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Seventeenth-Century French Studies Volume 36 Number 1 2014 - Special issue - Fans – featuring the Fan
Museum, Greenwich - Editor: Katherine Ibbett
Introduction à l’éventail européen aux XVIIe et XVIIIe siècles
Pierre-Henri Biger, Université Rennes 2 (EA 1279) pp. 84–92
Au XVII
e
siècle et au XVIII
e
siècle, l’éventail européen est surtout ‘plié’ et plus rarement ‘brisé’. Objet d’art, il
fait intervenir plusieurs corporations, voire plusieurs pays. À partir du modèle extrême-oriental (prolongé en
chinoiseries) transmis par l’Italie puis du goût français secondé par les artisans huguenots exilés, des écoles
naissent, surtout en Italie, France, Angleterre, Pays-Bas. Les peintres célèbres ne peignent pas d’éventails, mais
offrent des modèles aux graveurs ou sont copiés. Objet de mode, l’éventail respecte les conventions sociales.
Faute de véritable ‘langage de l’éventail’, il est signifiant par son maniement comme par son apparence. Celle-ci
s’adapte aux circonstances de la vie publique et privée, et les sujets évoquent le mariage ou la galanterie mais
aussi la scène, les événements du moment et même la politique, tout en étant souvent imprégnés de la culture
littéraire de l’époque.
Keywords: Éventail, Éventails, xvii
e
siècle, xviii
e
siècle, femmes, objets d’art, accessoires du costume
I — L’éventail, objet d’art
À quoi ressemblent les éventails au début du XVII
e
siècle? Ce n’est qu’exceptionnellement que l’on en trouve
antérieurs aux années 1680. Bien des tableaux témoignent de leur existence, mais sans permettre de les
reconnaître aisément. Ils montrent cependant qu’à la fin du XVI
e
siècle les formes d’éventail à la mode
jusqu’alors (éventails écrans, éventails de plumes fixées sur un manche) s’effacent devant la nouveauté venue
d’Asie: l’éventail plié.*
1
Dès le XVI
e
siècle les Portugais les avaient fait connaître, les répandant dans la haute
société. C’était, dit-on, le cadeau préféré d’Elizabeth Ière d’Angleterre. Celle-ci est montrée d’abord avec un
éventail fixe en plumes, comme dans le Darnley Portrait (1575) ou le Peace Portrait (1580/81). Mais c’est un
riche éventail plié qu’elle arbore dans le portrait du Jesus College (1590) ou qu’elle tient, tel un sceptre, dans le
Ditchley Portrait, (vers 1592). Ces années 1570/80 semblent
(p. 85)
décisives dans l’introduction de l’éventail plié en Europe, même s’il y reste un luxe jugé extravagant.
Catherine de Médicis en aurait développé l’usage en France; une autre Médicis, Marie, femme d’Henri IV,
l’aurait conforté.
Avant d’être objet d’art, voire œuvre d’art, l’éventail est utilitaire, tout juste embelli pour riches et puissants, et
la fabrication en fut d’abord confiée aux doreurs sur cuir. En 1594, leurs statuts stipulent que ‘...lesdits maistres
ouvriers en cuir et doreurs pourront garnir [...] éventails faicts avec cannequin, taffetas et chevrotin, enrichis et
enjolivez, ainsy qu’il plaira au marchand et seigneur le commander...’
2
Le ‘cannequin’, ajoute Lespinasse, est
une ‘ Toile de coton blanche venant des Indes’, définition reprise par Littré, explicitée par le Webster dès 1828
(‘white cotton cloth from the East Indies, suitable for the Guinea trade’). C’était en réalité ‘canepin’, épiderme
de peau d’agneau ou de chevreau, qui était utilisé pour la fabrication des gants de femme ... et des éventails.
L’éventail plié se répandit. D’après les objets subsistants et l’iconographie, il était au début du siècle simple dans
la décoration tant de la feuille*
3
que de la monture*. La fabrication semble avoir été largement dépendante ou
imitée de la Chine pour les brins*, et de l’Italie, ‘Mère des Arts’, pour la feuille.
C’est d’ailleurs à Florence que le Français Jacques Callot grave en 1619 une feuille d’écran, dite pourtant
‘l’Éventail’ qui fut sans doute modèle de composition pour des éventails pliés ultérieurs. D’autres artistes
prestigieux réalisent des modèles (plus que des éventails), souvent gravés, avec deux dispositions principales.
4
Dans l’une, des scènes ou des motifs séparés se disposent sur la feuille perpendiculairement aux brins, avec des
verticales divergentes: c’est le décor ‘rayonnant’. Ainsi Abraham Bosse en 1637 avec un Jugement de Paris: la
feuille, bordée d’une large frise présente en médaillon central Pâris et les trois déesses, et, séparés par deux
colonnes, deux amours en médaillons plus petits.
5
En 1638, il publie les Quatre Âges de la Vie, sur le même
principe, mais avec des scènes trop rapprochées pour que le résultat soit flatteur. Aussi l’autre présentation sera
dominante jusqu’au néo-classicisme de la fin du XVIII
e
siècle. La feuille y est traitée comme un tableau aux
verticales parallèles, mais pour s’adapter à la forme particulière de l’objet, artistes ou artisans s’évertuent à y
disposer au mieux motifs et personnages, en retranchant ou ajoutant par rapport au modèle.
Les montures en ivoire ou écaille, parfois enrichies par addition de matières ou de pierres précieuses, restèrent
d’abord nues ou découpées de motifs schématiques. Puis elles se sophistiquèrent. Assez tôt sans doute furent
valables les remarques faites par Natalis Rondot en 1850:
La fabrication de l’éventail est une industrie si complexe que l’on ne sait vraiment où elle commence, où elle finit,
et elle présente ce fait étrange que l’éventailliste proprement dit est de tous les fabricants par les mains desquels
passe l’éventail, celui qui y travaille le moins, et cependant celui dont l’intervention est la plus utile. [...]
(p. 86)
[...] la fabrication se divise en trois séries:
1° Travail du bois
6
qui est ouvré et orné par le débiteur, le façonneur, le polisseur, le découpeur, le graveur ou le
sculpteur, le doreur, le pailleteur, le riveur, et quelquefois le bijoutier pour sertir la pierre de la rivure.
2° Travail de la feuille, qui réclame le dessinateur, l’imprimeur, la colleuse, la coloriste et le peintre.
3° Travail d’ensemble, auquel sont employés la monteuse, le borduriste, la bordeuse et la visiteuse. [...]
L’éventailliste concentre en ses mains l’ensemble des façons; il réunit en un faisceau tous ces éléments isolés.
7
Dès le XVII
e
siècle le partage du travail existait déjà, comme dans les ateliers des plus grands peintres. Quoique
dit en Angleterre fan maker, l’éventailliste est plutôt metteur en scène. Il est aussi concepteur, à l’écoute des
désirs de la clientèle. Il est surtout marchand, mais non le seul: les merciers le sont aussi, comme souvent les
gantiers, les parfumeurs voire les bijoutiers. Nous notons, lors d’un procès en 1759/60, entre l’Académie de
Saint Luc et les Maîtres Éventaillistes, ces indications intéressantes:
Les Peintres-Sculpteurs, qui s’adonnent au travail de l’Éventail, n’ont ainsi que les Éventaillistes, que cette partie
pour vivre parce que chacun dans son état se fixe à un genre de travail auquel il se borne, & ne pourrait pas en
entreprendre un autre; par exemple, dans l’éventail, tel fait la draperie, qui ne pourrait pas faire les figures, & se
borne à la draperie; un autre fait les têtes; un autre fait les bordures, un autre fait la dorure, un autre fait la sculpture,
& chacun vit avec la partie qu’il affecte: en sorte qu’un éventail passe par dix mains différentes, qui toutes tirent le
fruit de la portion du travail qu’elles produisent.
8
Avec un tel mode de production, l’éventail ne peut –sauf exception- être une ‘œuvre d’art’ issue du génie d’un
individu. Les artisans concourant à sa fabrication ne sont pas des artistes. Mais la conjonction des talents réunis
par l’éventailliste et des moyens financiers du client peut produire des objets exceptionnels. Dans cet
assemblage, des sources et des dates de fabrication diverses peuvent être réunies: une feuille italienne a pu être
montée sur des brins chinois avec une contrefeuille* française au goût espagnol!
Les montures semblent avoir d’abord été extrême-orientales de fabrication ou de style. Les portraits les montrent
à brins étroits, jointifs ou pas, proches de celles que l’Extrême-Orient produit encore. Puis les brins s’élargiront,
rendant plus facile et judicieuse une décoration soignée. Longtemps — surtout jusqu’au début du XVIII
e
siècle,
mais avec un regain lié au Grand Tour après 1775 — les feuilles italiennes seront recherchées. Elles étaient
souvent montées dans le pays de l’acheteur avec parfois réutilisation de brins anciens. Au début, les feuilles
copieront les œuvres des grands maîtres italiens des collections papales ou aristocratiques. L’exécution, d’une
grande finesse, sur une peau très fine dite cabretille, peut rappeler le fameux sfumato de Léonard de Vinci.
(p. 87)
Les montures ne se sophistiquent donc que progressivement: on a utilisé ou copié les asiatiques; l’attention se
focalisait d’abord sur la feuille;
9
ce n’est que peu à peu que les artisans maîtrisèrent les matières. Ainsi, la nacre
fut dans un premier temps utilisée en insertions; puis –en Italie- on doubla des panaches* entiers; enfin, on réa-
lisa, en collant ensemble cinq ou six morceaux, des pièces d’un pied solides et fines à la fois. Les habiles artisans
italiens ont aussi produit en écaille des montures raffinées, piquées et appliquées d’or. L’ivoire, utilisé partout,
sera particulièrement prisé — et merveilleusement travaillé — par les éventaillistes anglais, souvent protestants
français chassés par la révocation de l’Édit de Nantes. Ces intervenants dépendent dans la plupart des pays des
règles strictes des corporations ou organismes similaires. En France, ce système a été étudié au XIXe siècle par
René de Lespinasse et plus récemment par Georgina Letourmy
10
ou Florence Bruyant.
11
La corporation des
éventaillistes reçut des statuts en 1678. Pendant un siècle, ce furent des procès incessants avec peintres,
tabletiers, merciers. Procès inévitables: l’éventailliste, au croisement de tous ces métiers, entrait en conflit avec
chacun, ou subissait ceux des autres professions.
On connaît nombre de noms d’artisans ou de marchands, hélas sans pouvoir leur attribuer d’objet avec certitude.
Il est difficile de rattacher à un graveur ou à un atelier même les feuilles imprimées, répandues en Angleterre
dans le deuxième quart du XVIII
e
siècle, dans le dernier quart en France.
12
On trouve cependant quelques
signatures de peintres: elles sont presque toujours apocryphes. Avant le XIXe siècle les seules signatures
incontestables
13
sont celles d’un artisan original, le suisse Sulzer, et de copistes italiens. L’amateur, face à un
pastiche faussement signé Watteau ou Boucher, comme devant une copie de Pierre de Cortone avec vraie
signature du copiste, est dissuadé de rechercher l’œuvre source. Celle-ci est souvent difficile à retrouver: les
couleurs sont différentes; l’image est inversée, car faite d’après une estampe; la composition a été modifiée pour
correspondre à la forme de l’éventail; des personnages ont été supprimés ou rajoutés pour des raisons
économiques, artistiques voire morales quand les nudités sont escamotées ou rhabillées. Dans la conception des
éventails, les marchands et leurs clients avaient sans doute plus d’importance que les artistes, et surtout que les
artisans.
II L’éventail dans la société
L’éventail est un objet personnel et privé qui s’utilise essentiellement en public, contrairement à ses ‘parents’ les
écrans à main, pendus aux manteaux des cheminées. Cette parenté, qui est généralement un simple cousinage
peut parfois être plus proche. Ainsi Jacques Callot grave un écran titré ‘L’Éventail’; ainsi Mlle de Scudéry fait de
l’éventail d’Elpinice (qui reproduit la carte de Tendre) une copie de l’écran de sa mère.
14
Ne servant qu’à une
seule femme, l’éventail est aux XVII
e
et XVIII
e
siècles
(p. 88)
personnel et féminin. Plié ou brisé, il ne se montre que quand on le déploie. Même alors, il comporte une
face* tournée vers le public (c’est le côté le plus orné) et un dos* en général beaucoup plus sobre, que
l’utilisatrice contemple seule. En outre certaines parties de l’éventail, dont la monture, portent des détails qu’on
ne voit que de très près avec l’accord de la propriétaire. On ajoutera que, de manière exceptionnelle, certains
éventails présentent, dès le xvii
e
siècle, une ou deux faces cachées, qui ne se révèlent que si on les ouvre à
l’envers.
15
Il peut pourtant arriver que les maîtresses de maison mettent à la disposition des visiteuses des éventails (parfois
dits ‘de jardin’) pour dissiper la chaleur, mais ils seront sans doute sobres. La femme dans le monde ne quitte
guère son éventail, qui lui sert plus de ‘contenance’ dans les soirées que de ventilateur. Nous écrivons ‘la
femme’: l’objet est en effet en Europe presque exclusivement féminin. Certes on trouve encore de nos jours des
éventails du XVIII
e
siècle (généralement unis et vert sombre) qui sont dits ‘éventails d’homme’. Certains auteurs
en placent dans la main des abbés italiens, et d’autres en signalent, sans beaucoup de preuves, la réapparition
fugace au début du XIXe siècle. En réalité, quand l’éventail est mis dans la main des hommes, c’est souvent pour
moquer ceux qui, à tort ou à raison, sont présumés avoir une nature quelque peu féminine. Ainsi, vers 1800
verra-t-on le chancelier Cambacérès, parce que connu comme homosexuel, représenté dans certaines caricatures
tenant un éventail. Et les ennemis d’Henri III ne manquèrent pas, pour mettre en doute ses mœurs et ses
mignons, de le montrer usant de l’éventail. C’est ce que fit notamment Artus Thomas, sire d’Embry, dans l’Isle
des Hermaphrodites:
[...] mais je vis qu’on lui mettoit à la main droicte un instrument qui s’estendoit, & se replioit, en y donnant
seulement un coup de doigt, que nous appelIons icy un esventail, il était d’un vélin aussi délicatement découpé,
qu’il estoit possible, avec de la dentelle à l’entour de pareille étoffe, il estoit assez grand: Car cela devoit servir
comme d’un parasol, pour se conserver du hasle, & pour donner quelque rafraischissement à ce teint délicat: Car
nous étions dès-ja fort avancez en la saison, & les chaleurs fort violentes en ce pays là. Tous ceux que je pus voir
aux autres chambres en avoient un aussi de mesme estoffe, ou de taffetas avec de la dentelle d’or, & d’argent à
l’entour [...].
16
Il s’agissait là en fait d’un hommage rendu à un objet qui, très tôt, fut associé aux grâces féminines et que le
polémiste utilisait pour cette raison.
Dès le xvii
e
siècle nous disent nombre d’auteurs modernes, l’éventail, ‘sceptre de la femme’, était appelé par les
Précieuses non seulement l’ ‘utile zéphyr’, ce qui n’est qu’un truisme distingué, mais aussi le ‘paravent de la
pudeur’. Cette expression n’est pas, comme on l’avance parfois, dans Les Précieuses Ridicule de Molière à côté
des ‘commodités de la conversation’, et ce n’est qu’en 1857 que nous la voyons employée... dans un journal
humoristique, à la rubrique ‘Dictionnaire drolatique’.
17
Même si la périphrase avait été utilisée avant, elle était
prise ici dans un sens caustique. C’est que l’éventail, par sa féminité même, ne pouvait manquer de susciter la
verve des auteurs masculins de jadis (et de naguère?), voire d’être taxé de futilité
(p. 89)
par certaines femmes. Ce n’est pas le lieu ici de développer ce point,
18
mais il convient de le signaler.
Quand Addison parle de l’éventail dans le Spectator,
19
quand John Gay écrit The Fan,
20
quand Caraccioli en
traite longuement dans son Livre des Quatre Couleurs
21
(et nous ne citons que les plus notables), c’est sur un ton
plaisant ou satirique. En dénigrant l’objet, c’est par métonymie la femme qui est visée en réalité, sur fond des
stéréotypes de l’époque. Diderot lui-même n’y échappera pas, utilisant à diverses reprises dans ses Salons
l’éventail pour caractériser des peintures qu’il n’aime pas, comme celles de Boucher. Volontairement ou
involontairement, les auteurs du xix
e
siècle traiteront souvent de l’éventail en prenant pour argent comptant ce
qui n’était au mieux que badinage, au pire que persiflage.
Certains témoigneront même d’un ‘langage de l’éventail’ codé, qui aurait permis aux dames, utilisant l’objet
comme les bras d’un télégraphe Chappe, de communiquer d’un bout à l’autre d’un salon les sentiments secrets
que leur inspirait tel ou tel. L’homme, dépourvu d’un semblable appareil, répondait on ne sait comment.
L’absurdité d’un tel système saute aux yeux. Il n’est cité par aucune source des xvii
e
ou xviii
e
siècles, mais nous
le trouvons pourtant évoqué souvent, y compris dans des travaux universitaires.
Est-ce à dire que l’éventail n’avait pas, dans l’Europe moderne, un rôle important en société? Certes non, et les
mémoires du temps en attestent, y compris, pour des éventails ‘à la fronde’, ceux du Cardinal de Retz.
22
L’éventail est si bien un objet social, que son usage était réglementé à la Cour. Ainsi, dans les (apocryphes mais
ici véridiques) Souvenirs de la Marquise de Créquy (1714–1803) peut-on lire:
Mme d’Egmont [...] était dans un trouble visible; elle avait les yeux fixes, elle tenait son visage à moitié caché
par un éventail [au mépris de l’étiquette de Versailles, car alors on ne prenait jamais la liberté d’ouvrir son
éventail en présence de la Reine, à moins que ce ne fût pour en user en guise de soucoupes et pour présenter
quelque chose à Sa Majesté].
23
L’étiquette du maniement de l’éventail était en effet bien établie, et pas seulement en France. Ainsi en 1770,
Matthew Towle montrait ‘six genteel and very becoming’ positions correspondant à diverses situations
sociales.
24
Un almanach hollandais
25
montrait en 1784 quatre gravures avec éventails illustrant diverses
circonstances (Cérémonie, De Printems, Congé et Conversation). À l’occasion, l’éventail prend le deuil. À la fin
du xviii
e
siècle il contribuera aux amusements de salon, et présentera
(p. 905)
des surprises grâce à des mécanismes ingénieux, recevra des verres ou des lorgnettes, des tubes à parfum,
proposera des charades et autres jeux de questions parfois même agrémentées de roulettes fichées dans le
panache.
L’éventail joue donc un rôle social. Pourtant, à notre sens, c’est par ce que montrent leurs feuilles
26
que les
éventails participent le mieux à la société et à l’Art de leur temps. S’ils suivent la Mode, ils témoignent aussi de
l’évolution du goût, et on les voit se couvrir tantôt de chinoiseries, tantôt de motifs rococo, plus tard revenir au
goût néo-classique.
Quels sont les sujets abordés? Un des meilleurs connaisseurs des éventails, Michel Maignan, a pu écrire:
En Occident, à partir du
XVI
e
siècle, l’éventail en se démocratisant va perdre son caractère sacré pour devenir un
accessoire féminin de séduction, de badinage et de communication. La joliesse du décor sera l’essentiel de la
qualité recherchée, mais le symbolisme des grands thèmes empruntés à l’Histoire Sainte, la mythologie gréco-
romaine ou d’une manière plus directe aux cérémonies de la vie courante orneront feuilles et gorges* d’évocations
rappelant soit la catégorie sociale des utilisatrices [...] soit l’événement pour lequel il a été commandé.
27
Au début du
XVII
e
siècle les feuilles sont sobres, souvent parsemées de fleurs. Celles-ci, remplaçant sur les
contre-feuilles les sinueuses lignes dorées qu’on avait pu y voir formeront parfois de remarquables bouquets sur
fond sombre puis clair, rappelant les tableaux alors en vogue. Au cours du règne de Louis XIV on reproduisit de
plus en plus, en Italie puis en France, des scènes mythologiques ou tirées de l’histoire ancienne, à partir de
peintres connus. Ces sujets étaient généralement allégoriques. Ils parlaient le plus souvent de mariage et
d’amour, et l’on peut les associer à Mlle de Scudéry ou à Mme de Lafayette. Des éventails tel celui d’Elpinice
évoqué ci-dessus, ont effectivement évoqué la Carte de Tendre.
28
Les éventails glorifiaient aussi le souverain, comme l’illustra une exposition du Fan Museum de Greenwich.
29
Louis XIV lui-même ne dédaigna pas d’annoter un projet d’éventail le représentant dans l’une de ses
campagnes.
30
Nombre de ces feuilles furent ‘mises au rectangle’.
31
Cette transformation en tableautins s’effectua
avec des sujets mythologiques ou historiques, mais aussi avec des scènes de genre illustrant notamment
l’animation des rues de Paris.
32
Ces sujets populaires suivent, non sans causticité, le goût pour la peinture
flamande.
(p. 91)
Le Roi Soleil disparu, Watteau dépeignit les Fêtes Galantes, la Régence relâcha les mœurs, et les thèmes
mythologiques ou religieux déclinèrent, surtout en France. Les éventails à scènes bibliques restèrent goûtés dans
les pays protestants, notamment aux Pays-Bas. Les scènes plus pastorales foisonnèrent, en particulier pour les
éventails de mariage ou de fiançailles. Les montures devinrent parfois somptueuses, avec des brins d’une finesse
extrême inégalée ensuite, la France s’illustrant surtout dans le travail de la nacre et l’Angleterre dans celui de
l’ivoire. Au fil du siècle, l’éventail devint aussi plus populaire (quoique sans toucher l’immense majorité rurale
ou prolétaire) grâce à la baisse de coût permise par l’utilisation de feuilles imprimées et de montures en bois ou
en os peu travaillées.
Les illustrations en lien, généralement via l’estampe, avec la ‘grande peinture’ étaient souvent plus ou moins
directement connectées avec la littérature. Ceci est évident à la fin du xviii
e
siècle pour les éventails liés à
l’opéra-comique.
33
Même les éventails dits ‘révolutionnaires’ (quoique respectant généralement le souverain)
comporteront souvent des chansons sur des airs venus de la scène. Mais l’influence de la littérature (et du théâtre
en particulier, lieu privilégié de l’utilisation de l’éventail) est à notre sens plus prégnante, se retrouvant dans le
style comme dans les sujets traités.
34
C’est cependant souvent de manière diffuse. Il faut pour le voir une
connaissance intime des romans ou pièces à la mode que les historiens de l’art ne peuvent toujours posséder.
Ainsi donc, si la littérature parle parfois des éventails, les éventails parlent souvent de littérature.
Court glossaire franco-anglais
Extrait de Maryse Volet, Éventails Européens, de l’Objet d’Art au Brevet d’Invention (Genève: Musée d’Art et
d’Histoire de Genève, 1994).
Mot utilisé en Définition
Français Anglais
bout Rib Partie supérieure du brin destinée à supporter la feuille et cachée quand celle-
ci est double. (aussi
appelée flèche)
brins sticks Entre les deux panaches, éléments constitutifs de la monture (= bâtons)
brisé (éventail -) brisé (fan) Éventail sans feuille constitué de brins reliés entre eux par un ruban
dos reverse Côté moins orné de l’éventail, par opposition à sa face principale (= verso; revers;
contrefeuille si
la feuille est double)
face
recto Côté principal de l’éventail
feuille
leaf Partie supérieure de l’éventail, constituée de matières diverses
gorge gorge Partie inférieure visible de la monture, généralement ornée
monture monture Partie rigide de l’éventail comprenant les brins et les panaches
panache
guard (stick)
Brin extérieur de la monture, en général plus solide que les autres brins afin de protéger l’éventail
quand celui-ci est fermé
plié (éventail
-)
folding (fan)
Éventail à feuille plissée
(p. 92)
Note biographique
Pierre-Henri Biger (Université Rennes 2, EA 1279) après des études de droit et de sciences politiques a eu une carrière professionnelle dans
le secteur bancaire et immobilier. Dans le même temps, il devenait collectionneur d’éventails européens anciens. En obtenant un Master
d’Histoire de l’Art en 2011 puis en engageant une thèse consacrée aux éventails européens de la fin du xvii
e
au début du xix
e
siècle, il a
poursuivi les recherches menées auparavant, concrétisées par des conférences, des articles et un site internet (Place de l’Éventail,
www.eventails.net). Il appartient aux Associations spécialisées: Fan Circle International, Cercle de l’Éventail (membre du comité
scientifique), Fan Association of North America (mentor) et est ami du Fan Museum de Greenwich.
Notes
1 Voir glossaire en appendice.
2 René de Lespinasse, ‘Les métiers et corporations de la ville de Paris, 14e–18e siècle’, Histoire Générale de Paris(Paris: Imprimerie
Nationale, 1886), 2, p. 124.
3 Les mots suivis d’un astérisque sont explicités dans le glossaire en appendice situé à la fin de l’article.
4 Voir notamment Monika Kopplin, Kompositionen im Halbrund. Fächerblätter aus vier Jahrhunderten (Stuttgart: Staatsgalerie, 1983).
5 Voir l’article (dans ce numéro) de Karen Newman, ‘Putti Galore: ‘‘Eventails de Bosse’’ and the Judgment of Paris’, Seventeenth-Century
French Studies (2014), 1, 53–72.
6 Terme alors utilisé pour toute monture.
7 Nathalis Rondot, ‘Éventails et Écrans à main’ Rapport du Jury Central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849
(Paris: Imprimerie Nationale, 1850), pp. 389–91. Rondot reprend ici l’éventailliste Duvelleroy.
8 Précis de l’Instance pour les Directeurs-Gardes des Arts de Peinture et de Sculpture [...] Contre les Jurés et Communauté des
Éventaillistes de Paris[...] (Paris: Imprimerie Veuve d’Houry, 1759), p. 27. (Merci à Thomas DeLeo qui nous a communiqué ce document.)
9 Lors du procès cité supra, les Maîtres Peintres et Sculpteurs rappellent qu’à la création de la corporation des éventaillistes en 1678, il ne
pouvait y avoir de contestations concernant la sculpture des brins, puisque ceux-ci étaient lisses.
10 Georgina Letourmy, La feuille d’éventail: expression de l’art et de la société urbaine — Paris. 1670–1790, Thèse de doctorat d’Histoire
de l’art (Centre Ledoux — Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2006).
11 Thèse entreprise à Versailles-Saint-Quentin-en Yvelines sur Les métiers de l’éventaillerie parisienne 1723–1776. Législation et pratique
d’un artisanat de luxe sous l’ancen régime, sous la direction de Chantal Grell.
12 Mais aussi en Angleterre ou en Autriche.
13 Nous ne parlons pas ici des feuilles gravées évoquées plus haut, qu’on ne trouve pas montées.
14 Madeleine de Scudéry, La Morale du Monde, ou Conversations (Paris: Thomas Guillain, 1686), p. 421.
15 Voir notamment Balace et Biger (P.H.), ‘Une œuvre exceptionnelle: L’éventail INV. 7768 des KMKG-MRAH et les éventails à double-
entente’, Bulletin des Musées royaux d’Art et d’Histoire (Bruxelles) (à paraître 2014), 30.
16 Artus Thomas, Les Hermaphrodites, s.n.e., s.d. (1695–1724), p. 27.
17 Edmond Martin, ‘Dictionnaire drolatique’, Le Tintamarre (22 novembre 1857), p. 1.
18 L’auteur le fera à l’occasion dans la thèse en Histoire de l’art qu’il prépare à l’Université de Rennes 2 sous la direction de Guillaume
Glorieux: Les sujets dans l’éventail européen de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle (analyse, étude statistique et sociale).
19 Joseph Addison, The Spectator, 102 (1711), 134–35.
20 John Gay, The Fan. A poem. In three books (London: Jacob Tonson, 1714).
21 Louis-Antoine de Caraccioli, Le livre de quatre couleurs, (Paris: Duchesne ‘De l’imprimerie des Quatre Saisons’, 1757), 4444.
22 Jean-François Paul de Gondi, Cardinal de Retz, Mémoires (Amsterdam: Bernard, 1731, 1, p. 385.
23 Marquis Cousin de Courchamp, Souvenirs de la marquise de Créquy 1710 à 1800, (Paris: Fournier, 1834), 2, p. 225.
24 Matthew Towle, The young gentleman and lady’s private tutor. In three parts (LondresLondon: chez l’auteurby the author, 1770).
25 De Nieuwe Princelÿke Haagse Almanach voor het jaar 1785 (La Haye, 1785). Merci à Hélène Alexander-Adda, fondatrice du Fan
Museum de Greenwich, qui nous a communiqué ces documents et reçu si aimablement.
26 Même s’il ne faut pas négliger les revers et les décors des montures, qui participent parfois, dans les exemplaires les plus précieux, à un
dialogue fort instructif.
27 ‘De la symbolique en éventail’, Éventails VIII (Paris: Étude Rossini, 2003).
28 Salle de Ventes Rossini, Paris, Jeudi 27 mai 2004 (Expert Lucie Saboudjian), Lot 15: ‘[...] un lac et une rivière serpentant dans le paysage
évoquent la Carte du Tendre. Vers 1660’. Voir aussi The Fan Museum, Greenwich, collection H. A. n° 993; Christies Sale 6475 Lot 121,
1994; collections Volet et Barisch (Fächer Museum, Bielefeld). Merci à Thomas DeLeo, qui doit publier un article sur ces éventails ‘Viagens
do Amor’, de nous en avoir donné la primeur.
29 Voir Pamela Cowen, A Fanfare for the Sun King: Unfolding fans for Louis XIV (London: The Fan Museum & Third Millenium
Publishing, 2003).
30 Bibliothèque Nationale de France, Cabinet des Estampes Réserve QB-3 (1692)-FOL; voir Cowen, p. 10.
31 Étonnamment, ces feuilles semblent essentiellement parisiennes et datées du dernier tiers du règne de Louis XIV. Seule exception notable:
vingt-et-une feuilles italiennes pour la reine d’Espagne Isabella de Farnesio qui dateraient des années 1730. (Madrid, Palacio Real).
32 Voir Georgina Letourmy, ‘Vues de Paris peintes sur les éventails au XVIIème siècle’, Imaginaire et Création artistique à Paris sous
l’Ancien Régime (Bordeaux: W. Blake/Art&Arts, 1998), pp. 49–62.
33 Voir Georgina Letourmy, ‘L’éventail du succès: le théâtre mis en images à la veille et au début de la Révolution’, La Scène Bâtarde, entre
Lumières et romantisme, éd. par Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux, (Clermont-Ferrand: Presses Uuniversitaires Blaise Pascal, 2005), pp.
221–40.
34 Pierre-Henri Biger, ‘L’éventail, moyen de propagation des œuvres littéraires ou théâtrales’, La Médiatisation du littéraire dans l’Europe
des XVII
e
et XVIII
e
siècles, éd. par Florence Boulerie (Tübingen: Gunter Narr Verlag, ‘Biblio 17’, 2013), pp. 277–92.