Du point de vue de la théorie juridique, l’État moderne et la police sont mutuellement constitutifs : la police est l’instrument grâce auquel l’État exerce son monopole interne de la force physique et, ainsi, sa souveraineté. D’un point de vue sociologique cependant, l’État, son droit et ses règlementations bureaucratiques ne constituent qu’un ordre moral parmi d’autres en fonction duquel la police oriente ses actions. En effet, les policiers – comme tous les bureaucrates – font face à un paradoxe fondamental. C’est grâce à leur rôle de bureaucrates qu’ils restent en prise avec les univers des citoyens, mais la logique bureaucratique ne suffit pas à elle seule à résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. Par conséquent, le droit est mobilisé par eux sur un mode sélectif, en fonction des partenaires de l’interaction et de leurs appréciations de chaque situation. Les policiers orientent également leurs actions selon d’autres ordres moraux, d’autres considérations pragmatiques, et mêmes esthétiques. Par ailleurs, les services de police entrent en permanence dans des relations de concurrence ou de coopération avec d’autres structures de maintien de l’ordre. En effet, cette fonction de maintien de l’ordre est aussi pour une bonne part prise en charge par des acteurs privés et non seulement par les services de police. La sociologie historique comparative permet d’identifier des répertoires culturels et des normes pratiques spécifiques auxquels les policiers se réfèrent dans des contextes historiques et géographiques donnés. Néanmoins, la référence au droit et à l’usage légitime de la violence intervient toujours en dernier ressort ; même lorsqu’il fait référence à d’autres convictions morales et à d’autres considérations pragmatiques, le maintien de l’ordre par la police se fait toujours à l’ombre de l’État.
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Abstract: From the standpoint of legal theory, the modern state and the police constitute each other: the police is the instrument by which the state internally realizes its monopoly of violence and thus its sovereignty. From a sociological point of view, however, the state, its law and its bureaucratic regulations are only one moral order towards which police officers orient their actions. For police officers, like all bureaucrats, have to face a fundamental paradox: It is their role as bureaucrats which brings them into contact with the life-worlds of citizens, but a purely bureaucratic logic does not suffice to process these problems. Therefore, the law is mobilized selectively, depending on the interaction partners and situative appreciations. In addition, or alternatively, police officers also orient their actions towards other moral orders, pragmatic considerations, and even aesthetic concerns. Furthermore, the police always competes, and cooperates, with other policing institutions; in fact, most policing is not done not by the police but by private actors. A comparative historical sociology of police allows to identify the particular cultural repertoires and practical norms to which police officers, in a given place and time, refer. However, the reference to law, and to the legitimate use of violence, always remains the last resort; even when referring to other moral convictions and pragmatic considerations, policing, by the police, is always done in the shadow of the state.
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Mots clés/key words : État, police, bureaucratie, droit, sociologie historique ; State, police, bureaucracy, law, historical sociology