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Histoire & mesure
XXVI-1 (2011)
Revisiter les crises
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Nadine Vivier
Pour un réexamen des crises
économiques du XIXesiècle en France
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Nadine Vivier, «Pour un réexamen des crises économiques du XIXesiècle en France», Histoire & mesure
[En ligne], XXVI-1|2011, mis en ligne le 01 juillet 2011, consulté le 01 janvier 2015. URL: http://
histoiremesure.revues.org/4125; DOI: 10.4000/histoiremesure.4125
Éditeur : Éditions de l’EHESS
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© Éditions de l’EHESS
Histoire & Mesure, 2011, XXVI-1, p. 135-156
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Nadine Vivier*
Pour un réexamen des crises économiques
du x i x e siècle en France
Résumé. Les crises frumentaires sont-elles le facteur déclenchant des crises écono-
miques de la première moitié du x i x e siècle ? L’article remet en question la théorie
labroussienne en s’appuyant sur les recherches récentes. Ces crises, dès le début du
siècle, ont des origines commerciales, industrielles ou nancières dont l’importance a
été minimisée en France. Leur lien avec la démographie est très ténu, celle-ci étant do-
minée par les épidémies. Même pour la crise de 1846-1847, l’enchaînement des causes
pourrait être revu, car la réaction du monde rural aux uctuations du marché et du crédit
a été sous-estimée.
Abstract. For a Reassessment of the Economic Crises of Nineteenth Century
France
Were poor wheat crops at the root of the economic crises of 1800-1848? Based on
new research outcomes, this paper challenges Labrousse’s theory. From the start of
the century, these crises were triggered by commercial, industrial or nancial factors
whose importance has been minimised in France. In a time of severe epidemics, the
link between bad harvests and demographic crises appears unconvincing. The chain of
causes should be reconsidered, even for the 1846-1847 crisis, because of the responsi-
veness of rural areas to industrial and credit uctuations.
* Université du Maine, Centre de Recherches Historiques de l’Ouest, UMR 6258,
Faculté des LLSHS F-72085, Avenue Olivier Messiaen, 72 085 – Le Mans Cedex 9.
E-mail : nadine.vivier@univ-lemans.fr
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Quel est le modèle explicatif des crises économiques du x i x e siècle ?
Cette question a taraudé les économistes qui ont abouti à plusieurs théories
sur les crises économiques de leur époque, parmi lesquelles la « loi des dé-
bouchés » de Jean-Baptiste Say (1803), L’Essai sur l’inuence des bas prix
du blé sur les prots du capital de Ricardo (1815), la sous-consommation
capitaliste par excès d’épargne de Malthus (1820), la sous-consommation
ouvrière par absence de pouvoir d’achat de Sismondi (1819). D’autre part,
pour les crises d’Ancien Régime deux scénarii sont décrits : la crise de
pénurie par sous-production agricole, et la crise de surproduction agricole
due aux bonnes récoltes et aggravée par des facteurs législatifs (sur le com-
merce des grains), économiques ou sociaux 1.
Pour les historiens français, c’est l’analyse proposée par Ernest La-
brousse en 1933 et 1943 qui s’est imposée dans l’historiographie au lende-
main de la guerre. La crise économique d’Ancien Régime naîtrait de mau-
vaises récoltes entraînant une pénurie. La crise agricole entraîne une crise
démographique puis industrielle et même politique. Cette crise d’Ancien
Régime se prolongerait durant la première moitié du x i x e siècle, jusqu’à
la crise de 1846-48 dite de type mixte, où interviennent aussi des facteurs
industriels. Si cette théorie a dominé en France durant un demi-siècle, elle
fut critiquée à l’étranger en particulier par Wilhem Abel en 1966 :
« Nous ne contesterons pas qu’elle décrive et explique correctement quelques in-
terdépendances, mais elle en omet d’autres, peut être aussi importantes. Si l’on ne
veut pas dès le début, pousser la recherche empirique dans une ornière trop étroite,
les considérations d’E. Labrousse doivent être complétées ». 2
La présente étude s’interroge sur les causes des crises de la première
moitié du x i x e siècle : la récolte de blés était-elle le facteur déterminant ?
Elle ne se place pas du tout au niveau des théories économiques, elle a
simplement pour but de montrer que la théorie si largement acceptée de
Labrousse se révèle fausse pour la première moitié du x i x e siècle. Pour cela,
c’est l’analyse des faits, grâce à plusieurs études récentes dans différents
domaines historiques, qui nous démontre que la mauvaise récolte n’est plus
au x i x e siècle le facteur déclenchant.
Une étude des crises de 1800 à 1860 remet en cause le lien premier
entre mauvaises récoltes et crise globale car le facteur essentiel est bien
commercial et nancier dès ce moment. Nous verrons ensuite que le
lien entre crise de cherté et crise démographique est très ténu, quasiment
1. Gi l l e s , Ph., 2009, ch. I.
2. Ab e l , W., 1966, traduction 1973, p. 22-23.
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inexistant. Ceci nous conduira à nous pencher sur la difculté à faire le
lien entre crise et récolte de blé et voir pourquoi le prix du blé n’est qu’un
indicateur contestable. Grâce à toutes les études économiques régionales,
les campagnes apparaissent comme plus actives que ne le croyaient les
historiens du milieu du x x e siècle ; on a pris conscience de l’omniprésence
des industries rurales, de l’ouverture aux marchés et de l’importance de
l’action de l’État.
1. Ce ne sont pas les mauvaises récoltes
qui déclenchent les crises du x i x e siècle
Étant donné le rôle séminal des études de Labrousse et la durée de son
inuence qui persiste encore, il est indispensable de repartir de ses propres
phrases avant de rééchir à la validité de cette théorie à la lueur des recher-
ches accomplies depuis un quart de siècle 3.
La théorie des crises de pénurie
Dans sa première thèse, Ernest Labrousse élabore les séries de prix du
blé et du vin, leurs uctuations saisonnières et à long terme, il les confronte
à la série des prix industriels 4 . Ces matériaux servent à sa seconde thèse
soutenue en 1943, spéciquement consacrée à La crise de l’économie fran-
çaise à la n de l’Ancien Régime. Elle donne une avance certaine à l’his-
toriographie française dans ce champ, d’autant plus qu’elle construit une
théorie de l’évolution des crises en déterminant trois périodes distinctes,
théorie qui a servi de cadre intangible durant un demi-siècle.
Ernest Labrousse donne une dénition :
« La crise est bien l’événement anormal et provocant qui contraste avec la conti-
nuité naturelle de la croissance. Elle contredit aux exigences du mouvement de la
population, des besoins, de la consommation, des équipements en montée plus que
proportionnelle, des investissements toujours en progrès : c’est-à-dire des mises
toujours plus hautes. Avec cette poussée des mises qui enchérit d’un temps sur
l’autre, la simple stagnation de la croissance et du chiffre d’affaires dénonce déjà
une crise ». 5
3. En particulier les thèses des élèves de Labrousse : Maurice Agulhon, Gabriel Désert, Geor-
ges Dupeux, Alain Corbin.
4. lA b r o u s s e , E., 1933.
5. br A u d e l , F. & lA b r o u s s e , E., 1976 [rééd. 1993], p. 988.
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Le premier type de crise qu’il décrit est la « crise traditionnelle d’An-
cien Régime », qui sévit jusqu’aux années 1840, provoquée par une crise
de subsistance : la mauvaise récolte provoque une montée du prix des cé-
réales, ce qui réduit la consommation des autres produits par le peuple,
déclenchant une sous-consommation/surproduction dans l’industrie. Ces
déséquilibres économiques atteignent différemment les classes sociales,
ce qui engendre des tensions qui dégénèrent en affrontements politiques.
C’est ce qu’il démontre pour la crise de subsistance de 1788 qui aboutit à
un maximum des prix du pain à Paris à la mi-juillet 1789, au moment de la
prise de la Bastille.
Puis, deuxième période, arrive la crise de 1846-1848, maillon fon-
damental de sa démonstration, « la crise immémoriale de sous-production
– crise générale périodique de sous-production à dominante céréalière et
agricole- évolue en crise générale périodique de surproduction à dominante
industrielle. S’il est vrai que chaque économie a la conjoncture de sa struc-
ture, ce bouleversement des structures que constitue l’avènement de l’ère
industrielle va substituer aux crises du vieux type des crises d’un type nou-
veau » 6 . Ainsi la crise de 1846-1848 serait une crise mixte, combinant ces
symptômes traditionnels avec ceux d’une crise industrielle et nancière.
Elle commande l’explosion de la Révolution de Février1848. La troisième
période des crises commence en 1868, date charnière au-delà de laquelle
prévaut un nouveau type de crise, celui des crises industrielles.
Cette théorie reprend celle de tout un courant d’économistes des an-
nées 1830 et surtout 1840 qui attribuent le déclenchement des crises à la
cherté des blés. Jean-Edmond Briaune cherche l’explication des crises par
une seule cause déterminante et il est l’un de ceux qui défendent cette théo-
rie, avec Dussard et Ternaux. Briaune écrit :
« En 1830, je fus frappé de la coïncidence de la cherté du pain, de la crise com-
merciale et de la révolution de juillet, et je crus y voir un enchaînement de faits
déterminés l’un par l’autre ». 7
Cette théorie a une audience certaine dans les années 1840. Juglar y
est sensible et prend en considération ce facteur ; mais dans la décennie
suivante, il relègue la cherté des grains à une cause occasionnelle avant de
la laisser totalement de côté.
6. br A u d e l , F. & lA b r o u s s e , E., 1993, p. 988.
7. br i A u n e , J-E., 1857, cité par J.-P. si m o n i n , 2006, p. 301.
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D’autres économistes se demandaient si la hausse des cours du blé
en période de pénurie était plus préjudiciable au paysan que l’avilissement
des prix en année de forte récolte. La mauvaise récolte est nocive au petit
exploitant qui n’a plus rien à vendre. Seul le gros producteur en tire prot ;
tandis que les artisans et citadins en souffrent. À l’inverse, que donne une
excellente récolte suivie d’une chute des cours ? Le petit en retire un surplus
à vendre et donc un petit bénéce malgré les faibles prix. En revanche, le
gros y perd nettement, il ne peut investir correctement 8. C’est la théorie que
Pierre de Boisguilbert développe dans son Traité de la nature, culture, « di-
visé en deux parties, dont la première fait voir que plus les grains sont à vil
prix, plus les pauvres, sur tout les ouvriers, sont misérables. Et la seconde,
que plus il sort des bleds d’un roiaume, et plus il se garantit des funestes
effets d’une extréme disette » 9.
En 1976, Labrousse nuance un peu sa théorie précédente. Dans la
conclusion du volume de l’Histoire économique et sociale de la France
consacré à la période 1789-1880, il énumère « la série céréalière des temps
difciles et des neuf crises du x i x e siècle (1800-1803, 1810-1813, 1815-
1818, 1828-1832, 1839-1840, 1846-1847, 1853-1857, 1861-1862, 1866-
1868) » et il précise :
« Il n’y a donc pas de crise de subsistances sans crise économique générale dans le
voisinage. Ce qui d’ailleurs n’implique pas la seule mise en cause des subsistan-
ces, ni même une quelconque participation. Le cycle industriel a aussi son propre
dynamisme sur lequel on reviendra bientôt. Des certitudes, des situations repérées
n’en subsistent pas moins : la proximité, souvent la superposition des crises ; l’ap-
proximative concordance de la poussée passionnelle du prix du froment et de ses
substituts, et d’une situation économique générale difcile. Une crise agricole peut
précéder la crise générale. Une crise commerciale –par exemple bancaire-, ou une
crise industrielle partielle, peut précéder la crise agricole qui vient alors dramatiser
le tout en profondeur. Et bien d’autres enchevêtrements sont possibles ». 10
On remarque aussi qu’il n’insiste plus à ce moment-là sur le rôle de la
crise économique comme déclencheur de mouvements sociaux ou révolu-
tionnaires.
8. Cf. W. Ab e l , 1966, traduction 1973, p. 2 3-28.
9. Mémoire rédigé en 1707 et publié dans Le détail de la France sous le règne présent, aug-
menté en cette nouvelle éd. de plusieurs mémoires et traités sur la même matière, par P. le Pe s A n t
d e bo i s g u i l b e r t , 1712, p. 152.
10. br A u d e l , F. & lA b r o u s s e , E., 1993, p. 104 ; Ve r l e y, P. , 1997.
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Depuis vingt ans, les historiens du x i x e siècle ont bien pris la mesure à
la fois de l’apport de Labrousse et des limites de son schéma 1 1 . Cependant,
l’expression en a été timide et feutrée 1 2 . Le changement idéologique majeur
des années 1980 et le doute sur les explications politiques globalisantes
ont été décisifs. L’analyse de Labrousse pour 1848 a été remise en cause
par Maurice Lévy-Leboyer et par Antony Rowley. En revanche, les autres
crises du début du x i x e siècle n’ont pas été traitées et c’est sur elles que nous
voudrions rééchir. Dans les ouvrages d’économie actuels portant sur l’his-
toire des crises économiques, les auteurs ne mentionnent quasiment plus les
uctuations des récoltes 13 .
L’importance des crises commerciales et nancières
Le Tableau 1 de l’origine des crises ne conforte en rien l’idée d’une
similitude des crises et de leur origine frumentaire. La seule qui provien-
ne uniquement d’une cherté des céréales, celle de 1803, n’a pas d’autres
conséquences. L’approvisionnement rapide des régions décitaires (Bre-
tagne et Sud-Est) apaise les difcultés et il n’y a pas de conséquence sur
l’industrie.
Les autres crises naissent de difcultés économiques, commerciales
ou nancières. Celles de 1810 et 1816 commencent par une crise indus-
trielle et commerciale qu’une mauvaise récolte vient aggraver, l’une due
au blocus continental en 1810, l’autre en 1816 à l’occupation alliée. Les
décrets de Napoléon qui instituent le blocus continental provoquent une
crise économique en Angleterre dans l’été 1810. L’annexion de la Hol-
lande en 1810 entraîne la faillite des marchands et banquiers hollandais
les plus impliqués dans le commerce avec l’Angleterre 1 4 . Ceci génère une
crise industrielle généralisée à l’ensemble de l’Empire. Le chômage sévit.
En 1811, les intempéries provoquent de mauvaises récoltes, en particulier
dans le nord-ouest et le sud de la France. En dépit d’achats massifs de blé
par le gouvernement, de mise en place de mesures d’assistance et d’une loi
xant un maximum pour le prix du blé (4 août 1812), les prix restent à un
niveau très élevé qui affecte durablement le pouvoir d’achat des ouvriers.
11. Voir F. dé m i e r , 1997, p.36, riche bibliographie sur 1848. lé V y -le b o y e r , M., 1985 ; ro w -
l e y , A., 1986.
12. Révélatrice est la recension faite par Jean-Yves Grenier lors de la réédition de l’ouvrage
de Labrousse de 1944. Cf. Histoire & Mesure, 1991, VI-3/4, p. 375-378).
13. gi l l e s , Ph., 2009, p. 99-112.
14. bo u d o n , J-O., 2006, p. 208-211 et 230-233.
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De même, en 1816-1817, le mauvais temps et le faible ensoleillement dus
à l’éruption volcanique du Tempora en Indonésie ont affecté toutes les ré-
coltes en Europe 15 . La France est plus durement touchée que ses voisins car
elle a subi en 1815 l’arrivée sur son territoire des troupes alliées, avec leur
cortège de réquisitions et de pillages. Ce contexte génère une crise de l’in-
dustrie textile dès 1815. La hausse des prix du blé, dans ce contexte, devient
dramatique et la famine sévit.
Tableau 1. Les crises économiques de 1800 à 1860
Crises Origines
Prix
de l’hl de
froment
Montant
des importations
de céréales
en francs
1802-1803 Crise de subsistance 23,76 F
1810-1812
1. Crise industrielle et commerciale
due au blocus 1810
2. Mauvaise récolte en 1811
34 F
1816-1817
1. 1815 : occupation militaire
et crise industrielle
2.1816 : mauvaise récolte
30,40 1817 :
71 millions
1828-1832
1. Crise économique et nancière de 1825
en Angleterre
2. Chute de la production de pommes de
terre 1826-1829 et de céréales en 1828
22,28 F
1830 :
42 millions
1832 :
94 millions
1839-1840 1. Crise bancaire en Amérique 1837
2. Mauvaise récolte de froment en 1839
21,88 F
1840 :
47 millions
1846-1847 1. Marasme industriel
2. Pénurie de pommes de terre et de blé 29F
1846 :
123 millions
1847 :
209 millions
1854-1857
1. Krack boursier aux États-Unis
2. Guerre de Crimée, 1854-1856
3. Mauvaise récolte de blé en 1855 et 1856
31.76 F
1854 :
114 millions
1855 :
75 millions
1856 :
180 millions
Sources. L’ensemble de la bibliographie pour les origines des crises et C. Ju G l a r , 1862,
pour le montant des importations.
Pour la crise de 1854, cf. W. Or m e s s O n , 1933, p. 108-115.
15. Zh O u , X., 2010.
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Les crises de 1828 et 1839 trouvent leur origine dans une crise nan-
cière. En 1825, l’Angleterre connaît une expansion économique appuyée
sur une politique d’expansion monétaire. En avril 1825, la décision d’une
politique de restriction monétaire provoque des faillites car la Banque
d’Angleterre agit trop tardivement pour escompter des créances 16 . La cri-
se anglaise se répand alors en Europe. Née de la spéculation, cette crise
de surproduction industrielle tarde à se résoudre. C’est à ce moment que
les mauvaises récoltes aggravent la situation. Le scénario de la crise de
1839-1840 est analogue. Une faillite bancaire affecte en 1837 les États-
Unis ; « Par contrecoup, deux cents mille ouvriers lyonnais se trouvèrent
sur le pavé » 1 7.
La crise de 1846-47 trouve-t-elle son origine dans la pénurie alimen-
taire due à la maladie de la pomme de terre dès 1845 et la mauvaise ré-
colte de blé de 1846 ? C’est ce que les historiens ont démontré, à la suite
de Labrousse 1 8 . Antony Rowley conteste l’enchaînement des faits, mais il
accepte aussi cette origine agricole. Pourtant, on peut en douter. Les archi-
ves de la Sarthe révèlent que l’industrie vit une sorte de marasme depuis
1845. Les villages se plaignent déjà de difcultés, les latures de laine, les
fabriques de toile souffrent de l’encombrement du marché, du bas prix des
marchandises, le sous-préfet de Saint Calais parle même des « difcultés de
l’industrie depuis quelques années » 1 9 . On s’inquiète déjà du chômage avant
la mauvaise récolte qui affecte très inégalement les régions. Clément Juglar
estime que « l’embarras des affaires se fait sentir au commencement du
second semestre 1846 ; il augmente avec l’insufsance de la récolte » 20 . Il
semble bien que rien ne distingue cette crise des précédentes. Elle débute
aussi par des difcultés industrielles et un manque de crédit.
Ainsi, aucune des crises du x i x e siècle ne répond au schéma déni
par Labrousse, et on peut penser qu’il en a eu l’intuition qui l’a amené
à nuancer sa théorie en 1976. C’est pourquoi l’interprétation donnée par
Clément Juglar en 1861, dans son ouvrage couronné par l’Académie de
sciences morales et politiques semble plus convaincante :
« Les mauvaises récoltes, la cherté des céréales, par leur retour périodique, se ren-
contrent assez dans notre pays avec l’engorgement du portefeuille des banques, et
16. bo r d o , M. D., 1998.
17. Ch e V A l i e r , M., 1847, p. 404.
18. Ag u l h o n , M., 1973 [rééd. 2002]. Philippe Vigier présente une belle démonstration dans
son ouvrage la Seconde République (Vig i e r , Ph., 1967).
19. ADS (Archives départementales de la Sarthe) 9 M 21, Arr. de Saint Calais.
20. Ju g l A r , C., 1862, p. 155.
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apportent une nouvelle complication à une situation déjà mauvaise : leur présence
n’est cependant pas indispensable pour produire une crise commerciale » 21 .
Il relativise le poids de l’agriculture pour insister sur la prospérité
commerciale qui précède une crise, une période d’euphorie qui s’inter-
rompt avec les possibilités du crédit.
Ces crises dans la théorie labroussienne étaient un facteur essentiel
dans le déclenchement d’émeutes politiques voire de révolutions, comme
ce fut le cas en 1788, 1830 et 1848. Les émeutes de 1816 ne se transformè-
rent pas en mouvement révolutionnaire, selon Labrousse, car la chute de
Napoléon était trop récente pour réclamer un changement de régime. En
fait, une étude précise de la crise de 1846-1847 prouve qu’elle se dénoue
soudainement entre mai et juillet 1847 2 2 . Surtout, il est intéressant de lire
les mémoires des contemporains des faits, ceux du ministre François Guizot
et du chef de l’opposition dynastique Odilon Barrot, les royalistes conser-
vateurs Falloux et la Bonninière, ou les libéraux Rémusat et Tocqueville.
Aucun ne voit dans cette pénurie alimentaire un facteur déterminant, ils
n’en parlent même pas, à l’exception d’Odilon Barrot et Charles de Ré-
musat qui la mentionnent brièvement. Manifestement, ils considèrent ces
crises comme récurrentes, donc banales. En revanche, tous voient une ori-
gine politique à la Révolution, dans le bouillonnement des idées et le refus
de toute réforme par le gouvernement 23 . La crise agricole à l’origine d’une
crise industrielle et déclenchant une révolution politique semble étrangère
aux observateurs du x i x e siècle.
La production agricole comme facteur premier d’une crise économi-
que ne résiste plus à l’analyse. Dès ce moment, c’est l’origine commer-
ciale, industrielle et nancière qui prévaut.
21. Ju g l A r , C., 1862, p. X.
22. ro w l e y , A., 1986, p. 85.
23. Vi V i e r , N., 2007, p. 242. On rejoint ici l’analyse de François Furet qui présente Fé-
vrier 1848 comme un événement de nature essentiellement politique (Fu r e t , F., 1988).
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2. Une nouvelle approche des liens entre crise de subsistance
et crise démographique
Les liens entre crise de subsistance et crise démographique sous l’An-
cien Régime ont été établis, en particulier par Pierre Goubert, Pierre Deyon
et Jean Meuvret. En revanche, les liens sont discutables pour la France du
x i x e siècle. Certes, il y a des cas mémorables, tels ceux des famines en Si-
lésie prussienne en 1844-1845, en Irlande en 1846-1852 ou encore en Fin-
lande en 1856-1857. Mais il n’y eut rien de tel en France et les analystes ont
montré dès le x i x e siècle la difculté d’interpréter les statistiques, car dès ce
moment, la population française maîtrise et diminue son taux de natalité.
Les difcultés à interpréter des données statistiques
Les données dont nous disposons sont agrégées au niveau natio-
nal (Tableau 2), alors que les situations sont très diverses d’une région
à l’autre, diversité des éaux climatiques, des atteintes des maladies des
plantes, diversité aussi de l’intensité des épidémies qui frappent. Il faudrait
aussi tenir compte des mouvements migratoires qui s’accélèrent en période
de crise où les plus pauvres, en quête d’assistance, essaient de se réfugier
en ville. Surtout, les attitudes démographiques ont profondément changé.
Dès le xViiie siècle, le contrôle des naissances est pratiqué par la bour-
geoisie et l’aristocratie et ceci se répand progressivement dans la société,
d’abord à la petite bourgeoisie urbaine et aux strates les plus aisées du
monde rural, avant d’atteindre dès avant le milieu du xixe siècle, la majo-
rité de la population, à l’exception des plus pauvres. Le nombre d’enfants
par famille diminuant, les naissances peuvent être différées volontairement
en fonction de la conjoncture. Il est encore plus facile de moduler la date
des mariages. Ceux-ci sont retardés en période de difcultés nancières,
ils sont avancés parfois à cause de décisions politiques. En 1813-1815 la
conscription frappe très largement les jeunes célibataires tout en épargnant
les hommes mariés. Beaucoup préfèrent convoler plutôt que de partir pour
les champs de bataille. Ainsi au xixe siècle, les facteurs psychologiques
deviennent, pour une large part de la population, plus déterminants que les
facteurs économiques.
L’importance des épidémies
La mortalité est durement affectée par les épidémies qui frappent les
campagnes comme les villes. La dysenterie fait des ravages en saison chau-
de. La variole est endiguée par la vaccine dont la pratique se généralise peu
à peu. Mais au début, la vaccine a eu des effets néfastes. Lors de la levée
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en masse, les soldats de l’an II ont eu la vaccine par la méthode de la trans-
mission de bras à bras, ce qui transmet aussi la syphilis par quelques soldats
contaminés. C’est ainsi que cette maladie redoutée s’est répandue dans les
campagnes.
Deux autres maladies frappent durement, la phtisie endémique tout au
long du siècle, et le choléra par paroxysmes épidémiques. Les trois grandes
épidémies de choléra ont lieu en 1832 (103 000 victimes), 1848-1849, et la
plus meurtrière en 1854-1855 (146 000 morts). Il est certain que les épidé-
mies et les périodes de cherté des subsistances peuvent se combiner et ag-
graver la situation. L’alimentation appauvrie diminue la résistance physique
et favorise la propagation de l’épidémie.
En 1860, l’économiste Alfred Legoyt, directeur de la Statistique de
la France, publie une étude sur l’impact des chertés. Il voit que lorsque la
récolte décitaire tombe en période de prospérité industrielle, elle est aisé-
ment supportée car le pays importe des céréales.
« Sur les cinquante six années déjà écoulées de ce siècle, on compte six périodes
de cherté. Mais sur ces six périodes, quatre seulement méritent véritablement ce
nom ; et enn sur ces quatre, une seule, celle qui comprend les années 1851-1857,
a provoqué dans le mouvement normal de la population une perturbation dont on
ne saurait méconnaître la gravité.
L’inuence des autres chertés sur le nombre des naissances, mariages et décès,
quoique bien moins sensible, mérite cependant d’être étudiée. Elle montre en ef-
fet dans quelle mesure le prix des subsistances accélère, ralentit ou arrête même
complètement le progrès de la population ». Et il en conclut que « les crises ali-
mentaires deviennent de moins en moins sensibles et leurs effets sur la population
de moins en moins meurtriers ». 24
24. le g o y t , A., 1860, p. 107 et p. 113. Voir aussi une autre étude, celle publiée par G. CA u -
d e r l i e r , 1902.
Histoire & Mesure, 2011, XXVI-1
146
Tableau 2. Prix du blé et démographie selon Alfred Legoyt
Prix moyen du blé en francs (hl) Nbre de décès Nbre naissances Nbre de mariages commentaire
1800 20.34 731 208
1802 23.76 840 514 Épidémie de dysenterie
1809 14,86
1810 19.61 698 688 931 799 232 943
1812 34.34 739 688 902 143 213 147
1813 22.51 744 596
1817-1818 30.40 721 610
1819 18.42 752 551
1825-27 (my) 16.50 758 371
1828 22.28 779 226
1838 19.50 963 099
1839 21.88 955 288
1845 19.75 741 985
1846 24.05 831 986
1847 29.01 836 693 2e épidémie de choléra
1849 14,15
1853 795 596 936 967 280 600
1854 31,76
Hausse du prix de toutes les denrées 992 779 923 461 270 906 Estimation de Legoyt
Choléra jusqu’en 1855 = 150 000 morts
Guerre de Crimée = 15 000
Cherté des vivres = 16 000
1855 33,27 en décembre 937 942 962 336 283 816
1856 28,56 en décembre 837 082 952 116 287 629
1857 858 785 940 709 295 510
1858 18,00 872 622 967 638 307 218
Source. Données fournies par A. le G O y t , 1860, p.107-111.
Nadine Vivier
147
Catherine Rollet a présenté en 1970 une étude approfondie des crises de
1802-1803 et 1811-1812. Elle confronte pour chacune des deux crises, une
carte de la production céréalière et une carte de la mortalité et montre qu’il
n’y a quasiment pas de corrélation. Les difcultés ne se remarquent que par
la baisse du nombre des mariages, le report des conceptions et la croissance
du nombre des enfants abandonnés ou illégitimes à cause de la prostitution
occasionnelle. Elle en conclut que les gens ne sont pas morts de famine mais
que les épidémies ont plus durement frappé ceux qui souffraient de malnutri-
tion. L’Histoire de la population française, publiée en 1988 sous la direction
de Jacques Dupâquier, s’inscrit dans cette même lignée :
« On notera que presque toutes ces mortalités sont d’origine épidémiques : les
crises de subsistance – en particulier celle de 1846-1848 – ont pu contribuer à les
aggraver, mais aucune corrélation n’apparaît entre le nombre de décès et le prix
du blé ». 25
Une nouvelle approche de la fragilité démographique
Ces faits semblant être clairement établis, les historiens de la population
aujourd’hui se sont tournés vers des questions mieux adaptées aux nouvelles
conditions du x i x e siècle. Ils se penchent sur le niveau de vie biologique,
courant historiographique important dans le monde anglo-saxon 2 6 . Laurent
Heyberger met en relation le prix du froment et la taille des conscrits. Il
en conclut que cela n’a pas d’incidence nette après 1835 ; en revanche, il
observe la concordance entre l’évolution globale des salaires et celle de la
taille des hommes de vingt ans. La conjoncture économique au moment de
la naissance et au cours de la petite enfance a une inuence capitale sur la
taille de l’adulte. Les années suivantes ne peuvent compenser les décits
éventuels du début de la vie 2 7 . Sur un point plus précis, Banerjee, Duo,
Postel-Vinay et Watts essaient de détecter les effets de la crise du phylloxera
sur les enfants des vignerons. Ils prennent plusieurs exemples de régions
affectées. Leurs résultats montrent que les enfants de vignerons nés durant la
crise qui t chuter leurs revenus ont, à l’âge de vingt ans, une taille inférieure
de 0,6 à 0,9 centimètres à celle des autres enfants de la région. Les difcultés
économiques et la pauvreté ont eu un résultat signicatif, toutefois ni la santé
ni l’espérance de vie de ces enfants n’ont été affectées 28 .
25. ro l l e t , C., 1970 ; du P â q u i e r , J., 1988, p. 293. Récemment, l’étude publiée par J.-M. Ch e -
V e t & C. O’gr A d A , 2007, reprend ces mêmes conclusions, le cas de la France contrastant avec celui
de l’Irlande ou dans une moindre mesure, avec les Pays-Bas.
26. Voir l’article du Néerlandais R. PA P i n g , 2007 et la bibliographie qu’il donne.
27. he y b e r g e r , L., 2005.
28. bA n e r J e e , A. et alii, 2007.
Histoire & Mesure, 2011, XXVI-1
148
Voici donc remis en cause le rôle d’une mauvaise récolte comme dé-
clencheur d’une crise économique et d’une crise démographique. Serait-ce
que le prix du froment n’est pas un indicateur judicieux ?
3. De la difculté à faire le lien
entre récolte de froment et crise
Nous avons déjà rappelé le fait que la baisse des prix des produits
agricoles a été analysée par certains comme facteur de crise au lieu d’être
un bienfait. Leur hausse des prix n’est plus forcément aussi grave pour les
pauvres, étant donnée la diversication de l’alimentation. La croissance des
échanges et l’intervention de l’État atténuent encore les conséquences de la
mauvaise récolte. Enn, beaucoup sont pluri-actifs et souffrent tout autant de
la uctuation des prix industriels.
Le prix du froment, un indicateur discutable
Le prix du froment était utilisé comme référence pour donner le coût
de l’alimentation, essentiellement fondée sur le pain. Produit de base sur les
marchés urbains, c’était aussi celui pour lequel pouvaient être construites
des séries statistiques grâce aux mercuriales. Il faut pourtant s’interroger sur
ce que représente le prix du froment au x i x e siècle.
Le produit agricole oscille de 4 100 millions de francs courants entre
1820 et 1836, excepté l’étiage de 1824-1825 (3 620 millions). À partir de
1837, s’ouvre une décennie favorable 29 :
1840 : 5 095 millions de francs
1841 : 4 524
1842 : 4 380
1843 : 4 701
1844 : 4 870
1845 : 4 872
1846 : 5 246
1847 : 6 619
1848 : 4 446
1849 : 4 151
1850 : 4 116
29. le V y -le b o y e r , M., 1985, p. 318.
Nadine Vivier
149
Ces chiffres relativisent d’emblée l’importance des décits de produc-
tion pour la période.
Les séries statistiques de Jean-Claude Toutain condensent des données
considérées comme ables (Tableau 3). Elles prouvent l’accélération des
transformations au x i x e siècle et une croissance lente et régulière des pro-
ductions.
Tableau 3. Le produit agricole au x i x e siècle
Produit agricole global Prix des produits agricoles
indice 100 = 1905-1913
Période En volume En valeur
1815-1824 48,8 32,5 66,8
1825-1834 54,3 37,0 68,0
1835-1844 62,0 39,4 63,6
1845-1854 69,4 46,3 67,0
1855-1864 78,1 68,6 88,0
1865-1874 82,3 81,5 99,1
1875-1884 81,6 78,4 96,3
1885-1894 84,5 71,3 84,4
1895-1904 93,7 76,9 82,1
1905-1913 100,0 100,0 100,0
Source. tO u t a i n , J.-C., 1993.
La production des céréales augmente, en particulier celle du froment.
La surface emblavée croît progressivement jusque vers 1850, moment où
elle se stabilise. Ensuite la croissance de la production n’est due qu’à l’aug-
mentation des rendements. Parallèlement, les autres produits acquièrent une
importance réelle, comme les légumes et surtout les légumes secs (pois,
lentilles et fèves) que les statistiques s’efforcent de comptabiliser au mieux
étant donné leur apport calorique. La pomme de terre conquiert une place
dans l’alimentation humaine encore très variable selon les régions 30 .
Les villes diversient l’alimentation ; les produits animaux, viande et
lait y sont consommés en quantité croissante. Cette diversication est un
facteur d’atténuation des effets d’une mauvaise récolte de céréales, néan-
moins elle n’évite pas la cherté ou la disette. Ainsi par exemple, au Mans
30. Voir les cartes de production et consommation de pommes de terre en 1840 dans N. Vi-
V i e r , 2007, p. 227 ; dé s e r t , G., 2007, p. 337-340 et 740-745.
Histoire & Mesure, 2011, XXVI-1
150
pendant les deux années de pénurie de 1847 et 1854-1855, le prix du pain
atteint son maximum (0.45 centimes le kilo de pain blanc et 0.32 de pain
noir), le prix de la viande est aussi très élevé (1,3 francs le kilo de porc, 0,9
celui de bœuf en 1846 et 1,2 en 1855) 31 .
L’enquête agricole de 1852, renseignée par les commissions canto-
nales où les maires sont bien présents, donne une idée des consommations
avec ses disparités sociales et géographiques.
Tableau 4. Comparaison de la consommation quotidienne des journaliers et
de l’ensemble de la population en 1852
Produits Journaliers Ensemble de la population
Farine 540 g 560 g
Viande 30 g 75 g
Lait 0,1 à 0,2 l 0,44 l
Boissona0,12 l 0,312 l
Légumesb300 g 445 g
Note. a Toutes les boissons sont converties en équivalent prix du vin.
b Les légumes sont exprimés en équivalents pommes de terre.
Source. de m o n e t , M., 1990, p. 188.
Aussi imprécise soit-elle, cette enquête nous montre encore l’impor-
tance du prix du pain ainsi que son recul. La diversication atteint toutes
les couches sociales. La plus grande disparité est sans doute régionale. Les
journaliers du bassin parisien « ont du pain à satiété et une nourriture va-
riée » 32 , alors que ceux de Bretagne ou du massif central en restent à une ali-
mentation pauvre fondée sur les céréales secondaires et les légumes. Ceux-
là continuent à vendre leur blé et manger du pain noir, du sarrasin ou des
châtaignes. Et c’est aussi ce qui permet de moins souffrir d’une mauvaise
récolte de froment. Michel Chevalier écrit en 1847 :
« Pour ce qui est des récoltes, la crainte d’en manquer serait sans fondement. La
récolte a été faible, le fait est trop évident, et même ce n’est pas le blé seul qui a
manqué. Les légumes secs sont chers, ce qui en atteste la rareté, et les pommes
de terre sont restées atteintes de cette maladie qui est un désespoir pour les natu-
ralistes presque autant que pour les hommes d’état ; mais la récolte du maïs a été
abondante, précieuse compensation pour le sud-ouest, et les châtaignes dont on
31. ADS, série 7 M.
32. de m o n e t , M., 1990, p. 186.
Nadine Vivier
151
sait que vit une bonne partie de la population dans les départements du centre, ont
beaucoup donné ». 3 3
Croissance des échanges et intervention de l’État
L’amélioration de l’alimentation urbaine ne provient pas seulement
d’une meilleure production. L’intensication du commerce y contribue,
grâce à la suppression des péages intérieurs et à l’unication des mesu-
res. L’amélioration des infrastructures de communication est essentielle. Le
coût du fret diminue par le développement des chemins de fer et des trans-
ports maritimes. Ceci signie que les achats de blé à l’étranger compensent
de mieux en mieux une mauvaise récolte : achats de blé en Ukraine dès le
début du siècle, puis en Amérique.
L’État se révèle efcace pour approvisionner les régions décitaires.
Son intervention en ce domaine n’est jamais contestée, puisqu’il s’agit
d’aide aux pauvres. Dans ses écrits et ses actes, le ministre de l’Intérieur de
Louis-Philippe, Tanneguy Duchâtel, intervient aussi, bien qu’il soit l’un des
défenseurs du libéralisme. Représentatif du courant des philanthropes, Fir-
min Marbeau réclame l’implication de l’État bien qu’il soit conservateur :
« Le gouvernement a tout ce qu’il faut pour bien organiser, bien diriger, bien sur-
veiller l’administration des secours publics. […] Un bon Code charitable, une
bonne organisation, une bonne administration de secours, voilà ce qu’il faut ob-
tenir ». 34
L’État réagit vite, dès que s’annonce la mauvaise révolte et il procède
à des importations massives de blé de Russie ; les capacités de transport
maritime et de transport intérieur le permettent dorénavant. Le Tableau 1
(supra) indique ces quantités de blé achetées par l’État. En même temps,
l’État se révèle de plus en plus apte à maintenir l’ordre et éviter les émeutes
frumentaires. La police et la gendarmerie se sont renforcées.
L’État continue aussi à utiliser les moyens traditionnels que sont les
ateliers de charité. Il y joue maintenant un rôle moteur sans attendre les ini-
tiatives privées. Le préfet doit mettre en œuvre, et les initiatives des munici-
palités élues sont fortement encouragées. En 1846, le ministre de l’Intérieur
leur distribue d’importants crédits pour qu’elles ouvrent des chantiers qui
emploient les chômeurs, et pour qu’elles dotent les bureaux de bienfaisance
de moyens an de procéder à des distributions de vivres. C’est à ce moment
qu’elles essaient de stimuler les dons des citoyens les plus imposés. Alors
33. Ch e V A l i e r , M., 1847, p. 398.
34. mA r b e A u , F. (1798-1875), 1847, p. 14-16.
Histoire & Mesure, 2011, XXVI-1
152
que la dotation de ces bureaux sur le budget d’État était de 11 millions de
francs en 1843, année normale, elle s’élève à 20,5 en 1847. Ainsi le conseil
municipal de Saint-Calais peut nancer l’achat de pain donné aux pauvres,
la ville du Mans organise des ateliers de charité pour construire des routes et
drainer ; elle distribue des bons de pain aux indigents dont le nombre atteint
un tiers de la population au printemps 1847 3 5 . Est-ce à dire que seuls les
ouvriers urbains soufrent ?
Peut-on opposer paysans producteurs de blé et
artisans consommateurs ?
D’après les calculs de Maurice Lévy-Leboyer et François Bourgui-
gnon, on voit qu’en 1820, la part des produits agricoles dans le PIB n’atteint
plus que 45 %, elle descend à 34 % en 1850, tandis que la part des produits
industriels passe dans le même temps de 37 % à 43 %. Agriculture et in-
dustrie s’équilibrent donc. La population étant encore rurale à 80 %, il est
important de noter la part importante de l’artisanat dans la composition des
revenus ruraux. Les initiatives d’industries rurales avaient été encouragées
par les intendants de la seconde moitié du x V i i i e siècle et l’étude de Pier-
re Léon sur les Alpes nous montre des vallées bruissant des petites usines de
lature et tissage 3 6 . L’attention de l’historien a été attirée sur l’importance
de cette pluriactivité au milieu du x i x e siècle 3 7 . La densité de population
augmentant au cours de la première moitié du siècle, il fallait bien que les
familles trouvent d’autres activités que la culture de leur champ.
L’enquête de 1852 dénombre 2 072 433 propriétaires exploitant pour
eux-mêmes, ce sont les paysans indépendants 38 . 785 815 journaliers proprié-
taires et 2 929 100 journaliers non propriétaires, 1 078 107 exploitants non
propriétaires : la plupart de ceux-ci complètent les revenus agricoles par des
activités industrielles ou artisanales, exercées à la maison ou dans de petits
ateliers villageois : textile (laine, lin, chanvre), métallurgie, travail du bois.
Leurs productions sont écoulées soit sur le marché local, soit commercia-
lisées par des marchands. Dans ces conditions, ils sont tout autant affectés
par les crises industrielles que par les prix des céréales. Ce n’est qu’après le
milieu du siècle que l’industrie domestique en milieu rural décline.
35. ADS, 6 M 659.
36. lé o n , P., 1952.
37. ol i V i e r , J.-M., 2004.
38. de m o n e t , M., 1990, p. 42-43.
Nadine Vivier
153
Les difcultés industrielles affectent donc les ruraux. Les historiens des
années 1950 s’intéressaient surtout aux ouvriers urbains. Les travaux se sont
ensuite déplacés vers les masses rurales plus nombreuses, et vers un point
de vue plus global, ce qui fait prendre conscience de l’inextricable solidarité
industrie-agriculture et de l’impact un peu plus limité du prix du froment.
*
Une meilleure connaissance de ces crises du xixe siècle aboutit à re-
considérer leur genèse et leurs conséquences. Les crises de subsistance
continuent certainement à jouer un rôle mais elles sont devenues plus un
facteur aggravant que déclenchant. La capacité et la vitesse accrues des
transports, la meilleure prise en charge de l’assistance et l’efcacité de l’in-
tervention de l’État, tout contribue à atténuer considérablement les consé-
quences des mauvaises récoltes. Dès ce moment, ce sont bien l’industrie
et le commerce, et plus encore la disponibilité des crédits qui deviennent
déterminants. Or les historiens avaient tendance à minimiser l’importance
de ces ux nanciers et leurs répercussions internationales. Obnubilés par
l’idée d’un retard de la France sur l’Angleterre dans le domaine économi-
que et nancier, les historiens du x x e siècle comme les hommes du xixe siè-
cle ont eu tendance à mettre l’accent sur une France rurale à l’agriculture
traditionnelle. Cette image se heurte pourtant à la réalité, celle d’un pays
où la part de l’industrie surpasse la part de l’agriculture dans le produit
intérieur brut dès les années 1840.
La prise de conscience de ces mythes, aussi bien en France qu’en An-
gleterre, la possibilité de consulter d’autres fonds d’archives ouvrent la voie
à un réexamen de ces crises. Sans tomber dans l’excès inverse, ni négliger
l’impact désastreux des mauvaises récoltes, il faut aussi mesurer l’impor-
tance des marasmes industriels, des restrictions de crédit. Il faudrait une ré-
exion globale pour déterminer quels sont les indicateurs les plus judicieux,
sans doute en combinant à la fois ceux des denrées alimentaires et ceux des
produits industriels, conçus comme antagonistes jusqu’à maintenant 39 , et en
leur adjoignant des indicateurs nanciers. Les chantiers ouverts sur l’his-
toire nancière, sur l’histoire de l’État, les acquis de l’histoire industrielle
et de l’histoire rurale devraient contribuer à l’analyse de ces crises du début
du x i x e siècle ainsi que celle de 1854, la plus longue et celle où le blé atteint
les prix les plus élevés du siècle.
39. Ar n o u l d , D., 1989, p. 13.
Histoire & Mesure, 2011, XXVI-1
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