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L’échec de Marx : pour rouvrir un débat
Gilbert Faccarello ∗
Les véritables bonnes logiques ne servent qu’à ceux qui peuvent s’en passer,
dit d’Alembert. La perspective ne permet pas aux aveugles de voir.
G. C. Lichtenberg, Aphorismes
I
La parution récente de l’ouvrage d’Henri Denis, L’“économie” de Marx : his-
toire d’un échec1, ne constitue pas, comme le titre pourrait le laisser entendre,
l’épiphénomène tardif d’une mode tapageuse sur le déclin, mais bien plutôt
l’une des premières publications sur le sujet 2, menée dans un esprit assez nou-
veau, dégagée de tout “fétichisme” envers les textes “sacrés”. Les divers propos
dogmatiques, souvent de mise en la matière, sont écartés, et c’est la cohérence
même du discours qui se trouve ainsi examinée. Attitude qui risque par ailleurs
de nous mener fort loin dans les développements. Mais H. Denis limite en fait
∗Essai publié dans les Cahiers d’économie politique, n°8, 1982, 65–85. Les quelques
modifications introduites sont purement formelles.
1. PUF, Paris, 1980, 215 p.
2. D’autres études sur ce thème sont en cours de publication. À notre connaissance :
C. Colliot-Thélène (1979), J. Cavaillès (1980), G. Faccarello (1981 et 1983) et Ph. Mongin
(1977). On peut en outre renvoyer, dans la littérature, aux études essentielles de I. I. Roubine
(1927, 1928), ainsi qu’à celles de L. Colletti (1969), H. Reichelt (1970) et J. d’Hondt (éd.)
(1974).
1
L’échec de Marx 2
son étude à l’analyse d’un thème essentiel : les fondements de la théorie de
la valeur et du capital, dans une optique strictement chronologique, sans réfé-
rences explicites à l’immense littérature qui existe sur le sujet. D’où l’avantage
d’une analyse dépouillée et claire, permettant au lecteur de prendre directe-
ment la mesure du problème posé et des jugements formulés pour le résoudre.
Au total, un propos bien stimulant qui donne l’occasion de rouvrir un débat
même si, comme on le verra, l’absence de références aux traditions accumulées
dans ce domaine ne met pas pour autant l’auteur à même de leur échapper
totalement. Enfin, tout compte-rendu ne pouvant qu’être partiel, ou même
partial, les critiques que nous serons amené à formuler ne doivent pas prêter à
confusion : nous aurions manqué notre but si le lecteur n’était pas incité à se
reporter directement à ce livre à bien des égards sainement démystificateur.
L’ouvrage comprend trois parties, dont on indiquera sommairement le conte-
nu afin de mieux marquer la direction de l’étude. La première, consacrée à la
naissance du projet de Marx, retrace l’évolution intellectuelle que les divers
manuscrits et publications traduisent jusqu’en 1847–1849, et nous mène de
l’acceptation des thèmes de Feuerbach et de l’idée du caractère mystificateur
des “lois” économiques, à l’adhésion à l’optique proposée par Ricardo et à
la théorie de la “valeur-travail”. H. Denis souligne bien le fait que l’hostilité
première de Marx à l’égard de l’économie politique et son adhésion ultérieure
à la démarche de cette discipline ne sont pas indépendantes de l’attitude qu’il
prend tour à tour vis-à-vis de Hegel, en fonction du projet politique qui est
le sien. Si Marx a cru pouvoir “utiliser la théorie de la valeur de Ricardo”,
c’est “pour démontrer que la société bourgeoise doit faire place à un régime
communautaire” (p. 34) fondé sur la disparition de l’échange marchand. Mais
c’est précisément sur la démonstration de cette nécessité que bute l’auteur
du Capital ; c’est cette difficulté qui l’induit à opérer un retour à Hegel et à
développer, parallèlement, “une théorie hégélienne de la valeur et du capital”.
H. Denis explique donc du même coup le retard (1847–1857) pris par Marx dans
l’accomplissement de son projet (“la reprise de ses recherches économiques a
dû [lui] poser [. . .] des problèmes de fond devant lesquels il a longtemps hésité”
(p. 40)) et propose une grille de lecture pour les textes apparemment obscurs
de la période suivante (1857–1859). “Une fois [.. .] que l’on a admis que deux
sources opposées, Hegel et Ricardo, inspirent conjointement le texte de Marx,
son ambiguïté peut être grandement réduite, grâce à la séparation que l’on
peut opérer entre les développements qui se rattachent” à l’une ou à l’autre
L’échec de Marx 3
source (p. 81) 3. Le thème, assurément, n’est pas nouveau. Mais la manière de
le traiter et les conclusions avancées font preuve d’originalité.
La seconde partie de l’ouvrage tente ce déchiffrage sur les travaux prélimi-
naires du Capital, et la troisième sur les textes publiés à partir de 1859. Sont
alors dépeintes les hésitations de Marx qui, après avoir jeté les bases d’une
théorie dialectique du capital dans les écrits préparatoires, opte finalement
“pour ce qu’il y a de plus ricardien dans son travail [.. .], abandonnant décidé-
ment la dialectique. Mais ce choix va placer sur sa route des obstacles qu’il ne
parviendra pas à surmonter” (p. 6). Marx aurait donc eu tort d’opérer un retour
à l’économie politique et de quitter la voie hégélienne, esquissée par lui-même,
seule véritablement praticable. “En dépit de cet échec, auquel le condamnait le
rejet des analyses développées en 1858 sous l’influence directe de la Logique de
Hegel, Marx a conquis une gloire immense. Mais cette gloire repose sur ce qu’il
y a de plus fragile dans sa pensée, tandis que les thèses beaucoup plus justes
et plus profondes qu’il a mises sous le boisseau seront probablement celles qui,
dans un avenir plus ou moins éloigné, assureront, légitimement cette fois, sa
célébrité” (ibid.).
II
Si le bref compte rendu qui précède ne peut donner qu’une idée approximative
de l’analyse proposée, il n’en permet pas moins de poser un certain nombre de
problèmes non négligeables à nos yeux. Nous n’en soulèverons ici que quelques-
uns. D’autres sont discutés dans les contributions de Catherine Colliot-Thélène
et de Philippe Mongin.
Il est commode de débuter l’analyse par la prise en compte des cinq propo-
sitions qui, selon nous, ordonnent tout l’ouvrage. Pour simplifier la discussion,
nous admettrons les deux premières, et nous nous bornerons à commenter
les autres, dont l’imprécision nous semble fort dommageable à la construction
d’ensemble et lui confère un caractère beaucoup plus suggestif que pleinement
démonstratif.
3. C’est ainsi que, dans cette optique, la célèbre Introduction de 1857 voit son importance
théorique grandement réduite, à juste titre semble-t-il. “C’est en vain [. . .] que certains [. . .]
ont cru trouver dans divers passages de l’Introduction l’énoncé d’une théorie nouvelle de
la connaissance qui ferait date dans l’histoire de la pensée humaine. Si l’on parvient à lire
ce texte en écartant tout préjugé favorable ou défavorable à l’égard du marxisme, on y
trouvera surtout le témoignage d’une grande inquiétude de l’auteur en face de problèmes
méthodologiques qu’il n’est sans doute jamais parvenu à résoudre” (p. 43).
L’échec de Marx 4
1. La première proposition affirme que l’objet théorique de Marx est d’éta-
blir rigoureusement la nécessité de l’abolition des rapports de production
fondés sur l’échange marchand.
2. Seconde proposition : la première tentative de démonstration a été menée
sur les bases de l’économie politique ricardienne.
3. Troisièmement, les difficultés rencontrées par Marx dans cette tentative
l’ont amené à chercher ailleurs les fondements d’une nouvelle déduction :
les manuscrits de 1857 et de 1858 prouvent qu’il les a trouvés chez Hegel.
Le problème est donc ici de déterminer avec précision les difficultés en
question, et surtout d’établir pourquoi Marx a cru être en mesure de les
résoudre en se tournant vers la Logique de Hegel.
Pour ce qui est de la nature des problèmes rencontrés, H. Denis nous
dit qu’ayant admis la théorie de la valeur- travail Marx “en tire l’idée
d’une exploitation nécessaire du travail par le capital et d’une aggrava-
tion inéluctable de la condition des travailleurs”. C’est sur la base de sa
théorie de la répartition et des crises liées à ce qu’il présentera plus tard
comme la baisse tendancielle du taux de profit qu’il croit “pouvoir dé-
montrer, sur une base purement empirique, que le système des échanges
doit disparaître”. Mais “même si l’on admettait que la paupérisation des
ouvriers est fatale, même si l’on acceptait d’en conclure que la classe
ouvrière doit provoquer une révolution et s’emparer de l’État, il ne s’en-
suivrait nullement qu’une économie sans échange doive naître de cette
révolution” (p. 37). Il nous paraît ici que la difficulté rencontrée par
Marx est bien rapidement caractérisée : elle doit être précisée et, selon
nous, n’a rien d’empirique. Elle est celle, sur laquelle nous reviendrons,
que l’on peut déceler dans l’interprétation habituelle du Capital et qui
s’exprime, entre autres, par des ruptures continuelles du raisonnement,
en particulier dans les liens qui existent entre la monnaie et la valeur,
d’une part, et la monnaie et le capital, d’autre part.
Le passage de Ricardo à Hegel n’apparaît pas plus clairement. H.
Denis ne l’explique pas mais se borne à le constater. “Plus ou moins
clairement, écrit-il, [Marx] va bientôt prendre conscience de cette im-
possibilité. C’est ce qui suscitera le développement ultérieur de sa ré-
flexion” (p. 38). Or ce point est essentiel, ne serait-ce que parce que,
pour l’auteur, une théorie de la valeur et du capital “conforme à la ligne
générale de la réflexion hégélienne”, dont la teneur sera examinée lors
L’échec de Marx 5
de la prise en compte de la dernière proposition, ne mène pas “à des
conclusions révolutionnaires, puisqu’on ne démontre nullement qu’il soit
nécessaire et possible de faire disparaître l’échange” (p. 65). On voit mal
comment, dans ce cas, Marx a pu penser utiliser cette voie, et de façon
plus constante et systématique qu’Henri Denis ne le suppose.
4. Quatrième proposition : après avoir emprunté quelque temps le sen-
tier hégélien en 1857–1858, Marx l’abandonne pour opérer un retour à
Ricardo. On peut supposer que le motif de cette attitude réside dans
l’incapacité où il se trouvait de nouveau d’atteindre son but : ce qui
nous ramène aux considérations précédentes. En outre, on ne voit pas
pourquoi il s’est agi ici d’un retour pur et simple (même à l’aide d’un
corpus théorique développé par rapport à celui de 1847), dans une di-
rection déjà reconnue comme mauvaise. L’explication ne saurait résider
dans une insuffisante compréhension, par Marx, de sa propre démarche,
qui paraît douteuse. Il faut bien avouer qu’Henri Denis ne nous dit rien
de bien précis à ce sujet, sans doute sous l’influence d’une conception
par trop linéaire de l’évolution intellectuelle de l’auteur qu’il étudie.
Si l’on remarque qu’à partir de 1857–1858 une direction de pensée n’a
jamais totalement supplanté l’autre, y compris dans la quatrième édi-
tion allemande du Capital, alors le problème change de nature et nous
sommes encore une fois ramenés à la question posée précédemment : en
quoi la voie hégélienne pouvait-elle venir résoudre une difficulté liée à la
voie ricardienne et, si ces optiques sont réellement contradictoires, pour
quelle raison Marx a-t-il tenté malgré tout de les maintenir parallèle-
ment? Peut-être l’examen de la nature de cette “voie hégélienne” nous
apportera-t-il un élément de réponse.
5. Cinquième proposition : Marx n’aurait pas dû revenir à sa première
conception, car la “théorie hégélienne de la valeur et du capital”, pré-
sentée comme une “pure application de la Logique de Hegel”, permet,
seule, “de dégager les fondements authentiques d’une science véritable
de l’économie marchande” (p. 201). Ce jugement important, autour du-
quel tout est finalement ordonné, pose à son tour, de toute évidence,
les questions de la nature de cette théorie et du caractère de cette ap-
plication. En outre, il n’est plus formulé en référence au projet déclaré
essentiel de Marx (proposition 1), mais par rapport à un critère de scien-
tificité indépendant de ce but : il est donc nécessaire d’établir en quoi
la “voie ricardienne”, bien que n’ayant pu remplir son objet premier, ne
L’échec de Marx 6
constitue pas par ailleurs une théorie cohérente du mode de production
capitaliste.
L’étude d’Henri Denis ne nous présente pas de véritable reconstruction de
la voie hégélienne suivie par Marx, bien que les rapprochements qu’il effectue
entre certains passages des différents textes soient souvent neufs et intéres-
sants. L’optique strictement chronologique adoptée par l’auteur est peut-être
responsable de cette lacune, en ce qu’elle semble s’opposer à toute interpréta-
tion d’ensemble. D’où l’impression d’une critique pointilliste qui, pour sugges-
tive qu’elle soit, reste en deçà du but qu’elle se fixe : cette méthode ne permet
finalement que d’opérer sur des analogies de langage. Et même si des figures
dominantes émergent, comme la “valeur en mouvement”, processus d’une es-
sence qui s’extériorise dans la monnaie et s’identifie au capital, les cycles de
ce dernier s’apparentant aux formes du syllogisme, ces correspondances évo-
catrices avec la logique de l’essence et celle du concept demeurent fugitives
et demandent à être précisées et développées. Faute de quoi, l’existence chez
Marx d’une “théorie hégélienne de la valeur et du capital” semble simplement
postulée, et les passages cités relever d’une “application” 4bien superficielle et
très mécanique de la Logique de Hegel, contre laquelle Marx s’est toujours élevé
(contre Proudhon et Lassalle).
Dès lors, les raisons qui poussent l’auteur à présenter la “voie hégélienne”
comme seule susceptible de fournir les fondements d’une “science authentique”
(sic) n’apparaissent pas clairement, et la proposition est ramenée au rang d’une
simple affirmation, ou d’une pétition de principes : la portée des analyses qu’elle
finalise ne peut que s’en ressentir de manière significative. C’est ainsi, pour en
venir au dernier problème soulevé plus haut, que les développements présen-
tés à l’appui de l’idée d’un échec scientifique de la “voie ricardienne” tombent
d’eux-mêmes. Si l’on veut bien se pencher sur les arguments avancés à ce pro-
pos, en effet, ceux-ci sont toujours induits par ce qui est affirmé constituer
le critère de vérité (la “voie hégélienne”), et jamais établis positivement. “Si
l’on accepte la théorie de l’essence de Hegel, on se gardera [. . .] bien de cher-
cher à donner à cette essence que constitue la valeur d’échange un contenu
positif quelconque, puisqu’elle est en elle-même pure négation et ne possède
4. Sur le caractère applicable ou non de la Logique de Hegel, c’est-à-dire sur la nature
de ses déductions, Feuerbach a déjà avancé beaucoup de propositions importantes qu’il
convient de ne pas oublier, et qui mériteraient tout au moins d’être sérieusement discutées.
Cf. Feuerbach (1839–1843).
L’échec de Marx 7
d’existence qu’en donnant naissance au phénomène” (p. 91). “La conception du
capital comme sujet vivant est incompatible avec la théorie de la valeur-travail”
(p. 89) 5. En l’absence de toute spécification précise de cette conception et de
son caractère scientifique, l’analyse fait donc défaut.
Ne pourrait-on pas, malgré tout, déceler dans le texte une interprétation
possible de cette “valeur en mouvement” ? Deux significations s’offrent à nous,
si l’on exclut le point de vue théologique de Hegel.
Une première interprétation s’appuierait sur les propos tenus par l’auteur
sur le circuit économique (p. 157) et sur le fait que le capitaliste anticipe la
valeur de ses ventes et met en œuvre une production de valeurs d’usage dont
le caractère propre lui importe peu. La valeur est alors le sujet d’un processus
circulatoire médiatisé par l’échange et le capital. Mais, outre le fait que cette
optique nous paraît impliquer une conception de la monnaie que l’auteur re-
pousse (cf. pp. 64–7), elle fait basculer l’analyse dans l’héritage commun de
la pensée économique, et l’on ne voit vraiment pas pour quelle raison on la
qualifierait d’hégélienne.
Une seconde interprétation soulignerait le fait que l’auteur n’a pas à prou-
ver la légitimité de sa démarche, ou à établir les principaux traits d’une
science “authentique”. Faire cela serait précisément tomber dans les erreurs
de l’entendement humain qui divise, réifie, immobilise les objets et les phéno-
mènes pour en démonter la mécanique à des fins pratiques. Mais là ne serait
pas la véritable connaissance. Par opposition à cette méthode, propre aux
sciences exactes et naturelles, les sciences sociales devraient utiliser l’analyse
“en compréhension” fondée sur la raison qui, elle, parce que dialectique, saisit
le mouvement des choses et en comprend la nature intime sans les réifier, en
les laissant dans leur vérité, leur “vie”. Nous retrouvons là tous les thèmes idéa-
listes de ce que l’on a appelé la réaction “irrationnaliste” contre la science, dont
Hegel fut effectivement l’un des premiers promoteurs, et qui furent développés
par de nombreux auteurs au début de ce siècle (Bergson, le “premier” Lukàcs,
les tenants du “matérialisme dialectique”, etc.) pour être repris, sous une forme
encore plus obscurantiste, par l’ “École de Francfort” 6.
5. Cf. ibid., les développements pp. 89–93. Cf. aussi p. 152 : “La Logique hégélienne exclut
que l’on donne à la valeur d’échange un contenu substantiel.”
6. Cette présentation est, à n’en pas douter, très schématique. Sur ce sujet, cf. L. Colletti
(1969).
L’échec de Marx 8
Il nous semble que l’ouvrage d’Henri Denis revendique cet héritage. L’auteur
loue Marx d’avoir repris les idées de Hegel sur le “processus”, la “vie” et le
mouvement, mais regrette effectivement que celui-ci ait abandonné le point de
vue de la raison pour celui de l’entendement. “Après avoir affirmé avec tant de
force que le capital n’est pas une chose, mais un processus, il continuera à traiter
la valeur (dont le capital, dit-il, n’est pourtant que la forme achevée) comme
une chose et non comme un processus. Par le choix de cette contradiction, si
l’on peut dire, Marx a scellé le destin de sa théorie. Non seulement sa recherche
ne pourra plus progresser, mais encore on peut prévoir qu’elle sera susceptible
de régresser, dans la mesure où “le point de vue de l’entendement”, comme
aurait pu dire Hegel, c’est-à-dire la préférence pour les explications causales,
qui transforment les êtres vivants en choses mortes, l’emportera sur le point
de vue “rationnel”” (p. 118). Les réflexions auxquelles nous invite l’aventure
intellectuelle de Marx, poursuit l’auteur, ont donc “une portée qui dépasse le
domaine particulier de l’épistémologie économique, parce qu’elles montrent le
lien unissant des questions qui se posent dans ce domaine avec le problème
général de la nature de toute réalité” (p. 205). Mais le débat revêt alors une
dimension insoupçonnée, et exigerait que l’on rouvre de bien vieux dossiers.
III
Si l’on veut poursuivre utilement (du moins nous l’espérons) le débat, il convient
de ne pas s’en tenir à ces quelques remarques, et de poursuivre l’analyse, même
au risque de s’entendre répliquer, comme d’autres il y a bien longtemps, que
“tout ce qui résulte de tant de critiques [.. .] est ceci, que l’auteur [. . .] n’a
point fait son ouvrage suivant le plan et les vues de ses critiques ; et que si ses
critiques avaient fait un ouvrage sur le même sujet, ils y auraient mis un très
grand nombre de choses qu’ils savent”7. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de
jouer les censeurs, ce qui irait à l’encontre du but que nous nous proposons 8,
mais de tenter de souligner certaines questions importantes : ce qu’un livre
ordinaire ou médiocre ne nous aurait certes pas permis de faire.
Il nous semble que l’analyse des textes de Marx en termes d’une oppo-
7. Montesquieu, Défense de l’Esprit des lois.
8. “Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire, quand vous êtes sans cesse effrayé de
dire mal [. . .]. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot :
prenez garde de tomber [. . .]. Va-t-on prendre de l’essor, ils vous arrêtent par la manche”,
Montesquieu, ibid.
L’échec de Marx 9
sition binaire entre les influences conflictuelles de Ricardo et de Hegel, bien
qu’attrayante et apparemment bien étayée, est beaucoup trop simple et im-
précise pour être véritablement opératoire. Les difficultés marquées dans les
développements précédents l’attestent. Même en élargissant la signification des
termes, en supposant notamment que “Ricardo” désigne, par brièveté, la pro-
blématique classique des prix naturels jointe à la détermination de ces prix
par le “travail incorporé”, l’opposition ainsi soulignée n’est pas tenable, sur-
tout si elle se résume, comme il semble que ce soit le cas pour H. Denis, par
le couple idéologie/science. Nous pensons au contraire qu’il existe chez Marx
plusieurs influences provenant de l’économie politique classique, comme plu-
sieurs influences issues des œuvres de Hegel ; qu’il est possible de distinguer
dans ses écrits trois types de raisonnement qui se chevauchent et s’entremêlent
sans cesse, chacun d’entre eux combinant, à des degrés divers il est vrai, mais
de manière cohérente, un thème “économique” et un thème “hégélien” ; qu’il
est enfin loisible d’émettre une hypothèse plausible sur le maintien permanent
de ces trois directions de pensée.
Commençons par établir brièvement cette hypothèse puisqu’elle conditionne
les développements ultérieurs. Elle concerne le projet scientifique (et non seule-
ment politique) de Marx, et peut être énoncée en trois points complémentaires.
1. Dans le domaine de l’économie politique, les grands textes qui s’offrent
à Marx sont ceux des auteurs classiques. Marx entend se placer dans le
même sillage qu’eux, tout en critiquant ses insuffisances. Il prétend donc
faire œuvre positive en même temps que négative : c’est le développement
scientifique de son système qui doit démontrer le caractère fragmentaire
des autres tout en formant, par les lois qu’il permet de dégager, une
attaque directe dirigée contre le type de société étudiée (exploitation,
crises, etc.).
2. Pour mener à bien ce projet, Marx retire de sa première critique à Hegel
(qui est en très grande partie reprise de celle de Feuerbach) l’exigence
d’un raisonnement en termes d’abstractions historiquement déterminées
(et non indéterminées comme dans la dialectique conceptuelle de la
Logique). En d’autres termes, toutes les notions théoriques se rappor-
tant au mode de production capitaliste devront revêtir un caractère
historique nécessaire, c’est-à-dire traduire chaque fois, sous une forme
plus ou moins développée, une “différence spécifique” fondamentale qui
aura été dégagée, au début de l’analyse, comme la marque propre et le
L’échec de Marx 10
fondement théorique de la forme de société étudiée, qui la différencie de
toutes les autres.
3. Enfin, dans ce but, l’enchaînement théorique doit se faire sous la forme
rigoureuse de l’apparition nécessaire, d’une déduction gigogne et auto-
entretenue des différents concepts à partir de cette “différence spécifique”.
Marx reprend ici une exigence fondamentale de Hegel (“on n’introduit
pas les concepts à coups de pistolet”), ce qui ne préjuge par ailleurs en
rien de la manière dont il est susceptible de la mettre en œuvre. Après
tout, le développement ultérieur des fondements logiques de l’arithmé-
tique (à partir de Frege) a bien montré qu’une exigence semblable pou-
vait bien être réalisée autrement 9.
Ces trois exigences complémentaires sont tout à fait fondamentales. La pre-
mière permet de dégager (du moins selon Marx), à l’aide de la “valeur travail”,
l’opposition qui existe entre le travail et le capital : celle-ci provoque l’instabi-
lité chronique et explosive du mode de production capitaliste et fait accepter
l’idée de sa fin nécessaire. La seconde établit la nécessaire apparition de la
monnaie, et précise sa nature et son rôle, dans tout mode de production fondé
sur la propriété privée des moyens de production, au sens moderne du terme.
La troisième fait le lien entre les deux premières : par la déduction du ca-
pital et du travail salarié à partir de la monnaie, elle est censée démontrer
que toute économie d’échange, donc toute économie monétaire, est une éco-
nomie capitaliste. Ici gît le lien qu’Henri Denis nous semble avoir négligé :
car si toute économie monétaire est inévitablement une économie capitaliste,
la suppression de ce mode de production et son remplacement par une autre
forme de société ne peuvent que passer par l’abolition de l’échange marchand.
En cela, ces trois exigences sont réellement complémentaires et essentielles. Si
nos propos sont exacts, le projet de Marx est donc bien cohérent. Pour re-
prendre les termes de H. Denis, et si l’on identifie provisoirement (mais de
manière inexacte) “Ricardo” à la première exigence et “Hegel” à la troisième
(“Marx” se trouvant à l’origine de la seconde?), apparaît alors clairement en
quoi Ricardo appelle Hegel et Hegel Ricardo, ainsi que la raison pour laquelle
Marx a sans cesse tenté de les maintenir côte à côte.
Mais il demeure, cependant, que chacune de ces trois exigences induit un
mode de développement théorique incompatible avec ceux issus des deux autres,
9. Dans un autre domaine il est vrai, mais sur lequel Hegel avait aussi écrit, à sa manière.
L’échec de Marx 11
et qu’en cela, notamment, réside l’échec de Marx. C’est ce que nous devons
préciser à présent, en considérant dans ce sens les concepts fondamentaux de
valeur, de monnaie et de capital.
IV
La première approche, tributaire de la problématique classique des prix natu-
rels, est bien connue : elle est celle qui détermine la valeur d’une marchandise
par la quantité globale de travail “socialement nécessaire” qui y est incorporé.
Aussi ne nous y attarderons-nous pas, sinon pour en préciser deux types cen-
traux de difficultés.
Le premier concerne le concept de valeur proprement dit. L’identification
opérée par Marx entre la valeur d’une marchandise et une “substance” que cette
dernière posséderait en quantité déterminée est “déduite” par lui de l’examen
d’un rapport d’échange quelconque entre deux objets en apparence fort dis-
semblables, de la “constatation” que cette mise en équation suppose une égalité
et que celle-ci suppose à son tour la présence de cette substance commune en
quantité identique dans chaque marchandise. Cette substance commune est en-
suite identifiée au travail fourni dans le processus de production, et ce travail
est enfin qualifié de “général”, ou “abstraitement humain”. Nous ne pouvons
revenir en détail sur les procédés utilisés par Marx dans cette déduction et
cette définition 10. Il suffit de souligner que la première n’est pas conclusive
et pourrait tout aussi bien fonder l’opinion contraire qui voit l’origine de la
valeur dans l’utilité, comme l’ont noté Wicksteed et Böhm-Bawerk. Quant à
la seconde, elle n’est pas clairement exprimée dans les œuvres de Marx, où
l’on compte bien quatre définitions possibles et contradictoires du “travail abs-
trait”. Ce que nous voudrions souligner ici, pour le sujet qui nous occupe,
c’est que ce mode de raisonnement ne provient pas en droite ligne de Ricardo
mais se trouve médiatisé par Hegel lui-même. On sait que Ricardo n’a jamais
véritablement soutenu une théorie de la valeur-travail de type marxien, mais
que Marx s’est complu à voir dans Ricardo un “prédécesseur”. Il n’est donc
pas indifférent de souligner que la manière même de poser le problème de la
valeur-substance provient des Principes de la philosophie du droit. Après avoir
identifié le contrat réel et le contrat d’échange, Hegel déclare (§ 77) : “Puisque,
dans le contrat réel, chacun conserve la même propriété dans ce qu’il acquiert
10. Cf. par exemple notre article, 1981.
L’échec de Marx 12
et dans ce qu’il cède, ce qui reste identique, c’est-à-dire la propriété en soi, objet
du contrat, se distingue des choses extérieures qui changent de propriétaire au
cours de l’échange. Ce qui reste identique, c’est la valeur qui rend tous les ob-
jets d’échange égaux, quelles que soient les différences qualitatives extérieures
des choses; c’est donc la valeur qui constitue ce qu’il y a d’universel en elles”
(1821, p. 127). Il peut paraître curieux que Marx ait fait sien ce type d’ap-
proche qui relève entièrement de la dialectique par abstractions indéterminées
qu’il avait jadis dénoncée. Quoi qu’il en soit, le fait demeure. Il n’est pas non
plus indifférent de remarquer que Hegel, loin de se tourner vers le travail, relie
plutôt la valeur au besoin (§ 63), dans un raisonnement analogue où jouent
les termes de singularité, de particularité et d’universalité. “Dans son usage, la
chose est une chose singulière, qualitativement et quantitativement déterminée
et en rapport avec un besoin spécifique. Mais, en tant qu’elle est déterminée
quantitativement, cette utilité spécifique est comparable à d’autres choses de
même utilité. De même, le besoin spécifique qu’elle sert est besoin en général
et, en tant que tel, comparable à d’autres besoins, et, par suite, la chose est
aussi comparable à d’autres, qu’on utilise pour la satisfaction d’autres besoins.
Cette universalité, dont la déterminité simple découle de la particularité de la
chose de telle sorte que l’on fait abstraction de sa qualité spécifique, est ce qui
constitue la valeur de la chose” (1821, p. 116). Wicksteed et Böhm-Bawerk ne
se sont pas mieux exprimés11 . En conclusion, on voit comment Marx, dans
cette première approche, transforme l’économie politique par la philosophie
spéculative pour en arriver à sa conception de la valeur-substance : la quantité
de travail “en général”, “abstrait” 12. Mais il transforme également la philosophie
par l’économie : là où Hegel définit la substance comme la totalité des acci-
dents, sur le mode de l’essence et du phénomène, Marx identifie une quantité
d’une entité mesurable.
Le second problème lié à cette première démarche consiste dans les ruptures
11. On peut enfin noter un thème qui apparaît dans l’addendum au § 63, et qui induira
Marx à élaborer son analyse des “formes de la valeur” (infra, VI) . “Si l’on considère le
concept de valeur, affirme Hegel, on s’aperçoit que la chose elle-même n’est qu’un signe,
qu’elle ne vaut pas pour elle-même, mais uniquement par la valeur qu’elle représente [. . .].
La valeur d’une chose peut être, en fonction du besoin, de nature très diverse; mais si l’on ne
veut pas exprimer le caractère spécifique, mais seulement le caractère abstrait de la valeur,
c’est l’argent qui remplira ce rôle” (p. 117, n. 47) .
12. Pour Hegel, la valeur est l’élément d’universalité. Mais cette universalité est la “totalité
des particularités”, soit la “totalité des accidents”, ou encore la “substance” (cf. p. 114, n. 37,
addendum au § 61 ; et p. 120, § 67 : paragraphe qui a pu par ailleurs inspirer Marx pour son
concept de force de travail).
L’échec de Marx 13
continuelles du raisonnement entre la valeur et la monnaie, notamment, et celle-
ci et le capital, ruptures sur lesquelles I. I. Roubine avait déjà insisté. Pour
simplifier, la monnaie-marchandise, dont la valeur est déterminée sur le mode
général par la “loi de la valeur”, ne saurait apparaître que comme numéraire
particulier d’un système de prix relatifs en termes réels. Elle ne possède donc
de fait aucune spécificité. Quant au passage au capital, il est mené en termes
réels et exclut également toute intervention spécifique de la monnaie : échange
de biens de consommation ouvrière contre de la “force de travail”, et production
d’un surproduit qui, valorisé, donne la plus-value.
V
La seconde approche théorique mise en œuvre par Marx peut être décelée
dans de nombreux passages qui vont des Grundrisse à la quatrième édition
allemande du Capital, en passant par la Contribution. Il s’agit ici de définir en
quoi consiste la “différence spécifique” que présente le mode de production capi-
taliste par rapport aux autres formes de société, et d’en tirer les conséquences.
Les autres formes en question sont toujours citées au nombre de quatre :
“Robinson dans son île”, “le sombre Moyen Âge européen”, la famille patriarcale
rurale et “une réunion d’hommes libres et égaux”. Le raisonnement de Marx
est alors le suivant : dans ces modes de production autres que capitalistes,
seuls importent les “travaux concrets”, les produits de ces travaux ne se trans-
forment pas en marchandises et les rapports sociaux sont “transparents”. Dans
la société capitaliste, au contraire, les travaux concrets ne valent pas par eux-
mêmes, les produits sont des marchandises s’échangeant sur un marché, et les
rapports sociaux réels sont masqués par les rapports apparemment égalitaires
de l’échange.
Cette caractérisation demeure encore insuffisante. Il faut expliquer les rai-
sons d’une telle différence et en quoi ses divers aspects sont liés entre eux. La
réponse de Marx est formulée en deux temps :
1. dans les organisations sociales non capitalistes, il existe une adéqua-
tion immédiate entre les différents types de travail concret, les valeurs
d’usage produites et les besoins des membres de ces sociétés : en d’autres
termes, il n’y a pas là de dissociation entre le “privé” et le “social”, et ces
qualificatifs n’y revêtent aucun sens;
2. la raison de cet état de fait réside en ce que, d’une manière ou d’une
autre, une communauté existe, qui est antérieure à la production et
L’échec de Marx 14
règle celle-ci. Toutes ces sociétés sont, en quelque sorte, “planifiées”. La
communauté, quelle qu’elle soit, prime l’individu et, par des voies chaque
fois différentes suivant le type de société, lui assigne sa place dans le
processus productif.
Se trouve ainsi précisée, par contrecoup, la différence spécifique que présente
le mode de production capitaliste : elle consiste en l’absence de toute commu-
nauté antérieure à la production. Les producteurs sont isolés, leurs travaux
sont privés, et leurs activités ne sont pas coordonnées. Comment une société
peut-elle alors, non pas se constituer, mais subsister sur ces bases ? Comment
le lien social se manifeste-t-il puisqu’il n’est plus imposé a priori ? Ce lien
s’impose a posteriori, par le biais du marché : c’est en effet par la transforma-
tion des produits du travail en marchandises et par la vente de celles-ci que
les producteurs isolés se révèlent former un tout cohérent, une société, et que
leur travail privé revêt un caractère social. Les producteurs font chaque fois la
preuve de leur insertion sociale par le biais de l’échange. Le marché est donc
le lieu et le facteur d’intégration sociale, de manifestation incessante de la “so-
cialisation” des individus isolés, même lorsque ceux-ci ne sont pas directement
en contact avec lui : il suffit qu’ils produisent en vue de vendre sur ce marché.
L’analyse de Marx est menée en termes d’un jeu à trois composantes : le
“système des besoins sociaux”, la “division sociale du travail” et l’ensemble des
travaux concrets réellement dépensés. Le système des besoins sociaux est l’en-
semble des valeurs d’usage requises lors d’une période donnée par les besoins
des membres de la société, consommateurs et producteurs. Pour simplifier, il
peut être désigné par le vecteur Y∗des valeurs d’usage demandées, et est fondé
sur la répartition des revenus en vigueur. Le système de la division sociale du
travail exprime, quant à lui, l’organisation concrète du travail qui, étant donné
la technologie, permet de produire Y∗. Soit L∗ce vecteur des travaux concrets
se rapportant à Y∗. Face à cette division sociale du travail, on trouve enfin
l’ensemble effectif des travaux concrets, L, fournis pendant la période considé-
rée et produisant un vecteur donné Yde valeurs d’usage. On voit donc que,
dans une société ou la communauté règle la production, les trois composantes
Y∗,L∗et L(la quatrième, Y, est redondante) se réduisent à deux : L∗(= L)
et Y∗(= Y). En production marchande, par contre, on aura en général L∗=L
et Y∗=Y.
Sur ces bases, nous pouvons déterminer la signification que revêt, dans cette
problématique, le terme de travail “abstrait”, substance de la valeur. Marx
L’échec de Marx 15
appelle “général”, “abstrait”, le travail concret socialement validé par l’échange
de son produit sur le marché. Le travail abstrait n’est donc rien d’autre qu’un
travail concret, privé, qui a fait la preuve de son insertion dans la division
sociale du travail L∗. Il s’ensuit qu’ainsi défini il ne constitue qu’un résultat de
l’échange, considéré sous l’aspect de l’intégration sociale des producteurs isolés.
Caractère social défini en même temps que la valeur (i.e. le rapport d’échange
monétaire), il ne saurait donc consister en une quelconque “substance” qui
préexisterait à l’échange et le fonderait. N’ayant pas d’existence propre, il ne
peut jouer le rôle de déterminant, ou de mesure. Par voie de conséquence,
la valeur d’une marchandise ne peut être définie que comme la quantité de
monnaie contre laquelle une marchandise s’échange. C’est donc cette quantité
de monnaie qui détermine et mesure la valeur, et non l’inverse. Sa fonction est
donc claire. La monnaie opère comme agent de validation sociale des travaux
exécutés sans coordination d’ensemble : elle règle la production post factum,
sur le marché. En agissant ainsi, elle remplit, selon Marx, la fonction de la
communauté qui fait défaut a priori. Elle est cette communauté, sous la forme
d’un objet tangible extérieur aux individus, et c’est par rapport à elle, donc
en tant que relations monétaires, que les individus isolés se définissent comme
membres d’un tout social.
Cette seconde approche, très brièvement résumée, s’oppose de toute évi-
dence à la première en ce que la séquence valeur-monnaie est inversée, avec
toutes les conséquences importantes que l’on peut en tirer. Si, dans la pre-
mière problématique, la “monnaie” se perd dans la valeur, dans la seconde, la
“valeur” se perd dans la monnaie 13 . Mais un point les rapproche pourtant car,
bien qu’en apparence purement économique, cette seconde optique est tout
aussi tributaire de Hegel que la première, avec cette précision que ce qui était
cohérent chez Hegel (problématique en termes de besoins) ne l’est plus chez
Marx (contradiction des deux démarches).
Elle puise également sa source dans la Philosophie du droit et résulte d’une
réélaboration hégélienne de thèmes smithiens liés à la division du travail. Il
13. H. Denis a bien remarqué cette opposition essentielle (1980, pp. 64–7), mais n’en
tire pas les mêmes conclusions que nous. Il est vrai que l’approche causale valeur-monnaie
qu’il a en vue s’apparente à ce que nous désignons par “troisième approche”. Mais nous
pensons que H. Denis a tort de qualifier d’anti-hégélien le lien monnaie-valeur de la seconde
problématique, comme de voir dans l’opposition faite par Marx entre le mode de production
capitaliste et les autres sociétés l’expression unique d’un certain “naturalisme” de Marx (p.
66). Ce naturalisme existe peut-être, mais la fonction de la comparaison, comme nous l’avons
vu, est autre.
L’échec de Marx 16
s’agit des pages consacrées à la “société civile” dont le premier moment com-
porte “la médiation du besoin et la satisfaction de l’individu par son travail,
ainsi que par le travail et la satisfaction des besoins des autres : le système
des besoins” (§ 188, p. 219). L’analyse part des besoins subjectifs des hommes.
Leur objectivité est formée par leur satisfaction, de deux manières différentes :
soit “par le moyen des objets extérieurs qui sont également la propriété et le
produit d’autres besoins et d’autres volontés”, soit “par l’activité et le travail,
qui forment la médiation entre les deux côtés” (§ 189, p. 220). Sous cet aspect,
l’homme se différencie de l’animal “par la multiplication des besoins et des
moyens” de les satisfaire et par la division du travail qui résulte de la division
du “besoin concret en des parties et des côtés isolés, qui forment différents
besoins particularisés et, par conséquent, plus abstraits” (§ 190, p. 221). Les
besoins abstraits sont donc opposés aux besoins concrets en tant qu’ils sont
divisés, morcelés, et que l’activité de travail qui est mise en œuvre pour les
satisfaire est également divisée et morcelée et, par là même, abstraite. Le ca-
ractère abstrait des besoins et du travail résulte par conséquent chez Hegel du
développement de la division du travail et de la satisfaction de plus en plus
indirecte des besoins. Chaque producteur ne travaille pas pour satisfaire ses
besoins propres, mais pour ceux de tous les autres producteurs, ce qui est le
seul moyen de satisfaire, indirectement, les siens.
Mais l’isolement réciproque dans lequel se trouvent les besoins particu-
liers et les travaux spécifiques mis en œuvre pour les satisfaire, leur caractère
“abstrait”, n’est pas définitif. Le fait même que chacun dépend de tous dans
l’interdépendance générale des activités implique un élément de réciprocité.
Cet élément est tout d’abord potentiel (abstrait), mais il se concrétise lorsque,
par le biais de l’échange réel, les produits des travaux particuliers retrouvent
les besoins spécifiques pour la satisfaction desquels ils ont été créés. C’est ainsi
que, dans l’échange des marchandises, les activités initiales de travail et les be-
soins revêtent un “caractère social”, et qu’est restitué aux éléments “abstraits”
l’aspect “concret” qu’ils avaient perdu. “Les besoins et les moyens deviennent,
en tant qu’existence réelle, un être pour autrui : par les besoins et le travail des
autres, la satisfaction est soumise à la condition de la réciprocité. L’abstrac-
tion qui devient une qualité des besoins et des moyens [.. .] devient également
une détermination du rapport réciproque qu’entretiennent les individus les uns
avec les autres. Cette universalité, qui prend la forme d’une reconnaissance par
autrui, est le moment qui transforme ces besoins et ces moyens, pris dans leur
individualité et dans leur abstraction, en besoins, moyens, modalités de la sa-
L’échec de Marx 17
tisfaction qui deviennent concrets, parce qu’ils ont un caractère social” (§ 192,
p. 222) 14.
Ces analyses une fois rappelées, il n’est pas difficile de voir ce que Marx doit
à Hegel et de déterminer les modifications apportées par lui à ses emprunts :
1. La problématique liée au travail “abstrait”, tout d’abord, se retrouve chez
Marx. L’idée de base demeure en effet : celle d’une mise en correspon-
dance de la division du travail avec le “système des besoins” auquel n’est
ajouté que le qualificatif de “social”.
2. Cette problématique induit, comme chez Hegel, un type bien particulier
de sanction sociale : pour être socialement reconnu, un travail donné doit
produire un objet utile à d’autres, et ce n’est que dans et par l’échange
qu’il se révèle comme tel.
3. Marx inverse cependant la séquence qui, chez Hegel, va des besoins et
du travail abstraits à leur caractère concret retrouvé. C’est le travail
parcellaire, divisé, et en tant que tel privé, qui est déclaré concret. Son
“abstraction” consiste précisément en la validation sociale, par le biais
de l’échange, de ses produits qui revêtent pour l’occasion la forme mar-
chande et sont “réputés valeurs”.
4. La problématique est aussi historisée. La question n’est plus liée, chez
Marx, au développement de la division du travail social, mais d’une
division bien précise : celle qui se produit dans le mode de production
marchand.
5. En ce sens, le renversement des qualificatifs “concret” et “abstrait” cor-
respond à la récupération de la définition de l’abstraction par Feuer-
bach. Si l’on se souvient que, pour cet auteur, “l’essence de l’homme
n’est contenue que dans la communauté, dans l’unité de l’homme avec
l’homme” (1839–1843, p. 262) (Marx : la nature humaine est “l’ensemble
des rapports sociaux”), et qu’abstraire “c’est poser l’essence de [.. .]
l’homme hors de l’homme”, nous possédons les éléments pour comprendre
ce renversement. Dans le mode de production fondé sur l’échange géné-
ralisé, où aucune régulation n’existe a priori, la monnaie est la commu-
14. Cf. ibid., addendum au § 192, n. 45, p. 222 : “C’est parce que je dois conformer
mon comportement à celui des autres que la forme de l’universalité s’introduit. Comme
j’obtiens des autres les moyens de satisfaire mes besoins, je me vois obligé d’accepter leur
opinion. Inversement, je suis nécessairement amené à procurer aux autres les moyens de leur
satisfaction. Une chose appelle l’autre et toutes deux sont liées. C’est ainsi que tout élément
particulier devient un élément social.”
L’échec de Marx 18
nauté indirecte qui s’impose aux hommes, et qui leur fait face comme
un objet séparé et tangible.
VI
La troisième approche, enfin, résulte de la dernière exigence formulée par
Marx : la déduction rigoureuse et auto-entretenue des concepts. Ici encore,
nous ne pouvons qu’être très schématique et nous nous permettons de renvoyer
le lecteur aux écrits signalés. Précisons de nouveau que, à l’exception de la dé-
duction dialectique du capital et du travail salarié, dont le caractère idéaliste a
dû paraître trop évident (Grundrisse et version primitive de la Contribution),
cette ligne de pensée se retrouve dans toutes les œuvres de Marx dites de la
“maturité”.
Aux yeux de Marx, la précédente déduction devait comporter deux inconvé-
nients qui ne pouvaient que posséder des incidences sensibles sur la réalisation
de son projet. D’une part, tous les concepts sont donnés d’emblée une fois re-
pérée la différence spécifique présentée par la forme de société étudiée : il n’est
donc pas question de les déduire sur le mode du déploiement nécessaire de l’ex-
posé théorique. D’autre part, le point de départ de l’exposition souhaitée ne
saurait coïncider, comme il aurait dû le faire, avec cette différence spécifique
dégagée : pour la raison précédente, notamment, mais aussi, et plus fonda-
mentalement, parce que la conception de la société à laquelle semble conduire
la seconde problématique est celle d’un ensemble harmonieux de producteurs
indépendants collaborant au bien-être général. Le concept de capital et celui
de travail salarié ne sauraient être rigoureusement tirés de telles prémisses.
De la déduction précédente, Marx ne retient donc que la transformation
nécessaire des produits du travail en marchandises, en gommant son aspect
monétaire. Il déclare ensuite que la marchandise est objet double (valeur, ou
valeur d’échange, et valeur d’usage), pour ensuite insister sur le fait que ces
deux aspects sont contradictoires 15. C’est à partir de cette contradiction de
base que la monnaie, une nouvelle fois déduite, mène inéluctablement au capital
et au travail salarié. Gomment caractériser le mode de déduction mis en œuvre
par Marx ?
15. Le concept de “valeur” (absolue) n’est à proprement parler utilisé que dans le Capital.
La Contribution ne mentionne que la “valeur d’échange”. Nous verrons que cette troisième
problématique n’est compatible qu’avec le concept de “valeur d’échange” ou avec celui de
valeur pris au sens hégélien de “substance”, ce qui rapproche alors ces termes.
L’échec de Marx 19
Nous sommes d’emblée en mesure d’établir en quoi le point de départ contre-
dit les deux premières approches utilisées. La non adéquation avec la seconde
est évidente : on ne saurait sans illogisme, notamment, rétablir l’antériorité
de la valeur et déduire de nouveau la monnaie si le raisonnement présuppose
le rôle premier de cette dernière. L’opposition avec la première, bien que plus
camouflée, n’en existe pas moins : elle réside dans la reformulation implicite,
effectuée par Marx, des termes de valeur et de valeur d’usage.
Au sens de la première optique, ces concepts possèdent une signification
positive bien déterminée : la valeur est la quantité de travail incorporé, et la
valeur d’usage, telle que cette notion apparaît dans la problématique des prix
naturels et dans la déduction marxienne de la valeur-substance, n’exprime que
l’aspect physique, qualitativement spécifique, concret, du produit du travail :
l’objet-marchandise. On ne voit pas en quoi, dès lors, ces aspects sont contra-
dictoires. Afin d’être en mesure de les opposer, Marx leur confère implicitement
un sens différent, ce qui lui permet de jouer ensuite sur les mots. Cette signifi-
cation différente peut être dégagée de l’examen de la prétendue contradiction
inhérente à la marchandise. Quels en sont les termes ?
La marchandise, affirme Marx, n’est pas immédiatement valeur, mais “doit
le devenir”. D’un autre côté, elle n’est pas non plus immédiatement valeur
d’usage, mais doit également le devenir. Ce qui permet à la marchandise de se
réaliser comme valeur, c’est le procès d’échange. C’est ce même procès qui lui
permet de se réaliser comme valeur d’usage. D’où la contradiction : l’échange,
pour réaliser la valeur, suppose la réalisation préalable de la valeur d’usage;
mais la réalisation de la valeur d’usage suppose à son tour la réalisation de la
valeur. Chaque problème supposant l’autre résolu, on s’engage dans un pro-
cessus théorique de renvoi à l’infini d’une détermination à l’autre. Il est clair
que, dans cette optique, les définitions précédentes de la valeur et de la valeur
d’usage doivent être modifiées. La valeur d’usage désigne à présent un rapport
d’utilité à une chose de la part de son possesseur. Quant à la valeur, plusieurs
choix sont possibles suivant que l’on se rapporte à tel ou tel passage de Marx.
Schématiquement, deux solutions s’offrent ici :
1. Ou bien la valeur ne désigne que la valeur anticipée, et le travail privé
doit effectivement devenir général à travers l’échange : nous sommes
alors ramenés à l’optique précédente et l’on ne saurait l’utiliser ici pour
déduire la monnaie que cette optique suppose ;
2. Ou bien la valeur n’est pas la quantité de monnaie anticipée mais celle
L’échec de Marx 20
de toute autre marchandise que l’échangiste désire avoir en échange de
la sienne. Cette signification est celle qui, à notre avis, doit être retenue
dans cette troisième optique. Elle est susceptible d’être précisée de deux
manières différentes : elle peut traduire le concept hégélien de valeur-
substance (cf. § IV) ou bien une simple opération de troc. Ainsi définie,
cependant, la valeur suppose l’abandon du concept marxien de substance
(travail incorporé), et opère un retour à une conception plus ou moins
subjective.
La résolution de la “contradiction” de la marchandise 16, affirme Marx, crée
la forme équivalent, dans laquelle la marchandise cédée prend la forme valeur
“relative” et ne vaut que comme “valeur d’usage”, alors que la marchandise
reçue fonctionne comme équivalent particulier, représentant partiel et inadé-
quat de la “valeur”. La marchandise est ensuite mise en équation avec des
quantités diverses de toutes les autres marchandises qui en forment de la sorte
autant d’“équivalents” particuliers. Toute tentative effectuée pour dépasser un
équivalent particulier en égalisant successivement la marchandise à toutes les
autres, dans un mouvement de fuite à l’infini, s’avère vaine. Le passage à
l’“équivalent général” est alors opéré par Marx au moyen du renversement de
la série des équivalents : par suite, la première marchandise forme l’équivalent
unique de toutes les autres.
L’interprétation de ce passage pose problème. Ici encore, il semble qu’il faille
choisir entre les options suivantes :
1. II peut s’agir d’un procès de réalisation progressive de l’élément d’uni-
versalité qu’est la valeur et qui réclame une expression adéquate à son
concept : la monnaie.
2. II peut également s’agir d’un procès subjectif de la part de l’échangiste
qui considère sa marchandise comme l’équivalent général de toutes les
autres. Des passages du Capital peuvent être apportés à l’appui de l’une
comme de l’autre option.
Pour juger de tout ceci, il faut encore une fois opérer un retour à Hegel.
La reformulation de la signification des termes de valeur et de valeur d’usage,
en premier lieu, est en accord avec ce qui est dit dans les Éléments de la
16. II est curieux qu’Henri Denis (1980, p. 149) aille jusqu’à parler de l’opposition entre
la valeur et la valeur d’usage comme de la preuve de renoncement à une analyse hégélienne,
alors qu’à notre avis elle la fonde.
L’échec de Marx 21
philosophie du droit17. La contradiction opposant les deux concepts, cependant,
est de Marx. Mais il n’est pas difficile de voir qu’elle est purement fictive : les
réalisations de la “valeur” et de la “valeur d’usage”, ainsi définies, ne peuvent
s’opposer puisqu’ils ne constituent en réalité qu’une seule et même chose vue
sous deux angles différents, la finalité de l’acte d’échange.
En deuxième lieu, les deux renvois à l’infini que nous avons rencontrés et qui
forment respectivement les “contradictions” de la marchandise et de la forme
équivalent développée (renvoi alterné de la réalisation de la valeur à celle de
la valeur d’usage, et passage incessant d’une forme équivalent particulière à
une autre) traduit la mise en œuvre par Marx d’un procédé tiré de la Logique
de Hegel, et très précisément de ce qui y est désigné comme le “devoir être”,
ou la “fausse infinité” qualitative et quantitative18. Les “solutions” apportées
par Marx aux “contradictions” dégagées sont dictées par cette mise en œuvre
et il est intéressant de souligner que l’auteur y fait appel pour résoudre des
difficultés réelles de l’analyse. Nous avons évoqué celle liée au troc. Il est aisé
de voir que la déduction de la forme équivalent général est tout aussi formelle
et peu satisfaisante. La première option renoue avec le concept hégélien de
substance (ci-dessus, § IV) et relève d’une dialectique purement idéelle : elle
ne saurait posséder aucun caractère théorique de démonstration. Elle n’est,
dans le meilleur des cas, qu’un mode d’exposition, et présuppose en fait ce
à quoi elle veut aboutir (la monnaie). La seconde option ne résout pas plus
le problème posé de la genèse théorique de la monnaie : chaque échangiste
voulant que sa propre marchandise soit universellement acceptée par les autres,
aucune marchandise en particulier ne peut ainsi devenir équivalent général si
toutes doivent l’être simultanément. Si tous les échangistes tiennent le même
raisonnement et inversent leurs séries développées d’équivalents, le processus
nous mène à une situation finale identique à l’état initial.
En dernier lieu, on pourrait également montrer comment Marx, croyant
avoir déduit la monnaie de la contradiction initiale, bâtit tout un système sur
17. Cf. (1821), § 59 : “L’usage est cette réalisation de mon besoin par la transformation,
la destruction, la consommation de la chose dont la nature dépendante se manifeste par là
et qui remplit ainsi sa destination.” § 61 : “Puisque la substance de la chose pour soi, qui est
ma propriété, est son extériorité, c’est-à-dire sa non-substantialité – car elle ne constitue,
par rapport à moi, aucun but final en soi – puisque cette extériorité se réalise par l’usage ou
par l’utilisation que j’en fais, c’est l’usage entier ou l’utilisation de la chose qui constitue la
chose dans toute son étendue”.
18. Cf. notre étude (1983).
L’échec de Marx 22
le mode de la dialectique conceptuelle hégélienne, faisant intervenir, là encore,
pour la déduction du concept de capital à partir de celui de monnaie, les
processus de “fausse infinité” (cf. 1983).
VII
Les conclusions que nous nous croyons autorisé à tirer de ces quelques pro-
pos sont claires. Il n’y a pas, à notre avis, d’opposition binaire dans l’œuvre
de Marx, entre l’économie et la philosophie, et, en opérant ce partage, Henri
Denis nous propose de nouveau, sous une forme plus élaborée, l’idée d’une
“coupure épistémologique” inachevée dont les critères d’appréciation auraient
été inversés. Marx est un auteur suffisamment profond pour avoir assimilé les
“influences” qu’il a choisi de recevoir, en les fondant de manière originale au
projet qui lui est propre. Et les rapports avec tel ou tel auteur ne sont certaine-
ment pas à rechercher dans les passages les plus ouvertement parodiques. Les
emprunts à Hegel, en particulier, sont plus précis et fondamentaux, mais aussi
souvent beaucoup plus discrets, qu’on ne veut bien l’admettre habituellement.
Ils ne relèvent pas d’une “application” mécanique de la Logique, car même dans
le cas de la dernière optique, la plus ouvertement dialectique, Marx pensait sans
doute mettre au jour des oppositions réelles, et non uniquement idéelles, d’un
mode de production destiné à s’autodétruire. Le fait qu’il n’ait pas publié sa
déduction dialectique du capital et du travail salarié, relevant trop ouvertement
du mode d’application critiqué, nous confirme dans cette opinion.
Que la tentative de Marx ait échoué, nous l’admettons volontiers. Il y a
cependant échec et échec. Celui-ci ne relève pas d’une maîtrise douteuse d’em-
prunts de modèles successifs maladroitement combinés, mais d’une impossible
alchimie entre trois directions complémentaires de la propre pensée de l’auteur.
Cette constatation ne prétend pas, bien entendu, clore un débat : il devrait
être possible, au contraire, de le poursuivre hors de l’ornière traditionnelle.
L’échec de Marx 23
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