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Histoire Épistémologie Langage
Grigori Skovoroda et la tradition slave de philosophie du langage
(espace de l'être, espace du symbole)
D. Rudenko, V. Prokopenko, J. Breuillard
Citer ce document / Cite this document :
Rudenko D., Prokopenko V., Breuillard J. Grigori Skovoroda et la tradition slave de philosophie du langage (espace de l'être,
espace du symbole). In: Histoire Épistémologie Langage, tome 17, fascicule 2, 1995. Une familière étrangeté : la linguistique
russe et soviétique. pp. 33-51;
doi : 10.3406/hel.1995.2410
http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1995_num_17_2_2410
Document généré le 15/06/2016
Résumé
RÉSUMÉ : L'article examine la pensée du philosophe ukrainien Grigori Skovoroda (1722-1794) et son
apport à la réflexion slave sur la langue. Il peut sembler, à première vue, que cette pensée ne constitue
pas un système cohérent et homogène, et qu'elle inclut des éléments bibliques (l'interprétation de la
Bible comme un « troisième monde », monde symbolique), certaines idées modifiées des philosophes
de l'antiquité tardive, quelques motifs ésotériques (la « voie » comme symbole philosophique
fondamental). On montre au contraire que Skovoroda doit être considéré comme un fondateur, un
initiateur (au sens de M. Foucault) de la discursivité slave en matière de philosophie du langage. La
tradition slave de philosophie du langage ne forme pas une ligne epistemologique continue et se
caractérise par un net pluralisme conceptuel.
Abstract
ABSTRACT : This paper is about the Ukrainian philosopher Grigori Skovoroda, his thought and his
contribution to the Slavic reflection on language. At first sight it seems that his thought is not a coherent
and homogeneous system, and that it includes biblical elements (the interpretation of the Bible as a «
third world », a symbolical world), some modified ideas of philosophers from late Antiquity, some
esoterical patterns (the « way » as a fundamental philosophical symbol). This article illustrates, on the
contrary, that Skovoroda must be considered as a founder, an initiator (in M. Foucault's meaning) of
Slavic discursivity in the philosophy of language. The Slavic tradition of the philosophy of language
does not form a continuous epistemological line, it is characterized by a definite conceptual pluralism.
Histoire
Epistémologie
Langage
17/11:
33-51
(1995)
©
SHESL,
PUV
GRIGORI
SKOVORODA
ET
LA
TRADITION
SLAVE
DE
LA
PHILOSOPHIE
DU
LANGAGE
(espace
de
l'être,
espace
du
symbole)
D.
RUDENKO,
V.
PROKOPENKO
Université
de
Kharkov
RÉSUMÉ
:
L'article
examine
la
pensée
du
philosophe
ukrainien
Grigori
Skovoroda
(1722-1794)
et
son
apport
à
la
réflexion
slave
sur
la
langue.
Il
peut
sembler,
à
première
vue,
que
cette
pensée
ne
constitue
pas
un
système
cohérent
et
homogène,
et
qu'elle
inclut
des
éléments
bibliques
(l'interprétation
de
la
Bible
comme
un
«
troisième
monde
»,
monde
symbolique),
certaines
idées
modifiées
des
philosophes
de
l'antiquité
tardive,
quelques
motifs
ésotériques
(la
«
voie
»
comme
symbole
philosophique
fondamental).
On
montre
au
contraire
que
Skovoroda
doit
être
considéré
comme
un
fondateur,
un
initiateur
(au
sens
de
M.
Foucault)
de
la
discursivité
slave
en
matière
de
philosophie
du
langage.
La
tradition
slave
de
philosophie
du
langage
ne
forme
pas
une
ligne
epistemologique
continue
et
se
caractérise
par
un
net
pluralisme
conceptuel.
Mots-clés
:
Philosophie
du
langage
;
Skovoroda
G.
;
Ukraine
;
XVIIIe
siècle
;
Logos
;
Parole
;
Symbole
;
Métaphysique
;
Tradition
slave.
ABSTRACT
:
This
paper
is
about
the
Ukrainian
philosopher
Grigori
Skovoroda,
his
thought
and
his
contribution
to
the
Slavic
reflection
on
language.
At
first
sight
it
seems
that
his
thought
is
not
a
coherent
and
homogeneous
system,
and
that
it
includes
biblical
elements
(the
interpretation
of
the
Bible
as
a
«
third
world
»,
a
symbolical
world),
some
modified
ideas
of
philosophers
from
late
Antiquity,
some
esoterical
patterns
(the
«
way
»
as
a
fundamental
philosophical
symbol).
This
article
illustrates,
on
the
contrary,
that
Skovoroda
must
be
considered
as
a
founder,
an
initiator
(in
M.
Foucault's
meaning)
of
Slavic
discursivity
in
the
philosophy
of
language.
The
Slavic
tradition
of
the
philosophy
of
language
does
not
form
a
continuous
epistemological
line,
it
is
characterized
by
a
definite
conceptual
pluralism.
Key
Words
:
Philosophy
of
language
;
Skovoroda
G.
;
The
Ukraine
;
XVTflth
century
;
Logos
;
Speech
;
Symbol
;
Metaphysics
;
Slavic
tradition.
Au
début
du
XVIIIe
siècle,
le
destin
politique
de
l'Ukraine
prend
un
tournant
décisif
:
union
militaire
et
économique
avec
la
Russie,
reconnaissance
de
la
souveraineté
russe,
liquidation
progressive
des
vestiges
d'autonomie,
enfin
intégration
de
l'Ukraine
à
l'espace
hégémonique
de
l'Empire
russe.
L'espace
culturel
de
l'Ukraine,
toutefois,
contrairement
à
l'espace
politique,
parvient
à
34
D.
Rudenko,
V.
Prokopenko
conserver
une
assez
large
autonomie.
Au
cours
du
siècle
précédent,
la
vie
intellectuelle
en
Ukraine
s'était
polarisée
sur
l'opposition
au
clergé
catholique
polonais.
Dans
cette
lutte,
l'orthodoxie
avait
su
élaborer
une
apologétique
originale
de
la
patristique
«
hellénique
»,
en
empruntant
abondamment
à
l'arsenal de
l'adversaire.
On
avait
vu
apparaître,
dans
les
confréries
orthodoxes
des
XVe
et
XVIe
siècles,
des
écoles
qui,
par
leur
organisation
et
leur
programme,
rappelaient
les
structures
élaborées
par
les
Jésuites.
Sur
cette
même
base
s'étaient
constituées
des
académies
(dont
la
plus
remarquable
était
celle
de
Kiev).
L'habitude,
enfin,
s'était
répandue
d'envoyer
les
anciens
élèves
et
les
professeurs
dans
les
universités
européennes
(Petr
Mohyla1,
Feofan
Prokopovic2).
Confronté
à
la
variante
moscovite
de
l'orthodoxie,
le
clergé
kiévien
l'avait
combattue
(le
Grand
schisme
ou
Raskol)
et
finalement
vaincue.
Mais
c'est
aussi
à
ce
moment-là
que
s'interrompt
le
dialogue
(conflictuel,
certes,
mais
réel)
entre
l'Ukraine
et
la
scolastique
latine
d'Occident
:
intégrée
à
la
Moscovie,
puis
à
l'Empire
russe,
l'Ukraine
n'est
plus
un
sujet
spirituel
autonome.
L'influence
de
l'Occident
(qui,
faut-il
le
dire,
ne
faisait
pas de
l'expansion
culturelle
à
l'Est
sa
priorité),
se
réduit
à
très
peu
de
choses.
L'Ukraine
du
milieu
du
XVIIIe
siècle
n'est
plus
seulement
la
marge
de
l'Europe3,
elle
disparaît
en
quelque
sorte
de
l'espace
européen.
Aux
yeux
de
l'Occident,
elle
ne
se
distingue
plus
des
steppes
tatares
et
se
fond
quelque
part
dans
l'espace
informe
qui
sépare
la
Pologne
de
la
Chine.
Tout
cela
induit
une
sorte
de
«
rétrécissement
»
de
l'espace
culturel
ukrainien.
Certes,
ses
centres
intellectuels
se
maintiennent
(l'Académie
de
Kiev),
de
nouveaux
centres
apparaissent
(collèges
de
Cernigov,
Perejaslavl',
Belgorod,
Xar'kov
[Kharkov]),
et
parfois
même
au-delà
des
territoires
proprement
ukrainiens
(universités
de
Vilnius,
de
Lvov).
Mais
ces
centres
de
formation
et
de
culture
se
replient
sur
eux-mêmes,
leur
rôle
dans
la
culture
ukrainienne
va
s'amenuisant.
L'espace
culturel
ukrainien
lui-même
se
déchire,
victime
du
conflit
interconfessionnel
(les
territoires
occidentaux
voient
s'implanter
le
catholicisme de
rite
grec),
victime
aussi
de
la
crise
de
sa
langue,
1.
Petr
Mohyla
(1596-1647)
:
métropolite
de
Kiev
et
théologien,
réformateur
de
l'Académie
ecclésiastique
slavo-gréco-
latine
de
Kiev.
[N.d.T.].
2.
Feofan
Prokopovifi
(1681-1736)
:
le
célèbre
prélat
et
orateur,
serviteur
zélé
de
Pierre
Ier,
avait
complété
sa
formation
en
Occident
et
même
adopté
provisoirement
le
catholicisme
romain.
[NJ.T.].
3.
Le
mot
«
Ukraine
»
signifie
étymologiquement
«
marge
»,
«
bordure
»,
«
frange
».
Skovoroda
35
soumise
à
une
forte
érosion
extérieure
;
les
Ukrainiens
perdent
de
plus
en
plus
la
«
forme
interne
de
la
nation
»
(O.
Spengler).
Dès
lors,
les
fractures
qui
traversent
l'espace
culturel
ukrainien
bloquent
toute
possibilité
de
croissance
:
le
champ
culturel
homogène
se
déchire
en
fragments
isolés
qui,
à
leur
tour,
se
morcellent
en
une
poussière
d'unités
closes,
étouffant
l'élan
créateur
de
quelques-uns.
Dans
ces
conditions,
les
marginaux
intellectuels
qui
ne
se
rattachent
pas
à
tel
ou
tel
corpuscule
de
l'espace
culturel
éclaté
acquièrent
un
relief
tout
particulier.
Ces
personnalités,
qui
échappent
à
l'enracinement,
restent
ouvertes
à
l'influence
de
types
culturels
contradictoires.
Au
cours
de
leurs
pérégrinations,
elles
relient
et
cousent
ensemble
les
différentes
variantes
de
la
culture
de
leur
temps,
et
parviennent
même
à
réanimer
des
types
culturels
ensevelis
par
le
temps
(la
spiritualité
orthodoxe
des
Slaves
a
toujours
eu
la
nostalgie
de
sa
patrie
spirituelle
perdue
:
la
culture
byzantine,
hellénique
et
hellénistique).
L'une
de
ces
figures
les
plus
brillantes
est
l'Ukrainien
Grigorij4
Skovoroda.
L'intérêt
de
ce
penseur
tient
non
seulement
à
ses
idées
proprement
philosophiques,
mais
aussi
à
la
façon
dont
celles-ci
se
sont
incarnées
dans
sa
vie
personnelle.
Skovoroda,
qui
incarne
—
en
plein
XVIIIe
siècle
!
—
le
type
du
philosophe
errant,
se
déplace
sans
cesse,
voyageant
non
seulement
à
travers
l'Ukraine,
mais
aussi
en
Europe
occidentale,
toujours
en
quête
de
l'«
essence
de
la
nature
».
(Skovoroda,
écrit
Èrn,
«
voyage
avec
passion,
le
plus
souvent
avec
le
sentiment
serein
de
sa
vocation,
parfois
avec
frénésie.
Le
sens
de
l'errance
reste
toujours pour
lui
sublime
et
'logique'
»
(Èrn
1912,
143).
En
ce
sens,
dans
son
philosopher
comme
dans
son
vivre,
on
aperçoit
l'union
intime
entre
l'espace
du
symbole
et
l'espace
de
l'être.
La
pensée
de
Grigori
Skovoroda
laisse
parfois
une
étrange
impression
;
on
dirait
que
tous
ses
textes
forment
l'immense
panégyrique
d'une
doctrine
parfaite,
d'une
Parole
que
le
philosophe
aurait
un
jour
entendue
et
qu'il
aurait
oubliée.
Ses
efforts
pathétiques
et
douloureux
pour
rétablir,
au
moyen
du
raisonnement
et
de
la
diatribe5
(diatribe),
le
sens
de
cette
Parole
oubliée,
ne
visent
pas
à
construire
une
métaphysique
conceptuelle
cohérente
et
achevée.
4.
En
ukrainien
:
Hryhorij
[N.d.T.].
5.
Au
sens
original
de
«
occupation
sérieuse
».
36
D.
Rudenko,
V.
Prokopenko
L'intérêt
de
Skovoroda
pour
la
Parole
—
pour
le
Logos
—
,
l'attention
avec
laquelle
il
guette
le
son
de
la
vérité
(ou
plutôt,
l'écho
de
la
Parole
proférée)
traduisent
l'espoir
d'une
réminiscence,
l'espoir
d'un
ressouvenir
de
la
vérité
proférée,
ressouvenir
proche
de
l'«
anamnèse
»
platonicienne.
La
Parole,
pour
Skovoroda,
est
phénomène
mystique
(«
les
portes
entre
le
connu
et
l'inconnu
»
de
W.
Blake
renvoient
directement
à
la
métaphore
skovorodienne
de
la
Parole).
Ce
phénomène
laisse
à
l'homme
la
faculté
d'accéder
à
la
vérité
:
«
La
parole,
le
nom,
le
signe,
le
chemin,
la
trace,
le
pied,
le
sabot,
le
terme
sont
les
portes
éphémères
qui
mènent
à
la
source
éternelle.
Celui
qui
ne
distingue
pas
les
signes
verbaux
selon
la
chair
et
selon
l'esprit,
celui-là
ne
peut
non
plus
distinguer
l'eau
de
l'eau,
les
beautés
célestes
de
la
rosée
»
(Skovoroda
1973a,
1196,
Fable
Le
chameau
et
le
cerf).
La
parole
est
ainsi
l'union
duelle
des
principes
charnel
et
spirituel,
terrestre
et
céleste,
inférieur
et
supérieur,
union
dans
laquelle
le
«
Grain
divin
»
est
désigné
par
«
une
figure
terrestre
».
Aussi
connaître
la
Parole
est-ce
connaître
Dieu
dans
la
parole
:
«
Laisse
donc,
Monsieur
le
théologien,
l'exégèse
de
la
parole
aux
exégètes
juifs,
et
tâche
de
comprendre
ce
qui
est
désigné
par
ce
nom.
La
belle
affaire
que
de
savoir
si
le
mot
pain
provient
de
panis
ou
plutôt
de
pœna
;
ce
qui
importe
est
de
savoir
ce
qui
est
désigné
par
ce
mot.
Car
c'est
cela
qui
forme
la
fugitive
vie...
si
on
arrive
à
le
saisir7.
Il
est
tout
à
fait
caractéristique
que
les
etymologies
assez
nombreuses
que
propose
Skovoroda
sont
souvent
plus
que
conventionnelles
sur
le
plan
philologique
(cf.,
par
exemple,
le
point
de
vue
de
G.
Spet
(Spet
1989,
93-94)
et
qu'elles
sont
«
modélisées
par
une
téléologie
métaphysique
»
(Uskalov,
Marcenko
1993,
66),
par
le
souci
d'élucider
le
mieux
possible
le
sens
primitif,
le
sens
véritable
du
mot
et,
par
là
même,
l'essence
de
la
chose.
Les
«
etymologies
mystiques
»
de
mots
isolés
s'unissent
à
leur
tour
en
un
ensemble
et
concourent
au
centre
unique
qu'est
le
nom
—
la
nature
—
de
Dieu8
;
ce
mode
d'étymologisation
peut
être
rattaché
à
Philon
le
Juif
(Florovskij
1983,
1207).
Ainsi,
la
forme
interne
du
nom
sûmbolon
est
rapportée
par
Skovoroda
à
l'image
(image-concept)
du
«
rayon
de
l'esprit
»
projeté
«
dans
un
mystère
lointain
»
:
gr.
bolë
«
jet,
trait,
rayon
(de
lumière)
»,
bolis
«
trait,
lance,
flèche
».
D'où
le
«
sym-bole
»
conçu
comme
«
co-jection
»,
c'est-à-dire
6.
Toutes
les
citations
proviennent
de
l'édition
des
œuvres
complètes
de
Skovoroda
(Skovoroda
1973a
et
1973b).
Nous
indiquons
entre
parenthèses
le
titre
de
l'œuvre
d'où
est
tirée
la
citation.
7.
Skovoroda
1973a
:
328
(«Entretien
de
cinq
voyageurs
sur
le
vrai
bonheur
dans
la
vie»,
Entretien
amical
sur
le
monde
spirituel).
8.
Pour
plus
de
détails,
cf.
Sircova
1992.
Skovoroda
37
comme
le
nom
de
Dieu
dans
lequel
se
rejoignent
tous
les
«
rayons
de
l'esprit
»,
tous
les
noms
de
la
vérité.
Dans
la
même
sphère
d'interprétation,
le
diable
(diabolos)
est
ce
qui
se
déplace
«
dia
»,
qui
ne
rencontre
pas
les
«
rayons
divins
»
ou
les
fuit
(cf.
diabolë
:
«
calomnie
»)
;
cf.
aussi
l'application de
la
«
méthode
sémantique
»
à
l'étude
de
la
philosophie de
Skovoroda,
chez
Kyryk
1967.
Cette
conception
fait
de
la
doctrine
de
la
parole
une
partie
essentielle
de
la
métaphysique
mystique
de
Skovoroda
;
le
sens
de
la
Parole
est
une
vérité
non
pas
théorique,
mais
existentielle
;
par
ce
sens,
l'homme
acquiert
le
fondement
de
toute
son
existence
(sa
«
fugitive
vie
»
se
fonde
dans
un
étant
supérieur,
atemporel).
Skovoroda
divise
le
monde
en
deux
natures
—
la
visible
(«
la
création
»)
et
l'invisible
(«
Dieu
»),
qui,
quant
à
elle,
pénètre
le
monde
entier.
Comment
peut-on
donc
connaître
Dieu
?
Skovoroda
complète
la
métaphysique
dualiste
par
une
tripartition
du
monde
:
Car
il
y
a
trois
mondes.
Le
premier
est l'univers
et
le
monde
habité,
qui
abrite
tout
ce
qui
est
né.
Ce
monde-là
est
composé
d'innombrables
mondes
et
forme
le
grand
monde.
Les
deux
autres
sont
des
mondes
particuliers
et
petits.
Le
premier
est
le
microcosme,
c'est-à-dire
le
mondicule,
le
cosmoncule,
à
savoir
l'homme.
Le
second
est
le
monde
symbolique,
c'est-à-dire
la
Bible.
[...]
La
Bible
est
le
monde
symbolique
parce
qu'elle
rassemble
les
figures
des
créatures
célestes,
terrestres
et
infernales,
afin
qu'elles
soient
les
monuments
qui
conduisent
notre
pensée
à
l'intelligence
de
la
nature
éternelle,
qui
se
cache
dans
la
nature
périssable
comme
le
dessin
sous
les
couleurs.
(Skovoroda
1973b,
137,
«
Dialogue
intitulé
le
Déluge
du
Serpent
»)9
Tel
est
le
mot-clé
:
la
Bible,
la
Parole
de
Dieu.
La
Bible
est
le
monde
symbolique,
elle-même
symbole
du
monde
symbolique
(parfois
complétée
par
l'image
du
Sphinx).
Le
symbolisme
de
Skovoroda
révèle
clairement
son
appartenance
au
champ
conceptuel
du
christianisme
oriental,
dont
le
caractère
morphogénétique
est
précisément
la
connaissance
de
Dieu
par
la
gnose
symbolique.
Contrairement
à
la
patristique
occidentale,
qui
vise,
à
partir
du
monde
créé,
la
montée
vers
un
Dieu
conçu
comme
la
synthèse
suprême,
les
Pères
orientaux
pratiquent
une
méditation
mystique
non
spéculative.
Le
Symbole
est
ainsi
le
représenté
de
Dieu
dans
le
monde,
et
le
monde
symbolique
conçu
comme
Parole
est
la
Bible.
L'idée
que
la
connaissance
de
Dieu,
ou
théognosie,
passe
par
l'exégèse
du
monde
créé,
par
l'interprétation-
spéculation
de
Dieu
dans
le
monde,
a
pour
complément
naturel
l'exégèse
de
la
Cf.
Apocalypse
12,
5
:
le
dragon
à
sept
têtes
vomit
un
fleuve
d'eau
afin
d'entraîner
la
femme
qu'il
poursuit.
[N.d.T.].
38
D.
Rudenko,
V.
Prokopenko
Parole Sacrée.
A
proprement
parler,
cette
position
de
Skovoroda
est
empruntée
directement
à
Denys
le
Pseudo-Aréopagite
(le
Pseudo-Aréopagite
est
mentionné
par
M.
Kovalyns'kyj
parmi
les
«
écrivains
préférés
de
Skovoroda
»
[Kovalyns'kyj
1973,
450]),
quoiqu'il
faille
sans
doute
parler
de
corrélations
plus
étendues
entre
la
doctrine
de
Skovoroda
et
la
tradition
symbolique
de
la
théologie
apophatique
(en
particulier
byzantine).
Ainsi,
Skovoroda
a
rencontré
aussi
la
conception symbolique
du
monde
créé
chez
Maxime
le
Confesseur
(mentionné
dans
une
de
ses
lettres
à
V.
Maksimovic [Skovoroda
1973b,
387]).
G.
Florovskij
formule
ainsi
les
fondements
conceptuels
de
la
théologie
de
saint
Maxime
:
Tout
dans
le
monde
est
secret
de
Dieu
et
symbole.
Symbole
de
la
Parole,
car
Révélation
de
la
Parole.
Le
monde
entier
est
Révélation,
—
livre
de
la
Révélation
non
écrite.
Ou,
pour
prendre
une
autre
comparaison,
le
monde
entier
est
le
vêtement
de
la
Parole.
Dans
la
diversité
et
la
beauté
des
manifestations
sensuelles,
la
Parole
paraît
jouer
avec
l'homme,
pour
l'attirer
et
l'inviter
à
soulever
le
voile,
afin
que
sous
les
formes
extérieures
et
visibles
il
aperçoive
le
sens
spirituel.
(Florovskij
1990,
204)
Autre
chose
encore
unit
Skovoroda
à
Maxime
le
Confesseur
:
l'aspect
ludique
du
rapport
«
Homme
—
Dieu
—
Parole
»
:
l'exégèse
de
la
Parole
n'est
pas
théorie
(theôrià),
mais
construction
de
la
vie
(praxis),
où
l'homme
accepte
le
jeu
de
la
Parole,
de
la
vérité
indocile
qui
se
dérobe
sans
cesse
et
qu'il
tente
de
saisir
dans
les
filets
de
son
existence
individuelle.
L'existence
individuelle
est
alors
un
jeu
double
—
d'une
part,
l'homme
s'efforce
de
se
changer
lui-même
et
de
changer
sa
vie
pour
saisir
la
vérité,
s'unir
à
Dieu
dans
un
dialogue
personnel
(idée
traditionnelle
dans
la
mystique
orientale
de
«
divinisation
»
:
théôsis)
;
mais
d'autre
part,
Dieu-Parole
n'existe
dans
le
monde
que
comme
la
limite
à
laquelle
tend
la
créature
:
le
principe
corruptible
fait
valoir
ses
droits
sur
l'homme.
Il
est
clair
que
cette
«
exégèse
existentielle
»,
qui
joue
avec
les
symboles,
est
en
elle-même
une
puissante
incitation
à
la
création
symbolique
:
les
œuvres
de
Skovoroda
abondent
en
exemples
de
cette
nature
:
«
emblématique
»
graphique
(Pohorilyj
1992),
symbolique
des
nombres
(idées
de
Pythagore,
pour
l'essentiel,
transmises
par
Philon
le
Juif
[Laslo-Kucjuk
1992]),
monuments-symboles
(le
Sphinx,
le
Dragon).
Mais
l'élément
le
plus
signifiant
de
cet
ensemble
est
sans
doute
la
symbolique
spatiale.
Skovoroda
décrit
la
vie
humaine
comme
la
traversée
de
l'espace
du
monde,
et
ce
déplacement
recèle
un
sens
mystique.
Ainsi,
en
utilisant
la
symbolique
spatiale,
Skovoroda
fixe
l'attention
de
son
lecteur
sur
un
symbole
central
(qui
est
même
un
métasymbole)
:
le
Skovoroda
39
Voyage.
La
vie
juste,
tendue
vers
Dieu,
est
le
Voyage
vers
la
réforme
spirituelle
qui,
seule,
permet
de
découvrir
et
de
contempler
la
lumière
des
significations
cachées.
En
même
temps,
elle
est
incarnation
individuelle
immédiate
du
destin
du
Voyageur.
Le
Voyageur
de
Skovoroda
est
l'incarnation
du
destin
réel
du
philosophe
(le
destin
étant,
cela
dit,
une
chose
extérieure,
imposée,
une
anankè
(anagkê)
implacable
;
la
vie
du
philosophe,
quant
à
elle,
est
la
construction
cohérente
et
volontaire
d'un
être
symbolique
pénétré
de
signification
mystique).
Le
philosophe
accomplit
sa
Voie
en
franchissant
non
seulement
des
espaces
terrestres
réels,
mais,
ce
qui
est
plus
important,
les
espaces
du
symbole
:
Le
Voyage
est
toujours
choix.
Depuis
le
point
de
départ,
le
choix
procède
à
partir
de
signes
irradiés
par
le
savoir
des
autres
et
par
le
notre.
Les
signes
résident
dans
le
domaine
du
visible.
Le
visible
est
fallacieux.
Le
Voyageur
doit
déchiffrer
et
exorciser
les
signes.
(Volzskij
1992,
20
;
cf.
aussi
:
Rudenko,
Svatko
1993,
95-97)
On
peut,
dès
lors,
revenir
à
la
vie
réelle
de
Skovoroda
:
que
vaut
l'idée
selon
laquelle
le
philosophe
a
assujetti
sa
vie
à
la
construction
du
sens
existentiel,
comme
l'ont
plusieurs
fois
observé
les
spécialistes de
Skovoroda
?
Ainsi,
Èrn
:
«
En
véritable
philosophe,
il
a
accompli
avec
sa
vie
ce
que
Descartes
a
voulu
faire
avec
sa
pensée
[...].
Il
a
rejeté
de
sa
vie
(et
non
seulement
de
sa pensée)
tout
contenu
préexistant
et,
révoquant
en
doute
tous
les
chemins,
a
décidé
avant
toutes
choses
de
rester
lui-même,
de
maîtriser
son
'moi'
et
de
se
créer
une
vie
qui
découlât
entièrement,
dans
toutes
ses
parties,
de
l'idée
pure
de
son
être
intérieur
»
(Èrn
1912,
99)
;
cf.
aussi
la
définition
que
donne
A.F.
Losev
de
la
vie
de
Skovoroda
comme
«
métaphysique
expérimentale
»
(Losev
1991,
220).
D'une
manière
générale,
on
est
frappé
par
le
fait
que,
des
travaux
de
D.
Bahalij,
V.
Èrn,
D.
Cyzevs'kyj
à
nos
jours,
la
vie
du
philosophe
demeure
l'objet
d'une
attention
constante,
et
même
quelque
peu
morbide
;
l'impression
prévaut
que
Skovoroda
aurait
finalement
dit
davantage
par
sa
vie que
par
ses
œuvres.
S'il
est
juste
d'affirmer
les
intention
théomimétiques
de
l'œuvre
de
Skovoroda,
alors
il
faut
reconnaître
que
ce
philosophe
construit
sa
vie
non
comme
une
métaphysique
(même
«
expérimentale
»),
mais comme
un
méta-
symbole
(ou
«
double
»
symbole)
dont
le
nom
est
Voyage
(cf.
le
«
symbole
de
deuxième
degré
»
chez A.F.
Losev
[Losev
1990,
431]).
Skovoroda
assimile
à
plusieurs
reprises
la
vie
humaine
à
un
voyage
sur
une
mer
démontée
et
présente
l'âme
comme
un
«
mobile
perpetuum
»
(Skovoroda
1973a,
357
[«
L'Anneau
»]).
La
biographie
elle-même
du
philosophe
n'est
qu'un
perpétuel
40
D.
Rudenko,
V.
Prokopenko
mouvement,
un
perpétuel
déplacement
(le
philosophe
errant,
à
la
fin
du
XVIIIe
siècle,
alors
qu'est
déjà
fixée
la
manière
de
vivre
académique,
professorale,
des
professionnels
de
la
philosophie,
est
une
figure
tout
à
fait
exotique,
une
sorte
de
vestige
du
temps
des
cyniques).
Skovoroda
aura
repoussé
résolument
toutes
les
offres
professionnelles,
comme
autant
de
blandices
du
«
monde
»
qui
auraient
risqué
d'entraver
sa
vie
en
l'obligeant
à
renoncer
à
ses
déplacements
browniens.
Ces
va-et-vient
apparemment
incohérents,
aux
marches
de
l'Europe,
semblent
absurdes
si
l'on
n'aperçoit
pas
en
eux
la
projection
particulière
d'une
forme
plus
globale
de
déplacement.
Le
Voyage,
chez Skovoroda,
trouve
son
explication
et
prend
son
sens
dans
les
espaces
non
triviaux
du
symbole
:
aux
trois
dimensions
de
l'espace
et
à
la
quatrième,
celle
du
temps,
viennent
s'ajouter
les
innombrables
dimensions
des
significations,
des
«
mondes
possibles
»
qu'ils
engendrent,
si
bien
que
«
ses
[Le.
du
voyageur,
—
D.R., V.P.]
pérégrinations
à
la
surface
de
la
terre
sont
la
projection
horizontale
d'une
verticale
métaphysique
»
(Sigov
1992,
26).
Plutôt
que
de
simple
«
verticale
métaphysique
»,
nous
évoquerions
plutôt,
quant
à
nous,
une
topologie
symbolique
multidimensionnelle
considérablement
plus
complexe.
Ainsi,
il
ne
suffit
pas
de
dire
que
le
Voyage
est
le
symbole-clé
de
l'œuvre
de
Skovoroda
:
toute
son
œuvre
est
parcours
à
travers
les
espaces
des
symboles,
et
du
symbole
du
Voyage
en
particulier.
Chez
Skovoroda,
le
Voyage
est
un
:
il
est
toujours
symbole
spatial,
que
ce
soit
dans
ses dimensions
terrestre
et
séculière,
ou
dans
le
«
monde
symbolique
».
L'espace,
chez
lui,
n'est
pas
seulement
une
propriété
naturelle
du
corps
dont
on
pourrait
s'affranchir
par
abstraction,
par
concentration
des
dimensions
en
un
même
point
de
singularité
;
le
Voyage
se
définit
non
tant
par
sa
destination
finale
que
par
son
aptitude
à
durer,
la
possibilité
qu'il
offre
de
découvrir
les
significations
secrètes
des
espaces
traversés
(y
compris
les
«
espaces
intérieurs
»,
ceux de
la
connaissance
de
soi,
de
la
plongée
dans
la
profondeur
(Tirons
1993
;
sur
Skovoroda,
cf.
aussi
Serex
1993,
237-238).
Pour Skovoroda,
le
monde
est
l'espace
du
merveilleux,
de
l'inattendu,
quoique,
aussi,
le
plus
souvent,
du
dangereux.
Une
représentation
aussi
panthéiste
et
enthousiaste
des
espaces
séculiers
ne
marque pas
une
conception
ascétique
de
l'élan
vers
Dieu.
Skovoroda
ne
chemine
pas
vers
Dieu,
mais
chemine
en
Dieu.
Ici
apparaît
une
question
pour
le
moins
complexe
:
comment
l'individualité
et,
en
dépit
de
l'existence
de
ses
prédécesseurs,
l'originalité
de
la
pratique
philosophique
de
Skovoroda
s'intègrent-elles
dans
cette
tradition
slave
Skovoroda
41
de
la
philosophie
de
la
langue
que
nous
avons
postulée
dans
notre
titre
?
On
peut
supposer
a
priori
que,
même
si
cette
intégration
est
possible,
il
faut
parler
ici
d'une
conception
spécifique
ou
d'une
nature
particulière
de
la
tradition.
Il
est
significatif,
à
ce
sujet,
que
certains
chercheurs
excluent
Skovoroda
de
son
contexte
philosophique
;
G.
Spet
évoque
ainsi
le
«
texte
périphilosophique
du
sage
de
l'Ukraine,
qui
annonce
certaines
idées
moralistes
du
tolstoïsme
et
de
toute
une
intelligentsia
du
XIXe
siècle,
tentée
par
la
frugalité
et
la
simplicité
des
mœurs
»
(Spet
1989,
96)
;
cela
dit,
les
jugements
contradictoires
—
et
néanmoins
enthousiastes
—
sur
Skovoroda
ne
manquent
pas.
Nous
tenons
peut-
être
là,
toutefois
ce
qui
nous
permettra
d'éclairer
l'essence
du
phénomène
qui
nous
occupe.
La
tradition
slave
en
matière
de philosophie de
la
langue
n'est
pas
(contrairement,
disons,
à
la
tradition
anglo-
ou
germanophone)
un
phénomène
totalement
continu,
fait
d'un
tissu
de
conceptions
et
d'idées
qui
s'appelleraient
(ou
se
repousseraient)
mutuellement
et
que
l'on
pourrait
analyser
précisément.
Cela
est
dû
en
partie
à
la
faiblesse
numérique
de
ses
représentants
(si
l'on
ne
tient
pas
compte
de
l'essor
de
l'école
de
Lvov-Varsovie
et
des
courants
apparus
sous
l'influence
d'A.
Wierzbicka
et
de
Ju.
Stepanov).
On
peut
toutefois
dégager,
même
à
partir
de
ce
«
matériau
»
assez
mince,
un
trait
commun
à
la
tradition
slave
en
matière
de
philosophie
de
la
langue
—
son
pluralisme
conceptuel,
une
sorte
d'«
épistémicité
»
(dans
l'interprétation
des
«
épistémè
»
de
Foucault,
opposées
aux
«
paradigmes
»
plus
rigides
de
Kuhn).
Comme
l'a
observé
Ja.
Jadackij,
les
philosophes
de
l'école
de
Lvov-Varsovie
ont
pu
prendre
conscience
de
leur
originalité
sans
toutefois
développer
aucune
xénophobie
envers
les
autres
écoles.
Ce
jugement
s'applique
en
fait
non
seulement
à
T.
Kotarbifiski
ou
à
K.
Tvardovski
(Rudenko
1989
;
1990b),
mais
il
s'étend
aussi,
en
principe,
à
A.
Potebnja,
à
Baxtin-Volosinov
(avec
sa
pluralité
et
la
dimension
«
limitrophe
»
du
texte),
à
A.
Losev,
à
A.
Wierzbicka,
à
Ju.
Stepanov.
Il
est
significatif,
sous
ce
rapport,
que
les
travaux
récents
sur
la
philosophie de
la
langue,
qui
se
rattachent
à
cette
tradition,
affirment
nettement
la
dimension
métathéorique
:
c'est-à-dire
la
justification
d'une
conception
large
(pour
parler
métaphoriquement,
disons
«
anti-kuhnienne
»
ou,
plus
précisément,
«
a-kuhnienne
»)
des
paradigmes
philosophiques,
conception
impliquant
leur
étroite
interconnexion
(interaction)
;
cf.
la
conception
de
la
«philosophie
du
nom»,
de
la
«
philosophie
du
prédicat
»
et
de
la
«
philosophie
des
mots
égocentriques
»
chez
Stepanov
(Stepanov
1985
;
Rudenko
1990a,
1993)
et
les
recherches
sur
le
«
quatrième
paradigme
»
de
P.
Sériot
(Sériot
1993).
42
D.
Rudenko,
V.
Prokopenko
Si
l'on
voit
en
Skovoroda
le
premier
Slave
«
philosophe de
la
langue
»
(sans
qu'il
soit
exclusivement
cela)
—
ce
qui
ne
va
pas
sans
une
certaine
convention,
cf.,
par
exemple,
les
idées
de
Comenius
exposées
dans
sa
Pangloîtia
(Vakulenko
1993)
—
,
alors
on
voit
que la
tolérance
conceptuelle,
la
largeur
des
cadres
épistémologiques
sont
déjà
manifestes
dans
ses
idées
sur
la
langue,
idées
qui
paraissent
annoncer
leur
devenir
moderne
—
qui
paraissent,
disons-nous,
parce
qu'il
semble
difficile
de
parler
d'influence
directe
de
Skovoroda
sur
les
chercheurs
cités
plus
haut
(à
l'exception
de
Losev).
Ce
fait
n'en
est
pas
moins
un
fait
historique
(et
non
seulement
«
logique
»,
«
idéal
»).
Cette
interprétation
large,
effectivement
antique,
du
«
monde symbolique
»,
qu'on
trouve
esquissée
par
Skovoroda10
(interprétation,
sous
certains
aspects,
incompatible
avec
les
traditions
beaucoup
plus
rigides
du
«
symbolisme
»
orthodoxe
et
même
du
christianisme
dans
son
ensemble)
s'est
maintenue
jusqu'à
nos
jours
dans
sa
tendance
générale,
et
sans
se
réduire
(et
même,
sous
certains
aspects,
en
s'élargissant).
Il
est
curieux
d'observer
que,
dans
cette
deuxième
moitié
du
XXe
siècle,
cette
interprétation
rejoint
la
réflexion
d'expression
française
sur
la
langue,
réflexion
concernée
avant
tout
par
la
conception
des
épistémè
culturelles.
(Observons
que
la
ligne
russe
de
la
philosophie
de
la
langue,
depuis
les
années
soixante-dix,
est
largement
dominée
par
les
romanistes
Ju.
Stepanov
et
N.
Arutjunova
;
le
lien
du
slaviste
français
P.
Sériot
avec
cette
direction
n'est
sans
doute
pas
fortuit).
Le
pluralisme
conceptuel
de
Skovoroda
(dans sa
philosophie
de
la
langue,
en
particulier)
se
traduit
d'abord
dans
sa
conception
des
«
trois
10.
On
peut
noter
que
la
doctrine
de
la
«
vérité
éternelle
»
acquiert
chez
Skovoroda
«
la
forme
d'une
identification
essentielle
entre
la
gnose
antique
et
la
doctrine
chrétienne.
Ainsi,
la
pensée
antique
et
la
pensée
chrétienne,
dans
la
métaphysique
de
Skovoroda,
sont
parallèles
et
dialoguent
d'égale
à
égale.
A
ce
sujet,
l'idée
de
Philon
le
Juif,
développée
par
saint
Justin,
saint
Clément,
Tatien
et
d'autres,
selon
laquelle
les
philosophes
grecs
ont
emprunté
leurs
idées
aux
livres
de
l'Ancien
Testament
est,
pour
Skovoroda,
inacceptable
dans
son
principe
»
(USkalov,
MarCenko
1993,
57).
Il
arrive
que
l'interaction
entre
ces
sphères
épistémologiques
prenne
chez
Skovoroda
un
tour
inattendu
;
disons
que
son
interprétation
«
antique
»,
non
littérale
dans
son
orientation
principale,
des
images
bibliques
(sur
l'allégorie
et
la
symbolique
de
Skovoroda,
cf.
Filosofija
Hryhorija
Skovorody
1972,
182-196
;
Ivan'o
1983,
209-227
;
Pohorilyj
1992
;
sur
l'allégorèse
antique,
(des
stoïciens,
de
Philon
le
Juif,
de
Proclus),
—
Losev
1980,
106-128;
1979,
164-171
;
1988,
163-247),
a
été
visiblement
influencée
par
la
diffusion
en
Ukraine
(dans
sa
partie
orientale,
à
l'Est
du
Dnepr,
quoique
moins
fortement
que
dans
sa
partie
occidentale)
du
socinianisme
:
«
Quoique
le
socinianisme
déclarât
l'Ecriture
sainte
comme
la
source
de
sa
doctrine,
il
reconnaissait
comme
critère
suprême
la
raison
humaine
»
(Levickij
1882,
44)
;
il
est
significatif
que
les
sociniens
aient
réfuté
les
principaux
dogmes
chrétiens
sur
la
personne
de
Jésus-Christ).
Sur
la
diffusion
des
idées
protestantes
en
Ukraine,
cf.
aussi
:
«
Philosophie
de
la
Résurrection
en
Ukraine
»
1990,
68-78
;
Ni£yk,
Lytvynov,
Stratij
1990,
64-129
;
pour
un
aperçu
général
sur
l'herméneutique
protestante,
cf.
Gadamer
1988,
389-392.
Skovoroda
43
mondes
»
qui,
pour
la
première
fois,
semble-t-il,
dans
la
philosophie
européenne
moderne,
rapporte
de
manière
manifeste
et
conséquente
le
problème
de
la
pluralité
des
mondes
(c'est-à-dire
des
mondes
possibles)
aux
problèmes
du
symbole
et
de
la
langue
:
Le
monde
habité
concerne
les
créatures.
Nous