant à coup sûr un lien de parenté avec Bertrande de Rols et Martin
Guerre, sans que j’aie pu déterminer lequel.
Le résultat de ces trouvailles dans les archives – nombreuses données
locales, mais rares sources pour mes personnages précis – fut que, pour appro-
fondir ou compliquer les récits de Coras et Lesueur, je devais recourir à des
preuves secondaires ou associées. Je n’avais pas trouvé le contrat de mariage
datant de 1538 entre Bertrande et Martin ? Je pourrais déduire ses termes de
tous ceux que j’avais lus, rédigés à Artigat et dans les environs. Je n’avais rien
trouvé dans les archives permettant de nourrir le récit par Coras de l’abandon
de sa famille par Martin ? Je pouvais évoquer l’attirance de l’Espagne et de
l’aventure militaire à travers des départs analogues de jeunes gens du Pays
Basque et du Languedoc, voire citer les contrats de mariage et les testaments
visant à l’entretien des épouses pendant une absence en Espagne. Je n’avais
trouvé aucune déclaration de Bertrande en personne sur ses sentiments par
rapport à son honneur et sa réputation ? Je pouvais m’appuyer sur des
exemples d’autres femmes qui avaient cherché à s’amender après l’insulte.
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Parfois, le silence peut être un indicateur : si les parents d’Arnaud – les du
Tilh de Sajas et les Barrau du Pin – ne figurent pas parmi les consuls et les
bassiniers répondant à une enquête diocésaine de 1551 à propos des hérétiques
en leur sein, je peux conclure qu’ils n’appartenaient pas à l’élite des familles de
leur région. Comme Coras dit qu’en 1560, Arnaud avait hérité de feu son père
une propriété au Pin, je pouvais situer la famille d’Arnaud « parmi la classe
moyenne des paysans ». Partout, j’ai utilisé des indices pertinents du milieu
dans lequel évoluaient mes acteurs historiques, comme lorsque je parle de la
manière dont Arnaud du Tilh, surnommé Pansette, dut être attiré, jeune
homme, vers le monde carnavalesque gascon et ses déguisements. J’ai toujours
signalé mes déductions de preuves secondaires ou indirectes par des expres-
sions marquant l’incertitude – « a dû penser », « a sûrement vu » – ou par des
adverbes tels que « peut-être », « sans doute ».
Troisième conséquence de cette quête dans les archives : une nouvelle façon
d’évaluer mes textes premiers, en particulier celui de Coras. J’ai beaucoup
appris sur Jean de Coras et Guillaume Lesueur, et sur leurs familles, tant par
leurs écrits que par les archives du Parlement de Toulouse ou d’ailleurs. Si, tôt
dans mes recherches, je n’avais considéré l’Arrest memorable et l’Amiranda
Historia que comme de simples informations sur la loi et l’imposture au village
– à confirmer ou étoffer grâce à des preuves documentées –, soudain je me
rendis compte que les stratégies narratives et descriptives de récits judiciaires
étaient des trésors en eux-mêmes, apportant des indices sur les préoccupations
et les incertitudes des auteurs concernant le cas Martin Guerre et sur la fascina-
tion des lecteurs de l’histoire qui en découla. Je me tournai donc vers une
analyse littéraire des textes. Je découvris, par exemple, que l’Arrest memorable
de Coras constituait un nouveau genre vernaculaire, une nouvelle manière
d’associer l’exposition du fait pénal au récit et au commentaire culturel. Cette
dialectique du « texte » et des « annotations » introduisait des incertitudes dans
les affirmations des événements, dont Coras avait déterminé la signification
judiciaire par une peine de mort. Sa présentation de l’histoire comme une
« tragédie », ou du moins comme une situation « surquoy nul ne sçait la diffe-
rence entre tragedie et comedie », lui permit à la fois de condamner l’imposteur
et de s’identifier à un paysan de basse extraction dont le don de parole et de
mémoire lui rappelait les siens propres.
***
J’ai terminé mon Retour de Martin Guerre par une de mes propres incerti-
tudes. L’histoire comportait de telles circonvolutions… Avais-je été trompée,
moi aussi ? Plutôt, comme je l’exprimai alors : « Je crois avoir découvert le
véritable visage du passé – à moins que Pansette ait remis ça ? » Je suis
revenue sur le problème de l’incertitude dans des écrits ultérieurs sur l’affaire
en répondant à des critiques : j’avais conçu mon livre comme une exploration
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9. DAVIS (Natalie Zemon), « On the Lame » in « AHR Forum : The Return of Martin Guerre »,
American Historical Review, No 93, 1988, p. 553-603.
10. DAVIS (Natalie Zemon), Fiction in the Archives :Pardon Tales and Their Tellers in
Sixteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 1987 ; Pour sauver sa vie. Les
récits de pardon au XVIesiècle, tr. Christian Cler, Paris, Le Seuil, 1988. DAVIS (Natalie Zemon),
The Gift in Sixteenth-Century France, Madison, Wis., University of Wisconsin Press, 2000 ; Essai
sur le don dans la France du XVIesiècle, tr. Denis Trierweiler, Paris, Le Seuil, 2003.
11. DAVIS (Natalie Zemon), Women on the Margins. Three Seventeenth-Century Lives,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1995 ; Juive, Catholique, Protestante. Trois femmes
en marge au XVIIesiècle, tr. Angélique Lévi, Paris, Le Seuil, 1997, ch. 1, fig. 9, p. 212. DAVIS
(Natalie Zemon), Trickster Travels :A Sixteenth-Century Muslim Between Worlds, New York, Hill
and Wang, 2006 ; Léon l’Africain. Un voyageur entre deux mondes, tr. Dominique Peters, Paris,
Payot et Rivages, 2007.
de la vérité et du doute, pour suggérer des analogies entre la quête de vérité sur
l’identité d’une communauté au XVIesiècle et la quête de vérité sur le passé
d’une historienne d’aujourd’hui9. En tant qu’historiens, nous faisons de notre
mieux pour trouver des preuves et offrir une interprétation convaincante, mais
les problèmes épineux restent entiers, le plus souvent, et incitent à d’autres
recherches.
Plutôt que de me contenter, ces dernières années, de cette incertitude, je suis
restée hantée par le fantôme des questions sans réponses. Pouvais-je en
apprendre davantage sur ce que Martin Guerre avait fait pendant les années
passées loin d’Artigat ? Et pourquoi avait-il décidé de revenir ? Pouvais-je
découvrir des détails sur la vie conjugale de Martin Guerre et Bertrande de
Rols, au-delà de l’image de leurs fils se divisant leur propriété en 1594 ? Quels
secrets sur eux et sur Arnaud et Pierre restaient enfouis dans les archives ?
Je n’éprouve pas systématiquement le désir de revenir aux documents après
la publication d’un de mes livres. Pour ceux sur les récits de pardons et sur les
dons, j’avais lu des centaines de lettres de rémissions et de transactions de dons
de toute la France10. J’avais mis fin à mes recherches quand les documents
supplémentaires se contentaient de répéter ce que j’avais déjà trouvé. Si un
autre cas de vénalité ou de révocation de don pouvait ajouter de la couleur
locale, il ne changeait pas ma description globale. Ma curiosité n’était pas
éveillée par les secrets encore cachés quelque part dans les archives ou les
manuscrits, mais par l’interprétation d’autres spécialistes sur le genre de
documents que j’avais utilisé.
Par contre, pour mes livres centrés sur des biographies individuelles –
Women on the Margins sur Glikl bas Judah Leib, Marie de l’Incarnation et
Maria Sibylla Merian, et Trickster Travels sur Hassan al-Wazzan/Giovanni
Leone/Jean Léon l’Africain – je préférerais de loin en découvrir davantage sur
ce qui s’était « vraiment » passé11. Dans le cas des trois femmes, les sources ne
manquaient pas. Je suis en effet retournée aux archives après la publication de
l’édition anglaise. J’y ai enfin trouvé un papier signé de la main de Glikl et j’ai
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pu l’inclure dans la traduction française pour montrer quel nom s’attribuait
cette juive du XVIIesiècle. Je regrette encore de n’avoir pu retracer le destin de
l’esclave caribéenne que Maria Sibyla Merian avait ramenée aux Pays-Bas,
après ses explorations entomologiques et biologiques au Suriname. Tout
esclave qu’elle fût, je n’ai trouvé aucun des documents que je cherchais à
Amsterdam, et j’en ai été réduite à des spéculations sur son rôle d’informatrice
pour la grande Metamorphosis insectorum Surinamensium.
Mon exigence de preuves a été mise à bien plus rude épreuve aux archives
de Rome, et ailleurs en Italie, à propos des liens sociaux d’Hassan al-
Wazzan/Léon l’Africain pendant les années où il fut, en Italie, le chrétien
Giovanni Leone. Ses manuscrits m’ont fourni de riches indices sur lui en tant
qu’homme « entre deux mondes », mais il restait des trous dans son passé et
ses relations que j’étais déterminée à combler. Les centaines de pages que j’ai
compulsées dans les archives pontificales et notariales des quartiers de Rome
où Giovanni Leone avait probablement vécu ne m’ont apporté aucune certi-
tude. Dans mon livre, j’ai fait de mon mieux pour reconstituer son réseau
social à partir d’indices associés et pour interpréter le silence des archives
comme une indication de son statut marginal à Rome. Et je me suis dit : il
faudrait des années pour fouiller dans la montagne de documents pertinents à
Rome, et je vais avoir 80 ans ; un historien plus jeune tombera un jour sur ces
secrets et complétera l’histoire.
Puis, en 2007, on m’a invitée à contribuer à un essai dans ce numéro des
Annales du Midi sur l’affaire Martin Guerre, et j’ai pensé : « Ici, les archives
sont gérables et je les connais très bien. Il est temps, dans cet état d’esprit
d’amusement et de curiosité qui est le mien, de revenir voir ce que je peux
trouver. » Je me suis pourtant fixé un but soigneusement limité : j’allais me
concentrer sur les acteurs principaux de mon récit, en quête de nouveaux
détails sur leur vie personnelle. Je suis donc retournée aux Archives départe-
mentales de la Haute-Garonne, à Toulouse, aux Archives départementales de
l’Ariège à Foix et aux Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques à
Pau. À Toulouse et à Foix, je fus accueillie par les mêmes archivistes,
Geneviève Douillard pour l’une et Claudine Pailhès pour l’autre, que j’avais
connues des années plus tôt, quand elles débutaient leur belle carrière.
J’ai ouvert chaque registre avec gourmandise, surtout ceux de notaires et de
minutes judiciaires, certains que j’avais déjà consultés, d’autres que je tenais
entre mes mains pour la première fois. Quel plaisir d’avoir de nouveau sous mes
yeux cette porte d’entrée dans leur monde ! Mais je n’ai trouvé aucun nouveau
document où Martin Guerre, Bertrande de Rols, Arnaud du Tilh, Pierre Guerre,
ou des personnes de leur famille immédiate, jouaient un rôle – ni les contrats de
mariage ou les testaments rédigés à leur demande que je recherchais, ni d’autres
traces du procès au civil que « Martin Guerre » engagea contre Pierre Guerre
devant la cour de Rieux pour les revenus de « ses » propriétés, administrées par
Pierre pendant l’absence de son neveu. Rien de neuf.
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12. Archives départementales de l’Ariège (ADAr), 5 E 6653, 7v-8v, 14r, 62v, 72r, 212v-213r.
ADHG, B, Insinuations, vol. 6, 95v-97v.
13. ADAr, 5 E 6655, 14r-16r ; 3 E 5335, 108r-v ; PASQUIER (F.), « Nomination d’un notaire à
Artigat en 1578 », Bulletin de la Société Ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts, t. 6, n° 1, 1897,
p. 52-56.
14. ADHG, 1 B 3427, 20 septembre 1559.
J’ai eu des réactions contrastées. J’ai tenté de me féliciter : j’avais fait du bon
travail lors de mes premières recherches ; j’avais trouvé tout ce qu’on pouvait
trouver. Pourtant, j’ai ressenti plus durement que des années plus tôt la perte
des documents du passé. Non seulement les affaires juridiques que je
cherchais, mais les querelles et les contestations de tant de gens qui avaient
exposé leur affaire devant le juge à Rieux, ou le sénéchal à Toulouse ou le
bailli de Labourd – on avait tout perdu, ces gens n’avaient plus de voix. Non
seulement les contrats de mariage ou les testaments que je cherchais, mais ces
projets familiaux, ces dernières paroles d’autres Artigatois devant leur notaire
– perdus. Des habitants d’Artigat s’étaient rendus jusqu’à Montesquieu-
Volvestre pour qu’un notaire rédige leurs actes, tandis que d’autres avaient
attendu qu’un notaire d’ailleurs, dans le comté de Foix, vienne à Artigat lors
d’une de ses tournées régulières.
C’était bien dans les papiers de Jean Pegulha, notaire au Fossat, que j’avais
trouvé les documents de 1563 portant les noms de Pierre et Martin Guerre.
Cette fois, j’ai découvert dans le cercle de Pegulha, au Fossat, dans les années
1560, un François Belbeze, notaire deux décennies plus tard, qui enregistra la
division de la propriété entre les héritiers de Martin Guerre12. Mais dans les
années 1560, Artigat disposait de son propre notaire. Je connaissais désormais
son nom, tiré d’un autre acte de Pegulha – MeJean Bramayrac – et celui de ses
successeurs dans le siècle, Claude Guilhemet et Jacques Loze13. J’ai donné leur
nom à l’archiviste comme si les prononcer allait recréer leur étude. Hélas, il se
trouva que leurs contrats, si soigneusement rédigés, avaient disparu, et avec
eux une vision plus complète de la vie à Artigat.
J’ai eu une troisième réaction en feuilletant les registres des archives : un
ravissement stupéfait devant des découvertes dont on sent la pertinence, mais
qui vous échappent. Le 20 septembre 1559, la Tournelle du Parlement de
Toulouse rejeta l’appel de Dominge Rebendaire et Jean Deloch, prisonniers à
la Conciergerie, contre un jugement du sénéchal de Toulouse ; la condamna-
tion du sénéchal – qui n’est pas précisée – devait être appliquée14. Le nom de
Dominge Rebendaire m’a fait sursauter. Le 16 septembre 1560, quelques
heures avant son exécution à Artigat, Arnaud du Tilh avait nommé deux
hommes pour être ses exécuteurs testamentaires et les tuteurs de sa fille,
Bernarde, qu’il avait eue avec Bertrande de Rols, et qui devait dès lors prendre
le patronyme « du Tilh ». Un de ces hommes était son frère, Jean du Tilh,
l’autre était Dominique Rebendaire, de Toulouse.
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476 NATALIE ZEMON DAVIS (10)
15. Lettre de Barbara Beckerman Davis, 26 novembre 1981, concernant sa recherche sur
Rebendaire dans les rôles d’imposition de Toulouse entre 1555 et 1560. J’ai cherché à maintes
reprises Rebendaire dans La France protestante et le Livre des habitants de Genève. Courriel de
Raymond Mentzer, 30 septembre 2008 ; courriel de Joan Davies, 3 octobre 2008. Je suis très
reconnaissante à ces collègues pour leur aide amicale.
16. ADHG, 1 B 3427, 22 septembre 1558.
En 1981, j’avais tenté en vain d’en savoir plus sur Rebendaire : s’il avait
figuré sur une liste de suspects d’hérésie, par exemple, ce qui aurait confirmé
mon idée qu’Arnaud avait des sympathies pour la nouvelle religion. Mais ce
bref arrêt ne mentionnait pas d’hérésie, et Raymond Mentzer et Joan Davies,
spécialistes des hérétiques devant la cour de Toulouse, n’avaient rien sur lui15.
Les décisions du sénéchal de Toulouse concernant les affaires criminelles sont
perdues, pour cette année-là, ce qui m’empêchait de faire son procès plus
avant.
Pouvais-je alors tirer une signification des documents sur lesquels j’étais
tombée ? Deux jours plus tard, le 22 septembre 1559, la Tournelle avait libéré
une certaine Gratianne de Ribaulte des geôles des capitouls de Toulouse, où
elle était retenue jusqu’à ce qu’elle paye une amende de 200 livres à Jean
d’Escornebeuf16. Je connaissais bien ce dernier et j’avais parlé de lui dans mon
Retour de Martin Guerre : un petit noble de la vallée de la Lèze, qui avait tenté
d’acheter des terres et d’étendre son influence à Artigat. Fin 1559, accusant
« Martin Guerre » d’avoir incendié une de ses fermes, il l’avait fait arrêter et
emprisonner à la Conciergerie de Toulouse. C’était au cours de ce procès
devant le sénéchal que des doutes sur l’identité de Martin Guerre avaient été
soulevés pour la première fois dans un cadre juridique ; Bertrande avait
vaillamment soutenu le prisonnier, qui avait été libéré après un arbitrage entre
Escornebeuf et lui.
Peut-être Arnaud/Martin avait-il rencontré Dominique Rebendaire lors de ce
séjour en prison, à Toulouse. Peut-être y avait-il des liens plus anciens entre les
deux hommes. Peut-être l’emprisonnement de Rebendaire avait-il aussi un lien
avec Escornebeuf, et peut-être Gratienne de Ribaulte était-elle connue tant
d’Arnaud/Martin que de Rebendaire. Quoi qu’il en soit, quand Rebendaire
apprit-il la véritable identité de Martin Guerre ? Rebendaire faisait-il partie des
Toulousains et des habitants d’autres lieux proches ou lointains qui s’étaient
entassés dans la salle du tribunal le 12 septembre 1560 pour entendre le
jugement condamnant Arnaud du Tilh pour imposture ?
Il est impossible de répondre à ces questions sur la base des documents
découverts jusqu’ici, et les indices secondaires ne peuvent pas servir dans ce
cas précis. Ce qui est « réellement arrivé » à Rebendaire pourrait faire avancer
de manière très intéressante l’histoire d’Arnaud du Tilh, mais c’est moins le
cas pour ce qui « aurait pu lui arriver ». Je ne pose la question ici que pour
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(11) LES SILENCES DES ARCHIVES 477
17. Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques (ADPyA), 1 J 160/2, 9 janvier 1553/54 ;
1 J 160/3, 12 juin 1559 ; 1 J 160/4, 5 mars 1554/55, 1er avril 1555.
18. Parmi les livres sur Burgos publiés depuis 1982 qui montrent la richesse des archives :
IBÁÑEZ PÉREZ (Alberto C.), Burgos y los burgaleses en el siglo XVI, Burgos, Excmo.
Ayuntamiento de Burgos, 1990 ; VICARIO SANTAMARÍA (Matías), Censo-Guía de los Archivos
parroquiales de la Diócesis de Burgos, Burgos, Publicaciones del Arzobispado de Burgos, 1988 ;
VICARIO SANTAMARÍA (Matías), Catálogo de los Archivos de Cofradías de la Diócesis de Burgos,
Burgos, Asociación de Archiveros de la Iglesia en España, 1996.
illustrer le plaisir intellectuel qu’un document peut procurer à un historien, les
surprises qui peuvent ébranler toute idée d’une connaissance complète.
Autre exemple de l’ouverture couplée à l’opacité du passé : en revenant aux
archives, j’ai décidé de tenter une fois de plus de localiser la famille Guerre
d’Artigat dans le monde basque d’Hendaye, d’où Sanxi Guerre était parti avec
son épouse, son fils Martin et son frère Pierre vers 1528. Quels liens avaient-ils
gardés avec leur famille, là-bas ? Martin Guerre est-il passé par là pendant ses
années d’absence d’Artigat ? Pouvais-je trouver des traces des efforts
d’Arnaud/Martin, à la fin des années 1550, pour vendre des biens de la famille
Daguerre dans le Labourd ?
Les seuls vestiges d’actions notariales dans le Labourd sont rangés dans les
papiers de la famille Urtubie, les seigneurs dominant la région depuis le
XVesiècle. En relisant ces papiers, je me suis intéressée aux Daguerre qui sont
apparus en croisant les chemins des Urtubie. Qui était ce Johanto Daguerre,
impliqué en 1555 avec plusieurs habitants d’Hendaye et d’Urrugne, dans une
querelle de propriété avec Jean Dalsate, seigneur d’Urtubie ? Qui était ce Jehan
Daguerre, curé d’une petite paroisse rurale, présent au contrat de 1554 du fils
et héritier de Jean Dalsate ? En particulier, qui était ce Martin Guerre, notaire
royal au bailliage du Labourd, devant qui un membre du clan Urtubie rédigea
son testament au château d’Urrugne, en juin 155917 ? Bien sûr, ce n’était pas
mon homme à la jambe de bois, qui ne savait pas même écrire son nom et qui,
en tant qu’ancien combattant dans les armées espagnoles, n’osa pas rentrer en
France avant que le traité de Cateau-Cambrésis soit signé et appliqué. Mais les
efforts du « Martin Guerre » d’Artigat pour vendre les propriétés des Daguerre
à Hendaye ont-ils pu attirer l’attention de ce notaire basque portant le même
nom ? À nouveau, une question sans réponse possible en vue, et simple source
d’amusement interrogateur pour l’historien.
Quant aux années de Martin Guerre en Espagne et au service de la famille
Mendoza, j’aspirais depuis longtemps à traverser les Pyrénées pour suivre leur
piste. Je fus découragée par Burgos, où Martin avait servi comme laquais chez
l’archevêque absentéiste Francisco de Mendoza y Bobadilla et son frère Pedro.
Tenter de localiser un personnage particulier dans la multitude d’archives de la
ville et du diocèse prendrait des mois, et les papiers de Francisco et Pedro de
Mendoza y Bobadilla étaient dispersés18.
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478 NATALIE ZEMON DAVIS (12)
19. Courriel de James Amelang, 16 juillet 2008. Je suis très reconnaissante pour leur aide à
James Amelang et à l’archiviste de la Sección de Ordenes Militares. Archivo General de Simancas,
Guia del Investigador, 2e éd., Madrid, Ministerio de Cultura, 1980, p. 148. Une impression du
catalogue existe pour « diversos de Castilla », l’autre section prometteuse de la Cámara de Castilla
– Catalogo 1, Diversos de Castilla. Cámara de Castilla (972-1716), 2eéd., Madrid, 1969 – mais,
bien qu’on y trouve une multitude de documents fascinants, il n’y a rien sur Martin Guerre.
20. GUTIERREZ DEL ARROYO (Consuelo), Catalogo de la documentación navarra de la Orden de
San Juan de Jerusalén en el Archivo Histórico Nacional. Siglos XII-XIX, 2 tomes, Pampelune,
Gobierno de Navarra, 1992, No. 2537. Un Martin Guerra fait un don en 1197-1198, Nos. 1424,
3674.
Mais peut-être pouvais-je découvrir dans quelle maison de l’ordre de Saint-
Jean de Jérusalem un des frères Mendoza (sans doute le militaire, le capitaine –
Pedro) avait obtenu une place pour Martin Guerre, en tant que frère convers,
après qu’il eut perdu sa jambe à la bataille de Saint-Quentin. Je tenais éventuel-
lement là une raison de son retour en France. James Amelang a eu l’amabilité
de consulter pour moi les archives des ordres militaires d’Espagne (la Sección
de Ordenes Militares del Archivo Histórico Nacional), situées près de chez lui,
à Madrid, mais il n’a rien trouvé dans les catalogues. Un archiviste très affable
et lui en sont arrivés à la conclusion qu’il fallait pouvoir déterminer quelle
commanderie, parmi les quatre grands ordres hospitaliers espagnols (Castilla y
Léon, Amposta, Navarra, Cataluña) avait accueilli l’homme à la jambe de bois.
La seule possibilité était de localiser la lettre de Pedro de Mendoza à
Philippe II demandant une place, et la réponse du roi, ce qui avait des chances
de se trouver dans la Cámara de Castilla (la section du Conseil royal qui gérait
les pétitions) dans les Archives nationales de Simancas. Avant de prendre mon
billet d’avion, j’ai consulté le Guia del Investigador des Archives de Simancas,
où j’ai découvert que la section la plus probable de la Cámara de Castilla, les
registres concernant les sollicitations pour des positions dans les ordres
militaires, ne commençaient qu’à la seconde moitié du règne de Philippe II,
bien trop tard pour Martin Guerre19.
Pour me consoler de ce silence de plus, j’ai exploré les publications récentes
sur les hospitaliers en Espagne, mouvement important dans l’histoire sociale
espagnole. Là, dans les archives du Grand Prieuré de Navarre, j’ai trouvé que
Sanxi Guerra avait fait don d’une terre et d’une vigne à Carranza, au Pays
Basque, à son fils Martin Guerra, qui devait les léguer à la commanderie de
Saint-Jean de Jérusalem à sa mort. Le seul problème était que cela s’était
produit en 124720.
***
Y a-t-il un lien entre les silences des archives et le renom de l’histoire, ou
bien ces manques ne sont-ils que pure coïncidence ? Il y a un lien dans la
mesure où l’histoire de Martin Guerre concerne des individus précis – ce n’est
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(13) LES SILENCES DES ARCHIVES 479
21. DAVIS, Trickster Travels, op. cit., p. 55-56, 77, 293 n. 1, p. 294 n. 3 ; Léon l’Africain, p. 69-
70, 93, 331 n. 1 et 3 ; GUTIÉRREZ CORONEL (Diego), Historia genealógica de la casa de Mendoza,
éd. Angel González Palencia, 2 tomes, Cuenca, 1946, t. 2, p. 483-484 ; LÓPEZ MARTÍNEZ (Nicolás),
« El Cardenal Mendoza y la Reforma Tridentina en Burgos », Hispania Sacra, No 16, 1963, p. 1-3.
pas une histoire générique – et où ces gens sont des paysans. Le fait que
Martin, Bertrande et Arnaud aient été de simples villageois contribua pendant
des siècles à ce que l’histoire fascine les lecteurs et les auditeurs bien nés. Mais
il est beaucoup plus difficile de trouver des documents personnels sur des
paysans que sur des juges à la cour de Toulouse comme le narrateur Jean de
Coras.
La quête obstinée de preuves directes est ce qui fait battre le cœur de l’histo-
rien. Les lacunes dans les preuves peuvent être laissées béantes, tels des
mystères sur lesquels se pencher, ou être comblées par des spéculations
fondées, mais le désir de raconter une bonne histoire le dispute toujours à la
faim de savoir.
Je terminerai avec deux ensembles de relations que j’ai découverts lors de
ces recherches récentes. Ils permettent d’imaginer comment l’histoire de
Martin Guerre aurait pu être reçue dans un cadre familial différent.
Le diplomate marocain Hassan al-Wazzan, sujet de mon Léon l’Africain, fut
capturé en 1518 par le pirate espagnol Pedro de Cabrera y Bobadilla. Avant
d’être enfermé dans le Castel Sant’Angelo papal, il fut retenu un temps à la
résidence du frère de Pedro, Francisco de Cabrera y Bobadilla, évêque de
Salamanque, à Rome en tant que cardinal de la Sainte Église romaine. Les
frères avaient sûrement gardé une trace de la vie d’al-Wazzan à Rome : son
baptême à Saint-Pierre en 1520, avec pour parrain le Pape Léon X en personne,
et son nouveau nom – Giovanni Leone –, le fait qu’il enseigna l’arabe, ses
écrits, son brusque départ et son retour en Afrique du Nord et à l’islam en 1527
(un retour qui déçut les chrétiens). Des nouvelles du prisonnier et de son évolu-
tion parvinrent sans aucun doute à leur sœur en Espagne, Isabel de Cabrera y
Bobadilla, épouse de Diego Hurtado de Mendoza, Marquis de Cañete. Pendant
que le musulman converti passait des années à voyager et à écrire en Italie,
Isabel élevait ses fils, Francisco et Pedro de Mendoza y Bobadilla. En 1528,
Érasme louait déjà les talents de Francisco, jeune humaniste21.
La demeure de Francisco et Pedro est, bien sûr, celle où Martin Guerre arriva
à Burgos vers 1550. (Lorsque je rédigeais mon livre sur al-Wazzan, je n’ai
jamais remarqué ce lien entre les deux générations.) Jusqu’en 1557, quand
Francisco était au service du pape en Italie, il dut entendre parler du captif
qu’avait retenu son oncle, car Ramusio publiait en deux éditions, sorties des
presses vénitiennes en 1550 et 1556, la Descrittione dell’Africa par « Giovan
Lioni Africano », et le cousin de Francisco, l’ambassadeur royal et humaniste
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22. DAVIS, Trickster Travels, op. cit., p. 97-98, 255, 258, 395 ; Léon l’Africain, op. cit., p. 114-
115, 291-292, 295, 442.
23. MENDOZA Y BOBADILLA (Francisco de), El Tizón de la Nobleza, éd. José Antonio Escudero,
Madrid, El Colegio Heráldico de España y de las Indias, 1992, 25 ; El Tizón de la Nobleza de
España, ed. Armanda Mauricio Escobar Olmedo (Mexico City, Frente de Afirmación Hispanista,
1999), p. xxx, 84. BARON (Salo Wittmayer), A Social and Religious History of the Jews, 18 vols.,
New York, Columbia University Press, 1958-1993, vol. 15, Resettlement and Exploration, p. 478
n. 62. http ://grandesp.org.uk/historia/gzas/chinchon1.htm ; MARÍA DEL RÁBADE OBRADÓ (Pilar),
Una elite de poder en la Corte de los Reyes Católicos. Los judeoconversos, Madrid, Sigilo, 1993,
p. 173-191.
Diego Hurtado de Mendoza, avec qui Francisco était en contact toutes ces
années, avait acquis un des précieux manuscrits d’al-Wazzan22.
De retour en Espagne, Pedro, lui aussi, dut avoir été informé par son frère du
sort de l’ancien prisonnier de la famille, qui semblait avoir dissimulé sa
conversion et abandonné le christianisme, mais qui avait pourtant laissé
derrière lui d’inestimables écrits sur l’Afrique, l’islam et la langue arabe, et des
lettres. Je n’imagine pas Pedro de Mendoza y Bobadilla, comendador de
Santiago et capitaine de l’armée du roi, parlant de « Joan Lione Africano » à
Martin Guerre, simple laquais dans sa maisonnée puis soldat sous les ordres
d’un de ses officiers. Mais je pense que les liens anciens de la famille avec le
musulman enlevé ont pu influencer la manière dont les frères perçurent
l’histoire de Martin Guerre.
À l’été 1560, Francisco était retenu à Burgos dans l’attente de la réforme de
son diocèse. Plusieurs mois auparavant, à la requête de Philippe II, Pedro et lui
avaient rencontré la jeune épousée du roi, Élisabeth de Valois, à Roncevaux,
pour l’accueillir en Espagne, confirmant ainsi la paix récemment signée entre
la France et l’Espagne. Et voilà que Francisco avait une plainte à adresser au
roi : son cousin du côté de sa mère, Pedro de Cabrera y Bobadilla, second
comte de Chinchón, – un neveu du pirate Pedro – avait cherché à entrer dans
un des ordres militaires espagnols, ce qui lui avait été refusé pour preuves
insuffisantes de sa noblesse. En réponse, Francisco rédigea un texte surprenant
à l’intention de Philippe II, El Tizón de la Nobleza (L’impureté de la noblesse),
où il montrait que les grandes maisons d’Espagne comptaient toutes des juifs,
voire des musulmans, ou des esclaves parmi leurs ancêtres, ou des descendants
illégitimes devant les hommes et l’Église. (En passant il dissimula que son
grand-père maternel, Andrés de Cabrera, avait des conversos juifs dans sa
famille.) Le cardinal signa son Tizón le 20 août 156023.
Francisco et Pedro affrontaient bien d’autres soucis quand, quelques semaines
plus tard, Martin Guerre apparut au parlement de Toulouse, mais ils ne purent
éviter d’apprendre le tour spectaculaire des événements dans lesquels leur
ancien laquais/soldat était impliqué. On dut en parler par-delà la frontière,
jusqu’à Burgos, avant même que les livres de Coras et Lesueur diffusent la
nouvelle. Au musulman enlevé, on pouvait désormais ajouter à la mémoire
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(15) LES SILENCES DES ARCHIVES 481
24. CORAL (Laurent de), Château d’Urtubie, Bayonne, s.d.
25. ADPyA, 1 J 160/2, 2 avril 1598. Geoffroy de Montaigne, sieur de Bussaguet, était le fils
aîné et héritier de l’oncle de Montaigne, Raymond Eyquem de Montaigne, sieur de Bussaguet. On
peut suivre les relations de Geoffroy avec son cousin Michel et ses proches parents dans les
documents publiés in MALVEZIN (Théophile), Michel de Montaigne, son origine, sa famille,
Bordeaux, C. Lefebvre, 1875, p. 84-87, 286-287, 301-303, 306-307, 314-315.
familiale ses contacts avec un mari en fuite et son retour ; à la dissimulation
d’al-Wazzan, l’imposture d’Arnaud du Tilh ; à la généalogie démasquée de la
noblesse espagnole, la généalogie démasquée d’un village du piémont pyrénéen.
Un second ensemble de relations se situe dans le Labourd et court sur plus
d’un siècle. Pendant mes recherches récentes, j’ai visité Hendaye pour la
première fois, et je me suis arrêtée au château d’Urtubie, à Urrugne. J’y ai
appris l’histoire de l’héritière Marie d’Urtubie. Son mari, Jean de Montréal,
partit rejoindre Louis XI en 1463, et Marie, le croyant peut-être mort, se
remaria en 1469 avec Roderigo de Gamboa Dalsate. Quelques années plus
tard, Jean de Montréal revint, mais ne put recouvrer ses droits sur son épouse et
ses propriétés qu’en 1497, après la mort de Roderigo, quand le parlement de
Bordeaux prononça un arrêt en sa faveur. Plutôt que de céder, Marie, connue
dans tout le Labourd comme « la bigame », mit le feu au château et alla vivre
dans la famille Dalsate, jusqu’à sa mort, en 1503. La querelle entre les descen-
dants des Montréal et des Dalsate continua pendant des générations, ces
derniers utilisant le titre de la seigneurie d’Urtubie et les premiers reconstrui-
sant le château ; tout fut finalement résolu en 1574, quand Jean Dalsate épousa
Aimée de Montréal24.
On racontait donc l’histoire de « la bigame » Marie d’Urtubie à l’époque où
Sanxi et Pierre Daguerre grandissaient à Hendaye, et elle appartiendrait encore
à la mémoire locale pendant des dizaines d’années, jusqu’à l’époque, en tout
cas, où les rumeurs sur les deux maris de Bertrande de Rols atteignirent la ville
où son premier mari était né et gardait de la famille. Ces conjectures durent
faire rire et hocher des têtes, tout en encourageant le soupçon, chez les
Basques, d’une Bertrande qui aurait eu sa part d’initiative en la matière.
Puis, à la fin du siècle, une autre manière de concevoir l’affaire Martin
Guerre arriva à Hendaye et Urrugne. En 1598, Tristan d’Urtubie, arrière-
arrière-petit-fils de la bigame, épousa Catherine de Montaigne, fille de
Geoffroy de Montaigne, seigneur de Bussaguet et conseiller au parlement de
Bordeaux. Geoffroy de Montaigne était cousin germain de Michel de
Montaigne et l’avait bien connu, jusqu’à la mort de l’écrivain, en 1592.
Michel, nous le savons, était présent à la lecture de l’arrêt de Coras devant le
parlement de Toulouse, en septembre 1560, et avait entendu ce jour-là Arnaud
du Tilh prétendre encore qu’il était Martin Guerre. Il ne fait aucun doute que
les cousins, tous deux hommes de loi, avaient discuté de l’affaire avant que
Michel de Montaigne soulève la question de la peine de mort dans son « Des
Boiteux », publié dans ses Essais de 158825.
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26. MONTAIGNE (Michel de), Les Essais, éd. Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Jean Céard, et
Isabelle Patnin, sous la direction de Jean Céard [basés sur l’édition de 1595 éditée par Marie Jars
de Gournay], Paris, La Pochothèque, 2001, « Préface… par sa Fille d’Alliance » p. 49, « Et le sieur
de Bussaguet son cousin, qui porte dignement le nom de la maison de Montaigne, à laquelle il sert
d’un bon pilier depuis qu’elle a perdu le sien. » La note de bas de page (p. 49, n. 2) identifie à tort
« le sieur de Bussaguet » comme le plus jeune des quatre oncles de Montaigne ; le dernier était
Raymond de Bussaguet, père de Geoffroy, qui mourut en 1563 (MALVEZIN, Montaigne, p. 286-
287 ; MONTAIGNE, Essais, Livre 3, ch. 37, p. 1191). Après la mort de son père, on appelle à
plusieurs reprises Geoffroy de Montaigne « Sieur de Bussaguet » dans les documents publiés par
Malvezin.
27. MONTAIGNE, Essais, Livre 3, ch. 11, p. 1593-1608.
Catherine de Montaigne avait sûrement une copie des Essais parmi ses livres
au château d’Urtubie, peut-être même un exemplaire de présentation signé de
la nouvelle édition de 1595, éditée par l’exécutrice littéraire choisie par
Montaigne, Marie Jars de Gournay. Marie avait rendu visite à Geoffroy de
Montaigne peu après la mort de Michel et elle parle de lui en bien dans sa
préface des Essais, comme du cousin qui a porté « dignement le nom de la
maison de Montaigne26.»
Michel de Montaigne utilisa le cas de l’imposture, entre autres exemples,
pour illustrer combien il est difficile de savoir ce qui est vrai : « La vérité et le
mensonge ont leurs visages conformes. » (Je reprends l’argument de
Montaigne, comme je l’ai fait dans mon livre, car il vaut d’être répété en toutes
saisons.) Tant de conséquences désastreuses dans le monde ont découlé d’un
jugement irresponsable et arrogant, déterminé dans des situations où l’incerti-
tude et une expression modérée de toute opinion étaient de mise ! « On me fait
haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles. »
Admettre son ignorance a parfois tracé la meilleure voie vers la connaissance
(science). Montaigne parle ensuite du procès auquel il a assisté et du livre de
Coras sur « un accident étrange » : « de deux hommes qui se présentaient l’un
pour l’autre : il me souvient […] qu’il me sembla avoir rendu l’imposture de
celui qu’il jugea coupable si merveilleuse et excédant de si loin notre connais-
sance, et la sienne qui était juge, que je trouvai beaucoup de hardiesse en l’arrêt
qui l’avait condamné à être pendu. » Il aborde alors le sujet des « sorcières » de
sa région et des auteurs qui donnaient corps aux simples songes de ces femmes.
Les accusations contre elles, et leurs confessions, souvent en contradiction
avec les observations du quotidien, devaient être accueillies avec des doutes et
la reconnaissance de notre fragilité humaine27.
On ne sait pas comment Catherine de Montaigne présenta la réaction de son
cousin Michel à l’imposture d’Arnaud du Tilh et les ragots de Hendaye sur
Martin Guerre et d’autres affaires locales de bigamie. Mais son mari ne tint pas
compte du message général de « Des boiteux ». En 1608, Tristan d’Urtubie fut
un des deux seigneurs du Labourd à inciter le parlement de Bordeaux à
envoyer une commission enquêter sur les activités de sorcellerie sur leurs
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(17) LES SILENCES DES ARCHIVES 483
28. LANCRE (Pierre de), Tableau de l’inconstance des mauvais anges et demons, Paris, Jean
Berjon, 1612, p. 141-142, 118-119, 125. HENNINGSEN (Gustav), The Witches’ Advocate. Basque
Witchcraft and the Spanish Inquisition (1609-1614), Reno, Nevada, University of Nevada Press,
1980, p. 24, 123, 130-131, 384. Coïncidence amusante, le Conseil espagnol de l’Inquisition qui, en
1614, mit fin à la sorcellerie au Pays basque espagnol, comptait en ses rangs Francisco de
Mendoza et Rodrigo de Castro y Bobadilla. Suivant les recommandations du très intuitif frère
Alonso de Salazar, le Conseil insista pour qu’on respecte scrupuleusement les règles afin d’établir
si des confessions se rapportaient à des événements qui s’étaient vraiment produits, et il donna
pour instructions aux prêtres de dire à leurs ouailles qu’il était tout à fait indésirable de croire que
les sorcières sont toujours à blâmer pour des dommages aux récoltes, pour la mort d’animaux ou
d’enfants. Il arrivait que ce fussent des punitions divines ou des événements naturels (ibid., p. 359,
371-376). Peut-être ces hommes étaient-ils des cousins des Mendoza y Bobadilla qui accueillirent
Martin Guerre.
terres. De fait, selon l’évêque de Pampelune, inquiet de la vague d’accusations
de sorcellerie qui, traversant la frontière, avait envahi le Pays Basque espagnol,
tout avait commencé quand « le seigneur d’Urtubie […] s’empara de quelques
vieilles femmes de sa propre autorité et, les retenant prisonnières, tira de l’une
d’elles un rapport sur toutes les sorcières du village d’Urrugne. […] Celles qui
sont mentionnées dans ce récit – religieuses comme laïques – étaient des
ennemies et des adversaires du Seigneur d’Urtubie. »
L’enquête parlementaire, avec à sa tête Pierre de Lancre, dura quatre mois,
pendant lesquels on décrivit les apparences et les sorts du diable et les abomi-
nations des sabbats des sorcières. Deux adolescentes confessèrent que, lors
d’un sabbat, le diable les avait convaincues d’être en train de pendre le sire
d’Urtubie et l’autre seigneur qui les avait dénoncées ; ni l’un ni l’autre de ces
hommes n’avait rien ressenti. Plusieurs sorciers furent exécutés, notamment
Petri Daguerre, 73 ans, dont on trouva qu’il était « le maistre des cérémonies et
gouverneur du sabbat », son épouse et presque toute sa famille28.
Pierre de Lancre mentionna et approuva la condamnation de Petri Daguerre
dans son véhément Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et démons de
1612, visant à prouver au-delà de tout doute que les sorciers furent effective-
ment coupables de toutes ces choses horribles et dangereuses qu’ils avaient
avouées. Jean de Coras, qui avait parlé de la « tragicomédie » d’Arnaud du
Tilh et de Martin Guerre, aurait tiré un message plus nuancé et plus incertain
des procès de ces Basques.
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