Cette thèse s’ancre dans le contexte actuel de diversification socioethnique de la population des quartiers urbains. Nous voyons émerger des espaces d’interactions entre des personnes issues de diverses origines ethniques, linguistiques et religieuses. Afin de répondre aux besoins des minorités et aux enjeux des relations intergroupes, des institutions publiques locales ont développé des actions en matière de gestion de la diversité ethnoculturelle. C’est notamment le cas de la Ville de Montréal qui a adhéré au réseau des Cités interculturelles du Conseil de l’Europe et qui a identifié les bibliothèques publiques comme un espace de mise en œuvre. Mais, ces programmes font face à des limites de connaissances et de savoir-faire. Cette thèse vise donc à mieux comprendre le processus de production des relations interethniques de quartier en lien avec l’action publique locale de gestion de la diversité.
L’approche de ce problème articule les propositions théoriques sur « la production de l’espace » d’Henri Lefebvre (1974) et sur « les frontières de l’ethnicité » de Danielle Juteau (1999). L’objectif est alors d’expliquer les mécanismes intervenant entre l’action publique locale, les pratiques sociospatiales de quartier et les représentations de l’ethnicité. Un prisme intersectionnel cherche également à saisir l’expérience différenciée des femmes, notamment immigrantes et issues des minorités visibles.
Afin d’y parvenir, cette recherche opta pour une démarche en théorisation ancrée combinant plusieurs méthodes de production de données. Dans le contexte de l’arrondissement Saint-Laurent et de la bibliothèque publique du Boisé à Montréal, la chercheure procéda à un questionnaire en ligne auprès de 63 résident·e·s, 15 entrevues d’usager·ère·s de la bibliothèque, un recueil documentaire sur l’action publique locale en matière de gestion de la diversité ethnoculturelle, ainsi qu’à dix entrevues auprès d’acteurs clés (fonctionnaires d’arrondissement, employé·e·s de la bibliothèque et intervenant·e·s communautaires). Au terme du traitement des données, il s’agit de générer une modélisation théorique expliquant le processus de production des relations interethniques de quartier.
Parmi les principaux résultats, il se révèle que les pratiques spatiales et les interactions sociales sont modulées non seulement selon les dimensions socioethniques, mais surtout selon le statut familial des femmes. Les mères fréquentent plus souvent certains équipements de quartier, mais y ont aussi plus d’interactions sociales et interethniques que les autres groupes sociaux (hommes, personnes sans enfants, aîné·e·s, etc.). Par l’entremise d’une offre de services et d’activités variées, la bibliothèque occupe une place importante dans le réseau d’équipements où les résident·e·s de diverses origines ethniques peuvent se côtoyer, notamment pour les personnes immigrantes et issues des minorités visibles. Mais, les interactions sociales peuvent être entravées par des tensions d’image des bibliothèques. À l’échelle de quartier, les relations interethniques semblent empreintes à la fois de quelques inconforts et d’accommodation. Toutefois, les données suggèrent que la fréquence des interactions entre personnes issues de diverses origines ethniques ne joue qu’un rôle limité dans les représentations qui se cristallisent parfois sur des comportements identifiés au Québec comme inappropriés, tels que l’expression visible de l’appartenance religieuse dans l’espace public.
En somme, la modélisation théorique montre que l’action publique en matière de gestion de la diversité intervient dans le processus de production des relations interethniques de quartier par l’entremise des discours, non seulement au niveau local, mais aussi aux niveaux supérieurs. Elle a également la capacité de guider les pratiques sociospatiales en organisant l’accessibilité des espaces. Mais surtout, cette modélisation, nommée « production de l’espace intercultur·elles », met en lumière que les rapports sociaux de sexe-genre sont au cœur du processus. Compte tenu des rôles sociaux traditionnellement attribués aux femmes, la responsabilité des relations interethniques semble reportée en grande partie sur les mères qui accompagnent fréquemment leurs enfants dans des activités de socialisation, transmettent des spécificités ethnoculturelles et des normes sociales communes.
Pour terminer, cette thèse discute et suggère que l’action publique en matière de gestion de la diversité prenne davantage en compte les enjeux liés à la reproduction des rapports sociaux inégalitaires se trouvant à l’intersection des dimensions socioethniques, de la classe sociale et du sexe-genre.