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Il demeureun certain flou autour de
la notion de cadre, encore qualifiée
d’«énigme sociologique» (Gadéa & De-
mazière, 2006), nul n’étant réellement
parvenu à définir une catégorie de per-
sonnes aux compétences et activités
aussi diverses que les cadres. Néan-
moins,ceux que nous avons interrogés
ont tous en commun de travailler dans
le contexte hospitalier. L’importance du
rôle de cadreest largement soulignée
dans la littérature. Sa position institu-
tionnelle fait de lui un acteur central, et
ce plus spécifiquement encore au mo-
ment où se déploient les réformes de la
nouvelle gouvernance. A la fois témoin
et acteur des évolutions du monde hos-
pitalier, son influence s’étend bien au-
delà de sa seule sphèred’action. Il sem-
blait donc particulièrement pertinent de
chercher à mieux comprendre comment
cette population spécifique vit son quo-
tidien dans l’hôpital, quelles sont ses
sources de satisfaction ou au contraire
Élément pivot, pilier institutionnel, personne clé… ces expressions
suffisent à traduire le rôle essentiel que jouent les cadres dans
les institutions de soins. Comment ce rôle est-il vécu? Quels en
sont les aspects positifs et négatifs? Comment ces exigences
marquent-elles la santé mentale des cadres hospitaliers?
Texte: Véronique Haberey-Knuessi, Jean-Luc Heeb / Photos: Fotolia, Martin Glauser
les facteurspouvant engendrer de la
frustration, voire certaines formes de
stress.
C’est ce défi que nous avons choisi de re-
lever en réalisant une étude de deux ans
(2011–2013) auprès des cadres de cinq
hôpitaux romands.Cette étude,financée
par le Fonds national suisse de la re-
cherche scientifique (FNS), repose sur
une méthodologie mixte avec une phase
quantitativeréalisée sous la forme de
questionnaires, et une phase qualitative
articulée autour d’entretiens de groupes.
Cet article propose un aperçu de quel-
ques résultats significatifs.Deux aspects
seront plus particulièrement discutés, à
savoir les cadres hospitaliers face à leur
travail et l’épuisement professionnel.
Les cadres hospitaliers
face à leur travail
Le travail des cadres s’intensifie et se
complexifie, c’est là sans doute une phra-
se qui résume l’ensemble des entretiens
menés et qui caractérise l’ensemble des
domaines d’activités du cadre.
Dans la gestion du quotidien, c’est le
caractère invisible de nombreuses activi-
tés qui pèse lourdement sur les cadres.
Des activités dont on ne prend conscien-
ce que lorsqu’elles dysfonctionnent. On
notera ici le temps conséquent passé à
effectuer les planifications,«véritable
tour de force qui demande une énergie
considérable», à gérer les absences, nom-
breuses et répétées. À cela s’ajoutent les
nombreux imprévus qui jalonnent le
quotidien du cadre (Bourret, 2006) et
font qu’il a «parfois le sentiment d’avoir
joué au pompier toute la journée». Impré-
vus dont l’augmentation est aussi la
conséquence des nouveaux modes de
communication et de la disponibilité
quasi-totale qui en découle.
Mais le quotidien c’est aussi la multipli-
cation des procédures avec l’exigence de
traçabilité et l’augmentation conséquen-
te de la charge administrative, ainsi que
Krankenpflege ISoins infirmiers ICure infermieristiche 4/2014
60 Profession
Satisfaction et santé au travail
Le vécu des cadres
hospitaliers
Véronique Haberey-Knuessi,
enseignante à la Haute École de
Santé Arc, Neuchâtel
Contact: Veronique.Haberey-
Knuessi@he-arc.ch
Jean-Luc Heeb, enseignant à la
Haute École de Travail Social, Givisiez
Les auteurs
Le cadrevit la situa-
tion paradoxale
d’être à la fois solli-
cité de toutes parts,
tout en vivant sa
mission dans une
extrême solitude.
6161
Krankenpflege ISoins infirmiers ICure infermieristiche 4/2014
www.sbk-asi.ch >Cadres hospitaliers >Santé au travail >Conditions de travail
la mise sur pieds de projets multiples et
divers. Si ces dernierspeuvent avoir un
effet bénéfique sur les équipes, ils peu-
vent également devenir source de frustra-
tion et d’épuisement lorsque les res-
sources allouées ne permettent pas une
bonne opérationnalisation.
C’est ici que les cadres expriment une des
sources majeures de leurs difficultés, à
savoir de tenir cette position intermé-
diaireentrela hiérarchie et les équipes.
Nombreux sont ceux qui évoquent le
sentiment «d’écartèlement» face aux
rôles de coordination et de médiation au
cœur même de leur activité (Bourret,
2006). Ce sentiment est renforcé par
un phénomène de restructuration d’une
hiérarchie qui se veut toujours plus hori-
zontale,entraînant «une véritable disso-
lution des responsabilités qui fait que
personne ne se sent responsable de rien».
La capacité d’encadrer
des équipes
Dans ce contexte on peut concevoir la
complexité du rapport à l’équipe qui peut
s’accompagner de conflits de loyauté
chez les cadres qui sont parfois contraints
d’imposer des «changements sans y croi-
re» et d’adopter des postures qu’ils quali-
fient eux-mêmes de «schizophréniques».
Ils savent néanmoins qu’ils jouent un
rôle clé dans le travail de lien qui permet-
tral’adhésion de l’équipe et la mobilisa-
tion du collectif aux différents projets. Il
devient donc indispensable pour eux de
savoir canaliser les craintes, entendre la
frustration des équipes et agir dans la me-
sure d’une autonomie et d’une marge de
manœuvre qui tendent à diminuer.
Dans la grande majorité des cas,les
cadres s’accordent pour dire que la dyna-
mique d’équipe est essentielle à leur bon
fonctionnement. La satisfaction apportée
par les relations avec les pairs fait parfois
oublier les désagréments de ce quotidien
où s’affrontent de plus en plus souvent lo-
giques de qualité et logique d’efficience.
Le cadre face aux valeurs
Ces relations,les cadres y accordent une
grande importance même si le temps
leur fait de plus en plus défaut pour
accompagner les équipes comme ils le
souhaiteraient. Se considérant comme
«protecteurs et défenseurs de leurs subor-
donnés», ils sont mal à l’aise lorsqu’ils
perçoivent la fatigue ou le ras-le-bol de
leurs équipes. Un malaise d’autant plus
grand qu’il fait souvent écho à un conflit
de valeursintérieur chez le cadrelui-
même lorsque «la rentabilité fait plier
«Se considérant
comme ‹protecteurs
et défenseurs de
leurs subordonnés›,
les cadres sont mal
àl’aise lorsqu’ils
perçoivent la fatigue
ou le ras-le-bol de
leurs équipes.»
l’échine aux soins infirmiers». La mission
de soin est remise en cause par la place
toujoursplus grande dévolue aux acti-
vités administratives ainsi qu’aux exi-
gences de la gestion. Quant au cadre,ce
sont à présent ses compétences de mana-
ger qui sont plébiscitées (Colinet, 2012)
plus que celles de pédagogue. Il doit être
capable de traduirele soin en valeur mar-
chande, au risque d’une perte de sens.
Stress ou satisfaction?
Ces conséquences pathogènes sont en-
core aggravées par l’intensité de la char-
ge de travail attribuée. Nombreux sont
les cadres qui reconnaissent un empiète-
ment de leur fonction sur leur vie privée.
Le cadrevit la situation paradoxale d’être
àla fois sollicité de toutes parts,tout en
vivant sa mission dans une extrême soli-
tude.
Mis ainsi à l’épreuve à la fois physique-
ment et psychiquement, ils présentent
des symptômes psychosomatiques, sont
parfois sujets à des pathologies impor-
tantes ou recourent à des antalgiques et
autres substances.
Beaucoup cependant affirment aussi
prendreplaisir à exercer leur activité, en
particulier dans l’investissement autour
de projets et la participation à la condui-
te institutionnelle.
Le travail des cadres peut donc à la fois
être synonyme de satisfaction et parallè-
lement de contrainte pour les acteurs:
«source de plaisir, parce qu’il offre des
marges d’action et de liberté et participe
de la construction de soi» et source de
stress parce qu’engoncés dans diverses
contraintes du milieu. Le cadre fait preu-
ve d’un attachement profond à son équi-
pe et à son travail mais doit affronter de
nombreux défis. Ces défis sont aussi une
source de plaisir et nos interlocuteurs le
rappellent; «en choisissant d’être cadres,
on choisit délibérément d’êtresoumis
àun certain stress parce qu’il y a des
défis». La charge de travail ou les diffi-
cultés ne sont pas en soi probléma-
tiques, pour autant que «les ressources
pour les affronter soient présentes».
Face aux aspects ardus de leur fonction,
la question de la reconnaissance devient
centrale,celle-ci pouvant s’apparenter
àun baume bienfaisant et compensa-
teur (Sainsaulieu, 2008). Isolés dans
leur rôle, les cadres ne bénéficient pas
ou peu de la reconnaissance des pa-
tients.Les temps difficiles que connaît
actuellement le secteur de la santé
constituent sans doute aussi un terreau
privilégié pour voir germer les graines
d’une réflexion qui permette à la profes-
sion de s’émanciper et d’être mieux re-
connue dans ses valeurset son identité.
Les cadres hospitaliers face
àl’épuisement professionnel
Un aspect central de la santé mentale des
cadres est constitué par l’épuisement
professionnel. Ce dernier étant alimenté
par différentes tensions que l’on vient
d’évoquer – surcharge de travail, empri-
se réduite sur la définition des activités,
conflits de valeurs ou encore faible recon-
naissance – il convient de s’y arrêter. La
compréhension de l’épuisement profes-
sionnel – ou burnout – se situe idéale-
ment dans son rapport au stress et aux
stratégies d’adaptation – ou coping.
D’une part, en effet, le burnout émerge
lorsqu’une personne se trouve face à
une situation stressante qu’elle n’arrive
plus à surmonter. D’autre part, le coping
peut permettre à la personne de faire
face à une telle situation en mobilisant
des ressources, atténuant la menace
d’épuisement. Ainsi le burnout peut-il
être envisagé comme le résultat d’un
stress excessif et de son éventuelle atté-
nuation par des stratégies d’adaptation.
Dès lors, comment les cadres hospitaliers
se situent-ils par rapport à ces trois gran-
deurs?
Stress: des moyens insuffisants
Dans le cadre du travail, le stress est le
plus souvent vu sous l’angle de ses
conséquences dommageables à la santé
et au bon déroulement des activités. Cet-
te interprétation négative du stress est
fréquemment mise en avant lorsque la
personne se trouve face à une situation
qu’elle perçoit comme menaçante et sur
laquelle elle estime avoir peu d’emprise.
C’est en particulier le cas lorsque la per-
sonne perçoit ses ressources comme
insuffisantes pour y faireface (Lazarus &
Folkman, 1984).
Les cadres hospitaliersde l’étude indi-
quent qu’ils sont régulièrement confron-
tés à des situations de stress. En fonction
des différents indicateurs retenus, le
stress se manifeste de manière occasion-
nelle à fréquente.La source de stress la
plus fréquente concerne le déséquilibre
entre tâches à accomplir et temps à dis-
position. Au contraire, les aspects liés à la
maîtrise de soi, aux tracasseries quoti-
diennes ou aux changements ne sont
qu’occasionnellement sources de stress.
Les situations critiques tout comme l’ab-
sence de contrôle sur l’activité occupent
une position intermédiaire.
La principale source de stress chez les
cadres – du moins par sa fréquence – est
ainsi liée à des moyens perçus comme
insuffisants,en particulier en termes de
temps,pour réaliser les tâches prévues.
Ce sont moins des événements excep-
tionnels ou critiques qui semblent ali-
Profession
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«La principale source de stress chez les cadres
est liée à des moyens perçus comme insuffi-
sants pour réaliser les tâches prévues.»
Une vue approfondie
L’étude
L’étude dont il est question dans cet
article a été réalisée sur une durée de
deux ans (2011–2013) auprès de 942
cadres de cinq hôpitaux romands – un
hôpital universitaire, deux hôpitaux de
taille moyenne et deux hôpitaux régio-
naux. Financée par le FNS, elle repose
sur une méthodologie mixte avec une
phase quantitative réalisée sous la for-
me de questionnaires, et une phase qua-
litative articulée autour d’entretiens de
groupes. Ces deux regards complémen-
taires ont permis d’obtenir une vue ap-
profondie du phénomène.
Cet article donne un aperçu de quelques
résultats significatifs. Deux aspects sont
plus particulièrement mis en évidence, à
savoir les cadres hospitaliers face à leur
travail et l’épuisement professionnel.
Impact des nouveaux modes de gestion sur la
santé au travail et la satisfaction des cadres
dans le milieu hospitalier romand. Projet finan-
cé par le FNS (no 13 DPD6-134764).
menter le stress perçu qu’un manque de
ressources s’étendant sur la durée.
Coping: recours aux stratégies
fonctionnelles
Chaque individu met en place différentes
réponses pour faireface au stress. Plus
qu’une simple réaction, le coping doit
êtrevu comme un ensemble de stratégies
d’adaptation au stress guidées par l’indi-
vidu; il peut se manifester de manière
multiple, visant par exemple le contrôle
du stress,l’accommodation à ce dernier
ou encore la diminution de ses effets
indésirables.Une classification des
formes de coping particulièrement inté-
ressante du point de vue de la santé est
celle entre stratégies fonctionnelles, favo-
risant l’ajustement sur le long terme sans
nuire à la personne, et dysfonctionnelles,
pouvant à terme altérer le bien-être de
l’individu et compromettant de ce fait
une adaptation durable (Muller & Spitz,
2003). Selon cette classification, les
cadres hospitaliersmettent en œuvredes
stratégies de coping largement béné-
fiques.
En effet, les stratégies d’adaptation fonc-
tionnelles comme le coping actif, la pla-
nification, la réinterprétation positive et
l’acceptation sont les plus fréquentes.
L’avantage de telles stratégies fonction-
nelles doit êtrevu dans le fait que l’indi-
vidu fait face à la réalité de la situation
stressante plutôt que de l’évacuer. Les
stratégies dysfonctionnelles telles l’utili-
sation de substances,le désengagement,
le déni et en partie le blâme sont en
revanche rares. Enfin, les autres straté-
gies examinées – soutien instrumental ou
émotionnel, expression émotionnelle,
religion, humour et distraction – peuvent
se révéler tantôt fonctionnelles,tantôt
dysfonctionnelles. De manière intéres-
sante, leur fréquence les situe entre les
stratégies fonctionnelles et dysfonction-
nelles.Ce résultat semble cohérent si on
le met en rapport avec la prédominance
des stratégies fonctionnelles,les straté-
gies mixtes occupant une place intermé-
diaire.
Burnout: risque plutôt faible
Le concept de burnout se réfère à un syn-
drome d’épuisement lié au stress et ren-
voie à la sphèreprofessionnelle. Ses con-
séquences sont multiples: symptômes
physiques et psychiques, perte d’estime
de soi, efficacité personnelle amoindrie,
perturbation de la relation aux patients,
erreurs médicales et autres, absentéisme
ou encore rotation élevée du personnel.
Les professions de la santé ont constitué
dès le début un champ d’investigation
privilégié de la recherche sur le burnout,
le présupposé étant que les exigences
relationnelles du travail avec les patients,
couplés à des conditions d’exercice diffi-
ciles de la profession, conduisant à un
risque de burnout élevé. A cela s’ajoutent
des attentes personnelles élevées quant à
l’action auprès des patients,se réalisant
parfois difficilement. De fait, la très large
majorité des travaux de recherche ont
porté sur des professionnels travaillant
dans des contextes particulièrement
stressants tels les services d’oncologie ou
de soins palliatifs.
Acet égard, les résultats de l’étude mon-
trent que les cadres hospitaliers présen-
tent un risque de burnout plutôt faible.
Comparés avec les professionnels des ser-
vices d’oncologie ou de soins palliatifs,
les cadres hospitaliers se caractérisent, de
manièremarquée,par un épuisement
émotionnel moindre, une dépersonnali-
sation moindre et meilleure accomplisse-
ment personnel (voir Maslach, Jackson
et Leiter, 1996). Par ailleurs, les diffé-
rences entreprofessions ne se vérifient
pas chez les cadres: infirmierset méde-
cins sont épargnés par le burnout de ma-
nièretrès similaire.Ces résultats,plutôt
surprenants si l’on se réfère à l’hypothè-
se classique d’un stress accru débou-
chant sur un risque de burnout élevé,
appellent quelques remarques. Première-
ment, en comparaison internationale, les
taux de burnout dans les professions de
la santé semblent généralement moins
élevés en Suisse qu’à l’étranger.Deuxiè-
mement, la similarité des taux de burn-
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Krankenpflege ISoins infirmiers ICure infermieristiche 4/2014
Dans la grande majorité des cas, les cadres s’accordent pour dire que la dynamique d’équipe est essentielle à leur bon fonctionnement.
Soins infirmiers: l’étude que nous
présentons en ici décrit la situa-
tion des cadres comme difficile
et relativement stressante, parce
qu’il y a souvent des imprévus et
qu’il faut constamment agir dans
l’urgence. Comment vivez-vous
cela?
Mario Desmedt: il y a du stress à tous
les niveaux de l’organisation, et l’on a
souvent l’impression d‘êtreen train
d’éteindre un incendie. Le travail des
cadres est très compliqué, les exigences
sont élevées et la tendance est à l’accé-
lération. Mais se comporter en perma-
nence comme un pompier n’est guère
satisfaisant à la longue.
Une partie des infirmières et infir-
miers qui travaillent au chevet du
malade ont l’impression que leurs
dirigeants sont trop solidaires
avec le management.
Les cadres sont des gens bien formés,
tous ont effectué une formation conti-
nue appropriée. Mais bon nombre de
cadres imitent le style des économistes
ou des managers. Il faudrait que chaque
cadretrouveson propre style et demeu-
re aussi authentique que possible. A
l’heure actuelle, le chef ne doit plus tout
savoir, mais s’entourer de personnes qui
peuvent compléter ses compétences. Il
s’agit de mettreen réseau, de communi-
quer,d’êtreprésent et d’écouter.Le sty-
le de leadership est également impor-
tant. Il s’agit en premier lieu de garantir
un environnement de travail sûr. Il y a
aussi lieu de considérer l’équipe comme
une entité vivante.
C’est comme pour un organisme –
chaque membre assume sa fonc-
tion et l’équipe pilote ensemble?
C’est ça. On ne peut pas simplement
donner des ordres. On est toujours sur-
pris lorsqu’on peut faire le lien entre le
potentiel de l’équipe et les objectifs de
l’organisation. L’équipe recèle beaucoup
de compétences et d’énergie. Mais il est
difficile de le voir, parce qu’on est sou-
vent dans l’urgence. Il faut du temps
pour écouter les équipes, découvrir les
compétences et les talents et permettre
de les mettreen avant. Cela signifie que
nous devons observer avec les yeux
d’un infirmier et non à travers ceux d’un
pompier.
Qu’entendez-vous par là?
Lorsque je soigne un patient, j’ai le
choix: je peux tout fairevite pour le
patient, et j’aurai alors effectué beau-
coup de travail, mais je n’aurai pas
écouté. Mais je peux aussi me mettre
d’accord avec lui: «Comment ça va
aujourd’hui, vous voulez faire ça vous-
même, quels sont vos objectifs pour
cette journée?» Je serai moins rapide,
mais à la fin de la journée patients et
soignants seront plus satisfaits et on
aura fait un pas en avant.
L’étude met également en avant
la position «en sandwich» dans
laquelle se trouvent les cadres.
Je pense que cette position «en sand-
wich» existe à tous les niveaux. Les
pressions viennent à la fois d’en haut,
d’en bas et des côtés. Il est important de
réunir les gens afinqu’ils se rendent
compte que leurs collègues ont des
problèmes similaires, mais aussi des so-
lutions. Si l’on se met ensemble pour
utiliser les forces de la collectivité, il est
possible de faire avancer le tout, de gar-
der une vision et de définir ensemble les
priorités.
Profession
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Interview avec Mario Desmedt
«Nous devons observer l’organisation avec
les yeux d’un infirmier»
En lien avec l’étude consacrée à la satisfaction et à la santé au travail des cadres (page 60), nous avons demandé à Mario Desmedt,
directeur des soins à l’Hôpital du Valais, de nous donner son avis.
out entre cadres infirmiers et cadres
médecins peut renvoyer à une conver-
gence des tâches dans ces deux groupes
–motivation des équipes, organisation,
gestion, etc. –, effaçant les différences
spécifiques aux professions. Troisième-
ment, les stratégies de coping jouent vrai-
semblablement un rôle central dans l’at-
ténuation des effets des situations stres-
santes, liées principalement, on l’a vu, à
un manque de ressources chronique. Ces
stratégies sont en effet largement fonc-
tionnelles, c’est-à-dire adéquates pour
s’adapter aux situations stressantes sans
mettre en péril la santé. Elles peuvent dès
lorsêtre considérées comme efficaces –
accommodation au stress –, mais aussi
bénéfiques pour la santé – préservation
de la santé mentale, se traduisant par un
risque de burnout réduit.
Bien que la santé mentale, en particulier
la prévalence du burnout, paraît plutôt
favorable chez les cadres hospitaliers de
l’étude,une question centrale reste celle
de l’évolution des conditions de travail.
En effet, le potentiel d’atténuation du
burnout grâce à la mise en place de stra-
tégies de coping adéquate,souvent évo-
qué dans la littérature(Carson et al.,
1999), semble largement épuisé chez les
cadres hospitaliers.La plupart d’entre
eux semblent en effet aujourd’hui déjà
recourir à de telles stratégies.
Bibliographie
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l’hôpital. Un travail de lien invisible. Paris:
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Sainsaulieu I. (2008). Les cadres hospitaliers:
représentations et pratiques. Paris: Lamarre.
Ce serait aussi la bonne stratégie
pour surmonter la solitude et trou-
ver la reconnaissance qui manque
souvent, par le biais de discus-
sions de groupe par exemple?
D’un côté oui. Mais nous ne devrions pas
travailler uniquement de manière pallia-
tive, mais aussi préventive. Lorsqu’on
occupe un poste de dirigeant, il s’agit
d’abordde travailler sur soi-même.Il
existe des outils pour cela, par exemple le
feedback à 360°: quel est mon avis, quel
est celui de mes supérieurs, de mes
subordonnés et de mes collègues,où
voient-ils mes forces et mes faiblesses?
Pour ce qui est de la reconnaissance: ce
n’est pas uniquement le salairequi
compte,mais le fait de constater que nos
collaborateurs ont fait un pas en avant et
que la voie choisie semble être la bonne.
Cela peut s’avérer difficile. Car
les patients expriment leur recon-
naissance au personnel infirmier
et non aux cadres.
C’est vrai. A la base, tous les cadres sont
des infirmières/ers – les patients occu-
pent la première place, dans nos cœurs
et dans nos têtes.Lorsqu’on prend un
poste dirigeant, il y a une sorte de deuil
àfaire de l’aspect clinique et du contact
avec les patients. Mais on a la possibili-
té de garantir une bonne prise en char-
ge.Lorsqu’on voit la satisfaction des
patients et des collaborateurs,c’est aus-
si une forme de reconnaissance. Pour-
tant, plus on s’élève dans l’organisation,
plus on est isolé. Et l’on reçoit égale-
ment des critiques et des remarques
négatives, ce qui peut être difficile.
On court alors le risque de se
trouver dans une situation où
l’on n’arrive plus à faire face.
Comment vous comportez-vous
lorsque vous remarquez cela?
C’est un risque réel. Je travaille avec des
personnes passionnées et motivées et si
les moyens ne sont pas disponibles, que
les projets n’avancent pas ou que les cri-
tiques pleuvent, la situation peut deve-
nir tendue et l’enthousiasme peut en
prendreun coup. Nous devons alors
aborder les problèmes et demander un
soutien. Mais nous devons également
travailler de manière préventive, en pro-
cédant régulièrement à des évaluations
et en donnant du feedback. Les projets
ne doivent pas être seulement institu-
tionnels, mais également personnels:
chaque responsable doit avoir une idée
de ce qu’il/elle fera dans trois ans – il
s’agit évidemment de projets person-
nels, mais l’institution doit être un sou-
tien pour cela.
Surtout si l’on pense que
des cadres qualifiés ne sont pas
si faciles à trouver…
Des cadres bien formés et motivés sont
une denrée rare,c’est un gros problème.
Mais ces fonctions sont aussi intéres-
santes. La mission d’un cadre est de per-
mettre aux soignants de retourner au-
près du patient. Les charges administra-
tives éloignent les infirmières du chevet
du malade et ce n’est pas une solution.
Lorsqu’il est question de donner
plus de temps aux infirmières, par
exemple en engageant une secré-
tairepour le travail administratif,
on se heurte à des réticences.
Elles ont peur alors de ne plus
avoir le contrôle …
…ou lorsqu’on recourt à des assistants
en pharmacie pour préparer les médica-
ments. Nous devons, à tous les niveaux,
attribuer le bon travail aux bonnes per-
sonnes. Les infirmières sont là pour pro-
diguer des soins. Pour tout le reste, nous
devons voir si quelqu’un d’autre peut
fairele travail. C’est valable pour les
cadres aussi. Ces derniers n’ont pas à se
charger de tous les aspects liés aux res-
sources humaines, mais doivent se
consacrer au coaching des équipes et
àl’organisation du travail. C’est égale-
ment vrai pour les multiples outils et
tableaux de bord mis à disposition.
Beaucoup d’entre eux viennent de l’ex-
térieur,par exemple du département des
finances ou autre.Les cadres doivent
alors prendre leurs responsabilités et
direce qui est nécessairepour pouvoir
travailler correctement et pour assurer
leur mission première.
Interview: Martina Camenzind
Mario Desmedt est directeur des soins infir-
miers de Hôpital du Valais et membre du
comité de l’Association suisse des directrices
et directeurs des services infirmiers.
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l’organisation avec
fi
cadres (page 60), nous avons demandé à Mario Desmedt,
«En utilisant les forces de la collectivité, il est
possible de faireavancer le tout, de garder une
vision et de définir ensemble les priorités.»