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Accès, qualité et gouvernance dans l’éducation fondamentale en Haïti

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Abstract and Figures

Ce rapport vise à fournir un cadre de réflexion basé sur une série de recommandations qui permettront, en premier lieu, aux intervenants en éducation fondamentale en Haïti de mettre en pratique des actions de mise en valeur des expertises et savoirs locaux haïtiens développés jusqu’à maintenant en matière d’accès, de qualité et de gouvernance et, en deuxième lieu, de faciliter l’émergence de nouvelles démarches habilitant les collectivités haïtiennes et leurs partenaires à mieux identifier les problématiques nouvelles en matière d’éducation, de recherché et d’application de solutions concrètes et adaptées aux divers milieux et communautés.
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Accès,qualitéetgouvernancedansl’éducationfondamentaleenHaïti
RAPPORT FINAL
Soumis
au
Ministèredel’ÉducationNationaledelaFormationProfessionnelle
(Port-au-Prince, Haïti)
et au
Programme de Coopération Volontaire
(Montréal, PQ, Canada)
par
Gérald Fallon & André Élias Mazawi
Université de Colombie-Britannique
(Vancouver, Colombie-Britannique, Canada)
Octobre 2014
© Tous droits réservés
1
Table des matières
Remerciements ............................................................................................................................................. 4
Préface .......................................................................................................................................................... 7
CHAPITRE I .................................................................................................................................................... 9
L’ACCÈS,LAQUALITÉETLAGOUVERNANCECOMMEEXPÉRIENCESVÉCUESDANSL’ÉCOLE
FONDAMENTALE HAÏTIENNE ........................................................................................................................ 9
CHAPITRE II ................................................................................................................................................. 17
LESCONTEXTESDEL’ÉCOLEFONDAMENTALEENHAÏTI ............................................................................ 17
CHAPITRE III ................................................................................................................................................ 32
UNE PERSPECTIVE ANTHROPOLOGIQUE SURL’ACCÈSÀL’ÉCOLE FONDAMENTALE ................................. 32
CHAPITRE IV ................................................................................................................................................ 49
DIMENSIONSDEQUALITÉDEL’ÉCOLEFONDAMENTALEHAÏTIENNE ........................................................ 49
CHAPITRE V ................................................................................................................................................. 65
GOUVERNANCEETMÉMOIREPROFESSIONNELLEDEL’ÉCOLE FONDAMENTALE HAÏTIENNE ................... 65
CHAPITRE VI ................................................................................................................................................ 73
CONCLUSION:VERSLAMUTUALISATIONDESESPACESSCOLAIRESENHAÏTI…………………………………………73
Bibliographie ............................................................................................................................................... 93
2
LISTE DES TABLEAUX
Tableau 1: Pourcentagedesenseignantsetenseignantesdesdeuxpremierscyclesdel’école
fondamentale qui ont une éducation postsecondaire, par sexe (2010-2011) ...…56
Tableau 2: Attributsperçuscommerelatifsàlaqualitédel’écolehaïtiennesoulevésparnos
interlocuteurs et interlocutrices ……………………………………………...….60
LISTE DES GRAPHIQUES
Graphique 1: Pourcentage desélèvesauniveaudel’enseignementprimaire
inscrits dans des écoles dites non publiques, 1965-2003 …………………...….19
3
LISTE DES ACRONYMES
ACDI Agence canadienne de développement international
BDS Bureaud’éducation du district
BID Banque interaméricaine de développement
CE Communauté européenne
CECI Centred’étude et de coopération internationale
CEIDER Centre d'éducation intégré pour le développement rural
CFEF Centre de formationpourl’école fondamentale
CLIO Cadre de liaison inter-ONG
COSPE Consortium des organisations du secteur privédel’éducation
DAEPP Directiond’appuiàl’enseignement privé et du partenariat
DDE Direction départementale del’éducation
DPCE Direction de la planification et de la coopération externe
CEEC Commission épiscopalepourl’éducation catholique
EFACAP École fondamentaled’application Centred’appui pédagogique
ENI École nationaled’instituteurs
ENS École normale supérieure
FEPH Fédération des écoles protestantesd’Haïti
FONHEP Fondation haïtiennedel’enseignement privé
FPGL Fondation Paul Gérin-Lajoie
FSU Florida State University
GTEF Groupe de travailsurl’éducation et la formation
MENFP Ministèredel’éducation nationale et de la formation professionnelle
MENJS Ministèredel’éducation nationale, de la jeunesse et des sports (actuel MENFP)
ONAPE Office national de partenariat en éducation
ONG Organisation non gouvernementale
PAEH Programmed’appuiàl’éducation en Haïti
PANEF Pacte nationalsurl’éducation et la formation
PARQE Programme d'appui au renforcement de la qualité de l'éducation
PCV Programme de coopération volontaire
PEB Projet d'éducation de base
PNEF Plan nationald’éducation et de formation
PREAL Partnership for Educational Revitalization in the Americas
PROBED Projet bilatéral éducation
PSUGO Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire
UEH Universitéd’étatd’Haïti
UNESCO United Nations Educational, Scientific, and Cultural Organisation
USAID United States Agency for International Development
4
Remerciements
Nous tenons à remercier toutes les personnes qui ont collaboré à ce projet et nous ont accordé
leur précieuse assistance, permettant ainsi à ce rapport de voir le jour dans sa version finale.
En premier lieu, nous aimerions reconnaître la contribution de nombreuses personnes impliquées
dans le champ éducatif haïtien qui nous ont accordé leur temps avec générosité et ouverture
d’esprit.Sans leurcollaboration, nousn’aurionspaspunous engagerdansuneexplorationqui
vise un champ éducatif aussi complexe, tant par son histoire et sa culture que par son aspect
institutionnel. Nous exprimons notre gratitude aux directions des écoles fondamentales qui nous
ont permis de les visiter et de nous entretenir avec leurs collègues. Nous remercions aussi les
enseignants et enseignantes qui nous ont reçus dansleurssallesdeclasse.Notredevoird’assurer
l’anonymatàtousnosinterlocuteursetinterlocutricesnenouspermetpasdelesnommeretde
les remercier individuellement.
De même, nous remercions la Fondation Paul Gérin-Lajoie (FPGL) et le Programme de
Coopération Volontaire (PCV), financéparl’Agencecanadiennededéveloppementinternational
(ACDI), de nous avoir donné l’opportunité d’entreprendre cette exploration en collaboration
avec son principal partenaireenéducationfondamentale,leMinistèredel’ÉducationNationale
et de la Formation Professionnelle (MENFP) d’Haïti. LaFondation,parl’entremisedu PCV,a
mis à notre disposition tout le support logistique et le matériel nécessaire, tant à Montréalqu’en
Haïti, tout en nous laissant la liberté nécessaire pour concevoir et entreprendre cette étude.
Durant tout notre séjour en Haïti, nous avons bénéficiédel’hospitalitéetdusoutienlogistiqueet
institutionnel de Monsieur Léonel Garnier et de Madame Judith Imboden, respectivement chef
de projet et coordonnatrice régionale, basés à Port-au-Prince, ainsi que de tous les membres de
leur équipe. Leur assistance continue nous a permis de maintenir le cap tout le long de notre
séjouretd’entreprendre nos activités de collecte de données sans entraves.
Nous remercions le Directeur général du MENFP, Monsieur Denis Cadeau, de nous avoir
accordé un libre accès aux membres de son équipe et aux ressources et statistiques nécessaires, y
compris celles de la Direction de la Planification et de la Coopération Externe (DPCE). De
même, nous reconnaissons le soutien du Professeur Thomas Sork, Vice-Doyen de la Faculté de
l’Éducationàl’UniversitédeColombie-Britannique à Vancouver, quinousapermisd’entamer
le projet en vue de notre séjour en Haïti.
Messieurs Thibaut Lauwerier, doctorant en éducation comparéeàl’UniversitédeGenève, Louis-
Joseph Olivier, étudiant en Communication à l’Université d’État d’Haïti, et Madame Nicole
Siméon nous ont accordé leur soutien professionnel et dévoué à certaines étapes de notre projet.
Monsieur Lauwerier a coordonné le recensement des sources littéraires sur l’éducation
fondamentale en Haïti à l’automne 2012 et a dirigé une conférence sur la présentation des
constats pour la Fondation PGL et ses partenaires. À Port-au-Prince, Monsieur Olivier et
Madame Siméon nous ont assistés dans la transcription verbatim des entrevues réalisées sur le
terrain et des délibérations et discussions sur le contenu du rapport préliminaire lors du séminaire
d’octobre 2013 qui a eu lieu àl’universitéQuisqueyaàPort-au-Prince. Nous les remercions tous
les trois pour leur contribution et assistance qui nous ont permis de colliger de façon productive
la masse énorme de documents et témoignages recueillis.
5
Un remerciement spécial est dû à ceux et celles qui nous ont accompagnés et assistés de maintes
façons durant notre séjour. Sans leurs soins, leur sens de l’accueil et du partage, notre séjour
aurait été tout à fait différent.
Notre séjour en Haïti, du 15 avril au 24 mai 2013, a été pour nous deux une source
d’apprentissage, tant sur le plan humain que professionnel. Nous espérons que ce rapport final
qui suit le séminaire tenu en octobre 2013 reflète les différents aspects de ce cheminement.
Nous espérons aussi que ce rapport final exprime notre volonté de soutenir nos collègues haïtiens
et haïtiennes, déterminés à tracer de nouveaux horizons dans leur démarche de reconstruction
nationale dans laquelle l’éducationfondamentale joue un rôle de premier plan.
Gérald Fallon & André E. Mazawi
Gerald.Fallon@ubc.ca Andre.Mazawi@ubc.ca
Vancouver, le 17 octobre 2014
6
Mon pays a un caillot de sang dans la gorge... Après les pleurs et les douleurs,
on entendra monter le chant qui séchera toutes les larmes, ô mon beau Pays, sans écho.
On entendra monter le chant des enfants qui auront seize ans, à la prochaine pleine lune.
Même si je dors sous la terre, leur chanson saura me rejoindre
etjediraidansunpoèmequej’écriraiavecmesos:
Mon beau pays ? Pas mort ! Pas mort !
Anthony Phelps
« Si Haïti veut continuer à exister,c’estuneconditionpour prévenir et combattre l'apparition de
catégories raciales en permanence, c'est-à-dire racistes, dans la vie. Et, d'autre part, à mobiliser
tous les efforts pour s'assurer que tous les enfants aillent à l'école. Ce sont les deux conditions
non négociables de tout type de refondation de la nation.
...Cela doit être clair et cela a des conséquences immédiates sur le système et le contenu de
l'éducation, dans la réalité de la relation entre les citoyens et les lois de l'État nouveau. Elle
impose un serment aujourd'hui. »
Jean-Claude Bajeux
(2011, p. 119. Traduitdel’espagnol)
7
Préface
Ce rapport vise à fournir un cadre de réflexion basé sur une série de recommandations qui
permettront, en premier lieu, aux intervenants en éducation fondamentale en Haïti de mettre en
pratique des actions de mise en valeur des expertises et savoirs locaux haïtiens développés
jusqu’à maintenant en matière d’accès, de qualité et de gouvernance et, en deuxième lieu, de
faciliter l’émergence de nouvelles démarches habilitant les collectivités haïtiennes et leurs
partenaires à mieux identifier les problématiques nouvelles enmatièred’éducation, de recherche
et d’applicationde solutions concrètes et adaptées aux divers milieux et communautés. Il est clair
pour nous que ces démarches découlent d'abord de la responsabilité collective.
Les recommandations contenues dans la conclusion de notre rapport final proposent des pistes de
réflexions prospectives et de recherches possibles dans le milieu éducatif haïtien. Ces
recommandations peuvent être utilisées pour des fins de discussion et de recherche avec le
milieu communautaire, scolaire et postsecondaire en Haïti. Comme telles, nos recommandations
devraient être prises comme pointdedépartetnoncommepointd’arrivée,enconjonctionavec
les propositions soulevées par le Groupe de Travail sur l’Éducation et la Formation (GTEF,
2010) sous la direction du Recteur Lumarque.
En prélude à la préparation de ce rapport final, un séminaire s’est tenu en octobre 2013
regroupant tous les participants et participantes aux entrevues effectuées durant notre séjour en
Haïti d’avril à mai 2013, en plus de représentants et représentantes de diverses organisations
impliquées en éducation. À partir du contenu d’un rapport préliminaire rédigé en septembre
2013, ce séminaire nous a permis d’approfondir avec les participants et participantes les
questions relatives à l’accès, la qualité et la gouvernance dans le contexte de l’éducation
fondamentale en Haïti etd’en retirercertainsconstats. Les discussions et les échanges se sont
articulés autour de questions telles que:
1. « Comment est-ce que je perçois et je vis les questions d’accès, de qualité et de
gouvernance dans les réalités quotidiennes de mon espace éducatif ? »
2. « Commentmonexpériencevécueparrapportà l’accès,laqualitéetlagouvernance se
positionne-t-elle par rapport aux différentes expériences relatées dans le rapport
préliminaire? »
3. « Quelles pistes pourraient être poursuivies pour remédier aux différentes problématiques
soulevéesàproposdel’accès,laqualitéetla gouvernancede l’éducationfondamentale
en Haïti ? »
4. « Comment tout changement dans ces domaines pourrait bénéficier des expériences et
des savoirs déjà développés par des éducateurs et éducatrices œuvrant dans différents
contextes haïtiens ? »
Dans le cadre de ce séminaire, les participants et participantes ont été amenésàs’expliquerentre
eux, à situer leurs perspectives propres par rapport à celles des politiques éducationnelles qui ont
contribuées à développer, améliorer ou freiner les actions entreprises jusqu’à maintenant
8
concernant l’accès, la qualité et la gouvernance de l’éducation fondamentale en Haïti. Les
activités du séminaire ont amené les participants et participantes à s'interroger sur leurs valeurs
fondamentales et à remettre en question les pratiques intellectuelles et les préjugés lentement
forgés par les contraintes sociales, économiques, politiques et professionnelles, et par une
certaine idée des notions d’accès, de qualité et de gouvernance en vigueur dans toutes les
dimensionsdel’éducation fondamentale en Haïti. En fin de parcours, ce séminaire nous a fourni
des données supplémentaires qui ont mené à la rédaction d’un rapport final dont les
recommandations (voir chapitre six) sont axées, d’une part, sur la revalorisation et la
revitalisation des savoirs haïtiens en matière d’éducation et ancrées, d’autre part, dans une
démarche de co-construction continue de savoirs porteurs de changements dans une perspective
de recherche-actionimpliquantdeséquipesmultidisciplinairesd’éducateurset de chercheurs.
9
Chapitre I
L’ACCÈS, LA QUALITÉ ET LA GOUVERNANCE COMME EXPÉRIENCES
VÉCUES DANSL’ÉCOLEFONDAMENTALEHAÏTIENNE
Introduction
Les appels pour la « revitalisation » et la « refondation » de l’école haïtienne reflètent une
profonde crise de confiance dans le rôle que l’école joue actuellement dans lamiseenplaced’un
projet sociétal cohérent. De tels appels doivent donner lieu à une réflexion contemporaine sur le
« Qui former » et donc tenir compte des expériences vécues par le peuple haïtien. Cette réflexion
doit aller au-delà de la simple réitération des slogans qui entourent les phénomènes de la
mondialisation, des nouvelles technologies de l’information ou de l’économie du savoir. La
complexité de la société haïtienne actuelle rend nécessaire un examen comportant plusieurs
facettes qui permettra d’éclairer la compréhension des réalités culturelles, politiques,
économiques, éducatives et sociales. La conjugaison de ces réalités doit être mise à contribution
pour améliorer l’écolefondamentale et les contextes sociaux dans lesquels elle s’inscrit.
La crise de confiance actuelle dans le système haïtien est particulièrement grave. Elle relève des
ambiguïtés qui entourent les finalités mêmes del’éducationhaïtienneetdelacapacitéde l’école
soutenue par une action pédagogique concertée au niveau de la salle de classe de les traduire
en acquis sociétaux, politiques, et économiques. Parlerdesfinalitésdel’éducation,c’estmettre
en place un idéal : un idéal de l’humain et un idéal de vie sociale, culturelle, politique et
économique. Effectivement,ilestpossibled’observerunemultitudedefinalitésdel’éducation,
parfois contradictoires, qui reflètent des idéologies ou des visions de la réalité sociale,
économique, politique et culturelle du pays. Or, il existe un manque de consensus sur ces
finalités. Chacun y va donc de sa conception des besoins éducatifs de la population haïtienne (ce
qu’il faut apprendre, dans quelles conditions d’apprentissage et pourquoi il faut l’apprendre).
Lorsque des intervenants en éducation fondamentale choisissent une approche pédagogique ou
unemanièred’assurerlagouvernancedusystème,ces intervenants prennent parti pour un type
de finalités qui devient le projet sociétal que ces derniers tentent explicitement ou implicitement
d’actualiser en s'interdisant d'autres voies possibles. Lorsque nous réfléchissons aux finalités
possibles de l’éducation fondamentale, nous ne pouvons donc pas éviter les questions du
fondement de cette multiplicité de finalités possibles et de la façon d'harmoniser les
contradictions qui en découlent. Nous devons aussi nous interroger sur les relations entre l’école
fondamentale et les autres institutions de la société haïtienne.
Quelque 210 ans après la révolution qui a mené à l’indépendanced’Haïtidela France en 1804, le
rôledel’écoledansla consolidationd’uncontratsocialquilielesdifférentesconstituantesdela
société entre elles et avec l’État reste plus contesté que jamais. Cette école est exposée aux
aléas des rapports de force politiques et économiques. La scolarisation obligatoire, universelle et
gratuite reste un but dont la réalisation effective continue à faire face à de nombreux défis. La
déperditionscolaire estconsidérable. L’éducationresteune ressource sociale dont la provision
est sujette aux flux et reflux de l’initiative privée et dont l’acquisition dépend largement du
pouvoir d’achat de ceux et celles qui veulent en bénéficier. Les écarts considérables dans le
10
domaine de la scolarisation entre les différentes régions du pays quece soità l’intérieurdes
zones urbaines ou rurales, et entre elles signifient que la répartition inégale de l’accès à
l’éducationsous-tend et reflète une qualité de vie fortement inégale. Haïti est un des pays ayant
les plus faibles taux de scolarisation dans le monde, 76 % au niveau primaire et seulement 22 %
au niveau secondaire. De plus, 85 % desenseignantsnesontpasqualifiéspour l’enseignement
primaire (La Banque Mondiale, 2012). Les inégalités éducatives persistantes jouent donc un rôle
important dans la fragmentation de la société haïtienne et son effritement (Joint, 2008). Ces
inégalités s’ajoutent aux capacités inégales des milieux sociaux de faire face aux effets
dévastateurs du séisme du 12 janvier 2010 et de se repositionner par rapport à un horizon porteur
d’espoir,au-delà d’unedépendancestructurelleetpolitiqueà l’assistanceinternationaleetà ses
effets débilitants.
Situer le présent rapport
La complexité actuelle du système scolaire fondamental en Haïti est telle qu’il est difficile
d’avoir une vue d’ensemble de ses finalités, de ses composantes, de son organisation et des
rapports qu’il entretient avec les autres institutions sociales, politiques, culturelles et
économiques. Dans un tel système, aux multiples ramifications,diversesoptions s’offrent aux
communautés, aux planificateurs, aux administrateurs, aux corps enseignants et à tous les agents
d’éducation lorsqu’il s’agit d’orienter le développement de l’organisation scolaire et de
déterminerles finalitésqu’elle s'engage à poursuivre. Les documents et études publiés par des
groupements de la société civile haïtienne, par des commissions officielles et par des institutions
régionales et internationales représentent un corpus considérable. Ce dernier permet de faciliter
la prise de décisions devant les nombreuses orientations que peut prendrelesystèmed’éducation
fondamentale en Haïti. Plusieurs documents ont faitlepointsurlesdéfisdel’éducationenHaïti
et explicité les grandesoptionsqu’ilestpossibled’envisagerenéducationfondamentale,sur les
discussions concernant leurs fondements théoriques et pratiques, leurs composantes et éléments
idéologiques, ainsi que sur leurs conséquences à long terme sur le développement de la personne
et de la société haïtienne. Ce corpus a orienté notre réflexion et cheminement de maintes façons.
Il montre que le système d’éducation haïtien poursuit, à divers degrés, trois finalités qui se
s’imbriquent:
(1) l’écolehaïtiennecommeoutil qui facilite lemaintiendel’ordreétabli et la reproduction des
inégalités sociales (Délima, 2011);
(2) l’école haïtienne comme outil d’évolution graduelle et d’adaptation de la société
haïtienne (Jean, 2008);
(3) l’école haïtienne comme outil de transformation et de refondation de la société haïtienne
(Bajeux, 2011).
Pour ces raisons, nombreux sont les auteurs qui soulignent l’importance de la refondation de
l’écoledanstoutprojethaïtiendedéveloppementdurable et à long terme. Dans leurs propos, ces
auteurs mettent l’accent sur la nécessité d’imaginer une école capable d’offrir à la société
haïtienne un levier puissant pour générer les transformations nécessaires à son épanouissement et
à l’amélioration continue de son bien-être global. Leurs analyses s’appliquent tout
11
particulièrementàl’écolefondamentale étant donnésonimportancedanslascolarisationd’une
population haïtienne dans laquelle les citoyens âgés de moins de 15 ans représentent autour de
40 % de lasociété.C’estlàunetâcheconsidérableparsonimmensitéetparlesdéfisqu’ellepose
à la mobilisation, non seulement des ressources économiques, mais aussi d’unevolonté politique
qui vise la transformation de la condition précaire dans laquelle se trouve piégée la majorité des
Haïtiens. L’accès à une éducation doit aussi tenir compte des défis imposés par une pauvreté
endémique qui affecte la majorité des Haïtiens. Des aspirations pour un demain meilleur sont
fortement partagées par l’ensemble de la société. Ces aspirations mettent l’accent sur
l’élaboration d’un milieu institutionnel et social juste et équitable, respectueux de la dignité
humaine et qui offre des opportunités éducatives, sociales, économiques et politiques favorables
au bien-être de tous et toutes.
Le rapportsoumisparleGroupedeTravailsurl’ÉducationetlaFormation(GTEF)auPrésident
delaRépubliqued’Haïtien2010 estundocumentquis’insèredansuneligne de pensée qui vise
à promouvoir une action concertée vers une transformation de l’école haïtienne ; une
transformation ancrée dans une mobilisation des institutions de l’État, des groupements
politiques et des partenaires civils. Le GTEF arrime son initiative de réformedel’éducationetde
la formation à un appel pour un « Pacte national ». Ce Pacte ferait le point sur la question des
finalités de l’éducation fondamentale en Haïti et poserait des questions dont l’apparente
simplicité masque le haut degré de complexité, bien incarné dans des contingences sociales que
l’histoire haïtienne se plaît à remodeler. En éducation fondamentale, qui veut-on former ?
Pourquoi ? À quoi ? Et comment ? Pour le GTEF, la question éducative constitue donc un point
de référence majeur par rapport à un projet sociétal haïtien selon deux aspects interdépendants :
le rapport identifie non seulement les composantes structurelles d’une réforme scolaire
longtemps attendue, mais il y attache la nécessité d’articuler une stratégie de formation
professionnelle du corps enseignant qui la soutient,l’accompagneetlacomplète, verticalement à
touslesniveauxethorizontalementàl’intérieurdechampsd’actiondivers.Pournous,lerapport
du GTEF (2010) est un acquis fondamental qui devrait servir de point de départ à toute réforme
éducative et à toute action des bailleurs de fonds et des ONG étrangères en sol haïtien. Il
représente une référence incontournable au vu des effortsinvestisparl’équipeduGTEF(sousla
coordinationdeMonsieurleRecteurdel’UniversitéQuisqueya,JackyLumarque) et de la visée
globale dans laquelle s’inscritcette réflexion. Le présent rapport tient compte de ces données. Il
visedoncàpoussernotreréflexionsurlaréformeéducativeproposéeparleGTEFd’unefaçon
qui s’attarde spécifiquement sur l’école haïtienne comme espace social où se jouent divers
rapports de force au plan des pratiques de gestion, pédagogiques et didactiques, comme
expérience vécue par les différents acteurs et actrices impliquésdansl’acteéducatif.
Objectifs du présent rapport
L’objectif principal du présent rapport est de créer un espace de conversation peuvent se
manifester et se faire entendre aussi clairement que possible les voix de personnes impliquées
dans le champ éducatif haïtien. En même temps, ce rapport se veut un espace de partage et
d’expertise qui permet aux communautés et à ses partenaires de conjuguer leurs efforts en vue de
développer leur système éducatif, non seulement sur le plan quantitatif, mais également, et
surtout, sur le plan qualitatif. Nous sommes convaincus que cet espace de conversation est
nécessaire pour mieux comprendre les complexités des aspects relationnels, sociaux et politiques
12
qui sous-tendent la réforme.Comprendrel’aspectmultiformedel’écologiescolaire
1
, ses enjeux
et dynamiques contradictoires, les tensions implicites et explicites dans lesquels opère l’école
haïtienne, représente une condition fondamentale pour toute réforme. Elle nécessite
l’opérationnalisation des diverses recommandations avancées, soit par le GTEF, soit dans
d’autresdocumentsfondateurs.
Mandat
Le présent rapport s’inscrit dans le mandat de « Conseiller au développement d’un répertoire
critique des ressources pédagogiques et didactiques en gouvernance scolaire et en formation »
réalisé pour le Programme de coopération volontaire d’appuià la gouvernance,àl’éducation et au
développement économique en Haïti et sa sous-composante « éducation fondamentale ». Nous
avons été invités par la Fondation Paul Gérin-Lajoie, dans le cadre de nos recherches dans les
domaines de la sociologie de l’éducation, de la politique éducative et de l’administration
scolaire, à élaborer un projet qui viserait à promouvoir une réflexion sur trois problématiques
associéesàlaréformedel’écolefondamentalehaïtienne:
1. L’« accès »àl’écolefondamentale.
2. La « qualité » de l’éducationfondamentale.
3. La « gouvernance » en éducation fondamentale.
Nous avons abordé ces problématiques en trois phases complémentaires :
1. Sous la coordination du Dr Thibaut Lauwerier, alors doctorant en éducation comparée à
l’UniversitédeGenève,un recensement critique et analytique a été entrepris des sources
publiées et disponibles sur ces trois problématiques. Sur cette base, le Dr Lauwerier a
ensuite rédigé un document de synthèse nous permettant d’identifier les défis majeurs
auxquels est confrontée l’école fondamentale haïtienne, ainsi que les questions qui en
découlent. Une première discussion de ce document de synthèse a été entamée à Montréal
en présence de conseillers volontaires, d’Éducateurs sans frontières et de deux
responsables haïtiens actifs dans le domaine éducatif.
2. Les questions clés soulevées par ce recensement nous ont permis, dans un second temps,
de délimiter les questions autour desquelles ont été organisées nos entrevues avec des
éducateurs haïtiens. Ces entrevues nous ont permis de reconstruire quoique
partiellement dans un rapport préliminaire l’ensemble des positions et des débats
associés à la réforme de l’école fondamentale haïtienne tels que perçus par les
participants et participantes à cette recherche. L’objectif de ce rapport préliminaire était
de cerner comment leurs expériences vécues ont façonné leur construction des réalités
scolaires, leur choix de pratiques pédagogiques et didactiques et leur conception de ce
que représente une « bonne » éducation.
1
Lanotiond’écologiescolaire– sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans le chapitre II renvoie à la qualité
et au style de vie dans l’école haïtienne. La notion d’écologie scolaire repose sur les représentations qu’ont les
personnes de leur expérience de vie à l’école et reflète les normes, les buts, les valeurs, les relations
interpersonnelles,lespratiquesd’enseignement,d’apprentissage, de management et des structures organisationnelles
del’école.
13
3. Le rapport préliminaire publié en septembre 2013 a fait l’objet d’un séminaire de
réflexion à Port-au-Prince en octobre 2013. Le but de ce séminaire était de permettre aux
participants et participantes de faire une rétroaction critique sur leurs entrevues et sur les
différents aspects discutés dans le rapport préliminaire. Les résultats de ce séminaire nous
ont permisd’approfondir notre réflexion sur les différents aspects de la refondation de
l’école fondamentale haïtienne et de valider certains constats formulés dans le rapport
préliminaire. À la suite de ce séminaire, nous avons rédigé le présent rapport dans sa
version finale.
Pistes clés
Leprésentrapportsepenchesurlesquestionsrelativesàl’accès,laqualitéetlagouvernancede
l’école fondamentale haïtienne. Les relations entre ces trois composantes sont complexes et
fortement ancrées dans des dynamiques sociales, politiques et économiques qui les façonnent.
Nous ne pouvons ici discuter de l’ensemble de la littérature qui touche à ces trois
problématiques. Nousavons plutôt choisi d’engagerlaconversationavec nos interlocuteurs et
interlocutrices en abordant chacune de ces problématiques dans un cadre de référence qui nous a
permis de prendre en considération les dimensions humaines (anthropologiques) et leur vécu par
rapport à des problématiques sociales plus larges.
Dans le domaine de l’accès, nous ne nous sommes pas limités aux taux de scolarisation sur
lesquels il existe des statistiques détaillées. Nous nous sommes plutôt intéressésàl’accèssous
les angles de l’inclusion, de la diversité sociale, du climat scolaire, des aspects relationnels au
sein de l’école, de la langue d’enseignement et de la capacité de l’école de construire une
communauté humaine ouverte à tous et à toutes. Notre point de départ dans la conceptualisation
delanotiond’accèsétaitqu’uneécole« accessible » ne peut être limitée aux indicateurs liés à la
scolarisation formelle et aux espaces physiques disponibles. Pour nous, laquestiondel’accès
doit plutôt être discutée de manière à inclure les attributs humains de cet espace scolaire. Une
école accessible est donc perçue comme celle qui accueille, retient et reconnaît les différences en
son sein. De plus, une école accessible favorise le développement des capacités relationnelles de
tous les membres de la communauté scolaire, élèves comme éducateurs.
En ce qui concerne la « qualité » de l’enseignement fondamental, nous avons adopté une
approche qui conçoit la « qualité » au-delà des mesures quantitatives de performance. Nous
avons abordé la question de la qualité du point de vue sociétaldanslequels’insèrentlesfinalités
et les fonctions de l’éducation fondamentale. Ces finalités et fonctions de l’éducation
fondamentaleconstituentlaraisond’êtredusystèmescolaire. Elles expliquent sa cohérence et la
directivité qui monopolise les énergies de ses structures et de ses éléments. Sur ce point, nous
maintenons que la « qualité » réfère aussi à la valorisation quantitative et qualitative de
l’infrastructure scolaire, aux attributs relationnels de l’espace scolaire, à l’apport de la
communauté et, ultimement, à la réussite scolaire. Le défi principal dans ce domaine est de
favoriser l’émergence d’une philosophie contextuelle (et contextualisante) de la qualité par
rapport à laquelle une évaluation acquiert une pertinence sociale, politique, économique et
culturelle. Une telle orientation permet de mettre en place un cadre évaluatif de l’école
fondamentale ancré dans les réalités vécues et les aspirations des Haïtiens et des Haïtiennes.
14
En ce qui concerne la « gouvernance », nous l’abordons comme un espace participatif complexe
et dynamique. Ce dernier implique le jugement professionnel des éducateurs et la participation
de différents partenaires dans une démarche de mobilisation et de prise de décision, visant à
actualiser un futur souhaité sous l’angle des finalités de l’école
2
. Nous abordons la notion de
gouvernance sous trois points de vue principaux :
(1) la persistance et la fixité des coutumes, des traditions, des habitudes et de l’inertie de
l’organisationscolaire ;
(2) le réajustement ou l’adaptation de l’organisation scolaire, c’est-à-dire le changement à
l’intérieurdelastructuresansremettreenquestionsesfinalitésetsesfonctions
(3) le changement des finalités et des fonctions de l’organisation au travers de modes de
traduction et d’implantation de nouvelles pratiques en matière d’accès, de qualité et de
gouvernance.
Notre démarche s’inscritdoncdansunplaidoyerpouruneécolequimetl’accent sur les aspects
humains et relationnels qui sous-tendentl’organisation scolaire.L’école estperçue, enpremier
lieu, comme un espace privilégié danslequell’expériencevécueet les aspirations de tous les
participants constituent un premier acquis social de la vie associative. Dans cette
perspective, une école accessible et de qualité se juge par l’état de son écologie scolaire sous
l’angle :
de son hospitalité et de son accueil,
de son pouvoir de promouvoir un sens de dignité et d’appartenance parmi tous ses
membres,
de sa capacité de procurer aux élèves et à leurs communautés un pouvoir de
transformation de leurs réalités culturelles, politiques, économiques et sociales.
Démarche méthodologique
En premier lieu, lors de notre séjour en Haïti du 15 avril au 24 mai 2013, nous avons eu la
possibilité de rencontrer 24 personnes actives en éducation dans différents postes : enseignants et
enseignantes, directeurs et directrices d’écolespubliquesetnonpubliques,cadrestechniqueset
fonctionnaires du MENFP,personnes impliquéesdans l’élaboration de politiques éducatives et
des membresd’organisationsnon gouvernementales et syndicales. Ces personnes provenaient de
trois départements, nommément ceux du Sud-Est, de l’Ouest, et de l’Artibonite. Ces
départements etlescommunesquis’ytrouventdiffèrent dans leur accès aux services sociaux de
base et à la scolarisation, ainsi que dans la distribution spatiale de la population entre zones
urbaines et rurales (voir données et cartes dans MPEC, 2004). Ces trois départements offrent
2
Dans son ensemble, l’organisationdel’écolehaïtiennefondamentale comporte plusieurs niveaux de traitement de
l’informationetdeprisededécision.Ilsuffitdeconsulterunorganigrammepour y retrouver une superstructure : le
Ministèredel’éducationnationale etdelaformationprofessionnelle(MENFP) avec ses directions régionales, des
bureauxdedistrictscolaires,desécoles,dessallesdeclasseetd’autresélémentscommelesressources humaines (le
corps enseignant et administratif, personnel de soutien, etc.) et les ressources physiques (les édifices, le matériel
didactique, le matériel informatique, etc.). Voir Délima (2011, pp. 32-41).
15
ainsi une variété de conditions de vie et de milieux de scolarisation, particulièrement en ce qui
concerne l’école fondamentale. Nous avons pu visiter des directions départementales et des
districts scolaires qui diffèrent considérablement en termes du mode de vie de leurs effectifs, de
la qualité de leurs infrastructures scolaires et de la structure de leurs écoles fondamentales. Les
entrevues ont été menées avec un questionnaire semi-ouvert,permettantainsid’entreprendreune
conversation approfondie avec chaque personne sur les différents aspects de son travail,
expérience et engagement éducatif. Les questions étaient flexibles et ouvertes. L’axegénéral de
questionnement était communiqué àl’avanceauxpersonnescontactées àl’aided’une lettre qui
expliquait la nature de notre recherche et ses finalités. Chaque entrevue a été enregistrée en
français. Chaque enregistrement a été transcrit verbatim par Monsieur Louis-Joseph Olivier,
étudiant en Communication à l’Université d’état d’Haïti (UEH) et Madame Nicole Siméon,
travailleuse autonome.
En deuxième lieu, à partir de notre analyse des données recueillies lors des entrevues, nous avons
rédigé un rapport préliminaire. Ce dernier a offert des constats et pistes de réflexion pour
alimenter un dialogue de fond entre les partenaires et les participants à notre recherche lors d’un
séminaire qui s’est tenu en octobre 2013 à Port-au-Prince. Dans ce rapport préliminaire, nous
avons essayé de comprendre comment différents acteurs impliqués dans le champ éducatif
haïtienviventlesproblématiquesliéesauxquestionsd’accès,dequalitéetdegouvernancedans
l’écolefondamentale.Notrecheminementaprivilégiéuneapprocheplutôtanthropologique qui
prenait en considération la complexité de l’écologie humaine qui opère au sein de toute
organisation et les contradictions et tensions qui la caractérisent. Lors de la tenue de ce
séminaire,l’objetdenotredémarcheétaitde recueillir les contributions de tous les participants et
participantes et de les intégrer dans la rédaction finale du présent rapport, lesquelles se retrouvent
tout spécialement dans le contenu du Chapitre VI. Les chapitres III, IV et V présentent des
analyses alimentées surtout par notre lecture et interprétation des entrevues réalisées sur le
terrain.
Limites et contraintes
Plusieurs aspects de notre projet doivent être considérés en tenant compte de certaines limites.
En premier lieu, pour des raisons logistiques et techniques, nous avons réalisé des entrevues avec
des personnes qui ne résident et ne travaillent que dans trois départements seulement. De plus,
ces entrevues ont été réalisées avecdeséducateursœuvrantdans des contextes éducatifs urbains
et ruraux, publics et non publics, et dans différents types d’écoles fondamentales. Par contre,
nous n’avons pas eu la possibilité d’inclure dans nos entrevues des parents, des membres
d’organisationscommunautaires et des élèves.
Dans le cadre de notre cheminement, nous ne cherchons pas et nous ne prétendons pas à
généraliser nosconstatsàl’ensembledel’expériencescolairehaïtienne. Nous considérons plutôt
les analyses ici présentées comme des vignettes illustrant des dynamiques spécifiques qui se
déroulent ou qui peuvent se dérouler dansl’écolefondamentale en termes de collaboration et
d’expériencevécuedespersonnes impliquées dans ce champ. En effet,notrebutestd’ouvrirdes
pistes de réflexion menant à des recommandations qui ciblent les processus micro et macro-
institutionnels et relationnels au seindel’écolefondamentale.
16
Structure du rapport
LeChapitreIIoffreunevued’ensemblesurlascolaritéhaïtienne,particulièrementparrapportà
sesmanifestations auniveau de l’écolefondamentale, dansuncontexte pluslargede pauvreté
endémique, d’instabilitépolitiqueetdecarencesenenseignantsqualifiés. Le but de ce chapitre
est de procéder à un mappage des dynamiques et des débats en enseignement fondamental afin
de créer un canevas sur lequel nous pouvons ensuite souligner les différentes problématiques à
partir du témoignage des personnes directement engagées en éducation.
Le Chapitre III présente les éléments conceptuels qui cadrent notre approche de lanotiond’accès
à l’éducation fondamentale. Dans ce chapitre, nous adoptons une perspective anthropologique
qui nous permet de décortiquer la pluralité des aspects qui sous-tendent l’école dite
« accessible », comme espace social et comme lieu oùs’établissentle climat institutionnel et les
attributs relationnels intimes parmi les membres de la communauté scolaire. En fonction de notre
analyse du contenu des entrevues réalisées sur le terrain, l’accessibilitédel’écolefondamentale
est conçue en fonction des positions institutionnelles et sociales tenues par les personnes qui ont
partagé leurs expériences vécues avec nous.
LeChapitreIVabordelaquestiondelaqualitédel’éducation.Notrepointdedépart est que la
notion de qualité peut être comprise et évaluée de différentes façons. Pour notre part, nous
élargissons la notion de qualité pour mieux cerner les différentes dimensions et les attributs
auxquels elle se réfère. En examinant comment nos interlocuteurs et interlocutrices sur le terrain
se positionnent par rapport à la notion de qualité et comment ils la conçoivent selon leur position
dansl’appareiléducatif, nous visons à identifier de nouveaux espaces qui pourraient soutenir et
promouvoir un discours pédagogique alternatif sensible à la pluralité sociale.
Le Chapitre V se penche sur la question relative à la gouvernance de l’écolefondamentale. Le
chapitre commence par décortiquer les aspects politiques et sociaux de la gouvernance et leurs
effets sur l’organisation de l’action éducative. L’analyse des entrevues nous permet ensuite
d’offrirdesperspectivescritiquessurlerégime de gouvernance qui sous-tend le champ éducatif
haïtien et ses effets sur (1) la valorisation des connaissances et des expériences éducatives
locales, (2) la viabilité de formules de partenariats, tel l’Office national de partenariat en
éducation (ONAPE) comme espace de concertation, et (3) l’équitépar rapport à l’accès.
Le Chapitre VI offre une synthèse des troisquestionsquisontaucœurduprésent rapport (accès,
qualité et gouvernance)complétée par notre analyse du contenu des discussions tenues lors du
séminaire d’octobre 2013. Notre analyse est accompagnée de recommandations soutenant, entre
autres,l’idéedelacréationetdelamiseenœuvre de mécanismes de valorisation des expertises
et savoirslocauxenmatièred’éducation,deconcertation, de consultation et de dialogue entre les
différents acteurs œuvrant dans lesystèmed’éducation fondamentale en Haïti. Ce chapitre est
suivid’unelistebibliographiquedessourcescitéesdansce rapport.
17
Chapitre II
LES CONTEXTES DE L’ÉCOLE FONDAMENTALE EN HAÏTI
Introduction
En posant laquestiondel’égalitédeschancesscolaires en Haïti, Pierre-Michel Laguerre (2013)
part du constat qu’ilexistedansl’ensembledupays« une demande de scolarisation irrésistible »
(p. 72). Ce constat résonne fortement avec ce que nous avons ressenti et interprété comme une
passion profonde une croyance profondément ancrée dans la société haïtienne concernant les
avantages que peut octroyer une éducation réussie en termes de bien-être et de mobilité sociale et
professionnelle.
Cette demande est un témoignage vivant des efforts voire sacrifices considérables de la part
des familles, surtout les plus dépourvues, en ce qui concerne leur désir de voir leurs enfants
accéder à une éducation digne de ce nom malgré la pénurie des ressources nécessaires
3
. Laguerre
souligne dans son étude que cette demande sociale d’éducationest à la source de déplacements
migratoires, particulièrement vers les grandes villes, principalement Port-au-Prince et sa région
métropolitaine. Ce flux migratoire accentue de ce fait lesdisparitésquis’opèrententrelesvilles
et les régions rurales, suggérant que les flux migratoires reliés à l’éducation ajoutent leurs
propres complications à la planification scolaire et à l’application des politiques éducatives.
Clairement, lademandesocialedel’éducationse reflète fortement au niveau des problématiques
existentielles des Haïtiens, elles-mêmes exacerbées par les inégalités socioéconomiques
existantes. Comme mis en évidence par Laguerre (2013), toutes les discussions autour des enjeux
en éducation doivent mettre l’accentsur la nécessité de concevoir un système ciblant la réussite
de tous les élèves et l’inclusion sociale, dans la mesure « le principe fondamental sur lequel
repose une société démocratiqueestl’égalitédeschances, quellesquesoientl’origine sociale et
l’appartenance géographique » (p. 70), en plus de se concevoir comme un outil de
développement visant la réduction de la pauvreté. En ce qui concerne les rapports d’égalité des
chances, nous nous référons à une vision de l'égalité qui cherche à faire en sorte que les individus
disposent des mêmes opportunités et conditions de développement éducatif, social, politique ou
économique indépendamment de leur origine sociale, de leur sexe, des moyens financiers de
leurs parents, de leur lieu de naissance ou d’habitation, de leur conviction religieuse ou d'un
éventuel handicap. Par contre, nous nous référons aussi à une égalité dans la différence où
chaque différence devrait faire l’objet d’un traitement particulier afin d’articuler une réelle
égalité des chances entre les membres de la communauté haïtienne. Sur cette toile de fond, il ne
faut pas perdre de vue que, dans le contexte haïtien, l’égalité des chances ne revient pas à
prendre simplement acte des inégalités de fait sans jamais poser le problème de fond de la lutte
directe contre ces inégalités et leur disparition.D’oùle défi suivant sur l’égalitédeschances dans
la société haïtienne : comment promouvoir une égalité des chances sans fragmenter les
3
Wolff (2008) observe que le « coût moyen de scolarité dans une école primaire privée est estimé à 85 dollars 135
dollars si on ajoute le coût des livres et uniformes une charge énorme dans un pays où le revenu par habitant est de
450 dollars » américains par an (p. 6). Le Rapport du GTEF (2010, p. 85) indique que, dans les écoles non publiques
(privées),l’intégralitédescoûtsdescolarisationestpayéeparlesparents,contre60 % dans les écoles publiques.
18
différences sociales et, en même temps, favoriser une égalité des chances sans niveler les
différences sociales et sans créer une uniformité sociale et culturelle forcée ?
L’expansiondel’école fondamentale
D’aprèsun recensement entrepris en 2010-2011 par la Direction de la Planification et de la
Coopération Externe (DPCE) du MENFP, 2 834 317 élèves étaient inscrits dans 17 076
écoles, desquelles 2 116 étaient publiques, soit 12,4 % du total des écoles. Presque 78 % de
l’ensembledes enfants scolarisés dont 49,3 % de filles fréquentaient le 1er et 2e cycle de
l’éducation fondamentale. L’école fondamentale représente donc une base démographique
très considérable
4
. Les écarts démographiques marquésàl’intérieurmême del’enseignement
fondamental (entre le 1er et 2e cycle par rapport au 3e cycle),ainsi qu’entre l’enseignement
fondamentaletl’école secondaire, reflètent une très forte sélectivité lors de la transition des
élèves vers le secondaire, et encore plus del’école secondaire versl’enseignementsupérieur.
Dans ce contexte, l'égalité des chances, telle qu’articulée par Laguerre (2013), s'oppose à
l'égalité des résultats et préconise l’établissement d’un système éducatif méritocratique.
Nonobstant ce fait, les statistiques disponibles suggèrent que l’école fondamentale s’est
installée comme une institution sociale de plus en plus fréquentée et accessible parmi les
Haïtiens. Elle reste cependant une institution dont les programmes et les principes
d’organisation sont très faibles du point de vue de leur capacité de rétention des élèves
inscrits. Ces chiffres offrent ainsi une idéedesgrandsdéfisauxquelsl’État et l’ensembledes
partenaires scolaires font face dans la refondation de l’école haïtienne comme véhicule
pertinent de développement d’une éducation socialement juste, gouvernable, accessible et de
qualité. C’estlàune tâche formidableparsonampleur. Elle s’inscrit dans des orientations
politiques qui visent à universaliser un enseignement fondamental, gratuit et obligatoire,
porteur d’espoirs et aux aspirations diverses. Le GTEF (2010) l’a clairement énoncé en
s’opposant à éducation caractérisée, entre autres, par « une offre et un accès limité en
éducation préscolaire, fondamentale, secondaire, professionnelle et universitaire; un taux
élevé d’analphabétisme un rendement interne et externe inefficace et inefficient; la
prédominance du privé » (Délima, 2011, p. 19).
Ce tourd’horizonrapidedes statistiques disponibles permet d'identifier les traits principaux
qui caractérisent la scolarisation au niveau de l’école fondamentale et les disparités entre
différents groupes régionaux et sociaux. En 2011, le taux net de la scolarisation des enfants
âgés entre 6 et 11 ans était de 87,61 % pour le territoire de la République (avec une différence
de 2 % en faveur des garçons). Par contre, le taux brut de scolarisation, qui comprend des
élèves dits « surâgés
5
», s’élevaitàprès de 144 % (presque égal pour les garçons et les filles).
Ces statistiques reflètent pourtant d’importants écarts entre les différents départements
administratifs.
Les taux s’avèrent aussi nettement plus élevés dans le milieu urbain (autour de 75 %) que
dans le milieu rural (un peu plus de 50 %). Cependant, il est fallacieux de positionner les
4
Les résultats définitifs du recensement de 2005 indiquent que la population d’Haïti comptait 7,28 millions
d’habitants,dontpresque52 % étaient âgés de moins de 19 ans.
5
Le MENFP définit les « surâgés » comme « lesélèvesdépassantd’aumoins2ansl’âgedelascolaritéfixéparle
MENFPpouruneannéed’études ».
19
régions urbaines et rurales comme antithétiques, car des écarts existent aussi à l’intérieur
même des espaces appelés « urbains ». Cela met en relief la marginalisation et la pauvreté des
quartiers urbains qui ont subi les effets des intempéries naturelles et des instabilités
politiques.
D’autresstatistiquessuggèrentque12 % des enfants scolarisés sont inscrits dans les écoles
publiques alors que 88 % sont enregistrés dans les écoles dites « non publiques » (appelées
aussi « privées »). Par rapport à ces dernières, « l’État ne dispose d’aucun instrument
d’évaluation » (Délima, 2011, p. 249) des services offerts. Notons que la prédominance de
l’école non publique n’est pas un phénomène nouveau. L’accès à l’école non publique a
augmenté plus de 5 fois entre 1965 et 2003 en termes depourcentaged’élèves scolarisés par
rapportàl’écolepublique,soitde25 % à 80 % environ (European Union, sans date, p. 6). À
la chute du régime de Duvalier en 1986, l’école non publique était déjà une réalité bien
ancrée dans la société haïtienne. En 1986, au moins 60 % des élèves de l’enseignement
primaire en Haïti étaient déjà inscrits dans des écoles dites non publiques, comme le montre
le graphique 1.
Graphique 1: Pourcentage des élèves del’enseignementprimaireinscritsdansdesécoles dites
non publiques, 1965-2003
Source: European Union, sans date, p. 6.
Au cours des décennies passées, affecté principalement par l’instabilité politique et par les
catastrophes naturelles (Ibid., p.7),l’enseignementfondamental a connu un essor principalement
dans les écoles non publiques qui assurent désormais plus de 80 % de la scolarisation, bien que la
qualité de ces écoles varie énormément (Wolff, 2008). Cette expansion suit un flux très inégal en
ce qui concerne l’âge effectif descolarisation.Alorsquel’écoleestorganiséepourscolariserles
enfants à partir de l’âgede6 ans, une grande partie des élèves commencent leur scolarisation à
un âge plus avancé. Ceci affecte le taux brut de scolarisation avec l’arrivée d’élèves dits
« surâgés ». Cette scolarisation « tardive » est plus marquée parmi les enfants âgés de 7 à 11 ans
que parmi ceux qui sont âgés de 6 ans (50 % contre 35 % respectivement). 67 % des élèves de 1re
année sont « surâgés », alorsquec’estlecasde91 % des élèves de la 6e année jusqu’à la fin du
2e cycle (GTEF, 2011, p. 143). De même, le taux brut de scolarisation est plus élevé parmi les
ménages du dernier quintile socioéconomique qu’il ne l’est parmi ceux du premier quintile
20
(138 % contre 112 % respectivement). Ces données témoignent d’une institutionnalisation
grandissante de l’école fondamentale particulièrement parmi des groupes sociaux pour qui
l’écoleétait restée jusqu’àrécemment inaccessible. Ces données indiquent aussi l’existence
de chronologies décalées de scolarisation entre différents groupes sociaux, que ce soit la
distinction urbaine-rurale ou celle liée à la pauvreté et au genre. Avec l’expansion de l’école
fondamentale, les salles de classe deviennent de plus en plus diverses du point de vue
démographique et des besoins pédagogiques des élèves. Leseffetsdel’augmentation del’offre
sont donc visiblement ressentis au niveau de la salle de classe et de sa routine quotidienne.
Géographiquement, l’accèsàl’éducationdebaserestetrèsinégalementrépartidanslesdifférents
départements. Des données publiées en 2004 suggèrent que 60 % des communes ont un accès dit
« faible » jusqu’à « extrêmement faible » à l’éducation de base. Le pourcentage de ces
communes est nettement plus élevé dans les départements du Centre (92 %), du Sud (78 %), de
l’Ouest (72 %), et de l’Artibonite (73 %) que dans les départements du Nord-Est (54 %), du
Nord (53 %), du Nord-Ouest et du Sud-Est (50 % chacun) et de la Grande Anse (22 %) (MPEC,
2004, p. 37). Les raisons qui expliqueraient ces inégalités sont diverses. Pour certaines
communes, l’effetmigratoireentrerégionsesttrèsmarqué,accentuantladensitédémographique
et les opportunités scolaires disponibles. Pour d’autres communes, le relief montagneux et
l’absence ou la précarité de voies d’accès aux écoles sont en jeu (Ibid., p. 41), obligeant une
grande partie des élèves et des enseignants qui y vivent à effectuer à pied leur trajet quotidien
entreledomicileetl’école(Ibid., p. 51)
6
.
La mise en place en 2011 des classes du Programme de scolarisation universelle, gratuite et
obligatoire (PSUGO), introduitesàlasuitedel’électionduPrésidentMichel Martelly, représente
une poussée au niveau de l’expansion de l’école fondamentale. Visant à inclure des enfants
restés sans scolarisation, cette initiative génère des controverses. Pour les uns,àl’instarde Pierre
Djympson Chéry dans son article publié dans Le Nouvelliste du 23 octobre 2012, les classes du
PSUGO représentent un élément de démocratisation du système éducatif haïtien et une rupture
avec la fonction élitiste de l’école. Pour lui, les classes du PSUGO offrent une réponse aux
« réactionnaires du secteur de l’éducation ou mieux les partisans de la marchandisation de
l’éducation[…] qui n’hésiteront pasàmobiliser toutes leursressources pour saboter et même
stopper le PSUGO ». Ceci dit, l’application du concept éducatif qui sous-tend le PSUGO a
soulevé une série de questions pragmatiques et de logistique en ce qui concerne la faisabilité
d’unprogrammederécupérationquidonne entroisansunenseignementd’uncyclefondamental
complet. D’autres encore ont souligné la participation inégale des écoles publiques et non
publiques à cet effort, lesdéfisassociésàlaformationd’enseignantsdits« recrutés », ou encore
l’abus de la part de certains acteurs en quête de gains financiers (les écoles dites « fictives »).
Nonobstant ces débats, les classesduPSUGOsignalentl’ancrage d’undiscourséducatifquise
veut inclusif et qui, dans sa réalité, offre aux enfants affiliés à des groupes sociaux marginalisés
un accès àl’école haïtiennefondamentale. Il faut pourtantreconnaîtrequ’il est encore trop tôt
pour évaluer les résultats de cette politique dont le discourss’inscritdansundesaxesprincipaux
du Plan nationald’éducation et de formation (PNEF) de 1997 lié àl’expansion del’offrescolaire
etdel’éducationpourtoutesettous.
6
Nous ne traitons pas dans notre étude de l’éducation spéciale, quoiqu’elle ajoute une problématique
supplémentaireàlaquestiondel’écolefondamentaleetparticulièrementencequiconcernela question de l’accès.
21
L’école n’est toujours pas à la portée de tous les groupes sociaux, principalement les plus
démunis qui ont un accès très partiel à l’éducation, voire pratiquement nul. Par exemple, en
2007-2008, seulement 4 % des enfants qui avaient besoin d’une éducation spéciale étaient
scolarisés et desservis par 23 écoles, dont 3 publiques (GTEF, 2010, pp. 90-91). De même, il y a
une absence de dispositifs capables de promouvoir la scolarisation des enfants dits « en
domesticité », dont la plupart sont de jeunes garçons et filles engagés comme « travailleurs
domestiques ». Ce manque de dispositifs contraste fortement avec le désir de ces enfants de
regagnerl’écoleetd’apprendreunmétier(Ibid., p. 150).
Les réformes éducatives
L’école haïtienne – et surtout l’école fondamentale – a connu une série de réformes visant à
réactiver et revitaliser sa pertinence sociale et sa contribution au développement du pays
7
. Toutes
cesréformes,àdiversdegrés,visaientl’amélioration del’accèsàl’éducation,del’équité,dela
qualitéet dela pertinencede l’éducationofferte, ainsi que du développement et de la mise en
œuvredes programmesd’études. Ces réformes préconisaient lacréation d’espacesde dialogue
politique favorisant la mise sur pied de partenariats et la participation de la société civile à un
processus de changement continu etdurable de l’éducation enHaïti (Ministèredel’Éducation
Nationale, de la Jeunesse et des Sports, 2004). Par contre, ces réformes ont souvent été victimes
des contrecoups de l’instabilitépolitiqueetdes rapports de force en jeu dans la société haïtienne.
Dans son livre Àquand la réformede l’éducationenHaïti ?―RodrigueJean (2008)note
avec tristesse que:
« …lesystèmescolairehaïtienestparalyséparunesuccessiondeprojetsderéforme,de
déclaration d’intention, de retour en arrière et de fuites en avant. […] La ‘réforme
éducative’ qui devait assurer une certaine cohérence à notre système d’éducation a
malheureusement échoué. En effet, quelque vingt-cinq ans après que l’État haïtien eut
décrétécetteréforme,lesdifférenteslacunesqu’accusaitlesystème n’onttoujourspasété
corrigées. » (pp. 15-16)
Plus spécifiquement, Pierre Délima (2011) observe que les politiques éducatives qui gouvernent
l’école haïtienne aussi bien publique que non publique restent limitées à des aspects
déclaratifs et formels dans les différentes constitutions et lois promulguées tout au long de
l’histoire de la République d’Haïti. En effet, comme Délima le montre bien dans son livre,
l’universalité et la gratuité de l’école haïtienne ont fait l’objet de maintes déclarations et
promulgations durant les deux derniers siècles. La plupart de ces déclarations, constitutions et
lois n’ontpasétéappliquées,ycomprislaConstitutionde1987. Délima observe :
« De la proclamation de la déclaration d’intention constitutionnelle de 1987 à
aujourd’hui, l’État haïtien n’a rien fait en termes de décisions et d’actions pour
généraliser universaliser l’éducation à l’ensemble de la population, même aux
populations scolarisables et vulnérables surtout dans les zones rurales où les ménages
ont de faibles conditions socioéconomiques. » (p. 248)
7
On peut mentionner, par exemple, la Réforme Bellegarde en 1920; la Réforme Dartingue en 1940; la Réforme
Bernard introduite en 1979 et récemment lePlanNationald’ÉducationetdeFormation(PNEF)quisesituedansle
prolongement de la Réforme Bernard.
22
Nonobstant ce fait, la réforme dite « Réforme Bernard », introduite en 1979 par le ministre
Joseph C. Bernard, reste une plaque tournante et incontournable dans l’histoire récente de
l’éducation haïtienne. Alors qu’elle visait à long terme la refonte de tout le système de
l’éducation fondamentale, secondaire et postsecondaire, sa réalisation est restée très partielle,
ayant souffert des effets liés à la destitution du ministre Bernard en 1982, à la chute du régime de
Duvalieren1986etàl’instabilité politique qui continue à marquer l’ensembledelaviepublique
haïtienne. Malgré ces obstacles, le rapport du GTEF (2010) note que « La Réforme Bernard
a constitué ainsi la première tentative d’élaboration d’une politique linguistique pour
l’enseignement en Haïti » (p. 81). Elle a institutionnalisé la langue créole comme langue
d’enseignement dans les deux premiers cycles de l’enseignement fondamental et la langue
française comme langue seconde. Laguerre (2013) note à ce sujet :
« Uncoupd’œilrétrospectif nous montre que la Réforme Bernard de la fin des années
1970est,sansl’ombred’undoute,lepointdedépartdelagrandedémocratisationet
massification de l’éducation en Haïti. Celle-ci a eu pour effet de mettre fin à un
double « Apartheid » qui a longtemps marqué l’éducation haïtienne, soit la
coexistence de deux secteurs d’enseignement, l’un urbain et l’autre rural, et
l’introductionducréole,langueobjetetoutil,dansl’éducationformelle. » (p. 71)
Cen’estpasiciquenouspouvonsdiscuter (encore moins évaluer) la Réforme Bernard dans son
ensemble. Notons cependant que Louis-Auguste Joint (2006) considère cette réforme comme
reflétant « une tendance révolutionnaire » (p. 121), quoiqu’ellesoitrestée(commetantd’autres
réformes) « une politique éducative sans moyens économiques » (p. 127). Joint note aussi que
« les couches sociales aisées fuyaient la réforme à cause de l’introduction du créole dans
l’enseignement » (p. 127). Ce commentaire de Joint nous permet de signaler les grandes
sensibilités politiques associées à la question linguistique en Haïti en général et en particulier ses
enjeux en sein de l’école. Ces sensibilités touchent aux fondements mêmes de la stratification
sociale, des cumuls historiques et des valeurs qui les incarnent et qui les divisent. Ces valeurs se
superposent toujours à des débats qui concernent lesfinalitésdel’éducationhaïtienne et de ses
manifestations culturelles, sociales, politiques et linguistiques. De plus, le commentaire de Joint
met en évidence les conjonctures politiques qui sous-tendent ladéfinition d’une éducation dite
« de qualité » en termes de ses liens avec la question linguistique et le statut de la langue créole.
C’estlà uneproblématique incontournablesur laquellenousnous attarderonstransversalement
dans les chapitres qui suivent.
C’est donc dans un cadre législatif plutôt déclaratif que s’inscrit l’école haïtienne. Comme
observateurs, nous avons remarqué que la majeure partie du discours éducatif haïtien se réfère à
lacréationd’espaces physiques, de salles de classe, etbeaucoupmoinsàlacréationd’espaces
sociaux liés à un projet sociétal bien défini dans lesquels s’inscrivent les fonctions générales,
épistémologiques, culturelles, politiques et socio-économiques qui doivent être assumées par
l’écolehaïtienne.
Par projet « sociétal » del’école, nous nous référons à un ensemble de croyances, généralisations
et valeurs comprenant 1) une conception de la connaissance, 2) une conception des relations
êtres humains-communauté/société-environnement, 3) un ensemble de valeurs-intérêts, 4) un
23
savoir-faire et 5) un sens global de l’activité humaine qui définit les pratiques sociales et
culturelles et qui assurent la cohérence interne d’unecommunautéousociété
8
.
En ce qui concerne la définition et la miseenœuvred’unprojet sociétal et des finalités del’école
haïtienne, certains n’ont pas manqué de remarquerque cette mise en œuvre est freinée par la
faiblesse politique de l’État haïtien. Pour eux, la faiblesse de l’État se reflète aussi dans la
faiblesse du système éducatif haïtien à être équitablement accessible à tous et toutes en raison de
l’absence de finalités normatives clairement définies et comprises par tous. Dans ce contexte,
toute démarche de réforme éducative en Haïti devrait établir les fondations sur lesquelles seront
construits non seulement les curricula, les structures de gouvernance et les conditions relatives à
l’accès à l’école d’éducation fondamentale, mais aussi les fondements de la citoyenneté et de
lÉtat.
Pour tenter d’y remédier, l’État a introduit deux initiatives qui pourraient mettre de l’avant
quelques-unes des questions clés liées à l’enseignement fondamental. La première a été
l’introduction en 2005 de l’École fondamentale d’application Centre d’appui pédagogique
(EFACAP) comme une expérience-pilote. LEFACAP a pour objectif de revitaliser la formation
continue des enseignants dans les écoles fondamentales enlesorganisantenréseauxsousl’égide
de conseillers pédagogiques (Ministère de l’éducation nationale de la jeunesse et des sports,
2005). La deuxième initiative a été l’introduction des classes PSUGO en 2011 qui visait
l’universalisationdel’éducation fondamentale gratuite et obligatoire. aussi, les débats entre
les différents partenaires actifs en éducation continuent à propos de la pertinence etl’efficacité
de ces initiatives. Quoi qu’il en soit, il en ressort que le défi majeur auquel fait face l’école
fondamentale est lié à la capacité de mobilisation interne des partenaires éducatifsdansl’appui
desdifférentes réformeset initiatives.C’estun pointcapital qui met en lumière le Rapport du
GTEF (2010). Il insiste surl’incontournabilitéd’une volonté politiqueactiveet engagée dela
part de tous les partenaires sociaux dans l’application de toutes politiques et initiatives
éducatives.
L’écoleetlareproductionsociale
L’écolehaïtienne– et particulièrement au niveau fondamental est activement impliquée dans la
reproduction des inégalités et des iniquités sociales. Rodrigue Jean (2008) observe:
8
Sous l’angle des fonctions de l’école haïtienne, la notion de fonction générale réfère plus spécifiquement à la
fonctionattribuéeàl’écolevuedanssonensembleparrapportauprojetsociétalpoursuivi. Cette notion rejoint celle
dusensglobald’unprojetsociétal ellesynthétise l’élémentpolarisateurqui animela raisond’êtredel’école. La
fonction épistémologique définit le mode de connaissance relatif à la façon d’appréhender la réalité physique et
humaine. La fonction culturelle attribuée à l’école réfère à la promotion particulière de changer la ré alité, à la
diffusion d’une image de ce que devrait être la culture (ordre ou transformation), à la mise en évidence d’une
certaineimagede l’êtrehumainvivanten sociétéetà la diffusiondesvaleurs-intérêts à promouvoir au sein de la
société haïtienne. Lafonctionpolitiquedel’écoleestdefavoriserun modèle-type de prise de décision au sein des
institutions politiques. En dernier lieu, la fonction socio-économique de l’école haïtienne se définit par la
transmission d’une conception de la relation être-humain-communauté-environnement dans les démarches de
production de biens et services et par la transmission d’une image de la permanence, de l’adaptation ou de la
transformation sociétale de la communauté haïtienne.
24
« Laquestiondel’accessibilitéàl’éducationetdelaréussite scolairedoitêtre aussi
examinéesousl’angledel’équitésociale,notammentselonlemilieuderésidence.En
effet, les disparités entre le monde rural et le monde urbain demeurent énormes et
l’écartentrelesdeuxn’apasconsidérablementdiminué. » (pp. 22-23)
Lors de nos entrevues, certains ont peint le système scolaire haïtien comme « une école à
plusieurs vitesses ». Celle-ci reflète une société de classe qui se situe par rapport à « une
économie de la misère »:
Pourmoi,ilyauneéconomiedelamisèreenHaïti.Pluslesgensnevontpasàl’école,
plus ils sont capables de recevoir dix gourdes. Vous leur donnez cinq gourdes et puis
c’estbon. Ouc’est unbonmonsieur, le père providence, celui qui fournit tout, un bon
papa.Iln’apaslaconsciencedesoi,commechaqueêtrehumainestunepotentialité,une
richesse, une source de création, création du savoir, création du bien-être… Aux nantis, à
la minorité qui détient les richesses et les moyens de production, même si cette minorité
ne s’inscrit pas dans une logique de production, car ce sont malheureusement des
marchands simples: « jevends,j’achète ».Mêmelespratiquesdespéculationqu’onavait,
ce n’est pas de la production de richesse, c’est le marchandage. Certes, on vend, on
achète,on fait desintérêts.On n’avaitpasinvesti dans larecherche pour améliorerles
plantations caféières, de cacao. Tout ce qu’on fait en Haïti, on achète, on vend, on
produit…Quelleréflexiononfaitsurlaproduction ? Rien. Ce sont de petits marchands
qui ont de belles maisons, à l’instardelamarchandedepistachesquiaun« layé » (ndlr,
plateau en osier). (Entrevue 21)
Ilenressortquecetteéconomied’intermédiaires affecte même les principes qui sous-tendent le
fonctionnementdel’école, non comme une institution de bien publique, mais comme commodité
soumise aux pratiques du marchandage.
La métaphore de « l’écoleàplusieursvitesses » reflète une reconnaissance quel’écolehaïtienne
n’estpaségalitaire danssacapacitéd’accueil etdeprestationd’uneéducationdequalité. Elle se
caractérise comme une institution recroquevilléesurdes notions d’éducation disparatesqui ne
sont pas nécessairement liées à un projet sociétal. Alors que la passion et la ferveur des
Haïtiennes et des Haïtiens d’acquérir uneéducationsont évidentes pour tout observateur de la
société haïtienne, il n’en est pas de même de la clarté et de la transparence des opportunités
offertes sur le marché scolaire. Relativement à ces opportunités, l’Étathaïtien semblerait garder
une présence plutôt réservée, sinon minimale, compliquant ainsi la question d’accès. Dans le
contexte actuel, l’ensembledesécolesoffertesaux publics haïtiens opère comme un labyrinthe
institutionnel gargantuesque dont les culs-de-sac et les débouchés ne fournissent point aux
parents une idée claire à propos des finalités sociales et économiques de l’éducation. Délima
(2011) observe:
« …l’École haïtienne est celle des inégalités criantes et de la reproduction des
cloisonnements sociaux. Les enfants, en fonction de leur origine socioéconomique,
fréquentent les écoles qui correspondent à leur provenance. » (p. 149)
25
Ce propos met en évidence une école qui perpétue un étatconstantd’inégalitéscriantes.Dans ce
contexte,ilse trouvequelafonctionprincipale del’écolehaïtienne estdecontribuerplutôt au
maintien de la permanence ou statu quo sociétal. Sa fonction politique est de contribuer au
maintien d’unestructure sociétale oligarchique et de promouvoir la légitimité del’ordreétabliet
des valeurs qu'il véhicule. Du point de vue delagouvernancedusystèmed’éducation,unetelle
fonction politique assumée par le système se traduit par une structure décisionnelle centralisée et
hiérarchisée. Nous explorons plus en détail cet aspect de la gouvernance dans le prochain
chapitre.
De plus, Ridord (2009) observe, dans sa discussion des impacts des différentes réformes (surtout
la Réforme Bernard et ses variations ultérieures) que :
« La réforme en elle-même, en dépit du fait qu'elle représente un acte politique majeur,
ne s'est pas départie de l'aliénation effective dans presque toutes les sphères du social
haïtien. Malgré l'apparence d'haïtianité qui auréole la réforme, elle est une entreprise
pensée de l'extérieur par des organismes comme l'UNESCO, financée également par eux.
La réforme, au lieu de combler le grand fossé de l'inégalité scolaire, l'a renforcé au plus
haut point. Il s'est dessiné à l'horizon la mise en place non pas d'un, mais de deux
systèmes scolaires parallèles.
Le premier, presque exclusivement réservé à l'élite, serait en réalité le système
traditionnel sur lequel le gouvernement haïtien aurait peu ou pas de prise - ostensiblement
par démission plutôt que par impossibilité - quant à son fonctionnement, sa structure et
les contenus éducatifs véhiculés. Le second, sous l'influence directe du gouvernement, et
le seul à tomber sous le coup de la réforme, s'adresserait aux couches défavorisées des
masses urbaines et rurales. Cette réforme aurait été rendue nécessaire par la nouvelle
place assignée à Haïti dans la division internationale du travail et un de ses objectifs
cachés serait alors la socialisation efficace de cette population en vue de son utilisation
dans le système de reproduction capitaliste. Dans ce sens, l'instruction réservée aux élites
haïtiennes ne nécessite que des changements mineurs qui ne peuvent être réalisés sans
une réforme en profondeur. » (p.138)
La position de Ridord suggère que la RéformeBernard,malgrésesaspectsinnovateurs,n’apas
remis en question la fonction reproductive du système haïtien, contribuant éventuellement à la
légitimationde l’ordreétabli.Ce rôle del’école fondamentaledansla reproduction sociale est
bienplusexacerbéquandons’attardeaux inégalitésd’accèsquiprévalentbienavantl’entréeen
écolefondamentale,c’est-à-dire déjà au niveau de l’enseignement préscolaire.Àcesujet, Guy
(2012) observe que « l’éducation préscolaire n’est pas accessible à tous les enfants, réduisant
doncl’égalitédeschances scolaires de ces enfants tout au long de leurs études » (p. 49). Cette
observation, confirmant les propos de Ridord (2009), met en question la capacité de l’école
fondamentale de s’attaquer aux inégalités sociales dans la mesure où elle ne prend pas en
considération l’éducation préscolaire des élèves. Sur ce point justement, le rapport du GTEF
(2010) se réfère àl’éducationpréscolairecomme à un « incubateur de marginalisation » (p. 167).
Clairement, l’accessibilité à l’éducation se trouve déterminée par des enjeux sociaux,
institutionnels et économiques qui laissent leurs marques sur les enfants depuis un très jeune âge.
26
Dans le contexte présent del’écolefondamentale, de par sa structure, l’écolehaïtienne perpétue
un décalage entre un discours constitutionnel égalitaire et une pratique qui reproduit les
inégalités sociales et les amplifie. L’école fondamentale est ainsi prise dans un cercle vicieux.
Elle se retrouve organiséeautourd’un exclusivisme caractérisé par la sacralisation sociale d’une
conception de la culture associée au français qui est étrangère aux réalités de vie de la majorité
des Haïtiennes et Haïtiens
9
. Sous cet angle, l’éducationfondamentalesemble se voir confier la
fonction de former l’élève haïtien par rapport à son ajustement aux impératifs culturels d’un
modèlesociétalparadoxalementcaractériséparlaculturedel’anciencolonisateur.
L’exclusivisme se manifeste aussi dans une conception de la pédagogie qui poussel’élèveàse
décrocher de sa peau culturelle et de sa pensée du monde, et de se revêtirdecellesd’unautre.
Ainsi, l’élève voit son identité et ses valeurs marginalisées au profit d’une identité qui lui est
souvent imposée. Dans ce contexte, l’école est perçue comme un outil de substitution d’une
identité par une autre jugée « plus civilisée ». Certains considèrent que les divers examens de
passage, avec leurs « taux de réussite très faibles, participent [à] cette stratégie de blocage »
(Chéry, 2012). Ici, il est utile d’évoquer comparativement les circonstances historiques dans
lesquelles s’est forgée l’éducation indigène au Canada. Des écoles dites « résidentielles »,
supportées par l’État canadien et gérées par des congrégations religieuses, ont fourni une
scolarisation aux élèves des Premières Nations, causant ainsi des dommages intergénérationnels
irréversibles auprès de ces communautés (Paquette et Fallon, 2010). Ces écoles ont créé une
rupture entre leculturelet lesocial vécuparl’élève indigène : l’écolelui demandaitd’êtreou
devenir autre, de se nier complètement dans un projet de modernité dans lequel cet élève ne se
reconnaissait pas, et encore moins sa communauté.
Écoles « publiques » et « non publiques »
La grande prédominance des écoles non publiques dans la scolarisation des Haïtiens a été
déjà notée plus haut (voir graphique 1). Alors que les écoles dites « publiques » sont maintenues
entièrement par l’État, la situation des écoles dites non publiques (ou privées) nécessite une
clarification étant donné les différences qui existent parmi elles. Ainsi, Wolff (2009, p. 5) décrit
trois sous-catégories distinctes :
1. Écoles à but lucratif régies par des « entrepreneurs » et ayant une infrastructure physique
et pédagogique « précaire ». Elles sont populairement désignées comme écoles
« borlettes » ou « loterie » parce que « c’estparhasardquelesenfants y apprennent quoi
que ce soit », comme le suggère Wolff
10
.
9
Lesrésultatsd’uneétudesurl’aménagementlinguistiqueenclasseentrepriseparle MENFP en 2000 indiquent que
64,3 % des enseignants pensent que les élèves apprennent bien mieux en Créole contre 7,3 % pour la langue
française (GTEF, 2010, p. 82). Le Rapport du GTEF (2010) observe pourtant que « jusqu’àleurentréeàl’université,
la plupart des étudiants haïtiens n’ont jamais appris à écrire leur langue maternelle, parlent et écrivent
souvent très mal le français qui est enseigné malgré les recommandations de la Réforme [Bernard] avec des
méthodes assez traditionnelles » (p. 83).
10
Guy (2012) rapporte que 75 % des écoles dites non publiques ne sont pas accréditées. Connues sous le nom
d’écoles« borlettes », elles « échappentaucontrôledel’État » (p. 50).
27
2. Écoles catholiques
11
, évangéliques ou laïques dites « de qualité », quoique certaines
possèdent uneinfrastructureetdesconditionsd’apprentissage qui laissent à désirer.
3. Écoles dites « communautaires » financées surtout par des publics locaux, prélevant une
faible scolarité et fournissant une éducation « de faible qualité ».
Les écoles dites « non publiques » ou « privées » sont regroupées dans le cadre de différentes
associations, tels que le Consortium des organisations du secteur privédel’éducation (COSPE),
formé en 2005, la Fondation haïtiennedel’enseignement privé (FONHEP) formée en 1988 par
une action jointe de la Commission épiscopale pour l’éducation catholique (CEEC) et la
Fédération des écoles protestantesd’Haïti(FEPH).
La FONHEP regroupe en plus des écoles catholiques et protestantes, des écoles dites
« indépendantes » « non confessionnelles », soit la plupart des écoles « communautaires ».C’est
ainsi que la FONHEP se dit être « une institution laïque ». En 2006-2007, 78,36 % de ses
revenus provenaient de la United States Agency for International Development (USAID), à
travers le Projet bilatéral éducation (PROBED) en collaboration avec la Florida State University
(FSU).
Certaines études entreprises sur le système d’éducation haïtien encouragent l’expansion du
secteur éducatif privé dans la prestation de services éducatifs. Certains soulèvent l’argumentque
les meilleures écoles sont des écoles privées et que l’accessibilitéàl’écoledanslecontexted’un
marchélibredel’éducationsedéfinitparlacapacitéfinancièredesfamillesetdescommunautés.
D’autres, comme Délima (2011, p. 586), appellentplutôt à réconcilierl’offrescolaireavec les
principesd’uneapprocheéconomiquenéolibéralepourfavoriserl’expansiondelascolarisation
et optimiser l’accès à l’école haïtienne. D’autres, en outre, préconisent un ordre néolibéral,
caractériséparlavolontédecommercialiserl’ensembledesactivitéshumainesdansunesociété.
Ils prônent une diminution radicale du rôle de l’État et font confiance à la main invisible du
marché. Lerôledel’État est perçu principalement commerégulateurd’unmarchéscolairequi
estsousl’emprisedelacompétitionetduchoixdesparents. Dans le contexte haïtien, cette vision
exacerbelafaiblessedéjàexistantedel’État,renforçantainsisonrôle de régulateur, ou d’arbitre
externe, tout en posant obstacle à ses capacités et rôles normatifs au niveau des questions
d’accès, d’équité et de qualité. Les tensions qui émergent de cette approche privée dans la
prestation d’une éducation de type fondamentale en Haïti est visible dans le Plan national de
l’éducationetdelaformation (PNEF), adopté en 1987, qui appelle d’unepartà :
« [l’] Augmentation de l’offre et de la qualité des biens et services offerts à la
populationparl’améliorationduclimatéconomiqueàlacréationd’un cadre légal et
réglementairefavorableaudéveloppementdel’investissementprivé,lamodernisation
11
Un rapport publié parla Commission épiscopalede l’enseignementcatholique (2012),avec lacollaboration de
l’UniversitéNotreDameauxÉtats-Unis, rapporte que le groupe des écoles catholiques serait le plus grand et le plus
organisédespourvoyeursd’éducationenHaïti,avec 2 315 écoles (92 % fondamentales), 602 149 élèves et 27 565
enseignants et enseignantes. Les écoles catholiques représenteraient 15 % de toutes les écoles en Haïti ; 60 % sont
situées dans les régions rurales ; 75 % sont dotées dejardins d’enfants ; 35 % sont pleinement accréditées. Deux
tiers des enseignants sont des hommes et un tiers des femmes.
28
de l’administration publique et l’accroissement de la productivité des entreprises
publiques ».
Etd’autrepart, le PNEF souligne la nécessité de veiller à :
« [l’]Accroissementdel’équitédansladistributiondesressourcesparl’autonomisation
croissante des collectivités territoriales et la mise en place de dispositifs de lutte efficace
contre la pauvreté et la marginalisation des groupes sociaux défavorisés. »
(MENJS, 1998, p. 51)
De nombreuses propositions ont été avancées en ce qui concerne les modalités d’engagement
entre l’État et les écoles non publiques. Quelques-uns notent que dans le contexte d’une
administration étatique faible, il est « irréaliste » de procéder à une nationalisation des écoles non
publiques, d’autant plus que les ressources nécessaires sont absentes. D’autres soulignent que
toutes politiques dans ce domaine se confronteraient aux nombreuses organisations non
gouvernementales et aux organismes internationaux qui sont à présent profondément impliqués
dans le système éducatif et son financement. D’autresencoredéclarentque les classes sociales
privilégiées s’opposeraient à toutes politiques affectant leur capacitéd’accès à une école perçue
comme de qualité et remettant enquestionl’étatactueldeschoses (Ridord, 2009, p. 94).
Cesdébatsnetouchentpasuniquementl’autoritédel’Étatetsavisibilitéen ce qui concerne les
politiques éducatives ; ils sont plutôt indicatifs de l’imbrication de sensibilités politiques,
géopolitiques et socioéconomiques dans toutes directions qu’assumeraitl’Étatdanscedomaine.
Enfin, la loigérantetorganisantl’Officenational de partenariat en éducation (ONAPE), votée
en 2007, a opté pour une formule de partenariat entrel’État et le secteur non public. Le texte de
la loi déclare que cette nouvelle entité pourrait éventuellement assurer « que toutes les relations
entre les acteurs privés et publics seraient soumises aux mêmes normes » (Guy, 2012, p. 40).
L’article4delaloisurl’ONAPE stipule clairement que :
« L’ONAPEestàlafoisunespacedeconcertationetd’échangesentreleMinistrede
l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle et les Partenaires non
publics du secteur éducatif haïtien, et un organe de gestion du partenariat public, non-
public en éducation. Il a pour mission essentielle de favoriser la participation réelle du
secteurnonpublicàl’élaborationetàlamiseenœuvredespolitiques et programmes
de développementdel’éducation en Haïti. » (Haïti. Corps législatif, 2007, p. 1)
Et pourtant, depuis l’adoption de la loi sur l’ONAPE, cette entité n’a pas été rendue
opérationnelle, laissant les discussions suspendues sur les termes possibles de ce partenariat. Les
groupes qui sont en faveur de la loi et de son application considèrent l’ONAPE comme une
opportunité d’harmoniser l’offre scolaire en Haïti, ce qui permettrait à l’État d’affirmer son
emprisesurlechampéducatifetd’ouvrirdenouveaux espaces de scolarisation. Le Rapport du
GTEF (2010) insiste aussi sur « la mise en application »delaloisurl’ONAPE, estimant que le
« spectre d’actiondel’ONAPEpourraits’élargirpourincluredesincitationsàl’innovationdans
l’éducation ou la préparation de matériels didactiques adaptés » (p. 186). De leur côté, les
groupes opposés àl’ONAPEpointent du doigt le fait que la loi invite ouvertement les partenaires
non publics, situés majoritairement dans le secteur privé, à faire valoir leurs préférences et leur
29
force au niveau de la formulation des politiques éducatives, ce qui affaiblira d’autant plus
l’administrationétatique et institutionnalisera la prédominanceet l’autonomie du secteurprivé
dans le champ éducatif.
Guy (2012) et de Wolff (2008) offrent une série de perspectives intéressantes sur la question de
l’ONAPE tout en lançant des appels en faveurd’un tel partenariat. Tous les deux considèrent
l’ONAPEcomme un leviercapabled’assurerl’égalité des chances scolaires (Guy, 2012, p. 45).
Guy (2012) expliquepourquoilaloisurl’ONAPEn’apasétéappliquéeàcejour :
« …lacollaboration entre ces deux secteurs[l’Étatetle secteur privé] est un enjeu
très politique en Haïti où l’élitedominel’État dansplusieurssecteurs. […] Puisque
les institutions contraignent les préférences des élites et les choix de politiques,
déraciner celles-ci ou en mettre en place de nouvelles est une tâche énorme pour
l’État. » (p. 36)
Quelques pages plus loin, il précise :
« Ceci est attribuable soit à un manque de volonté politique du MENFP, soit à un
manque de volonté des acteurs privés qui ne voudraient pas être régulés. » (p. 38)
Le commentaire de Guy suggère donc une profonde crise de confiance qui sous-tend et
détermine les relations entre les différents partenaires en éducation. Cette crise de confiance est
imbriquée dans les rapports des forces politiques et économiques qui opèrent aussi bien à
l’intérieurdelasociétéhaïtienne que vis-à-visd’entités et de gouvernements étrangers. Dans ce
contexte, on comprendl’immensitédelatâcheàlaquellefaitfacel’État. Ce dernier cherche non
seulement à affirmer sa visibilité et son autorité dans le paysage éducatif local, mais essaie tant
bien que mal de naviguer entre les attentes et les politiques des gouvernements étrangers et des
organisations non gouvernementales. En présence de pareilles conditions,l’énormitédelatâche
n’est pas uniquement administrative et économique. Elle pose aussi un défi à l’État sur sa
capacité à préserveretpromouvoirl’intégrité et la cohérence de ces affectations politiques dans
les différents domaines du champ politique et civique. Le Rapport du GTEF (2010) a souligné
cette contingence qui contribue « à débiliter » les actions du MENFP tout en causant
« l’éclatementdusystème de planification du ministère qui lui interdit de construire une vision
d’ensembledu secteuretune stratégieintégréepour faire faceaux problèmes àrésoudre » (p.
LIX).
Il est important de noter que l’absenced’unpartenariatformeletopérationnel entre l’Étatetles
partenaires privés actifs en éducation perturbe ce dernier et crée des tensions et des
contradictions. D’unepart,alorsquel’Étatprocède à la certification et à l’évaluationdesécoles
non publiques par laDirectiond’Appui à l’Enseignement Privé et du Partenariat (DAEPP), le
choix des familles s’établit comme mécanisme fondamental qui régit, de fait, l’offre scolaire.
Certaines initiatives favorisent même la création de leviers sous la forme de « chèques-
éducation » similaires aux politiques éducatives en cours aux États-Unis (voir Guy, 2012, pp. 28-
29). Ces initiatives institutionnalisent le choix des parents dans le champ éducatif haïtien.
D’autre part, le secteur privé est engagé dans la création de consortia de fournisseurs privés
d’éducationet departenairescommerciauxqui,commel’expliqueWolff(2008,p.14),agissent
30
comme groupes de pression et comme régulateurs du secteur éducatif privé et établissent leurs
propres normes et pratiques.
École fondamentale et citoyenneté
Il est difficile de concevoir comment aboutir à la formation d’uncitoyenhaïtienquisepense
comme partie de sa collectivité et qui reste ouvert sur le monde, quand cette même personne
commence sa démarche scolaire par une demande irrévocable de se nier linguistiquement,
culturellement et socialement. De même, il est difficile d’appréhender comment l’État pourra
arriver à affirmer son autorité et la légitimité de ses politiques éducatives dans des conditions
l’écolepublique l’école même del’État n’actualise pointles normesetles standardsd’une
éducation de qualité. Dans ce sens, le champ scolaire haïtien est pris dans une double
contradiction institutionnelle.
Cette double contradiction sous-tend le Rapport du GTEF (2010). Le titre du rapport, « Pour un
Pacte pour l’Éducation en Haïti », est indicatif. Le terme « pacte » renvoie directement à la
nécessité de créer unespacedeconcertationsurlesfinalitésdel’éducationhaïtienne envued’un
nouveau contrat social arrimé àl’école et centré sur elle. C’estdanscetespritquelesmembres
du GTEF (2010) déclarent énergiquement et sans équivoque que :
« La demande première et lapidaire de tous les participants aux diverses rencontres du
GTEF est que l’État et l’ensemble de la société doivent s’évertuer à mettre fin au
processus de reproduction d’une société à deux vitesses en prenant l’engagement
collectifetenresponsabilisantl’État dansladécisionderendrel’écolefondamentale
accessible à tous les enfants en âge scolaire. » (p. 164)
Cette déclaration est suivied’unappelàétendre cette concertation aux collectivités municipales,
reconnaissant « que les municipalités peuvent jouer un rôle central aux côtés du Ministère de
l’éducation, sans se substituer aux Directions départementales de l’éducation (DDE), mais
en complétant, relayant et renforçantlesfonctionsdecettedernièredansl’effort de régulation, de
contrôle et de supervision » (p. 173). Ilestpossibled’interpréter cet appel « à la municipalisation
del’éducationdebase » (p. 184) comme une reconnaissance que la refondation des finalités de
l’éducation passe par la démocratisation de l’État et par sa refondation autour d’un projet de
société, complété « par un partenariat responsable avec le secteur privé » (pp. 185-186) et avec la
diaspora haïtienne (p. 196). Dans ce sens, le rapport du GTEF se veut une réflexion de continuité
quis’inscritnon seulement « sur les traces » (p. 175) de la « Réforme Bernard », mais aussi dans
« une volonté politique forte » (p. 311) en vue de sceller un Pacte nationalsurl’éducation et la
formation (PANEF) « conclu entre le gouvernement de la République d’Haïti, les partis
politiques et les secteurs organisés de société civile » pour les années 2010-2030. Pour le GTEF,
la miseenœuvre de ce pacte « réside dans les intérêts fondamentaux que la Nation a à faire de
l’éducationunlevierdedéveloppement » (p. 318). Quoique le GTEF nes’attardepasàélaborer
sa vision de la notion de développement, il la perçoit comme unecomposanted’unagendaqui
devraits’articulerau sein de la société haïtienne.
31
Interpeler les acteurs et les actrices du champ éducatif
Perturber le rôle reproductifde l’écolehaïtienne, c’est refonder sa fonction culturelle, sociale,
politique et économique en l’ancrant dans une notion viable d’une communauté haïtienne
solidaire.
Dans ce contexte, l’école fondamentale représente une jonction clé incontournable. Son avenir
estcelui del’avenir delasociété haïtienneentière. L’institution scolaireest impliquéedans la
socialisation et la promotion du bien-être pour tous les citoyens haïtiens. Lancrage de cette école
dans un projet sociétal pose donc directement et visiblement les rapports relationnels qui
gouvernent l’égalitédeschances éducatives et sociales entre les Haïtiens comme membres à part
entière d’une communauté civile et politique juste et équitable. En ce sens, toute vision de
développement oblige à repenser les rapports entre Haïtiens en vue de former des citoyens qui
remédient auxinsuffisancesd’unmodèle de développement axé exclusivement sur la croissance
économique. Dans cette perspective, les relations entre un système éducatif accessible et
équitable et une notion de développement viable nécessitent la mise en place de trois priorités:
(1) l'intégrité de l'environnement physiquedanslequelopèrel’école,pour assurer la santé
et la sécurité des élèves et préserver les écosystèmes qui entretiennent la vie des
communautés ;
(2) l'équité sociale pour permettre le plein épanouissement de tous les Haïtiens et
Haïtiennes, l’essordescommunautés, et le respect de la diversité ;
(3) une école innovante qui se veut écologiquement et socialement responsable.
S’abstenirde traiter de ces priorités dans toute leur envergure et leur complexité résulterait en
l’institutionnalisation d’une discrimination majeure entre citoyens, différenciés
hiérarchiquement, inégaux par leur droit au bien-être et à la vie.
Le constatprincipalde cechapitre estque l’écolefondamentalehaïtiennese trouveprise dans
des engrenages multiples et souvent contradictoires à cette étape desonexpansion.L’expansion
de l’offre scolaire, surtout dans les écoles publiques, exacerbe les effets de la carence en
enseignants qualifiés. Elle augmente la dépendance à l'égard du recrutement d’un personnel
enseignant non qualifié. Elle accentue ainsi le manque de ressources matérielles etl’instabilité
despaiementssalariaux.Lerésultatestquel’écolefondamentaledoitsebattresimultanémentsur
plusieurs fronts à savoir ceux de :
la constructionphysiqued’écolespourfaciliterl’accès(sujetquenous abordons dans le
Chapitre III) ;
la formation des enseignants pour un enseignement de qualité (sujet que nous abordons
dans le Chapitre IV) ;
la mise en place de pratiques de gouvernance et de gestion appropriées à l’école
fondamentale (sujet que nous abordons dans le Chapitre V).
Dans les trois chapitres qui suivent, nous aborderons chacune de ces problématiques du point de
vue des acteurs directement impliqués dans l’éducation haïtienne fondamentale à différents
niveaux et dans différents contextes.
32
Chapitre III
UNE PERSPECTIVE ANTHROPOLOGIQUE SUR L’ACCÈSÀ
L’ÉCOLE FONDAMENTALE
Introduction
La question de l’accès à l’école fondamentale pose en premier lieu la question des attributs
relationnelsdel’espacescolaireetde sa représentation dans le contexte de la société haïtienne.
L’aspectrelationnelrevêtunegrandeimportancedansleprocessusd’appropriationdesparentset
des communautés des espaces scolaires en fonction de leurs besoins individuels et collectifs. Il
estdifficilede penser qu’on puisse développer le sentiment de compétence des parents et des
membres de la communauté si on ne réussit pas à établir et à maintenir un climat relationnel
détendu, chaleureux et inclusif où ils se sentent reconnus, appréciés et valorisés dans leurs
expériences et leurs savoirs. Dans ce chapitre, nous soulevons plusieurs questions à ce sujet :
qu’enest-ildel’écolefondamentale commeespace scolaireaccueillantetinclusif compte tenu
de sa culture organisationnelle et institutionnelle ?Qu’enest-ildesconditionsd’enseignementet
d’apprentissage – aussi bien pour les élèves que pour les enseignants ? Est-ce que l’école
fondamentale favorise parmi ses membres l’émergenced’un désird’y demeurer, de s’yretrouver
etdes’yidentifier ?
Décortiquerlanotiond’accès
Lanotiond’accèsinclut plusieurs dimensions qui vont au-delàdusimplefaitquel’écolereçoit
des enfants qui ont l’âge d’être scolarisés. Nous signalons les deux dimensions suivantes qui
nous guident dans notre analyse :
La dimension déclarative et normative du cadre constitutionnel et légal qui régit la
scolarisation obligatoire, universelle et gratuite : ce cadre détermine les âges et la durée
pendant laquelle unepersonnedoitêtreprésenteàl’école.Ilidentifieainsiceuxetcelles
parmi les citoyens qui doivent être soumis à un programme d’enseignement et de
socialisation soutenue, en fonction de buts éducatifs prédéterminés. Ce cadre délimite
aussi les responsabilitésdel’État,des collectivités territoriales et des partenaires sociaux,
comme les parents et les associations non gouvernementales.
La dimension de rétention de l’école et sa capacité de soutenir les élèves à travers les
différentes étapes de leur éducation (les cycles de l’école fondamentale et de l’école
secondaire) : cettedimension réfère à la légitimité institutionnelle del’espacesocialet
pédagogique qui régitl’école,c’est-à-dire, la façon dont elle est perçue par des groupes
qui sont socialement inégaux et différents. Cette dimension renvoie ainsi au degré
d’inclusion de l’école et des conditions sous lesquelles cette école est perçue par les
élèves et les enseignants comme la maison de tous et de chacun. Elle réfère également
aux modalitésdesélectionquirégissentlepassagedesélèvesd’uneclasseàuneautreet
aux leviers pédagogiques et programmatiques (curriculum) qui facilitent le cursus
scolaire des élèves.Lacapacitéderétentiondel’écolese rattache aussi non seulement à
33
son pouvoir de contenir des élèves dans son enceinte pour une durée de temps
déterminée, mais aussi à son pouvoir de leur offrirdesopportunitésd’apprentissageetde
supports équitables.Decepointdevue,lacapacitéderétentiondel’écolefait appel aux
mécanismesinstitutionnelssituésàtouslesniveauxdel’organisationetde la pratique
éducative et des prédispositions pratiques, intellectuelles et professionnelles du corps
enseignant et administratif.
Enessayant de comprendrel’écolefondamentale en termes d’accessibilité, il ressort que cette
question ne se limite doncpas àlaprésencedel’infrastructurephysiquedel’école entantque
telle, bien qu’elle soit importante. La question de l’accessibilité fait également référence à la
création active et soutenue d’un espace social inclusif du point de vue de ses pratiques
pédagogiques, de sa programmation, et de la conscientisation des enseignants relativement à la
signification de « l’acted’éduquer ». C’estlàun défi beaucoup plus important dans ses exigences
parrapportàlamiseenplaced’uneécoleaccessible.Danscesens,uneécoleaccessibleestune
école accueillante. Pour être accueillante, l’école doit s’inscrire ou s’inspirer de la diversité
sociale, culturelle, économique et linguistique dans laquelle les élèves et les enseignants vivent.
Uneécoleaccessibleestdoncunensemblerelationnelquifavorised’unemanièreconcertée :
Une écologie humaine qui offre des conditions de travail et d’étude adéquates et
enrichissantes. La notiond’écologiehumaineestdéfiniecommeunensembled'éléments
organisés et liés entre eux par diverses interactions (éléments humains et physiques).
Toute partie de cette écologie humaine ne peut être définie indépendamment des autres si
ce n'est par férence autout. Ilfaut aussigarder àl’esprit quetoute écologiehumaine
façonne nos représentations du monde, ce qui est particulièrement important pour la
compréhension de la spécificité des rapports entre les acteurs et leur milieu scolaire et
communautaire. Ces rapports se manifestent dans des conditions reflétant ultimement le
respect du travail et des interventions des personnes impliquées dans le processus
éducatif.
Un espace social inclusif la diversité sociale est un point de départ d’une réflexion et
d’une action pédagogique qui s’inscritdansunprojetsociétaljusteetéquitable.Souscet
aspect, la fonction culturelle d’une école inclusive est de promouvoir l'unicité des
personnes et la complémentarité des différences vers un pouvoir cumulatif des initiatives
de tous dans des projets scolaires et communautaires.
Une culture institutionnelle et une pratique pédagogique réflexives au niveau de
l’organisation de l’administration scolaire, des choix de programmes, de pratiques
pédagogiques etapprochesdidactiques.End’autrestermes, en orientant la pratique ou la
communication pédagogique dans un sens, les éducateurs (enseignants, directions
d’écoles,conseillerspédagogiques,etc.)prennentpartipourunensembledenormesetde
fonctions appelé « paradigme éducatif » (Fallon et Paquette, 2010; 2011). Un paradigme
contient une dimension normative de l’école fondamentale définie par une gamme de
fonctions (générale, épistémologique, culturelle, politique, sociale et économique). Il
contient aussi des dimensions exemplaires qui déterminent l'approche relative aux
modalités de fonctionnement, aux exemples et aux comportements qui concrétisent la
34
communication pédagogique. Dans le cas d’une pratique ou d’une communication
pédagogique dite réflexive, on fait référence à une éducation qui vise la constructiond’un
projet sociétal, à un état de choses à venir qui est préféré. Dans un tel paradigme, les
personnesd’un même milieu de vie et de travail développent elles-mêmes leur capacité
d’invention et de création de nouvelles organisations et institutions sociales en mettant au
premier plan la fonction créatrice de l'éducation et en dépassant ainsi son actuelle
fonction dominante de reproduction sociale. Ainsi, à partir de la conception inventive de
l'éducation, on découvre la signification et les implications de certaines intentions et les
modesd’interventionscapablesdelesactualiser.Telestleprojetcentrald’unepratique
ou communication pédagogique réflexive.
Nous utilisons ces trois aspects pour organiserl’ensembledenosdonnées recueillies lors de nos
entrevues et visites de terrain etdurantlesdiscussionstenueslorsduséminaired’octobre2013.
Par-, nous voulons clairement signaler la nécessité pour tous les partenaires actifs dans le
domainede l’éducationfondamentaleenHaïtide pousserleur réflexion surl’accès au-delà de
l’accentmisexclusivement sur des indicateurs matériels et quantitatifs qui sont par eux-mêmes
évidents et bien documentés dans la littérature sur la planification scolaire. Nous voulons par
promouvoirunevisionanthropologiquedel’écolefondamentale,commeunerencontrehumaine
complexe qui implique chaque individu. Cette rencontre s’insère à la fois dans l’histoire
haïtienne et ses spécificités, et dans les inégalités existantes qui pourraient s'opposer au projet
scolairecommeprojetsociétalsilesdimensionsanthropologiquesdel’écolenesontpasprises
en considération. Par anthropologie, nous nous référons à l'étude des significations que les
individusattribuentàleursactionsetauxinstitutionsquilesentourent(commel’écolehaïtienne,
les structures familiales, les croyances et les technologies). La démarche anthropologique prend
commepointdedépartlacapacitédesindividusd’attribuerdes significations à la société et aux
institutions. La recherche anthropologique se focalise sur les tensions et les dynamiques sociales
liées à la valorisation des traditions, cultures et pratiques dans une société donnée. Développer
une vision anthropologique de l’école fondamentale haïtienne favorise donc l’étude de
l’ensemble des croyances, conceptions et valeurs qui englobent l'activité humaine au sein de
l’école.
L’écoleaccessible I : une écologie humaine
Les défis matériels et logistiques auxquelsfaitfacel’écolefondamentaleetquidéterminentson
accessibilité sont bien documentés dans la littérature et nous n’avons aucune intention de les
énumérer ici. Il suffit de noter que ces défis montrent une école haïtienne sous l'emprise de
phénomènes naturels, géographiques, logistiques, politiques et économiques. Ces phénomènes
façonnentl’ensembledeladynamiqueentrelespartenairesimpliqués dans le processus éducatif
et forment un contexte qui milite contre un accès également permis à tous et à toutes.
L’impressionque nous avonseue lors de nos visites et rencontres est celle d’une école les
acteurs se sentent perturbés dans leur capacité de faire valoir leur apport pour une école
meilleure.
35
L’effritementdel’espacescolaire
Institutionnellement, l’instabilité de l’école fondamentale pose des défis majeurs à plusieurs
niveaux :
« …desenfantsquiàunmomentdonnéquandl’ouraganestpasséontétéobligésde
sedéplacerparceque…siàunmomentdonnéonestdansunezonesinistréeet que
des gens ont de la parenté plus loin, évidemment ils s’en vont chez leur famille
pendant un certain temps. Donc, il y a des écoles qui sont désertées dans certains
endroitsalorsqued’autressontensurnombre...Ilya un déplacement de population.
Donc,c’estsûrques’ilyadéjàunedoublevacationdansuneécole,lefaitd’arriver
avec de nouveaux élèves parce que les parents ont probablement demandé à ce que les
enfants aillent à l’école pour ne pas perdre complètement l’année scolaire. »
(Entrevue 1)
« Iln’yapassuffisammentdeplacespouraccueillirtoutlemondeetlesparentsfont
pression. Parfois, les autorités également font pression pour prendre tel ou tel enfant.
C’estdoncunpeudifficile.Ilyaaussilematériel.Parfois, les enfants arrivent et ils
n’ont pas vraiment de quoi écrire; ils n’ont pas les livres, les manuels sont parfois
inexistants. […] Les enfants font face à des problèmesd’alimentation. Ça ralentit le
travail que fait le professeur en salle de classe. […] Ça crée aussi des problèmes
d’absences répétées de la part des enfants. » (Entrevue 5)
Ces deux témoignages reflètent bien l’ensemble des conjonctures climatiques, géographiques,
migratoires, familiales et organisationnelles qui constitue le cadre de référence de l’école
fondamentalehaïtienneaujourd’hui.Dansce contexte,l’écoleàplusieurs« vacations » est une
représentation emblématique d’une institution qui est vidée de sa capacité d’offrir à sa
communauté estudiantine et enseignante une maison qui est leur. Dans ce sens, la « vacation »
est vécue par la communauté scolaire comme une déshumanisation du contexte même de
l’éducation et comme un arrangement imposé par les imprévus de tout genre. Quoique les
réalités des doubles et triples vacations soient connuesdansd’autrescontextesnationaux,ilest
temps de reconnaître les effets de cet arrangement souvent introduit sous des conditions
d’urgence etd’instabilité– sur la psychologie,l’identité etlaconstructionsocialedel’écolepour
tous les protagonistes de la communauté scolaire. Les « vacations » provoquent un manque
d’intimité pédagogique et de sens des lieux deux composantes si fondamentales pour offrir à
l’acteéducatif sachance d’épanouissement et de continuité. Enfin,elles réduisentl’école à un
ensemble d’actions mécaniques, automatiques et contraignantes qui dispensent l’éducation
commeunacteformeldépourvud’espritetdecontacts humains propices àl’épanouissement.Ce
type de gestion des espaces physiques et pédagogiques est centré sur une image mécano-
morphique de l’école et sur des valeurs d’efficacité de gestion. De ce point de vue, les
« vacations » ont un effet destructeur sur les écoles, perturbant les fondements mêmes de
l’écologie nécessaire à une éducation porteuse de sens etd’espoir.
Le nombre d’écoles publiques à « vacations » a augmenté à la suite du séisme du 12 janvier
2010. Le déplacement de communautés entières, la destruction des infrastructures physiques et
lesconditionsprécairesdel’habitatdesfamillesontaussi ajouté à l’instabilitéquienrésultait :
36
« Nousavonsdesécolespubliquesquicohabitentavecdescampsd’hébergementqui
servent des sinistrés du 12 janvier qui sont encore dans les cours des écoles publiques.
Cette cohabitation est vraiment difficile et cela ne favorise pas l’apprentissage. »
(Entrevue 5)
Les conséquences du séisme ont fortement empiété sur la capacité de nombreuses écoles
fondamentales,particulièrementpubliques,d’êtreorganiséescommeunités autonomes, jouissant
de leur propre intégrité physique, administrative et pédagogique. La persistance de ces conditions
a totalement vulnérabilisé l’école comme réalité sociale et comme écologie communautaire. Elle
a mis en danger l'acquisition de certaines compétences qui permettraient d'assurer son propre
développement.
Comme réalité spatiale (espace géographique délimité), dans beaucoup de cas, certaines écoles
ont perdu leur capacité de fournir une action pédagogique ancrée dans des finalités déterminées.
Dansd’autrescas,l’absenced’enseignantsqualifiésdanscertainesrégionss’ajoute aux défis de
stabilisationdel’espacescolaire:
« …onavaitrecrutédesgenspourtravaillerdansunezonequin’étaitpasleurzone
de résidence.C’étaitfaitavec leur consentement. Par la suite, cela a posé de sérieux
problèmesd’absentéismeetderetard. » (Entrevue 2)
Si les conséquences du séisme et la nécessité d’établir des « vacations » ont physiquement
déstabilisél’école,iln’en reste pas moins vrai que les conditions du labeur éducatif ont aussi été
affectées par la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans certaines régions, la pénurie budgétaire,
les lacunes en planification scolaire ou par la difficulté de favoriser l’émergence d’une
profession éducative qui se sente respectée dans ses connaissances et son statut social. Dans ce
sens, les préjugés sociaux et les inégalités salariales qui persistent dans la société haïtienne
ajoutent leur part aux défis de l’école en général et à ceux de l’école fondamentale tout
particulièrement :
« En Haïti, l’enseignant n’a pas de statut. Quand on regarde la grille salariale
appliquéedanslafonctionpublique,lesenseignantssetrouventaubasdel’échelle,au
même casier que le personnel ménager et les gardiens. Si on considère un
professionneldel’éducation,quelqu’unquiestensalledeclasse,parfoisleménager,
celuiquiouvrelabarrièreduMinistre,gagnemieuxqu’unenseignant.
Les enseignants travaillent dans des conditions vraiment inacceptables par rapport à la
taille de la classe dépourvue de matériels pédagogiques et didactiques. Les
enseignants, surtout au niveau du secondaire, sont obligés de voyager dans plusieurs
écoles pour pouvoir gagner un salaire à la fin du mois. » (Entrevue 5)
La « condition enseignante » est ainsi prise entre le marteau et l’enclume, dans une spirale
descendante qui exacerbe l’atteintedéjàportéeàl’école comme entité autonome. On comprend
alors le réductionnisme qu’opère sur l’école la convergence des désastres naturels et des
inégalités matérielles et salariales. Cette convergence ajoute ses propres complications à une
institution déjà vulnérable.Elleamplifieaussilaprécaritédel’écolecommeécologiepropiceà
37
contribuer aux transformations sociales si attendues pour le développement d’Haïti. Ceci est
particulièrement vrai dans un contexte où le discours politique et les politiques éducatives visent
la scolarisation universelle et gratuite :
«Si vous ditesque l’école est gratuite, vous devriez mettre à la disposition des écoles
certaines choses pour faciliter le processus d’enseignementetd’apprentissage.Çan’apas
été le cas. […] Imaginez-vous le fonctionnement de ces écoles : il y a des enseignants à
payeretjeconnaisdesécolesoùlesenseignantsrestentàlamaisonparcequ’ilsn’ontpas
été payés. Donc, dans cette condition-là,jenepeuxpasêtreoptimistepourdirequ’onva
arriveràunegratuitédel’éducationdanslesannéesàvenir.Franchement,jenevoispas
qu’est-ce qui a été mis en place pour arriver à cette politique de gratuité scolaire pour
tous. » (Entrevue 3)
L’absence d’enseignants qualifiés accentue les disparités régionales et locales (districts
scolaires). Ceci est particulièrement vrai pour des écoles situées en montagne avec une
infrastructure routière limitée, sinon absente. Certains de nos interlocuteurs et interlocutrices
soulignent les effets de telles conditions sur la capacité des enseignants qui habitentàl’extérieur
de la communauté d’assurer une présence régulière. D’autres pensent qu’il serait possible de
penseràdescentresd’accueilquipourraientêtreconstruitsprèsdecesécolesafindepermettre
auxenseignantsde s’investirplus aisémentdansleurtravailet dansle contextedanslequelils
œuvrent (voir entrevue 8).
Notonsquel’effetimmédiatdelaprécarité matérielle est le fait qu’elledéconnecte la pratique de
l’enseignementdesesfinalitéssociales,renforçantl’appelàlarefondationd’unnouveaucontrat
social (Ministère de la planification et de la coopération externe, 2012, p. 34) :
« La Vision à long terme du développement d’Haïti cible la mise en place d’une
sociétéoù l’ensembledes besoinsdebasedela populationsont satisfaitsentermes
quantitatifs et qualitatifs » et d’une « société apprenante dans laquelle l’accès
universelàl’éducationdebase,lamaîtrisedesqualificationsdérivantd’unsystèmede
formation professionnelle pertinent et la capacité d’innovation scientifique et
technique nourrie par un système universitaire moderne et efficace façonnent le
nouveau type de citoyen dont le pays a besoin pour sa refondation ». Ce type de
citoyen doit pouvoir se construire en étant fier de son identité et de son milieu de vie
et apprendre à protéger son patrimoine national, tant naturel que culturel. »
Pour de nombreux enseignants, le sentiment d’avoir« perdu nos espaces » reflète une angoisse
existentielle dont les effets ne peuvent être négligés. Pour les enseignantes et enseignants qui le
peuvent,quiontassezdecapitalsocialetéducatif,quitterl’enseignementestuneprioritéfaute
d’alternatives. Plusieurs personnes qui enseignaient, mais qui depuis ont trouvé d’autres
débouchés professionnels, ont exprimé leur frustration et leur humiliation profonde de ne pas être
en position de voir l’horizon d’un lendemain meilleur. Les conséquences du séisme de 2010 ont
amplifié lasortied’éducateursversd’autresprofessions :
38
« Après le tremblement de terre, beaucoup d’enseignants ont laissé pour aller
travailler…entantquepersonneld’ONG.Ilyadesprofesseursdelangues,formés à
l’écolenormalesupérieureenespagnol,enanglais, de très bons professeurs, mais ils
sontallésfaireleserviced’interprètepourlesONGparcequeçarapportemieuxque
d’avoirunechairedansunlycée.»(Entrevue 5)
La capacité des écoles publiques et privées àseressaisiraprèsletremblementdeterren’apasété
égale. Elle est beaucoup plus compliquée pour de nombreuses écoles publiques vu les
difficultés administratives, la naturedel’aideinternationale et la précarité des ressources que
pour des écoles privées, particulièrement celles qui sont affiliées à des congrégations. Quoique
beaucoup reste à faire, ces dernières ont pu, relativement plus souvent, procéder à leur
réhabilitation par le biais de leurs réseaux institutionnels,qu’ils soient liés à des fondations ou à
l’aide acheminée par des organisations non gouvernementales. Lors d’une visite d’ une école
congréganiste, on s’est rendu compte que sur le même site, les classes de cette école étaient
rendues pleinement fonctionnelles alors quel’école publique adjacente était encore logée dans
des hangars temporaires (visite de terrain, 28 avril 2013).
L’école fondamentale publique, actuellement en plein essor, est une institution vulnérable,
affaiblie et tiraillée par lepoidsd’instabilités considérables qui empêchent le calme et la sérénité.
Comme écologie humaine, elle se caractérise par une dynamique de survie les protagonistes
agissent plutôt individuellement comme ils peuvent dans une situation dans laquelle ils se
sentent « surpassés ». Cevécune peutpasêtre isoléde l’ensembledela situationhaïtienneet
d’unsentimentplusgénéralisé de tristesse, de peine et de souffrances ressenties face à une crise
sociale profonde au niveau de la légitimité même des institutions sociales, l’école incluse :
« Actuellement,onn’estpasfierd’êtreHaïtien et la diaspora haïtienne est construite à
partir de cette problématique. Les Haïtiens qui sont ici en Haïti rêvent de voyager
ailleurs pour avoir un mieux-être, donc toute la question de la fierté haïtienne ça
n’existepas.Autrefois, àtraversl’instructioncivique,onvéhiculaitcesvaleurscequi
faitlecitoyenhaïtienqu’onrêvait.Ils’estditqu’entantquecitoyenhaïtien,jedois
travaillerafindem’investirdanslemilieuhaïtien,pourfaired’Haïticequechacunde
nous rêvait, la perle des Antilles. Ce qui ne se fait plus. » (Entrevue 11)
Participation sociale
Nos interlocuteurs et interlocutrices reconnaissent que seule une mobilisation sociale, qui va au-
delà de l’école, permettra de forger une volonté politique capable d’imaginer et de refondre
l’écolefondamentale :
« Ça devrait prendre la complicité d’autres secteurs de la société, mais
malheureusementiln’yapasunetableoùl’onseréunitàdes fréquencesrégulières
pour discuter de tout ça. Il va falloir à un certain moment qu’on arrive à créer cet
espacedefaçonàamplifierundialogueautourdelaproblématiquedel’éducationen
général. […] Il y a vraiment une table sectorielle qui réunit les différents partenaires,
maisc’estpour des actions pointues. Il faut aller au-delàdeça,faire ensortequ’on
39
arrive avec un vaste programme pour pouvoir accompagner le gouvernement et agir
réellement sur la chose éducative. » (Entrevue 11)
Par mobilisation sociale, on entend un processus utilisant la communication pour rallier à l'action
un grand nombre de personnes, notamment la société civile, afin de réaliser un but social
commun à tous. Certains promeuvent des tentatives de décentralisation où les communautés
territoriales prendraient un rôle plus marqué dans les politiques éducatives :
« Entre autres, ilyalescommissionsmunicipalesd’éducationàl’intérieurdesquelles
on va retrouver les élus locaux, les partenaires sociaux, les enseignants, les
représentants d’élèves. Donc, ça va créer une certaine mouvance, une certaine
concertation au niveau local pour prendre certaines décisions dans l’intérêt des
enfants. » (Entrevue 11)
Pour d’autres, la question de la décentralisation est plus complexe (voir entrevue 18). Elle
nécessiterait une réflexion sur la refondation des relations hiérarchiques entre centre et régions,
de manière à ouvrir un espace plus grand pour que les communautés territoriales puissent jouer
unplusgrandrôledansl’élaborationetl’application des politiques éducatives (voir entrevue 23).
Ici, la notion de décentralisation réfère à un processusdanslequell’Étattransfère, au profit des
collectivités territoriales, certaines compétences ainsi que les ressources correspondantes. En fait,
nos interlocuteurs et interlocutrices font plutôt allusion à un État unitaire qui transfère des
compétences administratives vers des entités (ou des collectivités ou communautés) locales et les
transformeainsienextensiondel’appareilétatique. Par contre, sur ce point, certains ont noté que
les perspectives de décentralisation représentent un risque de voir les distinctions entre régions
surtout rurales et urbaines émerger une fois de plus pour hanter de nouveau l’école
fondamentale haïtienne (voir entrevue 4). Clairement, la question de la participation sociale ou
communautaire autour de l’école fondamentale et la question des politiques éducatives qui la
régissent posent des problématiques réelles sur lesquelles il faut réfléchir. Par contre, ces mêmes
interlocuteurs et interlocutrices semblent vouloir opter pour une forme de partenariat fondé sur
des principes de partage équitable des droits, devoirs et responsabilités.
En somme, les perceptions de la dynamique de l’écologie humaine au sein de l’école
fondamentale, particulièrement l’école publique,sontcellesd’unespace socialfragiliséparles
conjonctures administratives, sociales et géographiques. La rencontre humaine et professionnelle
quiyrègneestaffectéeparl’instabilitéconsidérabledel’école,lesrapportsdeforcepolitiqueset
sociauxquis’yjouent,etlesdynamiquesassociéesàl’érosiondel’autonomieinstitutionnelleet
professionnelle. En tant que telle,l’écoleestsouventvécuecommeunespacesocialaliénantpar
l’intensité des contradictions qui le gouverne et par une culture institutionnelle qui régit les
aspects administratifs sur la base de réglementations externes, au détriment de la formation
d’ententes et de stratégies qui émanent du contexte même. Les effets perturbateurs d’un tel
contexte limitent la capacité d’accueil de l’école à long terme, soit des enseignants, soit des
élèves,etparmi ces derniers, surtout celles et ceuxpourqui l’école représente un espace peu
connu, fréquenté pour la première fois dans leur milieu social.
40
L’écoleaccessible– II : un espace social inclusif
Dansuncontextesocialdediversité,l’inclusionsocialeestunemarqueimportanted’uneécole
accessible.Le termed’inclusion implique une appartenance pleine et entière à la communauté
scolaire. La notion d’école inclusive repose en premier lieu sur un principe éthique : celui du
droit pour tout enfant, quel qu’il soit, de fréquenter l’école. Elle s’oppose à l’exclusion de
certaines catégories d’enfants, en fonction de leurs caractéristiques personnelles,
socioéconomiques ouculturelles. L’inclusionsedistinguedel’intégrationdanslesensoùilne
s’agit pas d’accepter à l’école ou d’y réintégrer des enfants considérés au départ comme
nécessitant une éducation spécialisée en raison de différences ou de particularités. Au contraire,
l’écoleinclusiveadopteunepositionradicaleen se transformant en communauté scolaire où tous
les apprenants sont accueillissurlabased’undroitégalet équitable àl’accès. Poser ce principe
ne signifie pas pour autant un nivellement des différences. Au contraire, cela signifie qu'il faut
reconnaitre les diversités culturelles, sociales et linguistiques.L’objectif estde développer une
école qui accepte et prend en compte les différences, quellesqu’ellessoient.Une école inclusive
accueilletout lemonde sans distinction.Laculturedel’école doit faire en sorte que personne
n’est stigmatisé. La programmation scolaire et la pédagogie doivent tenir en compte la diversité
auseindel’école.
Sous cet angle, nous nous attardons sur trois aspects pertinents : la problématique de la langue
d’enseignementàl’écolefondamentale,lastructuredesprogrammesscolairesetles dynamiques
associées au régime des examens de passage entre les cycles et aux contrôles mis en place dans
l’école.
Le statut des langues
Lalangued’enseignementenvigueuràl’écolereflètedesproblématiquesquis’inscriventdans
l’histoire d’Haïti, la distribution géographique des communautés et leur stratification
socioéconomique.Commenousl’avionsindiquédanslepremierchapitre,c’estsouslaRéforme
Bernard que la langue de tous les Haïtiens, le créole, s’est vu accorder une place gitime,
quoique limitée, dans l’espace scolaire. L’école reste pourtant fortement associée à
l’enseignementdufrançais. « En Haïti,quandonvaàl’école,[c’est]déjàdanslamentalité[qu’]
on va pour apprendre le français » (Entrevue 5). En dépit d’un discours officiel qui se veut
promoteurd’« un bilinguisme équilibré », nombreux sont ceux qui partagentl’opinion« qu’on
n’ajamaisatteint » (Entrevue 17) un tel but et que le créole, « lalanguematernellen’estpastout
à fait encouragée. Cela pose un frein » (Entrevue 17).
Nous reconnaissons que les questions liées à la langue d’enseignement dans l’école haïtienne
sont associées à des clivages politiques intenses situés au-delà del’école.Pourcertains,« dès le
départ, le créole a été combattu par une certaine classe, par une élite du pays qui disait que si
l’école se fait en créole, les Haïtiens ne pourront pas vraiment avoir accès à la civilisation »
(Entrevue 5). Pour d’autres, les trajectoires programmatiques différentes poursuivies par les
écoles publiques et non publiques empêchent toutepossibilitéd’identifierunmodus operandi en
ce domaine :
41
« Nousnous enlisons dansunelogique d’uneécoleà deux vitesses.D’uncôté, nos
écoles nationales, ce qu’on appelle entre parenthèses les écoles pour les déshérités.
Ces écoles-là s’inscrivent dans cette logique, la logique de partir du créole comme
langued’enseignementàlabase.Parcontre, au niveau des écoles congréganistes, des
écolesélitistes,çase passe autrement. Onniel’existence du créole aupoint que je
connais pas mald’écolesoù lecréolen’estenseignéqu’auniveaudelasixièmeannée
fondamentale. C’est dans la logique de préparer les enfants pour les examens
uniquement, après quoi on laisse tomber ». (Entrevue 11)
Il est donc nécessaire de reconnaître que la question linguistique est directement liée à la
questiond’accessibilitédel’écolehaïtienne. Lacapacitéde cettedernièred’êtrenonseulement
accueillante,maissurtoutd’êtreenmesured’offriràtoussesconstituantsunespacerelationnel,
s’insèredansunevisionpluslargedeladiversitéhaïtienne.Cecidit,laproblématiquen’estpas
uniquement au niveau de la planification programmatique. Elle relève aussi de l’apport des
politiques éducatives (et de la législation plus généralement) dans la création de principes
programmatiques communs à toutes les écoles en Haïti en ce domaine et leur application. La
situation actuelle qui sous-tend « une logique d’une école à deux vitesses » reflète une
conjoncture qui transforme la diversité sociale en fardeau, qui en fin de compte limite
l’accessibilité à l’école fondamentale, et surtout sa capacité de rétention des élèves. Cette
problématique se complique à cause de la carence en enseignants qualifiés et du manque de
matériels pédagogiques et didactiques qui offrent une démarche productive. Souvent, la
problématique ne découle pas tellement de l’oblitération programmatique du créole, mais plutôt
de l'amalgame entre les deux langues le créole et le français dont l'utilisation en salle de
classe se chevauche, ce qui ne facilite pas les choses :
« Au niveau des salles de classe, on a un grave problème. Il y a bon nombre
d’enseignantsquines’exprimentpasenfrançaisetjedoisvousledire,danslesfaits,
bon nombre de cas même le français est enseigné en créole donc ce qui pose un
énorme problème. » (Entrevue 11)
« Préparer les enseignants pour qu’ils enseignent le créole en classe et avoir le
matériel,leslivres,toutcequ’ilfautencréolepourpouvoirenseigner,onn’apaseu
letempsdefaireça.Vousarrivezenclasse,l’enfantaunlivreéditéenfrançais, mais
le professeur fait son cours normalement en créole. Parfois, l’enfantnetrouvepasde
référent par rapport à ce que le professeur a dit en classe dans son livre. Il y a un
problème puisque de jour en jour, on recrute de gens qui n’ont pas une formation
assezpoussée,quin’ont pas maîtrisé totalement le français. » (Entrevue 5)
Il est important de noter que la question linguistique et les complexités pédagogiques et
didactiques qui y sont associées sont particulièrement importantes à prendre en compte dans le
cadre d’une vision de l’école fondamentale qui se veut universelle et gratuite. L’emphase sur
l’universalisationdelascolaritéfondamentalesignifieunprocessus soutenu de diversification de
l’écolefondamentale,soitauniveaudelacompositionde lasalledeclasse,soitauniveaudes
pratiquesdeformationdesenseignants,soitencoreauniveaudel’ensembledel’offrescolaire.
Dans de pareilles conditions, il est important de repenser le rôle de la langue non seulement
comme médium d’enseignement et d’apprentissage, mais surtout comme socle sur lequel
42
pourrait se forger une communauté scolaire dont la culture institutionnelle reconnaitrait les
réalités associées à une telle expansion del’offrescolaire :
« Onnepeutpasséparerlaquestionlinguistiquedelaproblématiqued’unepolitique
éducative.Çadoitêtreunélémentd’ancrage. La langue, c’estunélémentd’ancrageet
à ce niveau, compte tenu de la fortedemande,et quele créolec’est lalanguedela
majorité, il faut nécessairement mener de front des activités liées à la refondation du
systèmeéducatifenmêmetempsqu’onmènelesactivitésrelativesàlamiseenplace
del’académiedelanguecréole. Je pense que ce sont des questions qui se rejoignent. »
(Entrevue 4)
Cetinterlocuteurreconnaitqu’au-delàd’uninstrumentdecommunication,l’utilisationducréole
comme langue d’enseignement et d’apprentissage permet d’asseoir l’identité culturelle de
l’élève, de développer sa confiance en soi et de devenir l’instrumentprivilégié de la construction
des savoirs et du développement de ses compétences.
La majorité de nos interlocuteurs et interlocutrices reconnaissent que la question de la politique
linguistique dépasse l’école. Les modalités qui sous-tendent l’utilisation des deux langues
s’inscriventdansdesformationspolitiquespluslargesquiopèrentdanslasociétéhaïtienne.La
question linguistique relève de rapports de force plus larges, eux-mêmes ancrés dans des
tendances politiques diverses. Il revient à la communauté haïtienne dans son ensemble comme
l’a suggéré le Rapport du GTEF (2010) de mobiliser une volonté politique qui engage ces
enjeux linguistiques et leurs corrélats politiques. Pour le moment, malgré la légitimité
grandissante qui paraît être attribuée au créoledans l’espacescolaire,peu se fait au niveau de
l’écoleetauniveaudescadresresponsablesdelaformationdesenseignantsencequiconcerne
la promotion d’une réflexion critique sur la question linguistique et ses aménagements
pédagogiques à l’école et dans la salle de classe (voir entrevue 16). En tout cas, le régime
linguistique actuel de l’écolefondamentalehaïtiennenécessite une réflexion sur l’enseignement
des langues française et créole dont la cohérence et la complémentarité ne vont pas de soi,
particulièrementauseind’unepopulationdanslaquellelamaturationdel’enfantsefaitdansla
langue créole (cf.l’articled’Yves Dejean, 2011).
L’organisation del’écolefondamentale
L’école fondamentale estun projet qui resteinachevé. Premièrement, le 3e cycle fondamental
devrait encore être rattaché d’une manière cohérente aux deux premiers cycles et situé par
rapport au secondaire. L’achèvement de cet aspect de la réforme nécessite une mobilisation
active de tous les partenaires et des ressources matérielles requises. L’aboutissement de cet
aspect de la réforme garantira une unité organisationnelle et pédagogique de l’école
fondamentale, de la première à la neuvième classe. Cela permettra aussi une plus grande clarté
au niveau des finalités de ces deux niveaux de scolarisation et leur ancrage dans une vision plus
larged’unprojetsociétal.Dansles conditionsactuelles, la plupart des efforts se font au niveau
de lastabilisationdesdeuxpremierscyclesdel’écolefondamentale.
Deuxièmement, l’introductiondes classesduPSUGO en 2011 signifiequ’ilreste beaucoupde
travail pour faire de l’écolefondamentaleunespaceuniversel.LesclassesduPSUGOfont face à
43
de considérables difficultés en matière d’encadrement et de production de matériels
pédagogiques et didactiques :
« Les manuels qui sont en circulation dans les écoles ne sont pas adaptés pour
scolariser [les classes du PSUGO], pour pouvoir travailler avec ces élèves-, puisque
ces manuels sont élaborés en fonction du programme détaillé qui est en utilisation
dans les écoles dans les classes régulières. […] Malheureusement, cen’est pas fait
encore. […] La démarche est terminée, au niveau de la direction, c’estfini, mais en
termesdefinancement,onn’apasun budget […] Donc, on est obligé de demander à
des partenaires de financer ces activités, d’envoyer cette question à la direction
générale pour voir si on peut trouver d’autres bailleurs, mais jusqu’à présent ça
traîne. On a rédigé [des cahiers et guides pédagogiques] pour le premier trimestre, et
il nous reste encore deux trimestres à rédiger, et là on ne sait pas si on va pouvoir le
faire, compte tenu du financement disponible. Je ne sais pas à l’avenir si on va
pouvoir atteindre les objectifs qui ont été préalablement ciblés. » (Entrevue 3)
Troisièmement,l’institutiondel’EFACAP révèle un décalage considérable « entre le concept
et la réalité ». Instituée comme « école d’excellence », l’EFACAP vise à promouvoir la
formation continue parmi les enseignants (surtout dits « recrutés ») àtraversl’installationd’une
école pôle où siège le CAP. Liée àunréseaud’unevingtained’écolespubliquesetprivéesdites
« associées », l` EFACAP sont censées bénéficierdel’appuipédagogiqueduCAP avecl’aide
de conseillers pédagogiques pour instaurer parmi les enseignants de bonnes pratiques
pédagogiques et didactiques et ancrer les connaissances éducatives au sein de la salle de classe :
« L’EFACAP serait un laboratoire les enseignants des écoles qui sont en réseau
peuvent trouver du matériel didactique, de la formation continue, avoir des rencontres
pour évaluer le programme, pour évaluer l’apprentissage, pour revenir sur les
difficultés, pourfairelepoint.Ceseraitunbonmilieud’échangeentrelesenseignants
pour partager les bonnes expériences, partager aussi les difficultés, trouver ensemble
les solutions. » (Entrevue 5)
Nos interlocuteurs et interlocutrices indiquent que les EFACAP établies à ce jour dans
différentes régions au nombre de 38 diffèrent considérablement dans leur fonctionnement et
dans leur efficacité (voir entrevues 2 et 18). Certains notent que « toutes les mesures
d’accompagnement prévues n’ont pas atterri vraiment » (Entrevue 12) dans les écoles dites
« associées ».Pourd’autres,lesEFACAP sont perçues comme « un éléphant blanc » (Entrevue
18)quisiègeaucentred’unréseaud’écoleslargement« délabrées »parrapportàl’écolepôle.
Dans ces conditions, les bonnes pratiques identifiées dans les EFACAP ont une grande difficulté
à s’enraciner dans des écoles associées qui manquent souvent d’infrastructures élémentaires
comme des bancs et des tableaux, et qui manquent même d’enseignants. La condition dite
« précaire » des écoles du réseau limite ainsi l’amélioration de l’enseignement et de
l’apprentissage et l’apport du CAP plus généralement. Certaines écoles dans le réseau sont
inaccessibles pour les conseillers pédagogiques tandis que d’autres nepeuventbénéficier d’un
appui pédagogique cohérent et continu qui favoriserait « une métamorphose de la pensée »
(Entrevue 18) pour changer les réalités vécues dans ces écoles. D’autres notent que les CAP
restent eux-mêmes limités dans leurs initiatives au niveau de la formation, vu la carence des
44
ressourcesquiempêchent,parexemple,d’entreprendredessimulationsde leçons entre collègues
(voir entrevue 22). La revitalisation des EFACAP ne peut donc se faire que par une révision
radicale du concept même de « réseau » et des principes qui régissent sa viabilité et ses modalités
d’intervention.Certainsajoutent qu’ilesttrès importantdereconsidérerlescritèresd’inclusion
des écoles dansleréseaud’uneEFACAPetleurnombre.D’autresencoreremarquentque,dans
desconditionséconomiquesprécaires,lenombremêmed’EFACAP actives doit être reconsidéré
d’unemanièrequi maximiseleurcontributiondanslescontextesdans lesquelselles s’insèrent.
Ilsdéclarentquebienavantl’établissementdesEFACAP, les Centres Pédagogiques Régionaux
permettaientd’atteindre l’ensemble des écoles dans unerégion,alorsque le réseau de chaque
EFACAPestlimitéàunevingtained’écolesseulement,laissantainsicertaineszonessansappui
pédagogique (voir entrevue 23).
Les examens et les contrôles
L’école fondamentale est régie par un système d’examens et de contrôles qui affectent la
viabilité des programmes scolaires et la rétention des élèves. Les examens nationaux, tenus
chaque année en 6e et 9e,déterminentl’accèsdesélèves au 3e cycle fondamental et au secondaire
respectivement. Ce n’est pas à nous ici d’analyserles variations qui existent danslestauxde
passage de ces deux examens et leurs manifestations dans les différentes régions et les
différentes disciplines. Les statistiques disponibles à ce sujet sont nombreuses. Elles révèlent des
tauxdepassagetrèsinégauxentrel’écolepubliqueetprivée,entrerégionsurbainesetrurales,et
entre les quartiers urbains. Ce qui nous intéresse ici ce sont les examens comme expérience
vécueparl’ensembledesacteursimpliquésdansl’enseignementfondamental.
Les examens de passage « ne sont pas nouveaux, ils existent […] depuis belle lurette »
(Entrevue 3).Certainssoulignentquecesexamenssontunoutilimportantdansl’évaluation de
l’efficacité de l’école, de la qualité de l’enseignement, du suivi des programmes scolaires par
l’école(voir entrevues 3 et 8),quoique d’autresobserventque les directions pédagogiques au
MENFP n’ont pas encore mis en place un dispositif qui permettra « de faire l’analyse des
données » afin de comprendre « pourquoi les enfants, les apprenants, les candidats ont plus
tendance à utiliser les textes version française que version créole, ça, c’estunsujetderecherche.
Pourquoi ça ?Maisonn’est pas arrivé jusque-là, parce qu’on a tellement de pain sur la planche
avec les statistiques » (Entrevue 12).Parcontre,d’autresontnotéqueles examens,déterminés
par le MENFP à Port-au-Prince, sont administrés de telle manière que la validité et fiabilité
peuvent être mises en doute étant donné les écarts considérables qui existent dans la capacité
organisationnelle entre les écoles, les conditions dans lesquelles étudient les élèves et les
conditions précaires de beaucoup d’écoles situées dans des zones peu accessibles. D’autres
ajoutent que ces examens passés en français soulèvent des questions à propos de la capacité
desélèvesdecertainesécolesàcomprendrel’examen.D’autresencoreajoutentquecesexamens
n’engagentpas les connaissances des élèves sur des sujets qui relèvent des connaissances locales.
Plusieurs de nos interlocuteurs et interlocutrices ont exprimé leurs doutes sur la valeur même de
ces examens, surtout dans un contexte de massification et d’universalisation de l’école
fondamentale et de sa consolidation autour de trois cycles. Certains nous ont parlé de l’effet
perturbateur des examens, « aussi bien chez les enfants que chez les parents et les enseignants,
c’est comme de la folie ». Ils jugent que « l’opération est complètement déraisonnable par
45
rapportàl’importancequeçadevraitavoir » (Entrevue 1). Des interlocuteurs et interlocutrices
ontsoulignéquelapersistancededeuxexamensauseinmêmedel’écolefondamentaleestelle-
même lerésultatdel’inachèvementdelaréforme organisationnelledel’écolehaïtienne :
« En réalité, on ne devraitpasavoirdeuxexamenspourcecycled’études.C’estune
perte de temps à mon avis; perted’énergie au niveaudes ressources humaines, des
ressources matérielles et même financières. Ça devrait prendre un seul examen qui
pourrait sanctionner la compétence des élèves au niveau de la neuvième année
fondamentale. Mais le gros problème, c’est que jusqu’à présent, on n’arrive pas à
mettre en place ce qu’on appelle, entre parenthèses, le nouveau secondaire. Sitôt
qu’on a les moyens pour étendre l’expérimentation au niveau national, c’est sûr et
certainqu’il va yavoirun seul examenauniveau de laneuvièmeannée et unseul
examenauniveaudelaphilo.Maispourl’instantonn’estpasencore à ce niveau. »
(Entrevue 11)
Dans un tel contexte, certains considèrent les examens comme un régime de pénalisation qui est
appliqué exclusivement aux élèves :
« Çalaisse l’impression que c’estunsystème d’évaluation qui s’attaqueauxélèves
parcequ’ilregardeseulementlesélèvespourlessanctionner.Maintenant, quand vous
regardezque les résultats ne sont pasélevésenmathématiques,qu’est-ce que vous
faites ?Mêmepourlesélèves,vousneprenezpasdesdécisionsd’amélioration,même
au niveau d’une école.Çaveut direqueles résultats devraientmême retourner aux
écoles pour qu’elles acceptent de s’améliorer et améliorer les résultats par
l’amélioration des conditions d’enseignement, l’amélioration des encadrements aux
élèves, l’amélioration des dispositifs scolaires. Ça n’a jamais été fait. La seule
décision qui est prise est : est-ce que ces élèves peuvent accéder à la classe
supérieure ?C’estunsystèmedepénalisation. » (Entrevue 4)
Les examens de passage ne sont pas les seuls examens en applicationdansl’écolefondamentale :
« Ilyaaussid’autresexamensquisefontauseinmêmedel’écolequidéterminent si
l’élève a la possibilité de passer à un niveau supérieur ou pas, c’est à dire de la
première année à la deuxième année, de la deuxième à la troisième, mais c’est le
Ministère qui, dans son calendrier, planifie les périodes des examens au cours de
l’année.Ilyaquatrepériodesd’examen,onappelleçacontrôle,ilyaquatrecontrôles
etc’estlestandardàtraverslepays. » (Entrevue 3)
Ensomme,lerégimedesexamensquirégitl’écolefondamentalesoulèvedesquestionsmajeures
autour de ses effets sur la capacité de l’école fondamentale à offrir un espace pédagogique
inclusif et propice à l’épanouissement des capacités des élèves et des enseignants. Dans ce
contexte, les examens nationaux conduisent à l’exclusionde certains groupes. Promouvoir les
performances supérieures est souvent compris comme l’adoption de politiques qui, dans leurs
conséquences, segmentent encore davantage la population des élèves. Pour cette raison, il est
importantque l’efficacité du système éducatif soit considérée en termes beaucoup plus larges.
Au lieu de se limiter à en examiner la rentabilité sous l’angle de la performance scolaire par
46
rapport à des normes quantitatives, il est nécessaire de se demander si le système éducatif haïtien
favorise ou empêche l’inclusion et la cohésion sociale en son sein, s’il donne aux élèves les
chancesetlesaptitudesquienferontdescitoyensactifsets’ilfavorise la tolérance et le respect
de la diversité.
L’écoleaccessible– III : Culture institutionnelle et pratiques réflexives
La pluralité des institutionsscolairesoffreàl’observateurexternel’impressiond’unchoixriche,
ouvert aux parents et aux ménages, pour l’éducation des enfants. Quelques-uns de nos
interlocuteurs et interlocutrices observentpourtantqu’« il y a autant de types de citoyens que de
types d’écoles » (Entrevue 4). Pour eux, cette diversité reflète plutôt les symptômes d’« une
société balkanisée » (Entrevue 4), beaucoupplusqu’unesituationde« choix ». La question de la
« balkanisation » du champ de la scolarité reflète, commenousl’avonsdéjàobservé, une forte
dynamiquedereproductionsocialedanslaquelleestimpliquéel’école.Cependant,l’observation
d’une société « balkanisée » nécessite une interrogation beaucoup plus attentive de ses
manifestations dans les écoles publiques et non publiques, et de ses implications pour la pratique
pédagogique.
Pour une école fondamentale équitable et juste
Durant nos visites, nous avons souvent rencontré des professeurs qui enseignent à la fois dans
uneécolenonpubliqueetdansuneécolepublique.Pourbeaucoupd’enseignants, les distinctions
entre les écoles publiques et non publiques sont vécues personnellement et existentiellement dans
leur routine quotidienne. Ils enseignent à des élèves de provenances socioéconomiques
distinctes, encadrés dans des conditions matérielles très différentes. Ce cloisonnement entre les
deux contextes institutionnels nous a été exprimé d’une façon métaphorique et profondément
triste : « Dans le privé il y a la vie, au public nous sommes morts, nous forgeons la vie »
(Entrevue 20). D’autres qui travaillent aussi dans l’école publique notent : « ici, on souffre
beaucoup » (Entrevue 21).Cettesouffranceemblématiquedel’écolepublique,surtoutcelledite
« nationale », est une condition humaine partagée par les élèves aussi bien que par les directions
et les enseignants. Elle exprime ce qui est ressenti par de nombreux enseignants comme une
« injustice » profonde dans la prestation de l’éducation aux tranches sociales les plus
marginalisées et aux enfants en domesticité. La condition précaire de l’école publique
« nationale » favorise parmi les enseignants un sentiment de délaissement : « Parfois, je suis
découragée, maisjeprendslapente.Ilfautavoirlavocation(carlesalairen’estpassuffisant); il
faut être appelé » (Entrevue 20). Cette « vocation » ne réfère pas nécessairement à une
conviction interne de la personne qui la confirme dans son choix professionnel. Elle réfère plutôt
à l’immensité quasi surhumaine de la condition enseignante dans des conditions de précarité
absolue. Dans ce contexte, de nombreuses personnes impliquées dans l’éducation publique
avaient placé leurs enfants en âge de scolarité dans des écoles congréganistes ou privées, évitant
ainsi les écoles dites « nationales ». Certains reconnaissaient que c’était là l’expression d’une
« crise de confiance ».
Durant nos visites, nousn’avonspasconstatéqueles enseignants manquaient de motivation ou
succombaient sous le fardeau de leur inexpérience. Nous avons plutôt constaté que les
enseignants semblaient être souvent paralysés par l’ampleur, non pas de la tâche, mais de
l’injustice sociale dans laquelle opère l’école publique dite « nationale ». Cette dernière est
47
précaireetvulnérabiliséeparlemanquederessourcesetd’espacespédagogiquesétantdonnéles
diverses vacations qui s’y déploient. Ces vacations ajoutent leur propre complexité à une
situation déjà précaire. Ellesdéshumanisent la salle de classe,l’espaceintime de l’élève et de
l’enseignant.Alorsquelescyclesdeformationdesenseignantsvisentlescompétencesdebase–
comment gérer la classe, comment planifier une leçon ces enseignants se sentent impuissants
devant la pauvreté matérielle de l’école publique et de la plupart des élèves, surtout ceux
scolarisés dans les classes du PSUGO ou dans des vacations dites « PM » (après-midi) qui
servent les élèves qui viennent de familles pauvres. Beaucoup d’enseignants se sentent
impuissants et incapables de prendre des initiatives qui pourraientrevitaliserl’école. Le fait que
beaucoupd’enseignantsviventlesdisparitésquisous-tendentlesdistinctionsentrel’école privée
et publique accentue ce sentiment de délaissement.
Les cycles de formation offerts aux enseignants laissent de côté les problématiques sociales
discutées ci-dessus. Alors que les enseignants sont souvent dépassés par les réalités liées à la
pauvreté, la faim et la marginalisation de leurs élèves, la formation continue de mettre l’accent
sur des questions administratives et structurelles, et sur celles liées à la didactique. Elle ne fournit
pas aux enseignants un soutien matériel et un engagement par rapport aux questions sociales et
leurs effets sur la salle de classe. Les enseignants sont donc amenés à faire abstraction de ces
enjeux sociaux compte tenu de l’absencedetoutsupportquipuisseleurpermettred’yremédier.
Culture institutionnelledel’école
L’école fondamentale, publique ou non publique, fait souvent face à des difficultés majeures
danslapromotionetlaconsolidationd’unecultureinstitutionnellequifavorise l’épanouissement
professionnelet l’apprentissage. Par cultureinstitutionnelle, on se réfère à des dynamiques de
construction de connaissances dont l’analyse facilite la compréhension de la réalité scolaire
comme expérience vécue. Cette compréhensionestontologique(qu’est-ce qu’uneécoledanssa
nature et son rôle ?), épistémologique (comment la connaître ?) et praxéologique (comment y
agir ?). L’émergence d’une culture institutionnelle nécessite des conditions propices à son
développement,cequin’estpasdonné :
« La culture de collaboration vient à partir du momentoùt’aspasàcraindreque tes
collaborateursreprennenttesidéesetenperdrelapropriété.J’ail’impressionquele
partagedusavoiraunenetterelationaveclepouvoir…doncpartagercequ’onsait
ça risque à un moment de mettre en danger leur emploi. » (Entrevue 1)
Cet enchevêtrement du savoir et du pouvoir est davantage compliqué par la présence de
structures administratives et hiérarchiques rigides, et par une très forte dose de clientélisme
politique,soitceluiquis’opèreàtraversleséluslocaux et leurs intercessions auprès du ministre
etdel’administrationdépartementale(voirentrevue 23), soit celui qui est ancré dans les relations
de patronage :
« Depuis quelque temps, lapolitiques’infiltre dans tout,auniveau du recrutement,
des promotions, des mouvements de personnel, etc. C’est pénible d’assister de nos
jours à une baisse considérable du niveau de la qualité, due, en quelque sorte, à
l’ingérenceintempestivedelapolitiquedanslesystème. » (Entrevue 2)
48
Les rapports de force qui se manifestent dans l’espace scolaire – et qui, comme certains le
pensent,peuventallerjusqu’àlamutationd’une direction déclenchée par un enseignant recruté
bien connecté (voir entrevue 9) militent contre l’émergence d’une collaboration entre les
différents protagonistes. Ils affaiblissent la capacité de la communauté scolaire à se forger et à
consolider une culture institutionnelle interne intègre, basée sur l’accueil, l’inclusion et
l’hospitalité. Des enseignants qui se sentent motivés à œuvrer pour une meilleure école
s’investissent dans des initiatives qui permettraient l’émergence d’un meilleur espace scolaire
pour tous, malgré les difficultés. Le Rapport du GTEF en donne une bonne idée, ce qui est
également confirmé par certaines de nos observations de terrain (voir, par exemple, GTEF, 2010,
p.180).Parcontre,d’autressesententdépassés.Ilsoptentpourunretraitdel’espacecommun,
préférant dispenser leur engagement au niveau de la salle de classe, limitant leur apport au sein
del’école. Ainsi, pour certains, « chacunœuvredanssoncoin,leplussouventsansencadrement
et surtout sans contrôle » (Entrevue 2).D’autresserésignentà vivre avec les contradictions qui
sous-tendent les réalitésvécues,notantque«dansl’écritonpeut prévoir les choses, mais dans la
pratiquec’estàl’oral » (Entrevue 3).
L’absenced’unplandecarrièrequiauraitpermisauxenseignantsd’assumerdifférentsrôlesde
leadership defrontauseindel’école est signalée comme un obstacle qui exacerbe des relations
déjà fragilisées :
« Il y a des difficultés de dialogue entre parfois les directions et le personnel
enseignant.Celaestcauséparlefaitquelesenseignantsn’ontpasunplandecarrière.
Tout le monde convoite le seul poste de direction. Parfois cela crée un climat de
tensions,parcequec’estlaseulecarrière.[…] Ça empêched’avoirunecollaboration
pour la gestion quoiqueleMinistèreexigedescomitésdegestiondel’écoleformésde
parents,d’enseignantsetdeladirection. […] Comme iln’yapasunplandecarrière,
chaque année beaucoup d’enseignants qualifiés laissent le système pour d’autres
activités. » (Entrevue 5)
Dans le cadre de cette étude, nousn’avonspaseulapossibilitéd’explorercepointd’unemanière
plus approfondie. Cependant, pour nos interlocuteurs et interlocutrices,laquestiond’unplande
carrière est perçue comme un mécanisme qui pourrait insuffler de nouvelles motivations dans
leur travail, ouvrir des possibilités pour les enseignants de se sentir valorisés au niveau des
compétences et expériences acquises durant leur service, et d’obtenir une rémunération salariale
juste. Ici, il est possible de noter que certains plans de carrière ont déjà été esquissés au sein de
l’école, ne serait-ce que dans le cas des EFACAP où la création du rôle de « conseiller
pédagogique »etceuxdeladirectiondel’EFAetduCAPouvrentdenouvellespossibilités de
mobilité professionnelle. Nonobstant, ces nouveaux rôles ont aussi complexifié les équivalences
qui existeraient dans la hiérarchie au niveau du Bureau d’éducation du district (BDS), par
exempleentrelesresponsabilitésdel’inspecteurdezoneetletravailduconseillerpédagogique
dansleréseaudesécolesassociéesavecl’EFACAP(voirentrevues 9 et 23).
49
CHAPITRE IV
DIMENSIONS DE QUALITÉ DEL’ÉCOLEFONDAMENTALE
HAÏTIENNE
Introduction
Étienne (2008) indique que les efforts consentis depuis la fin des années 70 par l'État haïtien,
surtout sous l’élan de la Réforme Bernard (1979-1982) et avec le support de la communauté
internationale, se sont traduitsparlamiseenplaced’une série de projets qui visent à assurer une
éducation de qualité dont les initiatives les plus importantes ont été : le Plan quinquennal 1976
1981
12
, le CEIDER (Centre d'éducation intégré pour le développement rural: 1988 - 1993)
13
, le
Plan national d'éducation et de formation (PNEF)
14
, le Projet d'éducation de base (PEB)
15
financé
par la Banque interaméricaine de développement (BID) et le Programme d'appui au renforcement
de la qualité de l'éducation (PARQE)
16
supporté par la Communauté européenne (CE). Plus
récemment, le gouvernement de la République d’Haïti, plus précisément le Ministère de la
planification et de la coopération externe, déclarait dans le programmetriennald’investissement
2012-2015 que :
« Pour cibler l’éducation, à court terme, il faudra particulièrement: améliorer le sens
civique de la population; accroître le niveau d’instruction des enfants, notamment en
favorisantl’accèsauxécolespréscolaires,fondamentalesetsecondaires et en multipliant
les services des cantines scolaires; améliorer et accroître les capacités d’accueil en
formation professionnelle et technique et de l’enseignement supérieur; accroître les
compétences des travailleurs; et augmenter lescapacitésd’innovations. » (Ministère de la
planification et de la coopération externe, 2012, p. 14)
Les enjeux de la qualité de l’école haïtienne se situent par rapport aux appels lancés pour sa
« refondation » et l’établissement d’un nouveau contrat social, comme il en ressort d’un
document publié par le MPCE en 2012 (Ministère de la planification et de la coopération
externe, 2012, p. 34).Lesauteursdecemêmerapportobserventquedepuislamiseenœuvredu
12
Le plan quinquennal 1976-1981 fut élaboré avec des objectifs à long, moyen et court terme, à savoir la répartition
rationnelle de la population sur un territoire convenablement aménagé à la recherche d'une croissance accélérée de
l'économie grâce à l'essor de l'industrie et, finalement, laluttecontrel'érosionetunplusgrandaccèsàl’éducation.
13
Ceprogrammes’inscritdanslafouléed’unregaind’intérêt accordé à l'éducation de base et à la nécessité de mise
enœuvrede nouvellesstratégiescapables d'enrayerladégradation dans l'expansionetla qualitédel'éducation de
base dans les différentes régions du pays, notamment parmi les plus défavorisées.
14
En mai 1998, Haïti a adopté un Plan nationald’éducation et de formation (PNEF) qui se voulait une réponse à la
crisemultiformequisecouaitàl’époquelesystèmeéducatifhaïtien.
15
LeProjet d’éducation de base (PEB), financé par la Banque internationale de développement (BID). Le Projet
d’éducation intégréedans l’Artibonite(PEIA) et parl’Agence canadienne de développement international (ACDI,
2002), gère dix EFACAPsituéesdansl’Artibonite.
16
Le Programme d'appui au renforcement de la qualité de l'éducation (PARQE) a été conçu pour appuyer la
politique d’éducation nationale de la République d’Haïti, avec le soutien financier de l’Union européenne et
l’expertisetechnique de l’UNESCO.LePARQE apourobjectif d’accompagnerlegouvernementhaïtien dans ses
efforts de promotion de la «scolarisationuniverselle»dansquatredépartementsd’Haïti : le Centre, le Nord, le Sud
etGrand’Anse.
50
PNEF en 1998, et malgré l’accroissement du nombre d’écoles et d’élèves depuis lors, les
caractéristiques du système éducatif national sont restées plus ou moins les mêmes, reflétant les
modalités suivantes (p. 187) :
« une offre scolaire insuffisante par rapport à la demande, nettement dominée par le
secteur privé et inégalement répartie sur le territoire ;
une éducation de qualité, en moyenne, plutôt médiocre qui se traduit par des taux de
réussite scolaire très faibles et des taux de déperdition scolaire (redoublement et abandon)
très élevés ;
des caractéristiques physiques inadaptées à l’apprentissage et à l’élève (nombre élevé
d’élèvesparclasse,santéprécaireetmalnutrition) ;
des enseignants peu motivés par des salaires très bas ;
un personnel des directions en nombre insuffisant et souvent sous-qualifié ;
une faible durée effective de l’année scolaire découlant de l’instabilité sociale et
politique ;
un enseignement fondamental et secondaire qui prépare mal les élèves au marché du
travail ;
une inadaptation des programmes et curricula des niveaux fondamentaux ou secondaires ;
une faiblesse de la gouvernance, notamment en matière de planification, de pilotage, de
suivi et de contrôle du système. »
Cette description de l’état actuel de l’éducation haïtienne pourrait faire croireque l’éducation
n’est pas centrale au projet dedéveloppementdel’Étathaïtien. Par contre, il est à noter que le
droit à l’éducation se retrouve dans la formulation de pas moins de quatorze articles de la
Constitution haïtienne de 1987. La lettre et l’esprit de ces textes reflètent les plus hautes
préoccupations démocratiques et de justice sociale. Ce sont les articles 32 (garantie aux droits à
l’éducation),32-1(l’éducationestàlachargedel’Étathaïtien et des autorités territoriales), 38-8
(garantied’accèsàl’éducation pour les élèves avec besoins particuliers) qui y font spécialement
référence. Par contre, la Constitution reste muette quant au degré de qualité de l’éducation à
laquelle les élèves haïtiens ont droit. Cette question demeure tout entière au cœur des
préoccupations de la société haïtienne jusqu’àcejour.Cette question demeure primordiale pour
toute société qui veut promouvoir son autonomie politique, économique, culturelle, et sociale.
Dansson Rapportmondial desuivisur l’éducationpour tous,l’UNESCO (2005, p. 30) fait le
constatsuivantsurl’importance d’assureruneéducationdequalitépourtous et toutes :
« La qualitédel’enseignementdispenséauxélèves etlaquantitédecequ’ilsapprennent
peuvent avoir un impact crucial sur la durée de leur scolarité et sur leur assiduité à
l’école.De plus, ladécision desparentsd’envoyerounon leurs enfantsà l’écolea des
chances de dépendre de l’opinion qu’ils se font de la qualité de l’enseignement et de
l’apprentissagequi ysont dispensés de la question de savoir si aller à l’école vautle
temps et le coût que cela implique pour leurs enfants et pour eux-mêmes. Les rôles
instrumentaux de la scolarisation aider les individus à atteindre leurs propres objectifs
économiques, sociaux et culturels et aider la société à être mieux protégée, mieux servie
par ses dirigeants et à être plus équitable sur des points importants seront renforcés si
l’éducationestdemeilleurequalité. »
51
Le présent chapitre traite des manières dont la notion de qualité est perçue dans le contexte
haïtien selon la perspective des interlocuteurs et interlocutrices qui se sont exprimés sur ce sujet.
Dansla première partie de cechapitre, nous tentons d’arriver àunedéfinition conceptuelle et
opérationnelle de la notion de qualité en éducation qui sera utilisée commecadred’analysedes
propos tenus par nos interlocuteurs et interlocutrices haïtiens et haïtiennes actifs dans le paysage
éducatif. En deuxième partie, nous engageons le lecteur dans une brève discussion sur l’état
actueldel’éducationfondamentaleenHaïti.En troisième lieu, nous identifions les dimensions
qui sont centrales à la notion de qualité du point de vue de nos interlocuteurs et interlocutrices
haïtiens et haïtiennes.
Décortiquer la notion de qualité
Étienne (2008, pp. 35-36) a recensé la littératuresurlaqualitédel’école. Ses constats suggèrent
que la notion même de qualité est polysémique. Le terme peut renvoyer à des réalités diverses,
voire même contradictoires. La notion est souvent floue. Son utilisation varie selon les intérêts et
les contextes d’émergence et d’application. Selon les cas, elle sera plus descriptive que
normative ; elle évoquera tantôt une caractéristique, tantôt un attribut. La notion de qualité
diffère en fonction de l’unité de référence à laquelle elle s’applique. Ainsi, un élève ou un
enseignant, une école ou une circonscription scolaire, un système d'enseignement régional ou
national peuvent avoir un nombre indéterminé de qualités ou de caractéristiques essentielles. On
peut aussi employer le terme dans un sens général ou collectif : dans ce cas, la notion de qualité
ne sera plus seulement le synonyme d'un attribut ou d'une caractéristique, mais se rapportera à
l'essence d'une entité. Il serait alors plus exact de parler de la qualité de l’objet évoqué, qu'il
s'agisse d'une école ou d'un système. Ces significations peuvent être considérées comme
descriptives,cequin’empêchepasqu'ellessoientcontroverséesquandlescaractéristiquesjugées
essentielles ne sont pas partagées unanimement par les observateurs, groupes d'intérêt ou
intervenants qui visent à la déterminer.
Toutefois, lorsqu'on attribue à la notion de qualité un sens normatif, celle-ci prend une
importance et une portée politique plus grandes par rapport à un cadre normatif. Les
dictionnaires la définissent comme degré plus ou moins élevé d'une échelle de valeurs ou bien
« attribut, caractère, propriété ». Dans ce contexte, la notion de qualité peut signifier un degré
d« excellence » couvrant d'une part la valeur qui relèved'unjugementetd’autrepart le rang
qu’occupel’objet considérésurune échelle impliciteallantde l’« excellent » au « médiocre ».
Cependant, le problème qui se pose n’estpaslimitéau« degré »delamanifestationd’unattribut
donné, étant donné la pluralité des indicateurs. Il relève aussi de la hiérarchie et de la
complémentarité des différents attributs de la qualité et leur positionnement les uns par rapport
aux autres d’une façon cohérente et opérationnelle. La notion de qualité requiert donc une
réflexion qui prend en considération non seulement les divers indicateurs et attributs, mais aussi
un cadre conceptuel qui régit leurs relations de manière à ce que l’ensemble de ces attributs
renvoit aux finalitésmêmesdel’enseignement.
Climat scolaire et qualité del’éducation
Comme nous l'avons indiqué auparavant, iln’existepasdedéfinition univoqueetconsensuelle
de la notion d’éducation de qualité, étant donné le fait que chaque individu, communauté,
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politicien ou professionnel en éducation utilise une large palette de modèles plus implicites
qu’explicitessurlesujet. Pourtant, plusieurs auteurs associent la notion de qualité del’éducation
à des facteurs assimilés à un climat scolaire tels que l’engagement, la motivation, le jugement
qu’ontlesparents,leséducateursetlesélèvesdeleurexpériencedelavieetdutravailauseinde
l’école, les relations didactiques, sociales et émotionnelles entre les enseignants, les élèves et les
communautés, la qualité du leadership et des éducateurs, la grandeur et la composition des
classes ainsi que le climat organisationnel et le style de leadership (Brault, 2004; Bressoux, 1994;
Cohen et al. 2009; Janosz et al, 1998).
Le choix d’une approche systémique et contextuelle au débat autour de ce que constitue une
éducation de qualité reliée à un climat scolaire donné apparaît dominant dans la littérature
récente. De même, un fort consensusexistepourconsidérerlaqualitédel’éducation comme le
résultat d’un processus complexe et mouvant d’où découle la nécessité de construire une
définition multifactorielle de ce qui est perçu comme étant une éducation de qualité.
Au-delà de la question portant sur les effets du « climat scolaire » sur la qualitédel’éducation,il
convient de se demander : « Quelles composantes du climat scolaire sont associées avec quels
aspects de ce que l’on définit comme étant une éducation de qualité?». Pour le groupe de
recherche School Climate Center, le climat scolaire renvoie à la qualité et au style de vie à
l’école