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Genre, sexualité & société
12 (Automne 2014)
Sexonomie
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Odile Fillod
Les sciences et la nature sexuée du
psychisme au tournant du XXIe siècle
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Odile Fillod, «Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle», Genre, sexualité &
société [En ligne], 12|Automne 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 22 janvier 2015. URL: http://
gss.revues.org/3205; DOI: 10.4000/gss.3205
Éditeur : IRIS-EHESS
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Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 2
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
Odile Fillod
Les sciences et la nature sexuée du
psychisme au tournant du XXIe siècle
1Une vaste littérature en sciences humaines et sociales démontre l’existence de mécanismes
sociaux de sexuation des trajectoires de vie, et les neurosciences ont de leur côté démontré celle
de mécanismes de façonnage du cerveau par le vécu. Même des leaders de la recherche d’effets
propres de facteurs biologiques endogènes liés au sexe1 sur le cerveau et le comportement,
tels McCarthy et Arnold (2012), l’admettent : selon leur sexe, les individus sont soumis
à des interactions environnementales différentes dont les effets s’inscrivent dans les corps,
cerveaux compris. Cela étant, rien ne permet d’exclure a priori que de tels facteurs biologiques
existent aussi. Or, l’idée que les sciences biomédicales en attestent est régulièrement exprimée
dans l’espace public français : l’existence de différences naturelles2 d’ordre psychique
(stratégies ou capacités cognitives, aptitudes ou caractéristiques sensorimotrices, traits de
la personnalité, tendances comportementales) serait avérée, au même titre par exemple que
celle de facteurs biologiques endogènes expliquant en partie la différence moyenne de stature
actuelle. Plus précisément, être d’un sexe ou de l’autre aurait des effets biologiques directs sur
le développement ou le fonctionnement du système nerveux central humain se traduisant in
fine par des différences d’ordre psychique.
2Comment se fait-il que de tels discours soient produits de manière récurrente? Est-ce parce
que la science a permis d’établir l’existence d’une sexuation naturelle du psychisme et ne
cesse d’avancer dans la compréhension de ses mécanismes biologiques? Cet article rend
compte d’une recherche menée afin de répondre à ces questions3. Elle s’appuie notamment
sur l’analyse de deux corpus représentatifs, l’un de la littérature scientifique internationale
susceptible d’alimenter l’idée qu’il existe de tels processus, l’autre de la diffusion de cette idée
dans les médias et la littérature grand public français.
3Je soutiens dans un premier temps que les discours véhiculant cette idée à destination du grand
public ne sont pas scientifiquement fondés. Ils s’avèrent faire dire aux sciences de la nature ce
qu’elles ne disent pas, opérant une distorsion de l’état des connaissances scientifiques dont je
décris les modalités typiques. Car malgré les apparences, la littérature scientifique qui semble
étayer cette idée n’est pas conclusive. En effet, les études susceptibles de soutenir l’hypothèse
qu’il existe des facteurs naturels de sexuation du psychisme sont de portée par construction
limitée (par les dispositifs expérimentaux ou les postulats qu’elles mobilisent), manquent de
robustesse et/ou ont produit des résultats non convergents.
4Je propose ensuite d’expliquer par la conjonction de trois éléments la diffusion récurrente, dans
l’espace public français, de discours de naturalisation du genre semblant trouver de nouveaux
appuis dans les sciences biomédicales: la demande sociale à laquelle ces discours répondent,
comme moteur de leur production et leur circulation, et deux conditions clés d’existence que
sont la production régulière et massive d’indices de sexuation dans la littérature scientifique
d’une part, et des défauts structurels dans la communication scientifique d’autre part.
Une sexuation naturelledu psychisme avérée?
Des allégations ne correspondant jamais à des faits établis
5L’idée que des facteurs biologiques endogènes de sexuation du psychisme sont bien connus
des scientifiques ou viennent d’être mis au jour est diffusée de manière récurrente dans les
médias et la littérature grand public français, endossée y compris par des acteurs perçus comme
légitimes, tels des journalistes scientifiques ou des personnes jouissant dans les médias du
statut d’expert en sciences biomédicales.
6C’est ainsi qu’une célèbre pédiatre affirma que «l’instinct maternel existe» car une jeune mère
ne pense plus «qu’aux besoins du bébé, sous l’effet de l’ocytocine, la prolactine4» (France
2, 2010) ; qu’un célèbre neurobiologiste écrivit que « Chez la guenon et probablement
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 3
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
chez la femme, ce ne sont pas les hormones femelles […] qui règlent la proceptivité5 et la
réceptivité, mais les hormones mâles», agissant «directement sur le cerveau » (Vincent,
1986, 253), assertion rééditée en 2009 et reprise dans un manuel de SVT après remplacement
de la proceptivité et la réceptivité par « le désir sexuel »6; qu’un célèbre neuropsychiatre
expliqua qu’ «on sait » que «pendant la grossesse, le cerveau des enfants est sculpté par
la testostérone » (France Info, 2013), dans une pastille radiophonique recommandée aux
enseignants de SVT7; qu’un journaliste scientifique affirma que de «l’écart génétique entre les
sexes[…] s’ensuit un minimum de câblage des comportements, du moins de ceux impliqués
dans la recherche d’un partenaire» (Postel-Vinay, 2012); qu’un magazine de vulgarisation
annonça qu’une équipe suédoise avait « démontré » que « les hommes sont naturellement
plus aptes que les femmes à faire plusieurs choses à la fois» (Science & Vie, 2013); qu’un
journaliste scientifique expliqua que «les hommes ont, davantage que les femmes, la faculté
de “sexualiser” les situations de la vie courante», «un biais que l’évolution a imposé à l’espèce
pour que les mâles ne ratent pas une occasion de s’accoupler» (Barthelemy, 2011); ou encore
qu’une journaliste scientifique prétendit qu’on avait montré que «dès les premiers jours de
la vie, les bébés filles fixent plus longtemps un visage humain alors que les garçons sont plus
attirés par des objets mobiles» (Fournier, 2013). Entre début 2007 et mi-2014, j’ai recherché
et analysé les fondements de dizaines de thèses exprimées via des centaines d’allégations de
ce type formulées dans l’espace public français. Après les avoir repérées via le dépouillement
systématique du magazine Sciences & Vie entre 1989 et 2012 et celui d’un échantillon
semi-aléatoire de divers supports de presse écrite, médias audiovisuels ou web, blogs et fils
d’actualité scientifique, dépêches AFP et ouvrages grand public (analyse systématique de
courtes périodes des années 2000 et recherches par mots-clés dans les archives en ligne à partir
des années 1990 ou 2000 selon le support)8, j’ai examiné la littérature scientifique invoquée
ou susceptible d’étayer ces allégations. Cet examen a révélé que toutes étaient fallacieuses
ou franchement mensongères. Exprimant au mieux des hypothèses soutenues par un certain
nombre de chercheurs, ces énoncés fabriquaient une image profondément fausse de l’état des
connaissances en opérant de multiples distorsions.
Les distorsions typiques de la naturalisation «scientifique» du genre
7Une première modalité de distorsion consiste à mésinformer le grand public sur la nature
des sources du discours auquel il est exposé. C’est notamment l’effet d’autorité associé à
la profession ou aux diplômes d’un expert médiatique qui laisse croire qu’il parle au nom
des sciences biomédicales alors qu’il exprime des convictions personnelles: c’est ce dont
relèvent nombre d’allégations formulées hors littérature scientifique par Jean-Didier Vincent
(neurobiologiste), Philippe Brenot, Boris Cyrulnik, Michel Raynaud et Stéphane Clerget
(psychiatres), Edwige Antier (pédiatre), Michel Raymond (biologiste de l’évolution) ou encore
Lucy Vincent et Sébastien Bohler (docteurs en neurosciences) pour ne citer que quelques
acteurs notables sur la période étudiée. Cette tromperie est redoublée lorsqu’un expert donne sa
caution scientifique à un discours dont il n’est pas l’auteur, tel celui du docu-fiction de Jacques
Malaterre (2002) multi-diffusé par France Télévision et conseillé aux enseignants de SVT
comme ressource pédagogique9: alors que les comportements et les rôles caricaturalement
sexués de nos ancêtres10 relèvent de l’invention des scénaristes, l’implication d’Yves Coppens
en fait «un portrait totalement réaliste de nos origines, validé par de grands paléontologues»11.
Une autre variante commune de tromperie sur la nature des sources consiste à prétendre que des
différences entre les sexes ont été mises en évidence par les sciences biologiques en s’appuyant
sur de simples études de psychologie sociale, telle l’invocation du «biais que l’évolution a
imposé à l’espèce» citée plus haut (voir Fillod, 04/2012) ou celle du mythique rapport taille/
hanches idéal censé faire flasher les hommes (voir Fillod, 12/2012). Il arrive aussi qu’une étude
non publiée dans une revue scientifique soit publicisée sur la seule base d’on-dit, telle celle
concernant l’aptitude à faire plusieurs choses à la foisévoquée plus haut (voir Fillod, 01/2013).
Plusieurs de ces distorsions peuvent être cumulées, comme lorsque l’existence pourtant plus
que douteuse de phéromones humaines12 avait été affirmée par le neuropharmacologue Pierre
Bustany: dans un documentaire multi-diffusé sur Arte entre 1997 et 2006 et projeté dans des
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muséums d’histoire naturelle en 2000 Paris et 2009 à Nancy, il commentait la vidéo d’une
expérience de psychologie sociale réalisée en 1975 par Kirk-Smith et Booth, certes décrite
lors d’un colloque avec actes mais jamais publiée dans une revue scientifique, la présentant
comme l’une des célèbres preuves que les phéromones «jouent bien-sûr un rôle d’attracteur
pour le sexe opposé et un rôle répulsif pour le même sexe» (Nolin, 1997).
8Lorsque les articles scientifiques existent réellement, il y a ensuite des biais de sélection: seul
un très petit sous-ensemble des études pertinentes sur un sujet donné est porté à la connaissance
du grand public, et le débat scientifique est invisibilisé. On cite généralement les résultats d’une
étude en ne faisant pas état de l’existence de résultats contradictoires antérieurs, et lorsqu’elle
est contredite ultérieurement on ne le signale pas. Ce phénomène quasi-systématique dans
la vulgarisation de l’actualité scientifique au fil de l’eau se retrouve aussi dans nombre de
discours conçus pour convaincre de l’existence de différences naturelles entre les sexes. Ainsi,
une étude censée mettre en évidence une différence entre les sexes dans le degré d’asymétrie
de l’activité cérébrale lors d’une activité langagière, publiée en 2000, fut instrumentalisée en
2011 contre la «théorie du genre» dans un ouvrage grand public du Conseil Pontifical pour
la Famille en omettant non seulement l’existence d’études antérieures contradictoires déjà en
2000, mais aussi celle de la méta-analyse ayant conclu en 2008 à son absence (voir Fillod,
04/2013).
9Une autre distorsion quasi-systématique est l’énoncé de conclusions trop hâtives: lorsqu’une
étude préliminaire est publiée, même si la probabilité qu’elle ne soit jamais confirmée est
élevée, les personnes qui en rendent compte sur le moment n’hésitent pas à la qualifier de
«découverte» et à affirmer qu’elle «démontre» quelque-chose. Les limites des études sont
souvent évidentes, et parfois les auteurs les soulignent eux-mêmes et invitent à la prudence,
mais la plupart du temps ceux qui les vulgarisent ignorent ces limites.
10 La méthodologie des études, ensuite, est très rarement exposée de manière correcte quand
elle l’est. Cela tend non seulement à exagérer la portée des résultats mais peut même
aboutir à des contresens : ainsi, une étude sur un possible effet antidépresseur du café
n’ayant porté que sur des femmes est devenue dans certains médias une étude montrant
un effet spécifique aux femmes (voir Fillod, 02/2012a). Les caractéristiques mesurées sont
fréquemment reformulées de manière abusive, telle une subtile variation d’activité cérébrale
apparente associée au traitement d’un texte écrit que Le Nouvel Observateur avait transformée
en mesure du «sexe» du cerveau et de la façon dont hommes et femmes «pensent» (Pracontal,
1995). Les généralisations abusives au-delà de la population testée sont quasi-systématiques:
typiquement, on n’hésite pas à dire qu’une étude ayant porté sur un petit échantillon d’étudiants
en psychologie américains, ou de primates en captivité d’une espèce donnée, a trouvé que
«les hommes […] » ou «les singes […]» respectivement. Elles peuvent aussi porter sur la
caractéristique mesurée, comme lorsqu’à partir du seul fait que la région de l’hypothalamus
régulant la production des hormones gonadiques a une activité cyclique chez les femmes
réglées, on affirme: «dire que le cerveau de la femme fonctionne de manière cycliquen’a
rien de révolutionnaire » (Bouvet, 2012).
11 Par ailleurs, les associations statistiques trouvées avec le sexe ou avec une variable biologique
liée sont très rarement quantifiées, et dès lors implicitement amplifiées. On évoque une
association sans signaler qu’elle ne rend compte que d’une infime proportion de la variance
observée, et les résultats sont la plupart du temps artificiellement rendus dichotomiques: on
explique qu’on a trouvé qu’un sexe était comme ceciet l’autre comme cela, ou on parle de
«dimorphisme », alors que la différence rapportée n’était qu’entre les moyennes des deux
groupes de sexe avec un très large recouvrement des deux distributions. Quand des illustrations
sont montrées, notamment issues de techniques d’imagerie cérébrale, elles donnent rarement
une image pertinente et honnête des résultats des études, et leur légende est souvent trompeuse.
C’est ainsi que la représentation graphique de deux artefacts statistiques fut présentée à tort
comme celle des connexions cérébrales prépondérantes chez les hommes d’une part et chez les
femmes de l’autre, donnant à voir un dimorphisme en réalité inexistant (voir Fillod, 02/2014).
12 Une autre modalité fréquente de distorsion consiste à présenter une hypothèse interprétative
des résultats d’une étude comme si cette hypothèse en était le résultat. Par exemple, à partir
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 5
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de l’observation chez une espèce animale d’une différence comportementale entre les sexes
ressemblant vaguement à une différence observée chez l’être humain, on évoque la mise au
jour de son caractère naturel (voir le cas des choix sexués de jouets analysé dans Fillod,
07/2014); à partir du constat d’une différence dans la performance à un test on parle de
sexe plus «doué » que l’autre, comme dans : « on sait depuis près de cinquante ans que
[…] les hommes sont plus doués pour l’abstraction mathématique et l’orientation spatiale que
les femmes»(Science & Vie, 1999); une différence trouvée dans le cerveau est formulée
en différence (d’origine) «biologique»; ou encore une association statistique trouvée entre
un comportement et un niveau d’une hormone est formulée en termes d’«effet» de cette
hormone.
13 Ces distorsions caractéristiques des discours de naturalisation du genre, systématiques
et fréquemment cumulées, expliquent qu’on puisse avoir l’impression que les sciences
biomédicales ont mis au jour l’existence d’une sexuation naturelle du psychisme lorsqu’il n’en
est rien. Il est important de noter qu’elles peuvent aussi résulter de la simple reprise de certains
contenus d’une littérature scientifique elle-même riche en faux-semblants.
Les faux-semblants de la littérature scientifique concernée
14 En raison de l’enrobage rhétorique entourant les paragraphes de présentation des données de
l’étude proprement dites, à la lecture de nombre d’articles rendant compte d’une recherche
originale, un lecteur soucieux de trouver la confirmation de ses préjugés, trop pressé, trop
confiant ou insuffisamment compétent a toutes les chances de croire à tort que l’existence de
facteurs biologiques de sexuation du psychisme est avérée.
15 En effet, le titre ou l’abstract des articles, déjà, laissent fréquemment entendre que l’étude
démontre ce qu’elle ne fait que suggérer, ou même reformulent ses résultats de sorte qu’ils
ne correspondent pas aux observations rapportées dans l’article. Ces défauts peuvent se
retrouver dans la conclusion de l’article, et le paragraphe de discussion des limitations de
l’étude (lorsqu’il est présent) ne présente souvent qu’un petit sous-ensemble des objections
qui pourraient être faites. Il est par ailleurs fréquent que de simples hypothèses de recherche
soient formulées en passant en termes de résultats acquis. Lorsqu’aucune référence n’est citée
à leur appui, cela renforce paradoxalement leur factualité apparente aux yeux d’un lecteur
naïf. Lorsque des références sont citées, seule leur fastidieuse consultation in extenso, en
remontant au besoin aux sources primaires sur lesquelles elles s’appuient, permet de constater
qu’elles constituent ou s’appuient sur des résultats fragiles, omettent des données contrariant
l’hypothèse en question (présentes dans les références citées ou dans d’autres ignorées), ou
bien ne l’étayent pas vraiment (l’article cité peut rapporter des résultats différents de ceux
qu’on lui prête, porter sur une espèce particulière alors qu’on laisse croire qu’il concerne
l’être humain, ou encore contenir des limitations importantes signalées par ses auteurs mais
ignorées). Trois exemples me permettront d’illustrer ces phénomènes13.
16 Prenons d’abord le cas d’un article faisant partie de l’immense réseau d’études alimentant
l’idée que la cognition des femmes dépend de leurs niveaux d’œstrogènes. Son titre annonce
que le «traitement» œstrogénique de la ménopause accroît le développement des neurones
et les protège, et son abstract décrit l’observation de ces effets dans l’hippocampe et diverses
régions du cortex (Brinton et al., 2000). Seule sa lecture intégrale permet de savoir qu’il s’agit
d’une étude faite in vitro, sur des cultures de cellules de fœtus de rats (de sexe non précisé).
17 Dans un autre article, à l’appui de l’hypothèse de la «masculinisation» in utero du cerveau
des garçons par la testostérone, après avoir affirmé sans citer de références qu’un noyau
de l’hypothalamus «est plus gros chez les rats mâles que chez les femelles et grossit sous
l’influence de la testostérone» (et que l’hypothalamus est «sexuellement dimorphiqueet joue
un rôle important dans le comportement sexuel »), les auteurs ajoutent de manière suggestive
qu’il a été rapporté que des noyaux qui pourraient être son analogue humain étaient de même
plus petits chez les femmes (Knickmeyer et Baron-Cohen, 2006). Or ils citent ici en référence
un article dans lequel les auteurs arguent au contraire que cette différence n’est pas causée par
une croissance accrue par la testostérone prénatale, puisqu’elle n’apparait pas avant l’âge de
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4 ans et résulte de la diminution en moyenne plus rapide chez les filles du volume du noyau
en question entre cet âge et la puberté (Swaab et Hofman, 1995).
18 L’article censé montrer que « les bébés filles fixent plus longtemps un visage humain »
annonce quant à lui dans son abstract que «les bébés de sexe féminin ont montré un intérêt
plus marqué pour le visage », que l’étude montre «clairement que les différences entre
les sexes sont en partie d’origine biologique » et, dans sa conclusion qu’elle « démontre
qu’à l’âge d’un jour, les nouveau-nés humains manifestent un dimorphisme sexuel dans la
perception sociale» (Connellan et al., 2000)14. Pourtant, la différence entre l’intérêt moyen
des filles pour le visage et celui des garçons rapportée dans l’article n’est pas statistiquement
significative, aucun dimorphisme n’est rapporté dans l’article, et un protocole original, peu
rigoureux et n’ayant trouvé qu’une subtile différence sur cent bébés britanniques ne démontre
rien concernant «les nouveau-nés humains» (voir Fillod, 10/2013). Par ailleurs, sur soixante-
seize articles scientifiques s’appuyant sur cet article, soixante-quinze lui attribuent des résultats
qui ne sont pas les siens et soixante-sept les généralisent abusivement15, démultipliant la
propagation de faux-semblants.
19 Ces phénomènes touchent également les revues de la littérature, dans lesquelles le caractère
contradictoire des études citées à l’appui d’une hypothèse peut être masqué notamment par
la variation de la définition de la caractéristique mesurée d’une étude à l’autre, laissant
croire qu’elles se confirment mutuellement lorsqu’elles se contredisent (voir l’exemple
de la définition des comportements sexuels typiquement mâle/masculin et femelle/féminin
développé dans Jordan-Young, 2010). Un autre classique dans ce type d’articles consiste
à rendre compte d’un ensemble d’études peu robustes individuellement rapportant un effet
apparent (du sexe, d’une hormone) tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, tantôt absent, en
expliquant que cet effet est plus complexe qu’on ne l’avait pensé et dépend du contexte, sans
envisager qu’il n’existe pas et que les résultats positifs soient des artefacts méthodologiques
ou dus au hasard.
20 En dépit des apparences, le débat scientifique intra- et interdisciplinaire reste ouvert du fait de
l’accumulation de résultats contradictoires, de l’attente de confirmation de nombre d’entre eux,
et de la coexistence de modèles concurrents largement sous-déterminés par les observations.
De nombreuses différences psycho-comportementales ou cérébrales entre hommes et femmes
font certes manifestement l’objet de consensus scientifiques : leur « orientation sexuelle»
est très souvent en sens opposé, les hommes expriment en moyenne davantage d’agressivité
physique, la surface de la section sagittale du corps calleux des femmes est en moyenne
plus petite en valeur absolue comme l’est le volume de leur cerveau, les gonades exercent
un rétrocontrôle du complexe hypothalamo-hypophysaire16 négatif chez les hommes versus
négatif ou positif selon la phase du cycle menstruel chez les femmes, etc. Cependant, hormis
dans le cas des rares anomalies génétiques telles que le syndrome de l’X fragile, à l’origine de
troubles neurodéveloppementaux dont l’expression diffère en moyenne selon le sexe, ma revue
de la littérature m’a amenée à la conclusion qu’aucune chaîne de causalité biologique reliant
le sexe à la variabilité psycho-comportementale commune en passant par le système nerveux
central n’était établie chez l’être humain, et que rien ne permettait d’affirmer que de telles
chaînes existent. L’existence de telle ou telle influence biologique du sexe sur telle ou telle
caractéristique psychique humaine s’avère toujours être une hypothèse incertaine: lorsqu’elle
n’est pas explicitement absente, rejetée ou controversée dans la littérature scientifique, ou bien
décrite comme restant à confirmer même par des chercheurs qui la défendent, elle s’avère
fondée sur des observations non conclusives. Le caractère non conclusif de la littérature
scientifique susceptible de mettre en évidence l’existence de ces influences s’explique par des
faiblesses tant structurelles que conjoncturelles synthétisées ci-après.
Des approches aux résultats de portée limitée par construction
21 Il existe tout d’abord des limites intrinsèques aux principales approches scientifiques ayant
jusqu’à ce jour alimenté ce type d’hypothèses, que l’on peut regrouper en sept catégories.
22 Premièrement, les observations faites en éthologie ou sur des modèles animaux ne peuvent
être automatiquement extrapolées aux autres espèces que celle étudiée, et à l’humaine en
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 7
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particulier. C’est toujours délicat, et ça l’est a fortiori pour la recherche sur le cerveau
et les comportements pour des raisons évidentes : si l’étude d’un modèle drosophile du
comportement sexuel ou souris de la dépression ou de l’anorexie ne peut être disqualifiée
a priori comme étant sans intérêt, il est cependant de rigueur d’interpréter prudemment ses
résultats. Ça l’est d’autant plus lorsque ces observations diffèrent drastiquement d’une espèce
à l’autre, et ce même pour des comportements dont on pourrait penser que les mécanismes de
base sont communs à tous les mammifères. Ainsi, la modulation du comportement parental
par l’ocytocine chez le rat, à l’origine de sa réputation indue d’hormone de l’ «amour»
ou de l’«instinct» maternel, n’est pas retrouvée chez la souris et est très différente chez la
brebis (Fillod, 2014). De même, comme le relève Agmo (2007, 207-221), la modulation du
comportement sexuel par les hormones gonadiques diffère chez les mâles et/ou les femelles
selon les espèces de rongeurs et selon qu’on s’intéresse au lapin, au porc, au mouton ou à
différents espèces de primates. Concernant les femelles primates, il rappelle ainsi qu’on ne
retrouve pas chez elles le contrôle par les œstrogènes (et parfois la progestérone) observé chez
les non-primates, et bien qu’il pense qu’un niveau minimal d’androgènes leur est en général
nécessaire pour avoir un comportement sexuel, il note que chez le macaque à face rouge au
moins, leur suppression (et leur administration) paraît sans effet.
23 Deuxièmement, les résultats des études de biologie moléculaire faites sur des cellules
nerveuses in vitro ne sont pas mécaniquement extrapolables à l’in vivo. D’abord, elles
sont menées sur des cellules au fonctionnement non nécessairement représentatif: cellules
prélevées sur des rongeurs la plupart du temps (de surcroît issues de régions bien spécifiques),
ou cultures de cellules humaines tumorales. Par ailleurs, les modalités physiologiques de
variation et dosage des hormones in vivo dans telle ou telle région du cerveau peuvent être très
différentes des conditions expérimentales, et une culture de cellules ou une tranche de cerveau
dans une boîte de Pétri ne réagissent pas de la même façon qu’un réseau endogène de cellules
vivantes interagissant avec le reste de l’organisme. Ainsi, des effets protecteurs des œstrogènes
abondamment documentés in vitro, laissant penser que leur chute à la ménopause pouvait être
la cause naturelle d’un surcroît de démence sénile chez les femmes et que le «traitement»
hormonal substitutif permettrait de lutter contre ce phénomène, n’ont pas été confirmés par
des études épidémiologiques (voir Tatsioni et al., 2007, documentant l’affirmation contraire
persistant pourtant dans la littérature scientifique).
24 Troisièmement, l’approche de la psychologie évolutionniste, qui consiste à expliquer des
tendances comportementales constatées aujourd’hui (ou supposées) par des prédispositions
génétiques sélectionnées au cours de l’évolution pour leur valeur adaptative, restent purement
spéculatives dès lors que lesdites prédispositions elles-mêmes ne sont pas mises au jour.
De plus, les scénarios élaborés dans ce cadre reposent sur des hypothèses généralement
invérifiables concernant les conditions de vie de nos ancêtres, sont souvent simplistes, et
parfois contredits par des données disponibles. Ainsi, la théorie très répandue selon laquelle
la diffusion de gamètes à faible coût et en grande quantité par les mâles, comparativement
aux femelles, cause mécaniquement une prédisposition des premiers à une plus grande
activité sexuelle et un moindre investissement dans les soins parentaux (d’où l’existence
supposée d’une telle prédisposition chez l’être humain), est contredite dans diverses espèces
(voir Cézilly, 2014). De même, l’évidence présumée que des prédispositions génétiques à
l’hétérosexualité exclusive ont été sélectionnées aux cours de l’évolution est contredite de
manière spectaculaire par les bonobos – et on a pour l’instant échoué à trouver leur trace (voir
Fillod, 02/2012b sur la génétique de l’«orientation sexuelle» masculine).
25 Quatrièmement, les études sur la structure et le fonctionnement du cerveau mettant en
évidence des différences entre hommes et femmes posent trois problèmes d’interprétation.
D’une part, du fait de la plasticité cérébrale, rien ne permet à défaut d’autres informations
d’affirmer qu’une différence observée à un instant t (y compris chez des sujets âgés de
quelques jours) n’est pas entièrement due à des différences de vécu et non à de quelconques
dispositions naturelles. D’autre part, ces études ne permettent généralement pas de répondre
à la question des conséquences fonctionnelles éventuelles des différences observées. Ainsi, le
noyau INAH-3 de l’hypothalamus, dont la différence supposée de volume17 a donné lieu au
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 8
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
mythe de la zone «dévolue aux comportements d’approche sexuelle[qui] est deux fois plus
importante chez l’homme que chez la femme » (Marmion, 2010), n’a pas de fonction connue.
Quant à l’amygdale, dont le rôle dans les réactions émotionnelles et notamment la peur est
en revanche documenté (Cunningham et Brosch, 2012), on ne peut déduire de sa plus grosse
taille en moyenne chez les hommes que «l’homme est plus doué pour […] se battre» car
«c’est le centre de l’agressivité» (France 5, 2014): on pourrait aussi bien arguer que les
femmes sont donc moins émotives et moins peureuses. Enfin, comme l’a pointé un chercheur
du domaine (de Vries, 2004), les effets d’une différence peuvent être compensés par ceux
d’autres différences ayant des conséquences opposées, de sorte qu’il faut se garder de tirer des
conclusions d’un fait isolé.
26 Cinquièmement, la quasi-totalité des études de psychologie, et toutes celles d’épidémiologie et
de génétique comportementale ou psychiatrique, non basées sur la manipulation expérimentale
du sexe ou d’un paramètre biologique lié, ne permettent pas de conclure de son association
statistique avec le phénomène observé qu’il a un effet direct sur celui-ci: la relation de causalité
peut être soit inverse, soit attribuable à des mécanismes autres qu’un effet biologique propre
sur le système nerveux, soit absente dans le cas où un autre facteur conditionne à la fois
le paramètre biologique et le phénomène observé. Ainsi, des chercheurs ont rapporté sur un
échantillon d’hommes français que parmi ceux s’étant battu au moins une fois dans leur vie,
les gauchers l’avaient fait plus souvent et avaient en moyenne un niveau de testostérone plus
élevé que les droitiers (Faurie et al., 2011). Puisque davantage d’hommes que de femmes
sont gauchers et que les premiers se battent plus souvent, ces données semblent confirmer
que l’exposition à la testostérone influe in utero sur la latéralisation cérébrale et augmente
l’agressivité. Cependant, bien qu’ils s’inscrivent dans une perspective psycho-évolutionniste
et développent par ailleurs l’idée qu’il existe des différences psychologiques naturelles entre
les sexes, les auteurs de l’article reconnaissent eux-mêmes d’une part que les études existantes
n’étayent pas la thèse (répandue et indûment prise pour acquise) du lien entre testostérone
prénatale et latéralisation manuelle, et d’autre part qu’il est plausible que les gauchers se battent
davantage simplement du fait de leurs chances accrues de gagner et ont un niveau plus élevé
de testostérone en conséquence.
27 Un sixième type d’approche est l’étude clinique de personnes porteuses d’anomalies
génétiques touchant les chromosomes sexuels ou la fonction des hormones gonadiques,
comparées à des sujets-contrôle. Le premier problème est qu’à défaut de contrôle des facteurs
de confusion, ce qui est mis en évidence le cas échéant reste potentiellement explicable par des
mécanismes psychosociaux. Ainsi, la relative «masculinisation» de certains comportements
de certaines filles de caryotype XX ayant le corps et l’appareil génital virilisé par une
production anormalement élevée de testostérone peut s’expliquer autrement que par un effet
de celle-ci sur leur cerveau: l’attitude particulière qu’on a eu envers elles et qu’elles-mêmes
ont adoptée, que ce soit du fait de leur apparence physique ou de la connaissance de leur
condition, pourrait notamment en être responsable, et ce d’autant plus que la croyance dans le
fait qu’une virilisation physiologique s’accompagne nécessairement d’une «masculinisation»
psychologique est répandue. Par ailleurs, même si une anomalie génétique a un effet
biologique avéré, on ne peut en déduire mécaniquement que les variations normales du locus
génétique concerné ont un effet de même nature. Ainsi, si un handicap mental causé par une
anomalie du chromosome X est en moyenne moins grave chez les filles parce qu’elles en ont
un second, on ne peut en déduire qu’avoir deux chromosomes X réduit de manière générale
les effets cognitifs supposés de la variabilité génétique normale du locus concerné, ni que
cela induit une présence naturelle de plus de garçons aux deux extrémités des courbes de
performances cognitives.
28 Le septième type d’approche est la manipulation du système hormonal, étudiée dans de
rares expériences ad hoc ou dans le cadre du suivi médical de certaines populations :
culturistes, hommes hypogonadiques ou trans FtoM prenant de la testostérone, femmes
ménopausées prenant des œstrogènes, sujets chez qui on inhibe ou limite la fonction hormonale
(délinquants sexuels volontaires, sujets traités pour un cancer hormono-dépendant ou femmes
ovariectomisées), ou encore sujets exposés in utero au diéthylstilbestrol pris par leur mère.
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 9
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
Des écarts à la normale sont ainsi parfois documentés chez certains sujets (jamais tous)
sur l’agressivité, l’humeur ou encore la libido. Cependant, à défaut de contrôle des facteurs
de confusion et de mise en évidence d’une chaîne de causalité biologique correspondant à
une action des hormones concernées sur le cerveau, ces effets restent explicables par des
réactions psychologiques aux modifications physiologiques induites par ces changements
hormonaux (ex: augmentation de la masse musculaire, diminution de la lubrification vaginale,
de la qualité de l’érection), une modification des relations avec l’entourage ou un effet
placebo. De plus, les modalités de manipulation des hormones peuvent être assez éloignées des
conditions de variation physiologiques, comme dans les protocoles reposant sur l’inhalation
d’ocytocine, alors distribuée dans le corps d’une manière très différente de ce qui se passe lors
de sa libération endogène chez les parturientes par exemple. De ce fait, on ne peut tirer de
conclusions générales des éventuels effets psychotropes constatés. Ainsi, même en supposant
que la chute de libido, observée chez certains hommes suite à l’abaissement de leurs taux
d’androgènes en dessous d’un certain seuil, est en partie due à une absence de stimulation
par ces hormones de structures cérébrales contrôlant la motivation sexuelle (ce qui reste une
hypothèse), on ne pourrait en déduire ni que les variations physiologiques au-dessus de ce
seuil créent des effets de même nature, ni a fortiori qu’elles causent une différence moyenne
d’intensité du désir sexuel entre hommes et femmes.
Des résultats peu solides et/ou non convergents
29 À défaut d’expérience susceptible d’apporter la preuve que tel ou tel mécanisme biologique de
sexuation du psychisme existe, pour du moins étayer l’hypothèse de son existence il faudrait
non seulement que les résultats issus de plusieurs de ces approches par construction limitées
soient robustes individuellement, mais aussi qu’ils forment un faisceau d’indices convergent.
Or ces deux conditions ne sont réunies pour aucune des théories envisagées jusqu’à ce jour, y
compris la plus répandue, selon laquelle la sécrétion prénatale de testostérone par les garçons
«masculinise» des substrats cérébraux des comportements (voir Jordan-Young, 2010).
30 Au-delà de leur caractère non univoque voire franchement contradictoire, les études en
question souffrent de multiples faiblesses à titre individuel. Les échantillons étudiés sont
souvent non aléatoires, de taille modeste, souffrant de divers risques de biais ou de biais
certains (ex: de volontariat dans nombre d’études de psychologie, d’adressage, de diagnostic
ou de prescription dans les études sur des populations cliniques). La méthode ou l’échelle de
mesure de la caractéristique d’intérêt est également souvent à risque de biais sexué (usage
d’auto-évaluations, dispositif de double-aveugle absent ou déficient, effets non contrôlés du
sexe de l’expérimentateur, ou encore définition de l’« agressivité » ou de la « motivation
sexuelle»). La mesure de la variable biologique liée au sexe– et du sexe lui-même, presque
toujours le sexe social déclaré sans caractérisation biologique –est souvent incertaine, tels les
proxys utilisés pour estimer les niveaux circulant ou prénatal de testostérone. Les conclusions
sont également fragilisées par un traitement statistique des données discutable voire carrément
fautif: non prise en compte de facteurs de confusion, choix partial de l’ordre des variables dans
une régression statistique, construction post hoc d’indicateurs faisant apparaître une différence
attendue (très facile dans les études neuroanatomiques), usage d’une technique non applicable
à la distribution (par exemple non normale ou comportant des valeurs aberrantes), association
statistiquement significative trouvée chez un seul sexe décrite comme le constat d’une
différence significative entre les sexes, ou encore correction pour comparaisons multiples
absente ou inadéquate, pour ne citer que ce que j’ai eu l’occasion de relever.
31 Considérés isolément, les résultats de ces études ne peuvent donc en règle générale pas être
pris pour acquis tant qu’ils n’ont pas fait l’objet de réplication/extension indépendantes. Or
celles-ci sont cruellement manquantes y compris pour certains résultats pourtant fréquemment
cités, tels les travaux de Simon Baron-Cohen sur les nouveau-nés (cf. supra) ou ceux de
Ruth Feldman censés avoir montré que les niveaux d’ocytocine pré- et post-partum des mères
«prédit» leur attachement à leur enfant (voir Fillod, 2014).
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 10
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
32 Si l’existence d’une sexuation naturelle du psychisme n’est pas scientifiquement avérée,
comment expliquer la production récurrente de discours affirmant le contraire dans l’espace
public français?
Moteur et conditions d’existence de la naturalisation
«scientifique» du genre
Une demande sociale aux ressorts multiples
33 Si ces discours sont massivement propagés dans l’espace public, c’est tout d’abord parce qu’ils
répondent à une demande sociale, et l’analyse du contexte de leur insertion montre que cette
demande peut avoir des ressorts plus variés qu’on pourrait le croire.
34 Il y a là clairement ce qui relève de la réaction aux transformations sociales initiées à la fin
des années 1960 et qui se poursuivent. C’est en premier lieu celle de tous ceux qui cherchent
des arguments pour maintenir ou restaurer (selon leur vision plus ou moins fantasmée du
passé) une certaine division sexuée des rôles publics et privés perçue comme optimale pour la
société ou pour eux-mêmes: hommes attachés à la domination masculine, personnes attachées
à la domination du modèle hétéronormatif qu’elles incarnent ou encore adeptes de religions
attaché(e)s au dogme de la complémentarité des sexes voulue par Dieu, les normes sociales
qu’ils et elles défendent sont d’autant mieux défendables qu’elles passent pour relever d’un
ordre naturel. Mais cette réaction est aussi celle, moins marquée idéologiquement, de tous
ceux qui trouvent dans la naturalisation du masculin et du féminin un ancrage identitaire dans
un monde où les identités sociales sont devenues instables, et des repères dans un monde
changeant. L’évolution et l’assouplissement des rôles de sexe génèrent manifestement une
peur de la «confusion des sexes» se déclinant non seulement en crainte de la «féminisation
des hommes», de la «disparition du masculin » ou que les femmes deviennent «comme
les hommes », mais aussi qu’une androgynisation générale uniformise l’humanité, fasse
disparaître le désir sexuel ou supprime les repères dont les enfants auraient besoin pour leur
développement «psychosexuel ». Du Point (1995) à Sciences Humaines (2010) en passant
par Psychologies Magazine (2007), les livres d’Eric Zemmour (2006) ou d’Olivier Postel-
Vinay (2007), ou encore les argumentaires du mouvement anti-gender mobilisant depuis les
années 2012-2013 bien au-delà des cercles catholiques l’ayant initié, l’expression de cette
peur s’accompagne de la diffusion de mythes savants invoquant tantôt la psychanalyse, la
théorie de l’évolution ou les neurosciences pour fonder le genre en nature. Loin de n’être
qu’un argument brandi pour résister à une dynamique égalitaire selon une «ritournelle»
ancienne (Fraisse, 2010, 10-11), cette peur de «l’indifférenciation des sexes» est réelle18 – et
justifiée, la progression de l’indifférenciation des rôles y compris parentaux et sexuels ayant
pour aboutissement logique la disparition de l’«identité de sexe» elle-même –, or ces mythes
savants peuvent permettre de la conjurer.
35 La naturalisation du genre permet aussi d’expliquer à peu de frais ce que chacun vit,
observe dans son entourage ou apprend par ses lectures. Chacun observe qu’une multitude de
comportements sont plus fréquents dans un groupe de sexe que dans l’autre, et la production
continue de statistiques sexuées ne cesse de mettre en évidence des différencesdans tous
les domaines: parcours scolaires, sexualité, loisirs, délinquance, troubles psychiatriques,
etc. Chacun sait que malgré la quasi-égalité de droits acquise depuis environ trente ans,
d’importantes inégalités subsistent en faveur des hommes en termes de revenus, de positions
de pouvoir et de prestige. L’explication de tous ces phénomènes par une différence de nature
a notamment l’intérêt d’apporter une réponse simple à des questions compliquées, et d’être la
plupart du temps conforme à l’évidence du déjà-su, mélange de sens commun et de mythes
savants anciens. Elle est aussi rassurante, car l’idée que les déterminismes sociaux pèsent sur
nous au point de nous faire acquérir des traits de la personnalité, des préférences (y compris
sexuelles et y compris pour des positions sociales subalternes) et même des troubles mentaux
qui d’une certaine manière ne sont pas les nôtres peut être déstabilisante.
36 Loin de nécessairement justifier un retour en arrière ou un statu quo, la mise au jour de
processus naturels de sexuation du psychisme peut aussi être conçue au contraire comme
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 11
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
un levier de progrès social. Ainsi, ce type de discours est parfois mobilisé pour justifier la
création de quotas ou promouvoir la mixité dans les sphères politique ou professionnelle, ou
encore pour modifier le cadre de l’accouchement. L’idée que l’orientation sexuelle androphile
ou gynophile est biologiquement déterminée sert de même parfois d’argument en faveur de
la reconnaissance sociale de l’homosexualité, comme celle que la transidentité résulte d’une
discordance innée entre le sexe du cerveau et celui du reste du corps, est parfois avancée contre
la stigmatisation des personnes concernées ou pour justifier la prise en charge du parcours de
transition.
37 Force est aussi de constater que la naturalisation du genre permet de vendre beaucoup de
choses: des jouets et de la littérature pour enfants censément adaptés à chaque sexe, des
écoles privées non-mixtes devant permettre aux enfants de développer au mieux leur potentiel,
des accessoires, médicaments, actes chirurgicaux ou cosmétiques devant rendre les femmes
désirables aux yeux des hommes et réciproquement, des guides à l’usage des couples auxquels
on propose des rôles tout faits qui simplifient les relations, ou encore du conseil en entreprise
spécialisé en marketing genré ou gestion des ressources humaines sexuées.
38 Quoi qu’il en soit des puissances relatives de ces différents ressorts, qui restent à évaluer
empiriquement, il existe en tout cas une demande sociale, et un élément clé d’explication de
la récurrence des allégations concernant des facteurs biologiques de sexuation naturelle du
psychisme est qu’une offre scientifique qui peut sembler susceptible d’y répondre est produite
de manière continue.
Une production scientifique continue susceptible de répondre à la
demande
39 De nombreux articles susceptibles au moins en apparence de conforter cette idée sont en effet
publiés chaque année dans des revues scientifiques de visibilité internationale. À titre indicatif,
le rythme annuel de production des publications en anglais indexées dans le Web of Science en
sciences du cerveau, du psychisme ou du comportement repérables comme portant au moins
en partie sur ces questions, en augmentation constante, a presque triplé entre 1992 et 200719.
Au cours de la seule année 2007, ce sont au moins 2500 articles répondant à ce critère qui ont
été publiés dans près de 500 revues différentes, issus de travaux réalisés au sein de centaines
d’institutions réparties dans plus de 50 pays.
40 Ces recherches explorant soit superficiellement ou secondairement, soit à titre principal les
différences entre les sexes ou les effets des hormones ou des (gènes des) chromosomes
« sexuels » sur le système nerveux ou le psychisme, sont constituées d’environ 30 %
d’études animales et relèvent de quatre grands domaines. Le premier est la structure et le
fonctionnement du système nerveux central: anatomie du cerveau, métabolisme de base,
patterns d’activation, systèmes de neurotransmetteurs, vitesse de conduction de l’influx
nerveux, ou encore dynamiques de maturation, de plasticité et de dégénérescence. Un
second domaine concerne les caractéristiques sensorimotrices et psychosomatiques telles
que la vision, l’odorat, la douleur, la motricité fine, le mal de mer, les effets du stress
ou encore le sommeil. Un troisième est constitué par les traits psycho-comportementaux
statistiquement normaux: performances ou stratégies cognitives(appréhension de l’espace,
QI, créativité, mémoire, attention, capacités langagières, musicales,...), traits de la
personnalité, comportements sexuels, en famille, entre amis, en groupe, etc. Enfin, le
quatrième grand domaine de recherche concerne les troubles ou anomalies neurologiques,
psychiatriques ou comportementaux : conséquence des accidents vasculaires ou des
lésions cérébrales, autisme, démence sénile, stress post-traumatique, schizophrénie, phobies,
dépression, addictions, troubles du comportement alimentaire, troubles de l’attention, etc.
41 Tous ces champs de recherche, qui se recouvrent parfois, s’approfondissent, se renouvellent et
se développent en étant portés par la croissance globale de la production scientifique mondiale,
certains progrès techniques, ainsi que les intérêts variés scientifiques ou non qu’ils servent
spécifiquement20, s’alimentant réciproquement pour produire de nouvelles hypothèses ou de
nouveaux indices de sexuation biologique du psychisme humain.
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 12
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
42 Dans un premier temps publiés dans des revues scientifiques, les résultats de ces recherches
sont ensuite communiqués au grand public. Or ces deux étapes du processus de production
de l’information scientifique souffrent de défauts structurels, i.e. non propres aux recherches
touchant le sexe, ce qui constitue l’autre condition clé d’existence des allégations fallacieuses
sur la sexuation naturelledu psychisme dans l’espace public.
Des défauts structurels dans la communication scientifique
43 Ni la psychologie, ni les sciences biomédicales, dont cette littérature relève, ne sont ce qu’on
appelle des sciences exactes: suivant des méthodologies socialement et historiquement situées,
matériellement limitées et d’autant plus imparfaites qu’elles portent sur du vivant régi par une
infinité de facteurs non contrôlables, les chercheurs de ces disciplines interrogent la réalité
pour en extraire des observations qui, après sélection, mise en forme et interprétation sont
pour certaines publiées dans des revues scientifiques.Loin d’être un lieu d’énonciation de la
«vérité scientifique» sur ladite réalité, ces revues ne sont qu’un lieu de partage de résultats
que des pairs ont jugé pertinent, dans un contexte donné, de publier sous cette forme et
accompagnés de cette interprétation. Or la généralisation à la fin du XXe siècle de l’usage des
deux indicateurs bibliométriques que sont le nombre de publications et le facteur d’impact
pour rétribuer symboliquement et économiquement les acteurs de la recherche (chercheurs,
institutions de recherche, revues scientifiques), combinée à la compétition accrue entre acteurs
toujours plus nombreux, pèsent lourdement sur la qualité de cette littérature. Par ailleurs,
celle-ci est minée par diverses autres sources de biais: croyances et attentes des chercheurs,
enjeux économiques (particulièrement prégnants dans le domaine biomédical), paradigmes de
recherche de la société savante éditant la revue le cas échéant, effets de mode, ou encore biais
décrit de longue date (Rosenthal, 1979) excluant massivement de la littérature scientifique
les résultats négatifs (ex : absence de différence entre les sexes significative) et favorisant
la publication de résultats positifs (ex: présence d’une différence). Afin de multiplier leurs
publications, les chercheurs sont poussés à publier des résultats préliminaires, partiels ou
basés sur une méthodologie facile à mettre en œuvre au détriment de la rigueur et de la
robustesse. Afin de faciliter la publication d’un article et de maximiser sa citation par d’autres,
ils sont incités à gonfler l’ampleur, l’importance ou la solidité des résultats en les présentant
de manière avantageuse dans le titre, l’abstract ou le corps de l’article, en masquant les
défauts méthodologiques, en procédant à des analyses post hoc, en ignorant les données de
l’étude ou de la littérature existante qui contredisent l’hypothèse soutenue ou en les présentant
de manière fallacieuse, voire en en inventant qui l’étayent. Toutes ces mauvaises pratiques
structurellement encouragées rendent d’autant plus nécessaires les réplications, or beaucoup
d’études ne sont pas répliquées car cette activité n’est pas valorisée. De plus, les méta-analyses
sont souvent impossibles ou biaisées du fait du manque de précision dans l’exposé de la
méthodologie ou des résultats de certaines études, de la diversité des outils méthodologiques
utilisés par différents groupes de recherche pour traiter du même sujet, ou parce qu’elles
ne prennent pas en compte des résultats négatifs non publiés ou non mis en évidence dans
un article publié dont ça n’est pas le sujet principal. Des distorsions dans la citation des
travaux antérieurs confèrent abusivement de l’autorité à des affirmations qui peuvent même
être réitérées pendant des années après avoir été contredites. Tous ces dysfonctionnements,
dont l’étude se développe depuis quelques années dans les sciences biomédicales (voir par
exemple Pitkin et al., 1999 ; Ioannidis, 2005; Moonesinghe, 2007 ; Young et al., 2008 ;
Greenberg 2009; Fanelli, 2009; Fanelli, 2010; Boutron et al., 2010; Button et al., 2013),
n’ont aucune raison d’épargner les recherches touchant le sexe caractérisées par des croyances
particulièrement prégnantes, la grande disponibilité de la variable « sexe » et l’ubiquité
mécanique de ses effets, et des demandes sociales et intérêts économiques puissants (Fillod,
2011). Concernant ces derniers, si les preuves formelles d’interférence sont rares et difficiles
à établir, on peut néanmoins signaler qu’une actrice majeure du champ des recherches sur les
effets des œstrogènes et androgènes sur la cognition, Barbara Sherwin, a admis en 2009 avoir
participé à un système de négriat littéraire organisé par la firme Wyeth.
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Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
44 Plus que jamais, donc, ce qu’on peut lire dans un article scientifique isolé ne doit pas être pris
pour argent comptant. De très nombreux articles scientifiques contiennent des affirmations
trompeuses voire franchement mensongères, ou suggèrent des conclusions faiblement étayées,
destinées à être finalement infirmées voire d’ores et déjà contredites, ce qui constitue l’une des
raisons de la faible qualité de la communication au grand public de l’état des connaissances
scientifiques.
45 Le problème général d’ «insécurité de l’information » (Observatoire de la déontologie de
l’information, 2013) touche a fortiori l’information scientifique qui pour être de qualité
requiert des compétences spécifiques, du temps (de lecture des articles scientifiques, d’enquête
et de reformulation en des termes accessibles aux non spécialistes) et une déontologie à
toute épreuve pour résister à la tentation du sensationnalisme. Or la désintermédiation de
l’information qui s’est développée avec Internet, déjà, facilite les méprises, notamment via
l’accès désormais libre et gratuit à l’abstract non fiable des articles scientifiques. L’accès
au texte intégral de certains n’arrange pas les choses compte tenu de la méconnaissance des
lecteurs non spécialisés des défauts structurels précédemment évoqués, et de leur manque
de maîtrise des connaissances en général nécessaires pour bien comprendre les résultats des
études. Sans même parler des notions techniques propres à tel ou tel champ de recherche
ou de maîtrise des outils statistiques mobilisés, le langage à lui seul peut être un piège, les
vocables tels que «prédiction », «effet », «facteur » (de risque ou protecteur) et variance
«expliquée par » n’ayant par exemple pas en statistiques la signification qu’ils ont dans le
langage commun, et le terme anglais «evidence» pouvant être indûment traduit en «preuve»
par des lecteurs non familiers de la littérature scientifique alors qu’il signifie plutôt «indice»
dans ce contexte. De plus, de nombreux sites web spécialisés dans l’actualité scientifique ou
médicale sont alimentés plus ou moins directement par les communiqués de presse émis par les
producteurs des articles scientifiques, dont les contenus sont repris tels quels ou paraphrasés
alors qu’ils en biaisent et extrapolent souvent les résultats pour les mettre en valeur. Les
médias français employant très peu de journalistes scientifiques, on manque cruellement
d’intermédiaires qualifiés ayant pour métier de rendre compte de l’actualité scientifique,
capables de comprendre et d’évaluer la portée des articles par eux-mêmes ou de mobiliser des
experts de manière adéquate. De ce fait, les médias (AFP comprise) se reposent massivement
sur des abstracts d’articles, des communiqués de presse et des avis d’experts repris sans
distance critique alors qu’ils sont parasités par les croyances et les intérêts personnels de leurs
auteurs. Par ailleurs, la concurrence entre médias et le souci de rentabilité financière ont des
effets délétères: les journalistes n’ont généralement pas le temps d’enquêter (voire pas même
celui de lire les articles scientifiques dont ils parlent), la course au scoop dans laquelle ils
sont pris les amène parfois à annoncer des résultats avant leur publication, c’est-à-dire avant
leur soumission à la critique par des pairs, les rédactions privilégient les «découvertes» au
détriment de l’annonce de leur invalidation ultérieure, et afin de susciter l’intérêt du public
imposent des titres et des modes de présentation amenant fréquemment à enlever toute nuance
et toute prudence dans la présentation des faits, voire à les extrapoler ou les caricaturer de
manière éhontée. Comme ceux du champ de production de la littérature scientifique, ces
dysfonctionnements dont j’ai pu constater qu’ils étaient structurels dans la communication au
grand public des recherches en psychologie et en sciences biomédicales21 n’ont aucune raison
d’épargner les recherches touchant le sexe/genre, caractérisées notamment par des croyances
particulièrement prégnantes et la forte demande sociale évoquée plus haut.
Prendre au sérieux les discours de naturalisation du genre
46 Face à la question de l’existence de facteurs naturels de sexuation du psychisme, et face
à la littérature scientifique citée pour arguer de leur existence, les acteurs des sciences
humaines et sociales françaises prennent généralement l’une ou l’autre de trois positions.
L’une consiste à participer sans recul critique à la diffusion de théories biologiques de la
sexuation du psychisme. Bien que cela soit très rare, on peut citer au moins les deux cas
significatifs que furent la publication dans Actes de la recherche en science sociales en
1990 et dans Terrain en 2004 de traductions d’articles d’Eleanor Maccoby et de Simon
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 14
Genre, sexualité & société, 12 | Automne 2014
Baron-Cohen soutenant de telles théories. La seconde consiste au contraire à affirmer, sans
preuve ou en invoquant de mauvais arguments, que la fausseté de ces théories est évidente
ou démontrée. Lorsque des propos situés d’experts en sciences biomédicales ne sont pas
instrumentalisés et parfois déformés à cette fin, tels ceux du généticien André Langaney ou
de la neurobiologiste Catherine Vidal, c’est l’ensemble des travaux consacrés à l’exploration
de telles hypothèses qui est rejeté en bloc notamment au motif qu’ils procèderaient d’une
forme de réductionnisme biologique aux fondements épistémologiques plus que douteux22. Ces
deux attitudes sont également problématiques. Il me paraît en particulier crucial de reconnaître
que les neurosciences ne procèdent d’un réductionnisme biologique ni dans leur principe, ni
majoritairement dans les faits: étudier les substrats biologiques du comportement n’équivaut
pas à prétendre remplacer les autres niveaux d’explication de celui-ci, et rechercher des
facteurs biologiques endogènes de création de différences interindividuelles n’équivaut pas à
prétendre expliquer intégralement ces différences par de tels facteurs. La troisième option, la
plus répandue, consiste à faire l’impasse sur cette question soit en tant que parti-pris analytique,
soit au motif que la question des parts respectives de «nature » et de «culture» dans les
différences observées entre les sexes serait aporétique.
47 La mise au jour de facteurs naturels de sexuation du psychisme devrait pourtant en toute
rigueur, le cas échéant, entraîner leur prise en compte par la sociologie du genre, au même
titre que d’autres contraintes matérielles y compris naturelles sont prises en compte pour
l’appréhension des rapports sociaux de sexe (ex : l’asymétrie dans la gestation). Si cette
perspective semble généralement perçue comme synonyme d’une incursion indue des sciences
biomédicales dans le domaine d’expertise des sciences humaines et sociales, d’une extension
menaçante du domaine de légitimité des premières aux dépens des secondes, on pourrait
au contraire arguer qu’une telle intégration renforcerait la qualité des modèles explicatifs
développés par celles-ci et par conséquent leur légitimité – de même que la meilleure prise
en compte des facteurs non biologiques dans la recherche biomédicale, réclamée à juste titre.
L’impasse faite sur cette littérature scientifique, que ce soit par choix ou par manque du capital
requis pour s’y confronter, de même que son invalidation globale non étayée par une véritable
analyse, alimente le discrédit qui frappe actuellement les études de genre (l’adoption d’une
postureanti-essentialisteparaissant incompatible avec une approche scientifique) et renforce
paradoxalement les discours de naturalisation du genre.
48 Le défaut d’analyse critique des discours accréditant la thèse de l’existence de facteurs
biologiques de sexuation du psychisme est d’autant plus problématique que des enjeux
politiques importants y sont associés. Car loin d’être aporétique, la question de l’existence de
différences psychiques naturelles entre les sexes est porteuse d’enjeux tout d’abord liés au fait
que nombre des différences observées entre les sexes constituent ou contribuent à produire
des inégalités sociales. De la mise au jour des causes de ces inégalités dépend la fixation
d’objectifs raisonnables et consensuels, ainsi que le choix éclairé de mesures devant le cas
échéant permettre de les atteindre: pour ne prendre que l’exemple des inégalités résultant
de la plus grande prise en charge des enfants par les mères que par les pères, le problème
se pose nécessairement différemment si cette différence résulte entièrement de contraintes
historiquement constituées et socialement maintenues, ou si elle est en partie imputable
à une différence naturelle éventuellement difficile à compenser, ou dont l’opportunité de
la compensation pourrait être discutable sur le principe ou en raison d’effets collatéraux.
Par ailleurs, l’étayage de certains stéréotypes de genre par des théories naturalistes mine la
possibilité de lutter contre leur diffusion, lutte justifiée par le fait que ces stéréotypes et les
normes qui y sont inféodées contraignent indûment les trajectoires de vie, stigmatisent ou
discriminent les individus hors normes, et sont susceptibles de promouvoir des comportements
dommageables pour les individus ou à un niveau collectif. La naturalisation des différences
psychiques entre les sexes par les sciences biomédicales interfère aussi plus largement avec la
définition d’un projet de société à la fois atteignable et désirable, et ce de deux façons. D’une
part, elle tend à dénier la possibilité de concevoir une société moins inféodée à des valeurs
culturellement associées à la virilité, telle l’obsession de la compétition pour les richesses
matérielles et le statut social, sans que cela soit assimilé à un déni de la nature masculine
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ou à une féminisation des hommes. D’autre part, cette naturalisation pourrait bien constituer
une base d’ancrage privilégiée de l’idée que certaines dispositions psycho-comportementales
sont génétiquement héritables, et qu’il existe de ce fait une forme de reproduction naturelle
des groupes sociaux dans le déni de laquelle «l’idéologie de gauche», au mettre titre que
«l’idéologie féministe dominante», se fourvoierait. Mobiliser la sociologie, l’histoire des
sciences et la zététique pour l’étude critique des productions contemporaines de ces champs de
recherche est nécessaire tant sur le plan scientifique que sur le plan politique: de tels travaux
mériteraient d’être développés.
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Annexe
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Notes
1 « Sexe » renvoie ici à la bicatégorisation des personnes en « femmes » si elles possèdent un
caryotype 46,XX, des ovaires fonctionnels et une morphologie génitale conforme aux normes du
sexe féminin versus «hommes » si elles possèdent un caryotype 46,XY, des testicules fonctionnels
et une morphologie génitale conforme aux normes du sexe masculin, à l’exclusion de toute forme
d’intersexuation idiopathique ou due à une anomalie chromosomique ou génétique. Afin de ne pas
alourdir l’article, cette notion est employée comme si elle était équivalente à la bicatégorisation de sexe de
tous les modèles animaux sexués utilisés par les chercheurs et à la bicatégorisation sociale fille-femme/
garçon-homme, et ces termes sont utilisés sans guillemets malgré leur caractère construit, ambigu et
inapte à classer de l’ordre de 2% des êtres humains (Blackless et al., 2000).
2 Dans tout ce qui suit j’appelle « naturelle » une différence entre individus causée par des facteurs
biologiques endogènes. Une telle différence n’est pas forcément innée (exemples: différence émergeant
à la puberté ou après une gestation), et réciproquement une différence innée peut ne pas être
naturelle (exemple: différence entre nouveau-nés causée par une variation culturellement déterminée du
comportement des femmes selon qu’elles se savent enceintes d’un garçon ou d’une fille). On se place ici
du point de vue ontogénétique et non phylogénétique, c’est-à-dire sans questionner les causes de création,
au cours de l’évolution, des différences naturelles actuelles – voir a contrario le travail de Priscille
Touraille (2008) sur l’origine évolutive possiblement culturelle de la part naturelle du «dimorphisme»
sexué de stature actuel.
3 Je tiens à remercier Francine Muel-Dreyfus et Catherine Vidal pour leurs conseils et leurs
encouragements durant le développement de cette recherche, ainsi que Michal Raz, Eva Rodriguez et
Alexandre Jaunait pour m’avoir incitée à en proposer ici une synthèse. Cette recherche a reçu le soutien
matériel de l’Institut Emilie du Châtelet.
4 L’ocytocine et la prolactine sont deux hormones dont les effets les plus connus sont liés à la physiologie
féminine: la première favorise l’éjection du fœtus et du placenta lors de l’accouchement et celle du
lait lors de l’allaitement en agissant sur des muscles de l’utérus et des glandes mammaires, la seconde
stimule la croissance des glandes mammaires et la production de lait. Leur synthèse et leur sécrétion sont
modulées par de très nombreux facteurs dont certains diffèrent selon le sexe, de même que leurs actions
biologiques qui ne se limitent pas à celles citées ici.
5 Terme d’éthologie désignant l’état ou comportement de recherche active de l’accouplement par une
femelle, distingué de celui d’acceptation de l’accouplement appelé «réceptivité».
6 Sciences 1res ES/L, Hatier, 2011, p.193.
7 Elle l’était ainsi (encore) le 19/10/2014 sur la page http://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p2_759255/
ethologie de la médiathèque de SVT en ligne de l’Académie de Paris.
8 Liste indicativedes types de médias explorés: Psychologie Magazine, Sciences Humaines, Le Monde,
Télérama, Le Point, Le Figaro, Le Nouvel Observateur, L’Express…; émissions «Le Magazine de la
Santé» de France 5, «C’est pas sorcier» de France 3, «E=M6» de M6, «Avec ou sans rendez-vous»
de France Culture, «La tête au carré» de France Inter, documentaires diffusés sur Arte ou par France
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télévision, journal de 20h de France 2…; sites web Futura Sciences, Doctissimo, RTFlash,…; blogs et
fils gérés par Pour la Science, Sciences et Avenir, Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Point, etc.
9 Voir http://www2.cndp.fr/TICE/teledoc/mire/mire_odyssee.htm.
10 Les femelles cuisinent, ont besoin d’être aidées (pour marcher, pour traverser une rivière), rassurées,
protégées par un mâle, séduisent ou se laissent violer par les mâles dominants, accordent leurs faveurs
sexuelles aux mâles contre de la nourriture; les mâles les convoitent sexuellement en permanence,
chassent, défendent le groupe, sont audacieux, sont ceux qui découvrent ou inventent tout: taille de la
pierre, fabrication de lance, construction de l’habitat, maîtrise du feu, transmission des connaissances,
conscience de la mort, etc.
11 Science & Vie, «L’odyssée de l’espèce», n°1023, 2002, pp.168-175.
12 Une phéromone est un composé volatil émis par un individu qui déclenche chez ceux de son
espèce des réactions physiologiques spécifiques ou des réponses comportementales stéréotypées ne
relevant pas d’un apprentissage. Selon mon analyse de la littérature scientifique portant sur la recherche
de phéromones humaines, leur existence est improbable et en tout cas non avérée, ce que corrobore
notamment Simard (2014).
13 Ils sont si massifs qu’il m’a été pénible de choisir parmi les illustrations possibles. Si j’ai retenu
notamment des articles de Simon Baron-Cohen, c’est en raison de leur grande popularité et non parce
qu’eux-mêmes ou les articles les citant seraient de particulièrement mauvaise qualité.
14 Ma traduction.
15 Selon mon dépouillement exhaustif des 82 articles référencés dans le Web of Science au 12 octobre
2013 citant cet article, après exclusion des 6 le citant uniquement dans une perspective critique.
16 Formé par l’hypothalamus, structure du système nerveux central, et l’hypophyse, glande endocrine
située sous le cerveau dont il contrôle le fonctionnement, il intervient dans le contrôle de diverses
fonctions physiologiques: production des hormones gonadiques, maintien d’une certaine quantité d’eau
dans le corps, de la température du corps, etc.
17 Les cinq études publiées entre 1989 et 2008 sur ce sujet – par Allen et Gorski en 1989, LeVay en
1991, Byne et al. en 2000 et 2001, et Garcia-Falgueras et Swaab en 2008 – ont trouvé, sur un total de 72
sujets non castrés, présumés cisgenres et hétérosexuels, un recouvrement des deux sexes et une variabilité
intra-sexe considérables au-delà du ratio moyen de 1.9 (ex: absent chez certains hommes, supérieur à
la moyenne des hommes chez certaines femmes).
18 En témoigne significativement le fait qu’une actrice importante de la lutte institutionnelle contre les
stéréotypes de genre, Brigitte Grésy, y cède dans son dernier livre (La vie en rose, 2014).
19 En mars 2008, j’ai sélectionné les revues classées en Neurosciences, Clinical Neurology, Psychiatry,
Behavioral Sciences ou Psychology et en ai extrait toutes les publications en anglais contenant
dans le titre, l’abstract ou les mots-clés une référence à des différences entre les sexes (via sex-
diff*, sex-specific*, sex-related, sexual-dimorphism, gender-diff*, gender-specific*, gender-related ou
gender-dimorph*), aux hormones gonadiques (via gonadal-hormone$, gonadal-steroid$, sex-steroid
$, testosterone, androgen*, ovarian-steroid$, ovarian-hormone$, estrogen*, estradiol, progesterone,
progestins, congenital-adrenal-hyperplasia, diethylstilbestrol, menstrual-cycle ou contraceptives) ou
aux chromosomes sexuels (via sex-chromosome$, X-chromosome, X-linked, Y-chromosome ou Y-linked).
Environ 10 % des articles étaient hors-sujet (principalement car portant sur la physiologie de la
reproduction stricto sensu) et ont donc été exclus manuellement. J’ai complété cette base par les articles
pertinents parus dans Science, Nature ou PNAS, sélectionnés manuellement. Les articles antérieurs à
1992 n’ont pas été retenus pour l’analyse quantitative du fait de la quasi-absence des abstracts et de celle
des mots-clés des auteurs avant 1991, et de leur disponibilité variable dans le Social Science Citation
Index avant 1992.
20 Voir Fillod (2011). Il convient de souligner que les recherches faites dans le but de montrer qu’il
existe une sexuation naturelle du cerveau sont très minoritaires dans cette littérature, et que les moteurs
de sa production sont multiples. L’un d’eux est la mise en place aux Etats-Unis et dans certains pays
d’Europe, sous la pression d’un courant féministe dominant, de normes inadéquates d’analyse par sexe
dont un projet d’extension aux études animales et cellulaires est malheureusement en cours aux Etats-
Unis. Si on teste systématiquement l’existence d’un effet statistique du sexe, pour 100 études portant
sur un domaine dans lequel il n’existe pas de différence entre les sexes on en produit mécaniquement en
moyenne 5 rapportant néanmoins une différence statistiquement significative.
21 Lorsque j’ai commencé mes recherches sur la vulgarisation j’étais persuadée qu’il y avait une forme
de désinformation spécifique aux questions de sexe/genre, or les dépouillements systématiques m’ont
amenée à identifier et rechercher à titre comparatif les fondements d’allégations portant sur d’autres sujets
(Alzheimer, schizophrénie, génétique du QI, etc), et à constater que les mécanismes que je décris ici leur
étaient communs. Je n’ai en revanche pas exploré la vulgarisation des sciences exactes ou de la matière.
Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle 19
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22 J’en ai fait l’expérience à plusieurs reprises, comme lorsqu’un chercheur en études de genre a réagi
à la présentation de mon projet de recherche en expliquant qu’il n’avait aucun intérêt puisqu’ «on sait
bien que le psychisme n’a rien à voir avec la biologie».
Pour citer cet article
Référence électronique
Odile Fillod, «Les sciences et la nature sexuée du psychisme au tournant du XXIe siècle», Genre,
sexualité & société [En ligne], 12|Automne 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 22
janvier 2015. URL: http://gss.revues.org/3205; DOI: 10.4000/gss.3205
Droits d’auteur
© Tous droits réservés
Résumés
L’idée selon laquelle les sciences biomédicales contemporaines attestent de l’existence de
processus naturels de sexuation du psychisme humain est régulièrement exprimée dans
l’espace public. Comment cela se fait-il ? Est-ce simplement parce que la recherche
scientifique a établi l’existence de tels processus et ne cesse d’avancer dans leur
compréhension ? S’appuyant sur une analyse de la littérature scientifique internationale
susceptible d’alimenter cette idée d’une part, et de sa vulgarisation ou invocation dans les
médias et la littérature grand public français d’autre part, cet article soutient que l’existence
de tels processus n’est pas avérée, et présente les facteurs sociaux et structurels qui peuvent
expliquer que le contraire soit néanmoins affirmé avec insistance.
Sciences and the sexed nature of the psyche at the turn of the
twenty-first century
The idea that contemporary biomedical sciences testify to the existence of natural processes
of sex differentiation of the human psyche is regularly expressed in the public space. How
can that be? Is it simply because the scientific research has established the existence of such
processes, and is continuing to progress in their understanding? Based on an analysis of the
international scientific literature that could fuel that idea on one hand, and its popularization
or invocation in the French media and popular literature on the other hand, this article argues
that the existence of such processes is not proven, and presents the social and structural factors
that may explain that the contrary is nevertheless insistently stated.
Entrées d’index
Mots-clés :genre, psychologie, sciences, médias, vulgarisation
Keywords :gender, psychology, sciences, media, popularization