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Bouchardon, S. (2012). « Du récit hypertextuel au récit interactif », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n°42, décembre 2012, 13-20.

Authors:
Du récit hypertextuel au récit interactif
Serge Bouchardon
Introduction
L’écriture de récits non linéaires a souvent fasciné les écrivains. On peut penser à Tristram Shandy
(1760) de Laurence Sterne. Ce roman est parsemé d’incitations à une lecture non linéaire. Par
exemple : « S'il se trouve d'ailleurs des lecteurs à qui il déplaise de remonter si loin dans ce genre de
cause, je ne puis que leur conseiller de sauter par dessus le reste de ce chapitre, car je déclare
d'avance qu'il a seulement été écrit pour les curieux et les chercheurs. » Un conte à votre façon (1967)
de Raymond Queneau se présente quant à lui sous la forme de vingt-et-un fragments numérotés. A la
fin de chaque fragment, le lecteur est invité à faire un choix entre deux options pour continuer sa
lecture. Plus récemment, on peut mentionner également le Grand Incendie de Londres (1989) de
Jacques Roubaud.
Sur un support numérique, cette non-linéarité peut être programmée et automatisée avec des liens
hypertextes, ou hyperliens. Un récit hypertextuel sur ordinateur propose ainsi une lecture non-linéaire
de fragments reliés par des liens. La navigation hypertextuelle permet à chaque lecteur de suivre un
parcours unique au sein d’un même récit. Les liens peuvent être statiques, mais également dynamiques
(conditionnels, aléatoires) : si le lecteur clique à plusieurs reprises sur un même lien hypertexte, soit au
cours d’un même parcours de lecture, soit lors d’une lecture ultérieure, il ne verra pas forcément le
même fragment s’afficher.
Des auteurs se sont ainsi emparés de la technologie du lien hypertexte pour écrire des récits. Ces récits
hypertextuels semblaient dans les années 1990 promis à un bel avenir, aussi bien d’un point de vue
théorique que littéraire (Clément, 1995). Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Le récit hypertextuel a-t-il
tenu ses promesses ? A-t-il conduit à une impasse ou bien ouvert d’autres voies ? Quelles sont les
formes de récits numériques que l’on peut actuellement identifier, notamment sur internet ?
Les récits hypertextuels : entre création et théorie
Naissance et développement
Les premiers récits hypertextuels sur ordinateur voient le jour à la fin des années 80 aux Etats-Unis, à
la suite d’Afternoon, a story de Michael Joyce (1987). Cet hypertexte, réalisé avec le logiciel
Storyspace et distribué sur disquettes puis sur CD-ROM par la société Eastgate Systems, inaugure le
développement spectaculaire de l’hypertexte américain, gagnant ensuite l’Europe.
Figure 1. Une capture d’écran du récit hypertextuel Afternoon, a story de Michael Joyce (1987). Les liens
hypertextes n’étaient pas signalés visuellement (comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui dans les
navigateurs Web, dans lesquels les liens apparaissent en bleu souligné). Le lecteur devait survoler le texte avec le
curseur de sa souris pour identifier quels mots étaient cliquables.
Il faut attendre 1996 pour découvrir les deux premières œuvres de fiction hypertextuelle publiées en
français sur CD-ROM : 20% d’amour en plus1 de François Coulon et Sale Temps2 de Frank Dufour.
Après 20% d’amour en plus, François Coulon sera ensuite l’auteur d’un autre CD-ROM, Pause, dans
une collection intitulée « Fictions interactives » chez l’éditeur Kaona. Il s’agit de récits hypertextuels
donnant une place importante à la dimension graphique.
1 Coulon François, 20% d’amour en plus, CD-Rom, Kaona, 1996.
2 Dufour Franck, Armanetti Gilles, Chiffot Jacky, Sale Temps, CD-Rom, MicroFolie's, Paris, 1996.
De nombreux récits hypertextuels en langue française apparaissent alors sur le web : citons notamment
Apparitions inquiétantes de Anne-Cécile Brandenbourger3 (auteure belge), hypertexte qui a ensuite
fait l’objet d’une publication papier sous le titre « La malédiction du parasol », ou encore Non-roman
de Lucie de Boutiny4.
Figure 2. Une capture d’écran du récit hypertextuel Non-roman, de Lucie de Boutiny (1997-2000).
Théorie
Ce développement de la création littéraire hypertextuelle dans les années 90 a été soutenu par une
réflexion théorique particulièrement prégnante. Comme le rappelle le sémioticien Yves Jeanneret
(Jeanneret, 2005), cette théorie se fonde sur l’antithèse entre le texte qui relèverait de l’imprimé et
l’hypertexte qui relèverait de l’informatique. Selon cette théorie, le texte serait clos, linéaire, contrôlé
par un auteur, porteur d’une culture légitime, alors que l’hypertexte serait ouvert, fragmentaire,
favorisant l’appropriation multiple et offrant ainsi une grande liberté à son lecteur.
3 Brandenbourger Anne-Cécile, Apparitions inquiétantes, 1997-2000,
http://www.anacoluthe.be/bulles/apparitions/jump.html
4 Boutiny Lucie (de), NON-roman, 1997-2000, http://www.synesthesie.com/boutiny/
Cette réflexion théorique a été qualifiée de « théorie de la convergence ». Il s’agit d’une convergence
entre les théories du texte (notamment les théories françaises post-structuralistes) et l’hypertexte
(Landow, 1994, 1997 ; Bolter, 2001). Le théoricien qui est allé le plus loin dans cette direction est
l’américain George Landow, notamment dans son ouvrage Hypertext. The Convergence of
Contemporary Critical Theory and Technology (1991), dont une deuxième édition a paru en 1997 sous
le titre Hypertext 2.0 (Landow, 1997). Landow fait l’hypothèse de liens étroits qui existeraient entre la
théorie littéraire et le concept d'hypertexte. Dans cette théorie, l’hypertexte est décrit de la façon
suivante :
“an almost embarrassingly literal reification or actualization of contemporary literary
theory” (Landow, 1997).
Les théoriciens de la convergence vont notamment s’appuyer sur les notions de « lexie » et de « texte
scriptible » (Barthes, 1974), de texte comme « nœud dans un réseau » (Foucault, 1969), de
« rhizome » (Deleuze et Guattari, 1980), sur la théorie de la déconstruction (Derrida, 1967) ou encore
la fin des « Grands Récits » (Lyotard, 1979). La théorie de la convergence s’est ainsi inspirée de ce
que les Américains ont appelé la French theory. L’hypertexte semblait réaliser ce que certains auteurs
structuralistes puis post-structuralistes avaient théorisé.
« L'hypertexte […] est d'abord apparu comme une tentative de déconstruction du texte,
comme une libération des contraintes et des artifices de la rhétorique classique subordonnée à
la linéarité du discours. Dans la culture américaine qui l'a vu naître, il a accompagné le
mouvement libertaire et servi d'étendard à une contestation de l'ordre littéraire établi. Dans
ce contexte, le lien est apparu comme la délégation au lecteur d'une partie des pouvoirs de
l'auteur. La désorganisation du discours linéaire ouvrait la voie à un transfert des privilèges
de l'énonciation vers le lecteur » (Clément, 2003).
L’hypertexte tel que décrit par Jean Clément a donc cristallisé aux Etats-Unis la rencontre
d’informaticiens et de littéraires soucieux d’expérimenter et de créer, mais aussi d’un certain univers
politique libertaire. Selon Jeanneret, l’hypertexte a été ainsi d’emblée « une catégorie descriptive,
normative et poétique » (Jeanneret, 2005).
Plusieurs chercheurs, dès la fin des années 90 et dans les années 2000, ont critiqué la théorie de la
convergence. Ainsi, Sophie Marcotte souligne-t-elle que
« les rapprochements que trace Landow entre l'hypertexte et la théorie littéraire
contemporaine sont parfois discutables. Si Landow prend bien soin de nuancer le lien qu'il
établit entre le «rhizome» de Deleuze et Guattari et l'hypertexte, ce qu'il dit au sujet de
Barthes et de Derrida mériterait de l'être davantage » (Marcotte, 2000).
Cette critique porte sur l’interprétation parfois forcée de certaines notions. La critique d’Yves
Jeanneret est quant à elle plus radicale (Jeanneret, 2005). Celui-ci critique en effet la prétendue
« convergence » entre les théories du texte et l’hypertexte. La théorie de la convergence viserait à faire
accroire qu’il puisse y avoir convergence entre un objet théorique (la théorie du texte) et un objet
technique (l’informatique), convergence entre une réalité observable (la forme textuelle) et une
pratique intérieure (l’interprétation de ce texte), convergence entre un type de production (l’œuvre) et
un idéal politique (la liberté). Ceci supposerait « une sorte de providence esthétique rassemblant
ensemble l’innovation technique et industrielle, la créativité esthétique et la démocratie culturelle ».
L’antithèse texte / hypertexte a permis aux théoriciens de la convergence, au premier plan desquels
George Landow, de mettre en valeur certaines dimensions de l’hypertexte (la nature des liens entre les
nœuds, le parcours du lecteur), mais au dépens d’autres qui ont été inaperçues : l’organisation visuelle
et la longue tradition des formes écrites, ou encore le poids du logiciel.
Une autre forme de critique adressée à la « théorie de la convergence » vient à présent de certains
chercheurs du domaine de la littérature numérique lui-même. Ainsi certains chercheurs reprochent-ils
à cette théorie d’être restée purement abstraite et de ne pas avoir donné lieu à des analyses fines des
créations et des pratiques de lecture.
“While potentially appealing, the association of hypertextuality and particular theoretical
models has not necessarily led to literary-critical readings of individual digital fictions.
Rather, the metaphoric mapping of theory and textuality has remained mostly at an abstract
level, a blueprint from which few, if any, analyses have since materialized.” (Bell et alii,
2012).
Un lecteur désorienté
Si la théorie qui a pu porter les récits hypertextuels a fait l’objet de critiques, les créations elles-mêmes
ont également montré certaines limites. Les difficultés rencontrées sont d’abord celles éprouvées par
l’auteur, qui doit écrire un nombre considérable de fragments pour offrir un parcours réellement non-
linéaire. Mais c’est du côté du lecteur, confronté à une désorientation hypertextuelle, que les
problèmes ont été les plus vifs. La navigation hypertextuelle s’effectue en effet souvent au détriment
de la lecture, dont elle rompt le caractère continu et sédimenté. La mobilisation d’un lien hypertexte,
permettant d’accéder à un nouvel élément de contenu parfois fort distant de la lecture en cours, ou
fortement décontextualisé, favorise la désorientation et compromet la lecture (Bachimont, 1999). Pour
ces raisons notamment, et malgré d’indéniables potentialités narratives, les récits hypertextuels n’ont
jamais vraiment réussi à s’étendre au-delà d’un cercle d’initiés de praticiens et de théoriciens et à
toucher un large lectorat.
Des récits hypertextuels aux récits interactifs et multimédias
Dans les créations, l’accent a été progressivement moins mis sur la non-linéarité que sur d’autres
possibilités offertes par le numérique : la dimension multimédia, mais surtout d’autres formes
d’interactivité pour le lecteur que le seul fait de cliquer sur un lien. Il était par exemple possible pour
un lecteur de manipuler un contenu à l’écran ou encore de produire lui-même du texte, qui pourrait
venir s’insérer dans le texte du récit lui-même. Les récits hypertextuels en tant que tels sont ainsi de
plus en plus rares sur internet. En revanche, on constate la prolifération de récits interactifs, qui
consistent à raconter une histoire tout en faisant intervenir le lecteur (au niveau de l’histoire, de la
structure du récit, ou encore de la narration), mais dont le lien hypertexte n’est pas le seul ressort
(Bouchardon, 2009). La tendance actuelle est ainsi aux hypermédias animés en ligne qui exploitent
conjointement l’affichage dynamique du texte et la dimension multimédia et mettent l’accent sur
l’interactivité avec un lecteur.
Figure 3. Le récit interactif Fitting the pattern5 (2008) explore les relations entre texte et textile. Le lecteur est
amené à découper et coudre au fur et à mesure de sa lecture.
5 Wilks Christine, Fitting the Pattern, 2008, http://collection.eliterature.org/2/works/wilks_fittingthepattern.html
Figure 4. Le récit interactif Déprise6 (2010) raconte l’histoire d’un homme qui a un sentiment de perte de prise
sur sa vie. Ce récit propose différents types de manipulation au lecteur.
Voyons à présent ce que cette évolution du récit hypertextuel vers le récit interactif laisse augurer pour
des formes de narrativité émergentes.
6 Déprise, de Serge Bouchardon et Vincent Volckaert, http://deprise.fr, 2010. Ce récit interactif a remporté le
New Media Writing Prize 2011 : http://www.newmediawritingprize.co.uk/blog/
Perspectives pour les récits interactifs
En termes de perspectives, nous pouvons identifier des formes de récits interactifs, qui souvent
prennent leurs sources dans les récits hypertextuels historiques, mais qui présentent néanmoins
d’autres caractéristiques. Les pistes explorées ne sont pas forcément nouvelles : on retrouve ainsi les
tensions texte/multimédia, linéarité/non-linéarité, narration/simulation, récit sur écran/récit convoquant
également l’espace physique. Elles se concrétisent néanmoins dans des formes médiatiques
spécifiques et identifiables. Ces formes jouent sur les frontières du récit interactif : avec le récit
imprimé, avec le film ou encore avec le jeu vidéo. Des enjeux économiques se dessinent également
avec ces nouvelles formes de récits, notamment avec le livre interactif.
Livre interactif
Il s’agit de récits conçus pour les liseuses ou les tablettes (type iPad) qui font intervenir une
manipulation gestuelle. Ces livres interactifs sont souvent fondés sur des récits déjà existants,
auxquels est ajoutée une dimension multimédia (par exemple Pinocchio7, Alice au pays des
merveilles8 ou Dracula9). L’interactivité permet la plupart du temps de déclencher des
animations à titre d’illustration du texte. C’est le plus souvent la dimension multimédia qui est
alors mise en avant via le geste interactif.
Webdocumentaire interactif
Nous constatons depuis quelques années l’émergence du web-documentaire (autrement dit
documentaire sur le web), notamment interactif, en tant qu’objet médiatique (par exemple les
webdocumentaires du journal Le Monde10 ou de l’INA11). Des tensions spécifiques
apparaissent dans ces récits. Dans le cas des webdocumentaires de l’INA, qui reposent sur des
documents d’archives, on peut relever une tension entre histoire et mémoire. Dans quelle
mesure le web-documentaire à base d'archives peut-il être un dispositif de remémoration
individuelle et collective ? L’enjeu intellectuel associé à un tel objet est qu'il s'agit d'un
documentaire d’histoire à partir de la mémoire. Comment construire une autre objectivité
historique grâce au web-documentaire interactif à base d'archives ?
Dans les exemples actuels, le principe du web-documentaire interactif consiste pour l’essentiel
à naviguer dans des séquences vidéo découpées et indexées. L’interactivité est avant tout une
interactivité de navigation. Ces récits posent également la question du point de vue, de la
7 http://www.sobookonline.fr/livre-enrichi-social-interactif/pinocchio-sur-lipad/
8 http://www.youtube.com/watch?v=gew68Qj5kxw
9 http://www.youtube.com/watch?v=mCEwokVaAVs
10 http://www.lemonde.fr/webdocumentaires/
11 http://www.ina.fr/web-documentaire
focalisation. Ces deux questions – de la navigation entre séquences vidéo et du point de vue –
rejoignent plus largement celles du film interactif.
Film interactif
Le film interactif constitue une forme de récit interactif qui, si elle n’est pas nouvelle, fait
actuellement l’objet de nombreuses expérimentations. A titre d’exemple, HBO Imagine,
produit par la chaîne de télévision HBO, fut mis en ligne entre 2008 et 2010. Cette création
proposait à la fois une expérience sur internet et sous forme d’installation dans l’espace
urbain. Particulièrement intéressante était la possibilité, via une interface sous forme de cube,
d’accéder à différents points de vue sur une même scène. Un écran représentant
graphiquement l’ensemble des scènes et leurs liens permettait également de se repérer dans
l’arborescence de la navigation.
Figure 5. Le film interactif HBO Imagine.
Drame interactif
Une autre perspective est celle que les anglo-saxons appellent le drame interactif (Interactive
Drama). Ce type de récits est plus fondé sur la simulation que sur la navigation entre
séquences, et entretient de ce fait des liens étroits avec le jeu vidéo.
L’exemple le plus connu est Facade, d’Andrew Stern and Michael Mateas12. Ce drame
interactif, qui date de 2005, est téléchargeable en ligne13. Le joueur joue le rôle d’un
personnage invité à une soirée par un couple d’amis au bord de la rupture. En interagissant
avec les personnages (il peut dialoguer avec eux en entrant ses propres phrases au clavier), il
fait évoluer la situation en contribuant à atténuer ou à exacerber les tensions au sein du couple.
Cette création conjugue la 3D pour la partie visuelle et l’intelligence artificielle. Nous sommes
ici à la frontière entre narration (on nous raconte l’histoire d’un personnage) et jeu dramatique
(on joue l’histoire d’un personnage), entre récit interactif et jeu vidéo. Cette création fait
néanmoins partie de l’anthologie ELC volume 2 (Electronic Literature Collection14), signe
d’une reconnaissance voire d’une légitimité dans le champ de la littérature numérique.
12 http://www.youtube.com/watch?v=GmuLV9eMTkg
13 http://www.interactivestory.net/
14 http://collection.eliterature.org/2/works/mateas_facade.html
Figure 6. Le drame interactif Facade.
Récit interactif collaboratif et/ou participatif
Les années 90 avaient vu l’apparition de nombreux récits collectifs en ligne (Bouchardon,
2009). Dans cette lignée, de nouvelles formes de récits en ligne émergent : sur des plate-
formes de blogs et de wikis, mis aussi sur des réseaux sociaux tels que Twitter ou Facebook.
Ainsi l’Espace multimédia Rurart lance-t-il une expérience de « récit participatif
Facebook »15 (cf. capture d’écran ci-dessous). Ces récits peuvent prendre la forme d’une
écriture véritablement collaborative, ou plus souvent participative, dans laquelle l’internaute
sera conduit à tenir le rôle d’un personnage.
Au-delà des plateformes de réseaux sociaux, mentionnons une expérience d’« édition
participative » menée par Véronique Taquin sur le site de Mediapart : « Un roman du réseau,
premier grand roman réticulaire et alterréaliste »16.
15 http://www.rurart.org/N/index_rurart/agenda_rurart/preprog_rurart.php
16 http://blogs.mediapart.fr/edition/un-roman-du-reseau/article/031111/le-premier-grand-roman-reticulaire-et-
alterrealiste-d
Figure 7. Une expérience de « récit collaboratif et participatif » sur Facebook.
Récits interactifs urbains
Il s’agit de récits numériques liés à des espaces physiques. On peut inclure dans cette catégorie
les récits en ligne qui utilisent des outils cartographiques17, jusqu’à ceux qui investissent
l’espace urbain et sortent de l’espace de l’écran, notamment ceux qui reposent sur la
géolocalisation (locative narratives)18.
Ces fictions hypermédiatiques posent la question du rapport entre narrativité et spatialité
(Bourassa, 2010), et notamment la question du rapport à l’espace physique couplé à des bases
de données.
17 Par exemple les récits qui font appel à Google Maps. Mentionnons Carpenter J.R., In Absentia, 2008,
http://collection.eliterature.org/2/works/carpenter_inabsentia.html
18 Par exemple le projet LA Flood (http://laflood.citychaos.com) ou encore le projet GPS (Global Poetic System)
de Laura Borràs Castanyer et Juan B. Gutiérrez (http://www.hyperrhiz.net/hyperrhiz06/19-essays/74-electronic-
literature-as-an-information-system).
Figure 8. Récit interactif LA Flood.
Concernant toutes ces formes qui sont actuellement travaillées, il est intéressant de relever à quel point
les créations littéraires occupent une place importante dans ces expérimentations narratives
interactives.
Arrêtons nous pour finir sur l’exemple d’un dispositif en ligne qui en soi fait œuvre. Il s’agit du site
desordre.net de Philippe de Jonckheere, en constante évolution depuis sa création en 2001. De
nombreuses parties du site sont narratives, par exemple le récit hypertextuel intitulé « Chinois (ma
vie) »19. Mais on peut considérer que l’ensemble du site a une visée narrative et est destiné à saisir
l’« identité narrative » (Ricoeur, 1990) de l’auteur. Philippe de Jonckheere détourne le format
19 Jonckheere Philippe (de), Chinois (ma vie), sur le site desordre.net, 2002,
http://www.desordre.net/textes/romans/chinois/
traditionnel du site web avec son menu clairement organisé en rubriques pour créer un site d’auteur
dans lequel sont exploités le désordre et la désorientation hypertextuelle. L’expérience de lecture du
Désordre repose sur le plaisir de la dérive et de la découverte aléatoire des différents fragments
(textuels, photographiques, vidéographiques) qui le composent.
Figure 9. Le site d’auteur Désordre, de Philippe de Jonckheere.
Que nous suggère l’auteur avec la mise en scène d’un tel dispositif ? Dans la période actuelle, il n’est
pas facile de se raconter et de saisir son « identité narrative ». L’ascension sociale, l’arrachement à sa
condition, l’émancipation, qui ont longtemps été des thèmes sociaux et littéraires féconds, ont quelque
peu perdu de leur pertinence. Les trajectoires sont de moins en moins rectilignes. Le récit que l’on peut
faire de sa vie prend plus que jamais la forme d’un patchwork, d’un bricolage, d’un montage
d’éléments divers. Sa propre vie, il devient donc de plus en plus difficile d’en rendre compte de façon
linéaire et ordonnée (Bouchardon, 2009). Cette difficulté peut dans certains cas devenir souffrance :
nous n’avons pas les cadres notamment symboliques que produit la littérature pour imaginer notre vie.
Avançons l’idée que les récits littéraires interactifs, à l’instar du Désordre de Philippe de Jonckheere,
peuvent nous aider dans cette tâche. Les formes de récit semblent en effet toujours en prise avec
l’histoire culturelle et sociale de leur époque. Aujourd’hui, de nouveaux modes de travail et
d’organisation de la société (mettant de plus en plus l’accent sur les notions de réseau ou encore de
mobilité) pourraient justifier d’autres formes de récits. Les tentatives de récits littéraires interactifs en
portent témoignage.
Conclusion
Héritières des récits hypertextuels des années 90, les expériences actuelles de récits interactifs sont
riches et diverses. Le lien hypertexte en tant que tel n’est plus le seul ressort sur lequel reposent ces
créations. En revanche, la problématique majeure reste la même : réussir à articuler narrativité et
interactivité. L’expression « récit interactif » semble en effet relever d’une contradiction. La
narrativité consiste à prendre le lecteur par la main pour lui raconter une histoire, du début à la fin.
L’interactivité, quant à elle, consiste à donner la main au lecteur pour intervenir au cours du récit. Les
auteurs de récits – notamment littéraires – interactifs, comme avant eux les auteurs de récits
hypertextuels, explorent des pistes pour faire tenir ensemble narrativité et interactivité.
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Article
Written for and read on a computer screen, digital fiction pursues its verbal, discursive and conceptual complexity through the digital medium. It is fiction whose structure, form and meaning are dictated by the digital context in which it is produced and requires analytical approaches that are sensitive to its status as a digital artifact. Analyzing Digital Fiction offers a collection of pioneering analyses based on replicable methodological frameworks. Chapters include analyses of hypertext fiction, Flash fiction, Twitter fiction and videogames with approaches taken from narratology, stylistics, semiotics and ludology. Essays propose ways in which digital environments can expand, challenge and test the limits of literary theories which have, until recently, predominantly been based on models and analyses of print texts.
Article
Université de Paris 8 Le concept d'hypertexte, pris au sens qu'on lui attribue dans un environnement informatisé, renvoie tout d'abord au domaine de la documentation et de la lecture. Il s'agit, en effet, d'un ensemble constitué de documents non hiérarchisés reliés entre eux par des liens que le lecteur peut activer et qui permettent un accès rapide à chacun des éléments constitutifs de l'ensemble. Plus souple qu'une base de données, plus maniable qu'une encyclopédie, l'hypertexte propose un nouveau mode de lecture documentaire et savante. L'organisation d'un hypertexte sur un domaine particulier suppose non seu-lement des compétences de spécialiste du domaine, mais aussi des compétences d' "écriture", dans la mesure où il s'agit de mettre en place des cheminements possibles et d'imaginer un réseau complexe de liens qui les organisent et qui seront destinés à être "lus". Les caractéristiques de cette écriture hypertextuelle se retrouvent dans le domaine des hypertextes de fiction, un genre apparu il y a une dizaine d'années, mais qui s'est développé peu à peu, surtout aux États-Unis, jusqu'à faire la «une» de la revue des livres d'un récent numéro du New-York Times 1 . Un petit nombre d'écrivains, en effet, a déjà publié des oeuvres hypertextuelles sur disquette et commencé à réfléchir aux particularités de ce nouveau type de média. En France, le mouvement est à peine amorcé. Ce décalage s'explique sans doute par une certaine répugnance des écrivains de langue française à s'emparer des nouveaux outils d'écriture informatique. De récents colloques et diverses enquêtes 2 ont montré à quel point le simple usage du traitement de texte provoquait réticences et rejets indignés chez la plupart des écrivains. Chez les mieux disposés envers l'informatique, comme Michel Butor qui prophétise l'avènement d'une littérature électronique, l'ordinateur n'est qu'un outil perfectionné permettant d'écrire, de façon plus confortable ou plus proche de leur mode de création, des ouvrages destinés à être lus sur papier. C'est du côté des ateliers d'écriture qu'il faut se tourner si l'on veut apercevoir les prémisses de cette nouvelle littérature. C'est ainsi, par exemple, que depuis quelques années, des étudiants de Paris 8 s'essaient à une écriture de fictions interactives ou que, plus récemment, les ateliers d'écriture d'Élisabeth Bing commencent à s'y intéresser aussi. 1 Robert Coover, «Hyperfiction: novels for the Computer», The New York Times, August 29, 1993. 2 Cf. par exemple, Jacques Anis et Jean-Louis Lebrave (sous la direction de), Texte et ordinateur, les mutations du Lire-Écrire, Centre de Recherches linguistiques, Université de Paris X Nanterre, 1991, 1993.
Littérature numérique : le récit interactif
  • S Bouchardon
Bouchardon, S. (2009). Littérature numérique : le récit interactif. Paris : Hermès Science.
« Hypertexte et art de l'ellipse », dans Les Cahiers du numérique
  • S Bouchardon
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  • Y Jeanneret
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