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Parution dans Le Débat, (116), septembre-octobre 2001, pp. 64-79
Olivier Godard1
Développement durable :
exhorter ou gouverner ?
1 Olivier Godard est économiste. Il a dirigé la publication en 1997 du premier ouvrage de langue française sur le
principe de précaution : Le Principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, Éd. de la M.S.H. et
I.N.R.A. Il vient de publier : Permis transférables nationaux et politiques environnementales. Conception et
application, Paris, Éd. de l’O.C.D.E., 2001.
L’hiver 2001 et le printemps 2002 seront
un temps fort pour les promesses et les
programmes politiques. Les commentateurs
prédisent que l’environnement ou l’écologie
seront des enjeux importants des élections à
venir. Le président de la République et le
Premier ministre ont chacun commencé à
planter leurs repères vis à vis de l’opinion à
travers leurs discours, leurs actes mais aussi
les projets et décisions mis en suspens, par
exemple en matière de fiscalité des
carburants. On pressent la tendance : des
discours d’autant plus riches en protestations
dénonciatrices des insuffisances actuelles et
en proclamations solennelles de principes que
l’action réformatrice a été mise en veilleuse
lorsqu’elle risquait de mécontenter des
électeurs : ce n’est sans doute pas le moment
de se fâcher avec les agriculteurs, les
chasseurs, les artisans, les responsables de
PME, les automobilistes, les retraités, les
ravers et d’autres encore. Sur le front de
l’écologie politique, à gauche comme à droite,
plusieurs candidats se sont déclarés ou
cherchent à réunir les conditions d’une
candidature : Alain Lipietz pour les Verts,
Corinne Lepage dans la mouvance du R.P.R.,
Brice Lalonde pour lui-même. À coup sûr,
que sa démarche s’inscrive dans la logique
d’un des grands partis ou qu’elle soit d’allure
plus indépendante, chacun se réclamera d’un
développement durable.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 2 -
Une référence incontournable
En une quinzaine d’années, mais plus
tardivement en France que dans le monde
anglo-saxon, la référence au développement
durable s’est universellement imposée aux
discours des responsables politiques, des
dirigeants d’entreprises ou des militants de la
société civile. Faisant écho à la célèbre
définition proposée en 1987 par la
Commission mondiale sur l’environnement et
le développement présidée par Madame Grö
Harlem Brundtland, la loi Barnier 95-101 de
renforcement de la protection de la nature
précise qu’un tel développement « vise à
satisfaire les besoins de développement et la
santé des générations présentes sans
compromettre la capacité des générations
futures à répondre aux leurs ».
Il s’agit là d’une formule équilibrée qui
récuse de façon symétrique deux dictatures :
celle du présent et celle du futur. Pas de
sacrifice stalinien des générations présentes
au nom du bonheur matériel promis pour les
générations futures et des lendemains qui
chantent. Pas de sacrifice capitaliste du long
terme aux seuls intérêts de la rentabilité
immédiate (Marx ne notait-il pas : « Après
moi le déluge ! telle est la devise de tout
capitaliste et de toute nation capitaliste »2).
Elle définit et délimite la responsabilité des
générations présentes : préserver la capacité
des générations futures à faire leurs propres
2 Le capital, Livre 1, p. 203 de l’édition Garnier-
Flammarion Paris, 1969.
choix de développement, sans que les
générations présentes se mêlent de décider de
ce qui est le meilleur pour celles qui vont leur
succéder3.
Bien que cela ne soit pas explicite dans la
définition rapportée, la prise en charge de la
question environnementale est ici essentielle.
Comme espèce, comme société, comme
culture, l’homme ne saurait exister sans
assumer une présence au monde faite
d’interdépendance avec une nature dont il est
issu et qu’il fait co-évoluer. Se soucier de la
transmission d’un environnement viable aux
générations éloignées est l’une des manières
pour les générations présentes d’établir un
lien avec ces dernières, de constituer avec
elles, par la place en creux qui leur serait
faite, une communauté humaine qui ne serait
pas seulement de l’ordre de la succession
contingente et biologique. C’est ce qui fonde
l’idée de voir dans les équilibres
fondamentaux mais dynamiques de la
biosphère un patrimoine à préserver pour les
générations futures. Il y va de l’estime morale
d’elles-mêmes des générations présentes que
de savoir qu’elles préservent les conditions
d’un avenir viable pour l’humanité future.
3 Pour en savoir plus sur le développement durable,
voir par exemple O. Godard, "Le développement
durable : paysage intellectuel", Natures, Sciences,
Sociétés, 2, (4), octobre 1994, pp. 309-322, et OCDE,
Développement durable, quelles politiques ? Paris, Éd.
de l’OCDE, mai 2001.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 3 -
Le risque d’une utilisation
incantatoire
Environnement et développement durable
ont jusqu’à présent compté parmi les thèmes
privilégiés des grandes envolées sur les
valeurs de civilisation, de l’affirmation de
grands principes éthiques, des appels les plus
nobles à la conscience et à la responsabilité
collectives.
Cela doit être pris au sérieux et les
propositions avancées examinées avec
attention. Le danger n’est pas mince de voir
ces vocables recueillir tous les désirs
d’harmonie, sans qu’ait été élucidée au
préalable la nature des conflits habituellement
posés : entre la protection de l’environnement
planétaire (climat, biodiversité) et l’essor de
la production et la croissance économique,
entre la préservation des ressources et milieux
naturels locaux et l’équité de l’accès pour la
satisfaction des besoins de tous, entre le
développement urbain et la qualité de la vie,
entre les générations présentes et les
générations futures, etc. Ainsi est-ce vraiment
la croissance économique qui est antinomique
de la préservation de l’environnement ?
N’est-ce pas plutôt les défaillances ou les
vides des systèmes de régulation dans l’usage
des ressources communes ? Jusqu’à présent,
et en dehors des phénomènes de pollution de
proximité abordés comme des troubles de
voisinage, l’environnement a été très
largement utilisé comme une res nullius, un
bien dont le premier venu peut se saisir sans
qu’autrui puisse y objecter. De fait, c’est ce
schéma qui a prévalu aussi bien pour l’essor
de l’élevage porcin en Bretagne que pour les
émissions de gaz à effet de serre. Inscrire
l’usage de l’environnement dans un régime
précis de droits et d’obligations, permettre à
des mécanismes économiques d’assurer un
emploi efficace des ressources dans le respect
de contraintes physiques reflétant les
exigences de leur renouvellement serait
certainement plus ajusté et plus utile que les
mises en cause générales de la croissance ou
du commerce international. Autant dire que
les controverses publiques touchant à
l’environnement sont souvent marquées par
des phénomènes de déplacement qui les
empêchent de s’articuler sur les véritables
enjeux décisionnels.
Au-delà de ce travail d’analyse critique et
de débat sur les propositions, il est étrange de
constater que parmi ceux qui lancent ou
relaient les appels au sens moral de leurs
concitoyens, il y a souvent ceux qui,
responsables politiques ou économiques, ont
le pouvoir de passer aux actes, de bouger les
choses concrètement. Or, ils ne le font pas, ou
pas assez, ou ils le font de manière si sélective
que cela confine à l’incohérence. La
surenchère éthique et moralisatrice
caractéristique des discours sur
l’environnement n’est-elle donc que le
pendant de l’inaction ou d’une action
pusillanime dès lors qu’elle devrait sortir d’un
pré carré somme toute assez marginal, que les
mesures à prendre devraient provoquer une
transformation des modes de vie et des modes
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 4 -
de développement et ne pourraient éviter de
troubler des intérêts économiques, ceux des
riches comme ceux de moins riches ?
La France, pionnière du
développement durable ?
Tant que les actions de protection de
l’environnement se limitaient à quelques
parcs naturels et espèces protégés, sans gêner
la poursuite des activités ordinaires sur le
reste du territoire, ces actions étaient tolérées.
Dès lors que la protection de la biodiversité
nécessite des actions de conception plus
ample affectant la totalité des régions,
touchant réellement à l’aménagement du
territoire (avec notamment la stratégie des
réseaux de corridors entre espaces protégés)
ou à des activités de groupes d’intérêts
puissants dans notre système politique
(agriculteurs, chasseurs), la France est à la
peine et doit être traînée devant la Cour de
justice européenne pour les retards et la
mauvaise volonté qu’elle met à appliquer des
directives qu’elle a pourtant explicitement
acceptées ou même voulues avec les autres
pays européens.
De même, la France a été prompte à
prendre verbalement la tête du combat de la
protection du climat de la planète à la fin des
années 80. Sans doute les bénéfices politiques
secondaires n’y étaient-ils pas pour rien. Il lui
semblait en effet y avoir là matière à dénoncer
le mauvais comportement de l’ami américain
qui, par habitant, émet trois fois plus de gaz à
effet de serre que le Français. Cela permettait
également à notre pays de redorer son blason
à bon compte auprès des pays en
développement et de tous les pays de la
planète sensibles à l’anti-américanisme. Mais
de là à passer aux actes ! La France
escomptait sans doute en être dispensée au
nom de sa vertu supposée. Ne comptait-elle
pas parmi les pays industriels comparables les
moins émetteurs de gaz à effet de serre par
habitant, avec le Japon ? Elle a découvert que
les autres pays, mauvais joueurs de son point
de vue, ne consentaient pas à former un chœur
de louanges pour son moindre taux
d’émission de CO2, attribuable, il est vrai, à
75% au choix de l’option électronucléaire qui
a été imposé aux Français et aux citoyens des
autres pays dans l’urgence de la crise
pétrolière de 1974 et dont la plupart des autres
pays européens (Allemagne, Italie, Suède,
etc.) ne veulent plus. Puisque la France n’a
pris en compte l’avis de personne pour ses
choix énergétiques passés, privilégiant le
thème de l’indépendance nationale, qu’elle ne
s’attende pas à se voir attribuer pour cela un
crédit moral particulier de la part de ses
partenaires internationaux. Elle a ainsi
découvert tardivement qu’elle devrait, elle
aussi, faire des efforts additionnels
significatifs, alors qu’elle dispose désormais
de moindres marges de manœuvre à cause de
son nucléaire, du haut niveau de taxation des
carburants et de ses programmes d’efficacité
énergétique lancés après le premier choc
pétrolier.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 5 -
Au tout début des années 1990,
l’administration française et tout
particulièrement le premier président de la
Mission interministérielle de l’effet de serre
avait défendu, au nom de la rationalité
économique et de l’intérêt politique bien
compris, la mise en place, au niveau de
l’Union européenne et de l’ensemble des pays
industriels de l’O.C.D.E., d’un dispositif
coordonné de taxes nationales sur le carbone.
Face à une taxe d’un même montant, les pays
auraient accompli des réductions d’émission
dont l’ampleur varierait avec les coûts
d’abattement : les pays à coûts initialement
faibles, par hypothèse ceux dont les émissions
par habitant étaient les plus élevées, auraient
été amenés mécaniquement à réduire leurs
émissions plus que les autres4. Cependant, au
niveau politique, force est de reconnaître que
la France a été par la suite, jusqu’à la fin des
années 1990, l’un des pays les plus actifs pour
faire échouer le projet européen de taxation.
Du fait des conditions d’équilibre politique en
Europe, particulièrement entre la France et
l’Allemagne, le projet initial avait été élargi à
une taxe sur l’énergie pour 50% de l’assiette,
et ne consistait plus seulement en une taxe sur
le carbone. Or la France n’a pas supporté que
la nouvelle taxe touche si peu que ce soit le
nucléaire français, faisant semblant de ne pas
comprendre que le projet européen ne visait
4 Sur le mode d’action incitative par la fiscalité ou les
permis transférables et sur le dossier de l’effet de serre,
voir D. Bureau, O. Godard, C. Henry, J.-C. Hourcade
et A. Lipietz, Fiscalité de l’environnement, Rapport du
Conseil d’analyse économique, Paris, La
Documentation française, 1998.
pas seulement les émissions de gaz à effet de
serre, mais poursuivait un objectif plus
général d’efficacité énergétique.
Sur la scène nationale, le projet de taxation
des consommations intermédiaires d’énergie
en fonction du taux de carbone, a été ressorti
par le gouvernement Jospin pour contribuer
au financement public du plan des 35 heures,
après avoir été enterré successivement par les
gouvernements Bérégovoy et Juppé. Mais ce
projet a fait long feu, après que le Conseil
constitutionnel a sanctionné l’inégalité de
traitement devant l’impôt qu’instauraient les
modalités choisies et le fait que l’on touche à
l’électricité d’origine nucléaire. Il est vrai que
le double souci de combler des trous
budgétaires sans porter atteinte à la grande
industrie, celle qui est bien organisée pour
faire assimiler ses intérêts à l’intérêt national,
l’avait emporté de loin sur la recherche de
l’efficacité environnementale et de l’efficacité
économique du dispositif mis en place.
Ainsi, après que la France a obtenu de ses
partenaires européens une réduction des
objectifs fixés à Kyoto pour les pays de
l’Union (les –8% signés à Kyoto par la France
sont devenus 0% dans le cadre d’un accord
européen, alors que les Anglais si souvent
moqués y acceptaient un objectif plus
rigoureux de –12,5% et les Allemands de
-21%), ce qui reste du plan national de lutte
contre l’effet de serre est un recueil de
mesures administratives et réglementaires qui,
pour la plupart, avaient déjà été prises pour
d’autres raisons comme le renforcement des
normes d’isolation des bâtiments neufs, ou de
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 6 -
promesses faites par d’autres acteurs, comme
l’engagement volontaire des constructeurs
automobiles européens à réduire de 17,5% à
partir de 2008 par rapport à 1998 les
consommations unitaires moyennes de
carburant des voitures neuves mises sur le
marché.
Cela fait plus de dix ans que la France se
dit en pointe dans le combat contre
l’évolution catastrophique du climat sans
avoir rien entrepris de significatif. Ce refus de
s’engager de façon unilatérale peut se
défendre, compte tenu du caractère
international du problème et de la nécessité
d’un accord préalable sur la répartition des
obligations. Mais il aurait fallu le reconnaître,
au lieu de se payer de mots, et, dans le même
temps, se préparer activement, en mettant en
place les réformes institutionnelles dont le
pays aura besoin pour être prêt le jour où un
accord international sera finalement obtenu.
Mais la France ne s’est pas préparée et s’est
présentée aux grands conférences
internationales dans la confusion et
l’improvisation. Encore aujourd’hui, elle
rechigne à établir un cadre d’action collective
cohérent permettant à chaque acteur
économique de connaître les règles du jeu
futures et de savoir comment il pourra se
situer dans ce cadre. Elle s’est même fait
prendre de vitesse par les Anglais, aussi bien
sur la fiscalité des carburants que sur la mise
en place d’un encadrement des émissions de
gaz à effet de serre du secteur industriel. Ce
dernier combine la taxation, la
programmation concertée des réductions
attendues et des possibilités de transfert des
nouvelles obligations de réduction des
émissions d’une entreprise à l’autre, afin
d’assurer l’efficacité économique de la
répartition des efforts. Qu’avons-nous en
France en matière de pollution
atmosphérique ? La pastille verte. Il est
extrêmement significatif qu’aucun des plans
de déplacement urbain récemment élaborés en
France et dont l’horizon est
approximativement le même que celui du
Protocole de Kyoto (2010) n’a pris en compte
les exigences d’une politique de l’effet de
serre, alors même que le secteur des
transports représente la principale source (de
façon directe et indirecte, elle atteindrait sans
nouvelle politique 45% des émissions de CO2
d’origine énergétique en 2010 et 20205) et qui
plus est la seule à croître de façon importante
en dépit des progrès techniques qui peuvent
être faits sur les véhicules.
Ainsi, en France comme au niveau
mondial, la protection de l’environnement
planétaire est une question dont on parle
beaucoup, qui inspire colloques et réunions
internationales, mais pour laquelle les
instances responsables agissent peu et avec
retard. C’est que les mesures qui devraient
être prises pour organiser la transformation
des modes de développement dans le sens
5 Cette évaluation ressort des travaux de prospective
énergétique réalisés dans le cadre du Commissariat
général du Plan autour du Groupe Énergie 2010-2020 ;
voir C.G.P., Rapport de l’Atelier « Trois scénarios
énergétiques pour la France », Paris, septembre 1998.
Sur ce point, voir également O. Godard, « Permis
d’émission : les vertus de l’échange », Sociétal (31),
janvier 2001, pp. 67-71.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 7 -
d’un développement durable peuvent
mécontenter différents groupes d’intérêts et
créer, il faut le reconnaître, des difficultés
économiques et sociales pour tel ou tel secteur
d’activité.
Environnement et compétitivité :
les leurres du wishful thinking
Les discours empreints d’optimisme forcé
qui affirment sans examen que les politiques
environnementales sont spontanément
favorables à la compétitivité des entreprises
sont globalement mensongers ou souffrent de
ce que les Anglais appellent un wishful
thinking : dans un monde économique qui
aurait placé la question environnementale au
cœur de sa régulation, les entreprises
performantes sur ce critère seraient jugées
plus attractives que leurs concurrentes. Mais
ce monde n’est pas –pas encore ? – le nôtre.
Ce n’est pas pour rien que les économistes ont
conceptualisé la problématique de
l’environnement à partir de la notion d’effets
externes : fondamentalement l’environne-
ment, c’est ce que les agents individuels et les
structures de décision collectives
externalisent, ne prennent pas en charge,
reportent sur un ailleurs ou un plus tard. C’est
le contraire du cœur de la régulation
économique. D’où la vision stratégique pour
laquelle le développement durable doit
reposer sur un mouvement d’internalisation
de ce qui était auparavant externalisé.
Certes, on trouve ici ou là des exemples
toujours brandis où une entreprise qui a été
contrainte, pour des raisons environ-
nementales, à reconsidérer ses processus de
production s’est finalement débrouillée pour
réaliser en passant des économies d’énergie et
de matières premières qui ont atténué les
surcoûts subis. On trouve aussi des cas où le
secteur industriel d’un pays tire parti du fait
qu’il a été soumis de façon précoce à des
exigences (normes d’émission, procédures de
management environnemental) qui ont été
imposées par la suite à l’échelle européenne
ou internationale à tous ses concurrents moins
bien préparés. Ces cas ne peuvent
évidemment pas être généralisés.
Il ne suffit pas de constater que certaines
des entreprises les plus en pointe dans la
performance et la communication
environnementale sont les plus compétitives
sur le plan économique, comme si ceci
expliquait cela, alors que c’est bien plutôt de
l’inverse qu’il s’agit : les entreprises
industrielles les plus compétitives, du fait des
avantages comparatifs qu’elles se sont créés
sur leur marché et de la qualité de leur
management, ont les moyens d’une politique
active d’environnement qui vise à limiter leur
exposition à des contestations potentielles sur
ce terrain dont le déclenchement pourrait
nuire à leur image et affecter leurs marchés.
Le constructeur automobile Renault peut
défendre son bilan environnemental
d’entreprise, mais qu’en est-il des P.M.E.-
P.M.I. de sous-traitance, par exemple dans
l’industrie de traitement de surface des
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 8 -
métaux, qui compte parmi les sources
notables de pollution chimique ? Cela fait des
décennies que cette pollution est tolérée, car
elle est le fait de petits ateliers. La vitrine
industrielle que les grandes entreprises nous
montre a souvent une arrière-cour moins
reluisante.
Si l’on veut inventer des politiques qui
permettent d’harmoniser logiques de
développement et objectifs de qualité
environnementale, il faut d’abord
honnêtement reconnaître les contradictions et
les conflits, ne pas voiler la question des coûts
plutôt que de se réfugier dans le déni par
euphémisation, et surtout mettre en place les
instruments de politique qui permettront
l’adoption décentralisée des solutions de
moindre coût pour la collectivité, ce qu’on
appelle l’efficacité économique.
L’efficacité économique
au service de l’environnement
L’idée d’économie n’a souvent pas bonne
presse, surtout quand elle est associée à
l’organisation de systèmes de marché.
Déformée par ses détracteurs, elle est parfois
malmenée par ses défenseurs ou abusivement
instrumentalisée par certains intérêts
particuliers qui en font un paravent pour leurs
propositions intéressées, au-delà de toute
raison6. La portée de la recherche de
6 C’est ce qui amène un penseur critique comme Serge
Latouche à dénoncer dans son dernier livre le délire
d’efficacité engendré par la déraison économique ; voir
l’efficacité est souvent mal comprise par ceux
qui ne voient pas que les surcoûts inutilement
imposés à certains agents économiques, en
particulier les entreprises, rejaillissent sur la
performance d’ensemble de l’économie du
pays en termes de création d’emplois, de
capacité d’innovation et d’investissement, de
niveau de bien-être économique. « Faire payer
les pollueurs un max », par principe, est une
résolution boomerang qui revient vite au
visage de ceux au nom desquels ces mesures
sont prônées. Au contraire, au-delà des
raisons ordinaires de se soucier du critère
d’efficacité économique, on doit affirmer haut
et clair que l’adoption de politiques
économiquement efficaces constituent l’une
des conditions majeures d’une orientation
vers le développement durable qui ne serait ni
éphémère ni désastreuse pour le niveau de
bien-être matériel du pays.
Les résistances politiques à vaincre rendent
la tâche déjà suffisamment ardue pour ne pas
y ajouter le spectacle décourageant ou
révoltant de politiques inutilement coûteuses
dont le principal avantage recherché serait
d’accroître la visibilité et la notoriété de
quelques responsables politiques du moment,
soucieux de travailler à leur gloire personnelle
ou à leur carrière à travers le volontarisme
affiché d’actions auxquelles, espèrent- ils,
leur nom demeurera attaché. Certes, du fait de
leur marginalité, les actions de protection de
l’environnement n’ont encore jamais pris une
La Déraison de la raison économique. Du délire
d’efficacité au principe de précaution. Paris, Albin
Michel, 2001. Mais il y aurait beaucoup
d’inconvénients à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 9 -
dimension économique majeure. Mais ce ne
sera plus du tout le cas des politiques de
développement durable et, en particulier, des
politiques visant ces deux problèmes majeurs
que sont la protection du climat planétaire et
celle de la biodiversité.
Pour convaincre durablement le public, les
consommateurs, les citoyens et les entreprises
de s’engager sur la voie du développement
durable, le souci d’efficacité économique doit
recevoir la même attention que le choix des
objectifs, les deux étant d’ailleurs
difficilement séparables dans la durée : si un
dispositif peut obtenir un résultat
environnemental donné pour un coût
d’ensemble deux fois moindre qu’avec un
autre, cela signifie aussi qu’il devient possible
de se donner un objectif environnemental
beaucoup plus ambitieux pour un coût donné.
Les militants écologistes devraient être les
premiers à se soucier de l’efficacité
économique des actions de protection de
l’environnement s’ils ne préféraient parfois
leurs combats idéologiques aux améliorations
concrètes et cumulatives de la situation de
l’environnement !
Dans l’affaire du changement climatique,
le coût annuel des réductions décidées pour
l’horizon 2008-2012 dans le cadre du
protocole de Kyoto pourrait, sans les
mécanismes d’échange des permis d’émission
prévus par ce Protocole, atteindre un niveau
égal ou supérieur à 1% du produit intérieur
brut (P.I.B.) (cela ferait, en ordre de grandeur,
une centaine de milliards de francs par an
pour la France), alors que ce même coût
pourrait être divisé au moins par deux, pour le
même résultat environnemental, en profitant
des possibilités d’économie sur les coûts qui
pourrait être réalisée au travers d’échanges
internationaux des obligations de réduction
qui ne seraient pas inutilement bridés ou
plafonnés. Si les politiques recourent à des
moyens inutilement coûteux pour atteindre
des objectifs donnés, le public sera encore
beaucoup plus réticent à continuer
ultérieurement dans cette voie pour des
résultats qui, de toute façon, ne se feront
sentir qu’à long terme, c’est-à-dire dans
plusieurs décennies.
L’action de prévention du changement
climatique est certainement menacée de façon
immédiate par le retrait américain et
l’attentisme des pays en développement. Mais
elle le serait tout autant à plus long terme par
des stratégies d’action ignorantes des coûts
imposés. Ce serait une erreur grave de penser
que la mobilisation d’arguments éthiques
dispense d’étudier les actions sous l’angle de
leur efficacité pratique et des coûts qu’elles
engendrent.
L’exhortation morale
comme échappatoire
En matière d’environnement, et compte
tenu des difficultés de toute action à portée
structurelle, certains dirigeants politiques ont
pris l’habitude d’exhorter les autres acteurs
(entreprises, agriculteurs, élus locaux,
consommateurs, salariés, O.N.G., citoyens) à
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 10 -
prendre leurs responsabilités et à multiplier
d’eux mêmes les initiatives, sans mettre en
place de cadre d’action collective dont les
contraintes pourraient être jugées
« insupportables » par tel ou tel groupe
d’intérêts. Nouveaux adeptes d’un certain
angélisme, ils en appellent généreusement à la
conscience de tous. La ficelle de cette
manipulation est un peu grosse ! Elle revient,
pour ces dirigeants, à transformer leur propre
responsabilité politique en responsabilité
morale d’autrui. Tout est bon dans l’air du
temps pour emballer le procédé : la
concertation, la contractualisation, le
partenariat, la participation, la
décentralisation et la proximité sont autant
d’alibis pour justifier que ceux qui occupent
des postes de responsabilité se gardent bien de
les assumer.
La tentation est grande de tous côtés. Ainsi
dans son discours sur l’environnement
prononcé à Orléans le 3 mai 2001, le
président Chirac pose d’abord de beaux et
nobles principes comme celui-ci : « Chacun et
en premier lieu l’État doit assumer les
conséquences de ses actes sur
l’environnement » et affirme notamment que
« notre fiscalité doit faire toute sa place à
l’écologie ». Il n’en continue pas moins en
notant que « l’État se heurterait à de
nombreux réflexes défensifs s’il préférait
systématiquement contraindre plutôt que de
convaincre » et que « les règles de gestion
doivent être fixées de manière concertée et
avec pragmatisme », soulignant que
« agriculteurs, forestiers et chasseurs sont
autant d’alliés pour l’écologie, et des alliés
qu’il fait aider et mobiliser ». Et de conclure à
propos de l’agriculture, « les pollutions
agricoles seront réduites avec les agriculteurs,
sûrement pas sans eux et encore moins contre
eux », ce qui fait que le rôle qui reste à l’État
est « de les aider et de les accompagner, selon
des procédures qui doivent privilégier la
concertation et l’initiative locale ». Le
discours n’était donc pas encore achevé
qu’étaient déjà oubliés les beaux principes
que le candidat président voudrait rassembler
comme un bouquet de fleurs en une charte de
l’environnement adossée à la Constitution et,
notamment, celui qui veut que les pollueurs
soient les payeurs et que chacun assume en
conséquence ses responsabilités
environnementales …
Certes, les responsables politiques ne
peuvent pas tout faire par eux-mêmes,
aujourd’hui moins qu’hier. Il existe une
demande forte du monde de l’entreprise et de
la société civile de ne plus se voir imposer des
mesures régaliennes par argument d’autorité,
sans que chacun ait pu faire entendre son
point de vue sur l’action à mener. On ne
demande pas non plus aux dirigeants de faire
preuve d’un volontarisme ignorant des
réalités, mais conforme aux idéologies du
moment, comme celle qui consisterait à
accumuler les contraintes que le pays devrait
s’imposer sous prétexte de stimuler
l’innovation technique et sociale et ainsi,
disent certains, de mieux préparer l’avenir7.
7 Ainsi le projet avancé par certains de réduire
fortement les émissions de CO2 du territoire national
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 11 -
Mais un discours des dirigeants qui se
limiterait à l’exhortation éthique et à
l’encouragement verbal aux initiatives des
autres ne serait pas autre chose qu’une
défausse politique et, plus qu’une faute, une
erreur. Un pays pourrait-il, sans inconvénient
majeur, renvoyer directement les citoyens et
les agents économiques à leurs propres
initiatives comme seule réponse au tableau
scientifique de problèmes planétaires comme
le changement climatique, l’érosion de la
biodiversité, la dégradation des ressources en
eau et des sols cultivables ? A quoi peut rimer
cette exhortation des citoyens,
consommateurs et chefs d’entreprises à
prendre, selon l’inspiration de chacun, les
mesures que chacun juge bon et possible de
prendre ?
Le mythe des initiatives spontanées
Les consommateurs peuvent effectivement
décider de ne se chauffer qu’à 18 degrés au
lieu de 21 dans leur appartement ou leur
maison, de se loger plus petitement pour
réduire les distances qui séparent leur
domicile de leur lieu de travail, de marcher ou
de faire du vélo plutôt que de prendre la
voiture pour faire leurs courses à un
kilomètre, de trier leurs déchets de façon
tout en laissant escompter une sortie du nucléaire
relève-t-elle pour les décennies à venir d’une
escroquerie intellectuelle. D’ici 2020, une telle
performance ne serait possible qu’au prix d’un
effondrement économique du pays analogue à celui
qu’a connu la Russie depuis les dernières années du
régime communiste.
minutieuse en réservant chez eux un local au
parcage de 5 conteneurs destinés à recevoir
des déchets de différentes natures, de
fabriquer des briquettes en papier compressé
destiné à être brûlées dans leur cheminée à
partir des magazines et journaux publicitaires
qui encombrent quotidiennement leurs boîtes
aux lettres, de poser des capteurs solaires sur
leur toit, etc. En contribuant au changement
des attitudes culturelles, en favorisant la
réflexion sur les routines de la vie
quotidienne, tout cela est sympathique. Le
discours qui mise essentiellement sur de telles
initiatives l’est moins. Il ignore certains
problèmes de base touchant au type d’action
collective qu’appellent les objectifs du
développement durable. Nos dirigeants
politiques ont à prendre leurs responsabilités
en organisant un cadre collectif de règles du
jeu et d’instruments économiques permettant
effectivement de mettre chacun devant ses
responsabilités et de répartir efficacement les
efforts entre tous.
Outre qu’elle peut être contestée sur le
terrain de l’équité (pollueurs et pollués sont
également invités à prendre des initiatives), ce
qu’on peut appeler la stratégie de
l’exhortation aux initiatives peut en effet être
mis en cause radicalement sur le terrain de
l’efficacité de l’action collective. L’un des
résultats majeurs des sciences sociales
modernes est d’avoir mis en évidence une
structure particulière que l’on désigne en
théorie des jeux sous le nom de « dilemme du
prisonnier ». La situation qu’elle met en scène
fait dépendre l’efficacité de l’action d’un
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 12 -
agent du choix d’autrui, mais permet à chacun
d’escompter un meilleur résultat en adoptant
un comportement de passager clandestin,
c’est à dire en bénéficiant de l’action des
autres sans y prendre part soi-même et donc
sans avoir à en supporter le coût. Dans une
situation de ce genre, des décisions
individuelles prises de façon indépendante et
séparée aboutissent à un résultat collectif qui
n’est le meilleur pour personne et qui est
inférieur à celui que chacun aurait voulu. Pour
être pleinement efficace au regard des
préférences de chacun, l’action doit alors être
fermement coordonnée et ne pas être
abandonnée aux initiatives séparées de
chacun. En voici deux illustrations.
Chacun sait que la négociation
internationale sur l’effet de serre est en panne
depuis l’échec de la conférence de La Haye
en novembre 2000 et l’annonce par le
nouveau président américain que les États-
Unis ne ratifieront pas le protocole de Kyoto.
Adopté en 1997, ce protocole commençait à
organiser concrètement l’action de prévention
du risque climatique à l’échelle internationale
en fixant aux pays industriels un objectif
quantifié de réduction des émissions de la
période 2008-2012 d’une valeur moyenne de
5,2%par rapport aux émissions de 1990.
Malgré le refus américain, un mouvement se
dessine en Europe en vue d’une ratification de
ce protocole sans les Américains, pourtant
responsables à eux seuls de la moitié des
émissions de CO2 des pays industriels de
l’OCDE et de 25% des émissions de CO2 de
la planète. L’Union européenne ne
représentait pourtant en 2000 que la moitié
des émissions des États-Unis et le Japon le
quart. Si l’Europe voulait se substituer aux
Américains pour que l’objectif des 5,2% de
réduction incombant aux pays industriels soit
quand même tenu alors que les émissions
américaines augmenteraient vraisembla-
blement de 30% d’ici 2012 par rapport à
1990, il lui faudrait diviser par dix ses propres
émissions, au lieu de les réduire de 8%
comme convenu à Kyoto ! Impossible, donc.
S’il aboutissait, le mouvement pour la
ratification séparée du protocole offrirait aux
Américains un avantage immédiat inespéré :
aucun coût pour leur économie avec, au
contraire, de nouveaux avantages compétitifs
sur leurs concurrents européens ou japonais,
et une prise en charge de la question
climatique par les autres pays industriels qui
auraient à supporter seuls les financements
requis pour convaincre les pays en
développement de s’associer activement à
cette action. Mais sans les États-Unis, l’une
des principales sources mondiales
d’émissions resterait hors régulation, ce qui,
s’ajoutant à l’absence d’engagement des pays
en développement, porterait une atteinte
sévère à l’efficacité environnementale et à la
crédibilité de l’action qui serait entreprise par
les pays industriels restants qui, tous
ensemble, ne représentaient en 2000 que 25%
des émissions mondiales. Au total,
qu’obtiendrait l’Europe ? une moindre
compétitivité économique, un lourd fardeau
financier puisqu’il lui faudrait financer à la
fois les réductions faites en Europe et celles
faites dans les pays en développement, sans
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 13 -
obtenir en échange d’amélioration
significative des perspectives climatiques. Il
lui resterait évidemment une dose élevée de
bonne conscience, pour un comportement
qu’elle se plaît à imaginer exemplaire, et de
grandes ressources diplomatiques pour
alimenter l’anti-américanisme…
Deuxième exemple, toujours dans le
domaine de la pollution atmosphérique.
Pourquoi fallait-il imposer réglementairement
des normes d’émission contre la pollution
locale des véhicules automobiles (pollution
par les oxydes d’azote, le dioxyde de soufre
ou les particules), normes qui, en l’état des
techniques, rendaient nécessaire l’adoption de
pots catalytiques et de nouveaux carburants
(essence sans plomb ; gazole désulfuré) ?
Pourquoi ne pas s’être contenté d’une
exhortation des automobilistes à se montrer
responsables et à décider eux-mêmes du choix
d’équipements plus propres ? Sous l’angle du
dilemme du prisonnier, le choix offert à
chaque automobiliste peut être ramené à
l’alternative suivante : (1) si tous les autres
équipent leur véhicule, l’air sera de bonne
qualité et ce n’est pas ma propre pollution qui
va changer cela ; en revanche en adoptant un
comportement de « passager clandestin »,
j’évite les mille euros que coûte l’équipement
et je me trouve dans le meilleur des mondes ;
j’ai donc intérêt à ne pas m’équiper ; (2) si la
plupart des autres ne s’équipent pas, l’air sera
de mauvaise qualité ; que je sois vertueux ne
change rien à l’affaire ; quitte à avoir un
environnement dégradé, à quoi bon payer un
équipement propre puisque cela n’améliorera
pas la qualité de l’air que je respirerai ? Dans
cette hypothèse aussi, j’ai intérêt à ne pas
payer l’équipement. Il existe donc ce qu’on
appelle une stratégie dominante : quel que soit
le choix des autres pris comme une donnée,
un automobiliste rationnel n’a pas intérêt à
équiper son véhicule d’un dispositif anti-
pollution, alors même que si le choix global
suivant était offert aux automobilistes : tout le
monde paye pour s’équiper en pot catalytique
et l’air est sain ; personne ne s’équipe et l’air
reste malsain, une majorité préférerait payer
et avoir un air sain. On ne peut exclure qu’un
certain nombre, restant minoritaire,
d’automobilistes décident quand même de
payer l’équipement au nom d’une morale de
conviction. Ils mériteront la reconnaissance
morale de leur entourage, mais cela ne
changera pas sensiblement le niveau de la
pollution. Dans ce genre de situation, la
logique du choix individuel séparé conduit à
un résultat qui, bien que jugé inéluctable, est
en déphasage marqué avec les aspirations de
chacun.
Enrôler les instruments économiques
Reconnaître la nécessité d’une organisation
collective de l’action impose de s’éloigner de
la mythologie du foisonnement des initiatives
désordonnées. Cela étant admis, il faut encore
se convaincre du caractère stratégique à
accorder au critère de l’efficacité économique
des dispositifs que l’on doit mettre en place.
Or, à de rares exceptions près –la sûreté
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 14 -
nucléaire en est un exemple -, il n’est guère
envisageable d’atteindre l’efficacité
économique sans recourir à des instruments
économiques de régulation. Ainsi, du fait des
asymétries d’information entre
l’administration et les agents économiques et
des exigences légales d’homogénéité,
l’approche réglementaire à laquelle les
administrations ont l’habitude de recourir
dans le champ de la protection de
l’environnement est très généralement la
source de surcoûts inutiles et parfois très
élevés, même s’ils sont peu visibles. Le fait
que cette approche que les anglo-saxons
appellent « Command and control » soit
parfois comprise en France comme Command
without control ne les rend pas plus efficaces
et ajoute encore à l’arbitraire des situations.
Les instruments économiques représentent
donc un contrepoint essentiel. Ils
comprennent deux familles principales : les
taxes et redevances d’un côté, les permis
transférables de l’autre côté. Toutes deux
reposent sur un mécanisme de prix visant à
transmettre une information économique
appropriée aux agents décentralisés. Toutes
deux incitent à la mobilisation des
informations détenues par ces agents sans
rendre nécessaire leur transmission aux
autorités administratives. Les deux
instruments correspondent simplement à deux
manières de faire entrer les objectifs d’une
politique publique dans l’univers de prix et de
quantités qui est constitutif de l’univers
économique : avec les taxes, les autorités
donnent un signal-prix administré et les
agents s’adaptent par les quantités
demandées ; avec les permis transférables, les
autorités donnent un signal-quantité et les
agents adaptent leurs choix en confrontant
leurs demandes, ce qui fait apparaître un prix
d’équilibre de marché. Dans des conditions de
bon fonctionnement des marchés et de bonne
prévisibilité des principaux déterminants, les
deux approches conduisent au même résultat,
c’est à dire au même équilibre prix-quantités
et à la même répartition finale des efforts de
réduction de la pollution ou à la même
pression sur les ressources.
Dans l’exemple du pot catalytique, le choix
était binaire : les automobilistes s’équipaient
ou ne s’équipaient pas, et la solution pouvait
être réglementaire sans inconvénients
notoires. Il en va autrement dans de
nombreuses situations et en particulier dans
celle-ci : l’objectif de la collectivité y prend la
forme d’un plafond quantitatif global, comme
le volume total des émissions annuelles
admissibles de CO2 ou la quantité totale de
poissons de telle espèce qu’il est possible de
pêcher dans une zone donnée, par exemple le
Golf de Gascogne ; il existe un ensemble de
solutions techniques possibles pour diminuer
les émissions de gaz ou les captures de
poissons, à des coûts assez différents ; les
activités concernées sont diverses et en
concurrence les unes avec les autres pour
l’usage de la ressource considérée (la capacité
de l’air à absorber des rejets, les stocks de
poissons à pêcher). Dans ce genre de
contexte, l’action collective est aussi
nécessaire que dans le cas du pot catalytique,
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 15 -
mais elle crée un coût économique important
si elle prend la forme d’une technique
homogène imposée par une réglementation.
En revanche, il est recommandé d’agir à
travers des mécanismes de prix, comme le
font des taxes ou des quotas transférables
redéployés à travers un marché. Cela permet
de concilier trois objectifs essentiels :
atteindre un objectif collectif quantifié ;
procurer la souplesse nécessaire pour
parvenir, à travers les choix décentralisés, à
minimiser les coûts collectifs d’obtention de
la performance environnementale ; laisser aux
agents la liberté du choix des moyens et de
l’intensité de leurs efforts individuels en
fonction, à la fois, des circonstances propres à
chacun et des signaux collectifs donnés par
les prix (valeur de la taxe unitaire, ou prix du
quota dans les transactions) sur la difficulté
relative éprouvée par tous pour atteindre
l’objectif collectif fixé.
Pour une démocratie
des grands choix techniques
Outre leurs propriétés d’efficacité, la
flexibilité dans les choix décentralisés qui est
rendue possible par l’emploi d’instruments
économiques peut représenter une condition
essentielle au déploiement d’une véritable
démocratie des choix techniques. Elle permet
en effet d’éviter d’enfermer un agent (une
entreprise, un pays) dans les contraintes
contingentes qui résultent de décisions
antérieures, ce qui serait le cas des approches
imposant des contraintes quantitatives
réglementaires assises sur les performances
passées, contraintes qui ne pourraient plus
être transférées ou redéployées à l’intérieur
d’un plafond global.
Que l’on songe aux implications du
protocole de Kyoto pour la France, dont les
émissions de 1990 sont tributaires de
l’ampleur atteinte par le programme
électronucléaire décidé dans les années 1970.
Si sur une longue durée, la France voyait ses
émissions contraintes, par un quota national
rigide se réduisant d’année en année, à une
trajectoire de baisse par rapport aux émissions
atteintes en 1990, notre pays n’aurait
définitivement plus la possibilité
démocratique de revenir sur son choix
nucléaire au moment où il lui faudra
remplacer les centrales existantes. Le calcul a
été fait : sortir du nucléaire et produire
l’électricité par des turbines à gaz à cycle
combiné implique une croissance des
émissions de 30% du niveau d’émissions de
CO2 d’origine énergétique atteint en 1990. Et
malgré tout l’engouement que les éoliennes
peuvent susciter chez certains militants8, il
n’est pas raisonnable de penser qu’il s’agit là
d’une alternative globale au nucléaire.
Dans le cadre du protocole de Kyoto, la
France a besoin de la flexibilité des échanges
8 Les récentes mesures adoptées en France contre l’avis
de la Commission de régulation de l’électricité pour
développer le parc des éoliennes font obligation à
E.D.F. de racheter le courant produit à un tarif qui
représente plus du double du coût de production par les
moyens conventionnels, de type nucléaire ou turbine à
gaz.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 16 -
internationaux des quotas d’émission de gaz à
effet de serre pour recouvrer un potentiel de
choix entre les différentes filières de
production de l’électricité. Or il faut rappeler
que les propositions européennes avant la
Conférence de la Haye (2000) étaient de
limiter à une hauteur maximale de 2,5% des
émissions de 1990 les possibilités de chaque
pays d’échanger ses quotas d’émission, soit
un ordre de grandeur inférieur à la flexibilité
nécessaire à l’établissement d’une démocratie
des grands choix énergétiques en France.
Curieux résultat de la part de gouvernements
européens dans lesquels des ministres verts,
en Allemagne et en France, attachés à la sortie
du nucléaire, menaient le bal !
La problématique de l’effet de serre est de
celles qui commandent le plus nettement le
recours à des instruments économiques. A la
différence de pollutions toxiques qu’il s’agit
par hypothèse d’éradiquer, il ne s’agit pas
pour la collectivité de parvenir à un taux nul
d’émission de CO2, mais seulement de
contenir ces émissions à l’intérieur d’un
certain volume global pour une période
donnée9. Dans ce cas particulier, l’impact
environnemental est même indépendant de la
localisation des sources d’émission : une
tonne de CO2 émise en Chine a le même effet
qu’une tonne de CO2 émise en France. Le
recours à des instruments économiques
permet alors à chaque agent de proportionner
9 A long terme, il pourrait s’agir pour les Français de
diviser leurs émissions par trois par rapport à 1990.
Cela n’est pas envisageable sans un bouleversement
des sources d’énergie employées dans les transports.
ses efforts à l’objectif collectif et au niveau
d’effort qui est requis de tous pour atteindre
cet objectif. Faute d’une telle coordination
économique, le jeu des initiatives
individuelles désordonnées aboutirait à ce que
des efforts insensés soient entrepris de bonne
foi par certains agents alors que d’autres
persisteraient dans la négligence et le
relâchement. Il en résulterait un gaspillage
profondément injuste qui découragerait vite
nos concitoyens de poursuivre très loin dans
la prévention du risque climatique.
Les instruments économiques
dénaturés par la politique
Comme d’autres instruments, les
instruments économiques peuvent être
détournés ou déformés en fonction de fins
étrangères aux motifs qui justifient leur
emploi. Le personnel politique ne sait pas
toujours résister à la tentation d’altérer ces
instruments pour des motifs budgétaires ou
électoraux à courte vue.
L’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, en
matière d’instruments économiques, a été
apporté en octobre 1999 par le groupe
socialiste de l’Assemblée nationale à propos
de la taxation des lessives contribuant à une
pollution par les phosphates. Selon la
narration donnée par le journal Le Monde,
vers 22 heures, le 28 octobre, une dizaine de
députés fabiusiens rejoignent un hémicycle
dégarni pour défendre, à la demande de
Monsieur Fabius, un amendement diminuant
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 17 -
la taxe sur les lessives phosphatées prévue
dans le cadre de la Taxe générale sur les
activités polluantes (T.G.A.P.) à l’article 4 du
projet de loi de financement de la Sécurité
Sociale. En effet la plus grosse usine de
lessives phosphatées en France, l’usine
RHODIA, filiale de ce qui s’appelait, à
l’époque, Rhône-Poulenc se situe au Grand-
Quevilly sur le territoire de la circonscription
du député Laurent Fabius. Mise en difficulté,
cette entreprise pourrait fermer ses portes de
façon anticipée. Une autre usine, dans
l’agglomération de Lille, dont la mairie était
convoitée par Martine Aubry, serait aussi
concernée. Mis au voix contre l’avis du
gouvernement, l’amendement est voté avec le
soutien de la droite. Ainsi le taux de cette taxe
a été établi en fonction de considérations qui
n’avaient plus rien à voir avec les
raisonnements économiques mobilisés pour
justifier son introduction.
L’histoire est d’autant plus piquante et
désolante à la fois que, dans article récent de
propositions politiques pour l’après-2002,
Laurent Fabius dit souhaiter « le choix d’une
politique réellement durable, c’est-à-dire
d’une politique qui dépasse le présent de nos
sociétés médiatiques pour s’intéresser à
l’avenir de nos enfants et au monde des
générations futures »10, et que, à intervalles
réguliers, il se dit adepte d’un
écodéveloppement, concept exigeant introduit
par Maurice Strong, secrétaire général de la
première conférence des Nations Unies sur
10 Laurent Fabius, « Le temps des projets », Le Monde,
31 mai 2001.
l’environnement de Stockholm en 1972 et
dont Ignacy Sachs11 a fait son combat
intellectuel en France, au Brésil et au sein des
Nations unies en liant l’approche locale de
l’écodéveloppement à la recherche d’un
nouvel ordre économique international entre
les pays du Nord et du Sud. Se trompant de
cibles sans innocence, surfant sur les thèmes
médiatiques du moment, Laurent Fabius
prend soin de disculper l’évolution du
capitalisme et notamment sa volatilité
financière, source de crises, mais dénonce « la
colonisation par le marché de territoires qui
lui étaient autrefois interdits », parmi lesquels
« l’environnement qui se dégrade sous la
pression productiviste, le climat menacé, les
eaux en danger, les forêts en recul, alors
même que nos écosystèmes devraient être
perçus comme des biens communs de
l’humanité et donc préservés ». Or, c’est
précisément parce qu’il s’agit là de biens
communs à préserver qu’il nous faut accepter
de poser des limites quantitatives sur les
actions susceptibles d’y porter atteinte et, sur
cette base, d’organiser des régimes de droits
et d’obligations dont le souci d’efficacité
économique commande qu’ils soient
échangeables comme cela a été organisé à
Kyoto. C’est, au contraire, si l’environnement
est maintenu en dehors de toute régulation
économique que la poursuite de sa destruction
est la plus assurée.
11 Ignacy Sachs, Stratégies de l’écodéveloppement,
Paris, Éd. Ouvrières et Éd. Économie et Humanisme,
1980. Voir également : O. Godard,
« L’écodéveloppement revisité », Économies et
Sociétés, Série F, 36, (1), 1998, pp. 213-229.
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 18 -
La crédibilité des dirigeants
politiques en jeu
L’essentiel est dit. La crédibilité et la
valeur des politiques environnementales ne se
mesurent pas à l’intensité des exhortations, ni
à l’ambition des objectifs fixés pour le long
terme, quand ceux qui les énoncent ne seront
plus là pour constater les résultats obtenus et
en rendre compte12. Elles se mesurent au
sérieux et à l’intelligence économique des
dispositifs d’action collective que les
dirigeants, et eux seuls, ont la responsabilité
de mettre en place ici et maintenant. Plus les
problèmes sont à long terme et planétaires,
plus les questions essentielles pour la
responsabilité politique ont trait à
l’organisation de l’action collective
immédiate. Plus les thématiques sont
globales, plus il est nécessaire d’établir des
courroies de transmission efficaces qui
permettront de relayer informations, objectifs
et contraintes auprès d’une multitude de
personnes et d’agents économiques. La
réflexion éthique doit informer le choix des
objectifs collectifs et éclairer l’équité des
moyens choisis. Elle ne doit pas être le moyen
pour le politique d’évacuer à bon compte sa
propre responsabilité sur les membres de la
12 Chacun peut observer une propension des
gouvernants à adopter des objectifs à long terme
d’autant plus ambitieux, voire indéfendables du fait de
l’intégrisme écologique qui les inspirent alors – faisant
par exemple de ‘l’état naturel’ une norme du
souhaitable - , que l’action à court terme s’empêtre
dans l’immobilisme.
société.
Dans son analyse du fonctionnement des
économies socialistes est-européennes, le
grand économiste hongrois Janos Kornai avait
montré comment la pénurie et la
désorganisation chronique des rapports entre
la production et les besoins résultaient
notamment de la généralisation d’un principe
d’élasticité budgétaire : une unité de
production avait beau être en déficit, ne pas
maîtriser ses coûts ni la qualité de ses
produits, ne pas fournir à temps la production
désirée, cela n’avait aucune conséquence pour
ses responsables. Les pénalités financières
imposées du fait de la pollution ou des
gaspillages de ressources n’avaient pas plus
d’effet. Les déficits budgétaires étaient
effacés par des opérations comptables
s’abreuvant au budget public, sans
évidemment faire disparaître de la réalité les
inefficacités et déséquilibres économiques
majeurs que le système engendrait. Seule la
fermeté de la contrainte budgétaire pesant sur
les agents économiques, seulement modulable
par des emprunts qu’il faudrait vraiment
rembourser, était de nature, aux yeux de
Kornai, à rompre les cercles vicieux et
empêcher les dérives en restaurant un jeu
d’incitations et de sanctions crédibles.
De même la soutenabilité
environnementale des économies industrielles
est mise en péril par l’absence de prise en
compte systématique de contraintes
biophysiques d’ensemble dans les interactions
avec l’environnement naturel, et l’absence
d’incitations économiques à la sobriété dans
Olivier Godard : Développement durable : exhorter ou gouverner ? - 19 -
l’emploi des ressources naturelles comme
l’eau, l’énergie, la biodiversité ou les sols
cultivables. La nature des systèmes de quotas
transférables est d’instaurer la prise en
compte de telles contraintes biophysiques
globalement inélastiques, mais redéployables
par des mécanismes d’échange entre les
agents économiques au gré des besoins et des
possibilités d’agir de chacun.
Conceptuellement, on peut y voir l’instrument
le plus approprié à porter les exigences du
développement durable. Pourtant aucune
architecture de ce genre n’a encore été mise
en place en France, au nom de résistances
idéologiques dépassées et des contresens les
plus grossiers sur la signification de ce type
d’instruments. Le développement durable est
encore loin de disposer des outils efficaces et
crédibles dont il a besoin. Et ce ne sont pas les
exhortations hypocrites aux initiatives de
chacun qui combleront ce manque. Avant
d’en appeler à la responsabilité morale de
leurs concitoyens les dirigeants ont d’abord à
assumer leurs propres responsabilités
politiques, ce pour quoi ils sont élus.
Olivier Godard
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