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Accès,qualitéetgouvernancedansl’éducationfondamentaleenHaïti
RAPPORT FINAL
Soumis
au
Ministèredel’ÉducationNationaledelaFormationProfessionnelle
(Port-au-Prince, Haïti)
et au
Programme de Coopération Volontaire
(Montréal, PQ, Canada)
par
Gérald Fallon & André Élias Mazawi
Université de Colombie-Britannique
(Vancouver, Colombie-Britannique, Canada)
Octobre 2014
© Tous droits réservés
1
Table des matières
Remerciements ............................................................................................................................................. 4
Préface .......................................................................................................................................................... 7
CHAPITRE I .................................................................................................................................................... 9
L’ACCÈS,LAQUALITÉETLAGOUVERNANCECOMMEEXPÉRIENCESVÉCUESDANSL’ÉCOLE
FONDAMENTALE HAÏTIENNE ........................................................................................................................ 9
CHAPITRE II ................................................................................................................................................. 17
LESCONTEXTESDEL’ÉCOLEFONDAMENTALEENHAÏTI ............................................................................ 17
CHAPITRE III ................................................................................................................................................ 32
UNE PERSPECTIVE ANTHROPOLOGIQUE SURL’ACCÈSÀL’ÉCOLE FONDAMENTALE ................................. 32
CHAPITRE IV ................................................................................................................................................ 49
DIMENSIONSDEQUALITÉDEL’ÉCOLEFONDAMENTALEHAÏTIENNE ........................................................ 49
CHAPITRE V ................................................................................................................................................. 65
GOUVERNANCEETMÉMOIREPROFESSIONNELLEDEL’ÉCOLE FONDAMENTALE HAÏTIENNE ................... 65
CHAPITRE VI ................................................................................................................................................ 73
CONCLUSION:VERSLAMUTUALISATIONDESESPACESSCOLAIRESENHAÏTI…………………………………………73
Bibliographie ............................................................................................................................................... 93
2
LISTE DES TABLEAUX
Tableau 1: Pourcentagedesenseignantsetenseignantesdesdeuxpremierscyclesdel’école
fondamentale qui ont une éducation postsecondaire, par sexe (2010-2011) ...…56
Tableau 2: Attributsperçuscommerelatifsàlaqualitédel’écolehaïtiennesoulevésparnos
interlocuteurs et interlocutrices ……………………………………………...….60
LISTE DES GRAPHIQUES
Graphique 1: Pourcentage desélèvesauniveaudel’enseignementprimaire
inscrits dans des écoles dites non publiques, 1965-2003 …………………...….19
3
LISTE DES ACRONYMES
ACDI Agence canadienne de développement international
BDS Bureaud’éducation du district
BID Banque interaméricaine de développement
CE Communauté européenne
CECI Centred’étude et de coopération internationale
CEIDER Centre d'éducation intégré pour le développement rural
CFEF Centre de formationpourl’école fondamentale
CLIO Cadre de liaison inter-ONG
COSPE Consortium des organisations du secteur privédel’éducation
DAEPP Directiond’appuiàl’enseignement privé et du partenariat
DDE Direction départementale del’éducation
DPCE Direction de la planification et de la coopération externe
CEEC Commission épiscopalepourl’éducation catholique
EFACAP École fondamentaled’application – Centred’appui pédagogique
ENI École nationaled’instituteurs
ENS École normale supérieure
FEPH Fédération des écoles protestantesd’Haïti
FONHEP Fondation haïtiennedel’enseignement privé
FPGL Fondation Paul Gérin-Lajoie
FSU Florida State University
GTEF Groupe de travailsurl’éducation et la formation
MENFP Ministèredel’éducation nationale et de la formation professionnelle
MENJS Ministèredel’éducation nationale, de la jeunesse et des sports (actuel MENFP)
ONAPE Office national de partenariat en éducation
ONG Organisation non gouvernementale
PAEH Programmed’appuiàl’éducation en Haïti
PANEF Pacte nationalsurl’éducation et la formation
PARQE Programme d'appui au renforcement de la qualité de l'éducation
PCV Programme de coopération volontaire
PEB Projet d'éducation de base
PNEF Plan nationald’éducation et de formation
PREAL Partnership for Educational Revitalization in the Americas
PROBED Projet bilatéral éducation
PSUGO Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire
UEH Universitéd’étatd’Haïti
UNESCO United Nations Educational, Scientific, and Cultural Organisation
USAID United States Agency for International Development
4
Remerciements
Nous tenons à remercier toutes les personnes qui ont collaboré à ce projet et nous ont accordé
leur précieuse assistance, permettant ainsi à ce rapport de voir le jour dans sa version finale.
En premier lieu, nous aimerions reconnaître la contribution de nombreuses personnes impliquées
dans le champ éducatif haïtien qui nous ont accordé leur temps avec générosité et ouverture
d’esprit.Sans leurcollaboration, nousn’aurionspaspunous engagerdansuneexplorationqui
vise un champ éducatif aussi complexe, tant par son histoire et sa culture que par son aspect
institutionnel. Nous exprimons notre gratitude aux directions des écoles fondamentales qui nous
ont permis de les visiter et de nous entretenir avec leurs collègues. Nous remercions aussi les
enseignants et enseignantes qui nous ont reçus dansleurssallesdeclasse.Notredevoird’assurer
l’anonymatàtousnosinterlocuteursetinterlocutricesnenouspermetpasdelesnommeretde
les remercier individuellement.
De même, nous remercions la Fondation Paul Gérin-Lajoie (FPGL) et le Programme de
Coopération Volontaire (PCV), financéparl’Agencecanadiennededéveloppementinternational
(ACDI), de nous avoir donné l’opportunité d’entreprendre cette exploration en collaboration
avec son principal partenaireenéducationfondamentale,leMinistèredel’ÉducationNationale
et de la Formation Professionnelle (MENFP) d’Haïti. LaFondation,parl’entremisedu PCV,a
mis à notre disposition tout le support logistique et le matériel nécessaire, tant à Montréalqu’en
Haïti, tout en nous laissant la liberté nécessaire pour concevoir et entreprendre cette étude.
Durant tout notre séjour en Haïti, nous avons bénéficiédel’hospitalitéetdusoutienlogistiqueet
institutionnel de Monsieur Léonel Garnier et de Madame Judith Imboden, respectivement chef
de projet et coordonnatrice régionale, basés à Port-au-Prince, ainsi que de tous les membres de
leur équipe. Leur assistance continue nous a permis de maintenir le cap tout le long de notre
séjouretd’entreprendre nos activités de collecte de données sans entraves.
Nous remercions le Directeur général du MENFP, Monsieur Denis Cadeau, de nous avoir
accordé un libre accès aux membres de son équipe et aux ressources et statistiques nécessaires, y
compris celles de la Direction de la Planification et de la Coopération Externe (DPCE). De
même, nous reconnaissons le soutien du Professeur Thomas Sork, Vice-Doyen de la Faculté de
l’Éducationàl’UniversitédeColombie-Britannique à Vancouver, quinousapermisd’entamer
le projet en vue de notre séjour en Haïti.
Messieurs Thibaut Lauwerier, doctorant en éducation comparéeàl’UniversitédeGenève, Louis-
Joseph Olivier, étudiant en Communication à l’Université d’État d’Haïti, et Madame Nicole
Siméon nous ont accordé leur soutien professionnel et dévoué à certaines étapes de notre projet.
Monsieur Lauwerier a coordonné le recensement des sources littéraires sur l’éducation
fondamentale en Haïti à l’automne 2012 et a dirigé une conférence sur la présentation des
constats pour la Fondation PGL et ses partenaires. À Port-au-Prince, Monsieur Olivier et
Madame Siméon nous ont assistés dans la transcription verbatim des entrevues réalisées sur le
terrain et des délibérations et discussions sur le contenu du rapport préliminaire lors du séminaire
d’octobre 2013 qui a eu lieu àl’universitéQuisqueyaàPort-au-Prince. Nous les remercions tous
les trois pour leur contribution et assistance qui nous ont permis de colliger de façon productive
la masse énorme de documents et témoignages recueillis.
5
Un remerciement spécial est dû à ceux et celles qui nous ont accompagnés et assistés de maintes
façons durant notre séjour. Sans leurs soins, leur sens de l’accueil et du partage, notre séjour
aurait été tout à fait différent.
Notre séjour en Haïti, du 15 avril au 24 mai 2013, a été pour nous deux une source
d’apprentissage, tant sur le plan humain que professionnel. Nous espérons que ce rapport final –
qui suit le séminaire tenu en octobre 2013 – reflète les différents aspects de ce cheminement.
Nous espérons aussi que ce rapport final exprime notre volonté de soutenir nos collègues haïtiens
et haïtiennes, déterminés à tracer de nouveaux horizons dans leur démarche de reconstruction
nationale dans laquelle l’éducationfondamentale joue un rôle de premier plan.
Gérald Fallon & André E. Mazawi
Gerald.Fallon@ubc.ca Andre.Mazawi@ubc.ca
Vancouver, le 17 octobre 2014
6
Mon pays a un caillot de sang dans la gorge... Après les pleurs et les douleurs,
on entendra monter le chant qui séchera toutes les larmes, ô mon beau Pays, sans écho.
On entendra monter le chant des enfants qui auront seize ans, à la prochaine pleine lune.
Même si je dors sous la terre, leur chanson saura me rejoindre
etjediraidansunpoèmequej’écriraiavecmesos:
Mon beau pays ? Pas mort ! Pas mort !
Anthony Phelps
« Si Haïti veut continuer à exister,c’estuneconditionpour prévenir et combattre l'apparition de
catégories raciales en permanence, c'est-à-dire racistes, dans la vie. Et, d'autre part, à mobiliser
tous les efforts pour s'assurer que tous les enfants aillent à l'école. Ce sont les deux conditions
non négociables de tout type de refondation de la nation.
...Cela doit être clair et cela a des conséquences immédiates sur le système et le contenu de
l'éducation, dans la réalité de la relation entre les citoyens et les lois de l'État nouveau. Elle
impose un serment aujourd'hui. »
Jean-Claude Bajeux
(2011, p. 119. Traduitdel’espagnol)
7
Préface
Ce rapport vise à fournir un cadre de réflexion basé sur une série de recommandations qui
permettront, en premier lieu, aux intervenants en éducation fondamentale en Haïti de mettre en
pratique des actions de mise en valeur des expertises et savoirs locaux haïtiens développés
jusqu’à maintenant en matière d’accès, de qualité et de gouvernance et, en deuxième lieu, de
faciliter l’émergence de nouvelles démarches habilitant les collectivités haïtiennes et leurs
partenaires à mieux identifier les problématiques nouvelles enmatièred’éducation, de recherche
et d’applicationde solutions concrètes et adaptées aux divers milieux et communautés. Il est clair
pour nous que ces démarches découlent d'abord de la responsabilité collective.
Les recommandations contenues dans la conclusion de notre rapport final proposent des pistes de
réflexions prospectives et de recherches possibles dans le milieu éducatif haïtien. Ces
recommandations peuvent être utilisées pour des fins de discussion et de recherche avec le
milieu communautaire, scolaire et postsecondaire en Haïti. Comme telles, nos recommandations
devraient être prises comme pointdedépartetnoncommepointd’arrivée,enconjonctionavec
les propositions soulevées par le Groupe de Travail sur l’Éducation et la Formation (GTEF,
2010) sous la direction du Recteur Lumarque.
En prélude à la préparation de ce rapport final, un séminaire s’est tenu en octobre 2013
regroupant tous les participants et participantes aux entrevues effectuées durant notre séjour en
Haïti d’avril à mai 2013, en plus de représentants et représentantes de diverses organisations
impliquées en éducation. À partir du contenu d’un rapport préliminaire rédigé en septembre
2013, ce séminaire nous a permis d’approfondir avec les participants et participantes les
questions relatives à l’accès, la qualité et la gouvernance dans le contexte de l’éducation
fondamentale en Haïti etd’en retirercertainsconstats. Les discussions et les échanges se sont
articulés autour de questions telles que:
1. « Comment est-ce que je perçois et je vis les questions d’accès, de qualité et de
gouvernance dans les réalités quotidiennes de mon espace éducatif ? »
2. « Commentmonexpériencevécueparrapportà l’accès,laqualitéetlagouvernance se
positionne-t-elle par rapport aux différentes expériences relatées dans le rapport
préliminaire? »
3. « Quelles pistes pourraient être poursuivies pour remédier aux différentes problématiques
soulevéesàproposdel’accès,laqualitéetla gouvernancede l’éducationfondamentale
en Haïti ? »
4. « Comment tout changement dans ces domaines pourrait bénéficier des expériences et
des savoirs déjà développés par des éducateurs et éducatrices œuvrant dans différents
contextes haïtiens ? »
Dans le cadre de ce séminaire, les participants et participantes ont été amenésàs’expliquerentre
eux, à situer leurs perspectives propres par rapport à celles des politiques éducationnelles qui ont
contribuées à développer, améliorer ou freiner les actions entreprises jusqu’à maintenant
8
concernant l’accès, la qualité et la gouvernance de l’éducation fondamentale en Haïti. Les
activités du séminaire ont amené les participants et participantes à s'interroger sur leurs valeurs
fondamentales et à remettre en question les pratiques intellectuelles et les préjugés lentement
forgés par les contraintes sociales, économiques, politiques et professionnelles, et par une
certaine idée des notions d’accès, de qualité et de gouvernance en vigueur dans toutes les
dimensionsdel’éducation fondamentale en Haïti. En fin de parcours, ce séminaire nous a fourni
des données supplémentaires qui ont mené à la rédaction d’un rapport final dont les
recommandations (voir chapitre six) sont axées, d’une part, sur la revalorisation et la
revitalisation des savoirs haïtiens en matière d’éducation et ancrées, d’autre part, dans une
démarche de co-construction continue de savoirs porteurs de changements dans une perspective
de recherche-actionimpliquantdeséquipesmultidisciplinairesd’éducateurset de chercheurs.
9
Chapitre I
L’ACCÈS, LA QUALITÉ ET LA GOUVERNANCE COMME EXPÉRIENCES
VÉCUES DANSL’ÉCOLEFONDAMENTALEHAÏTIENNE
Introduction
Les appels pour la « revitalisation » et la « refondation » de l’école haïtienne reflètent une
profonde crise de confiance dans le rôle que l’école joue actuellement dans lamiseenplaced’un
projet sociétal cohérent. De tels appels doivent donner lieu à une réflexion contemporaine sur le
« Qui former » et donc tenir compte des expériences vécues par le peuple haïtien. Cette réflexion
doit aller au-delà de la simple réitération des slogans qui entourent les phénomènes de la
mondialisation, des nouvelles technologies de l’information ou de l’économie du savoir. La
complexité de la société haïtienne actuelle rend nécessaire un examen comportant plusieurs
facettes qui permettra d’éclairer la compréhension des réalités culturelles, politiques,
économiques, éducatives et sociales. La conjugaison de ces réalités doit être mise à contribution
pour améliorer l’écolefondamentale et les contextes sociaux dans lesquels elle s’inscrit.
La crise de confiance actuelle dans le système haïtien est particulièrement grave. Elle relève des
ambiguïtés qui entourent les finalités mêmes del’éducationhaïtienneetdelacapacitéde l’école
– soutenue par une action pédagogique concertée au niveau de la salle de classe – de les traduire
en acquis sociétaux, politiques, et économiques. Parlerdesfinalitésdel’éducation,c’estmettre
en place un idéal : un idéal de l’humain et un idéal de vie sociale, culturelle, politique et
économique. Effectivement,ilestpossibled’observerunemultitudedefinalitésdel’éducation,
parfois contradictoires, qui reflètent des idéologies ou des visions de la réalité sociale,
économique, politique et culturelle du pays. Or, il existe un manque de consensus sur ces
finalités. Chacun y va donc de sa conception des besoins éducatifs de la population haïtienne (ce
qu’il faut apprendre, dans quelles conditions d’apprentissage et pourquoi il faut l’apprendre).
Lorsque des intervenants en éducation fondamentale choisissent une approche pédagogique ou
unemanièred’assurerlagouvernancedusystème,ces intervenants prennent parti pour un type
de finalités qui devient le projet sociétal que ces derniers tentent explicitement ou implicitement
d’actualiser en s'interdisant d'autres voies possibles. Lorsque nous réfléchissons aux finalités
possibles de l’éducation fondamentale, nous ne pouvons donc pas éviter les questions du
fondement de cette multiplicité de finalités possibles et de la façon d'harmoniser les
contradictions qui en découlent. Nous devons aussi nous interroger sur les relations entre l’école
fondamentale et les autres institutions de la société haïtienne.
Quelque 210 ans après la révolution qui a mené à l’indépendanced’Haïtidela France en 1804, le
rôledel’écoledansla consolidationd’uncontratsocialquilielesdifférentesconstituantesdela
société entre elles et avec l’État – reste plus contesté que jamais. Cette école est exposée aux
aléas des rapports de force politiques et économiques. La scolarisation obligatoire, universelle et
gratuite reste un but dont la réalisation effective continue à faire face à de nombreux défis. La
déperditionscolaire estconsidérable. L’éducationresteune ressource sociale dont la provision
est sujette aux flux et reflux de l’initiative privée et dont l’acquisition dépend largement du
pouvoir d’achat de ceux et celles qui veulent en bénéficier. Les écarts considérables dans le
10
domaine de la scolarisation entre les différentes régions du pays – quece soità l’intérieurdes
zones urbaines ou rurales, et entre elles – signifient que la répartition inégale de l’accès à
l’éducationsous-tend et reflète une qualité de vie fortement inégale. Haïti est un des pays ayant
les plus faibles taux de scolarisation dans le monde, 76 % au niveau primaire et seulement 22 %
au niveau secondaire. De plus, 85 % desenseignantsnesontpasqualifiéspour l’enseignement
primaire (La Banque Mondiale, 2012). Les inégalités éducatives persistantes jouent donc un rôle
important dans la fragmentation de la société haïtienne et son effritement (Joint, 2008). Ces
inégalités s’ajoutent aux capacités inégales des milieux sociaux de faire face aux effets
dévastateurs du séisme du 12 janvier 2010 et de se repositionner par rapport à un horizon porteur
d’espoir,au-delà d’unedépendancestructurelleetpolitiqueà l’assistanceinternationaleetà ses
effets débilitants.
Situer le présent rapport
La complexité actuelle du système scolaire fondamental en Haïti est telle qu’il est difficile
d’avoir une vue d’ensemble de ses finalités, de ses composantes, de son organisation et des
rapports qu’il entretient avec les autres institutions sociales, politiques, culturelles et
économiques. Dans un tel système, aux multiples ramifications,diversesoptions s’offrent aux
communautés, aux planificateurs, aux administrateurs, aux corps enseignants et à tous les agents
d’éducation lorsqu’il s’agit d’orienter le développement de l’organisation scolaire et de
déterminerles finalitésqu’elle s'engage à poursuivre. Les documents et études publiés par des
groupements de la société civile haïtienne, par des commissions officielles et par des institutions
régionales et internationales représentent un corpus considérable. Ce dernier permet de faciliter
la prise de décisions devant les nombreuses orientations que peut prendrelesystèmed’éducation
fondamentale en Haïti. Plusieurs documents ont faitlepointsurlesdéfisdel’éducationenHaïti
et explicité les grandesoptionsqu’ilestpossibled’envisagerenéducationfondamentale,sur les
discussions concernant leurs fondements théoriques et pratiques, leurs composantes et éléments
idéologiques, ainsi que sur leurs conséquences à long terme sur le développement de la personne
et de la société haïtienne. Ce corpus a orienté notre réflexion et cheminement de maintes façons.
Il montre que le système d’éducation haïtien poursuit, à divers degrés, trois finalités qui se
s’imbriquent:
(1) l’écolehaïtiennecommeoutil qui facilite lemaintiendel’ordreétabli et la reproduction des
inégalités sociales (Délima, 2011);
(2) l’école haïtienne comme outil d’évolution graduelle et d’adaptation de la société
haïtienne (Jean, 2008);
(3) l’école haïtienne comme outil de transformation et de refondation de la société haïtienne
(Bajeux, 2011).
Pour ces raisons, nombreux sont les auteurs qui soulignent l’importance de la refondation de
l’écoledanstoutprojethaïtiendedéveloppementdurable et à long terme. Dans leurs propos, ces
auteurs mettent l’accent sur la nécessité d’imaginer une école capable d’offrir à la société
haïtienne un levier puissant pour générer les transformations nécessaires à son épanouissement et
à l’amélioration continue de son bien-être global. Leurs analyses s’appliquent tout
11
particulièrementàl’écolefondamentale étant donnésonimportancedanslascolarisationd’une
population haïtienne dans laquelle les citoyens âgés de moins de 15 ans représentent autour de
40 % de lasociété.C’estlàunetâcheconsidérableparsonimmensitéetparlesdéfisqu’ellepose
à la mobilisation, non seulement des ressources économiques, mais aussi d’unevolonté politique
qui vise la transformation de la condition précaire dans laquelle se trouve piégée la majorité des
Haïtiens. L’accès à une éducation doit aussi tenir compte des défis imposés par une pauvreté
endémique qui affecte la majorité des Haïtiens. Des aspirations pour un demain meilleur sont
fortement partagées par l’ensemble de la société. Ces aspirations mettent l’accent sur
l’élaboration d’un milieu institutionnel et social juste et équitable, respectueux de la dignité
humaine et qui offre des opportunités éducatives, sociales, économiques et politiques favorables
au bien-être de tous et toutes.
Le rapportsoumisparleGroupedeTravailsurl’ÉducationetlaFormation(GTEF)auPrésident
delaRépubliqued’Haïtien2010 estundocumentquis’insèredansuneligne de pensée qui vise
à promouvoir une action concertée vers une transformation de l’école haïtienne ; une
transformation ancrée dans une mobilisation des institutions de l’État, des groupements
politiques et des partenaires civils. Le GTEF arrime son initiative de réformedel’éducationetde
la formation à un appel pour un « Pacte national ». Ce Pacte ferait le point sur la question des
finalités de l’éducation fondamentale en Haïti et poserait des questions dont l’apparente
simplicité masque le haut degré de complexité, bien incarné dans des contingences sociales que
l’histoire haïtienne se plaît à remodeler. En éducation fondamentale, qui veut-on former ?
Pourquoi ? À quoi ? Et comment ? Pour le GTEF, la question éducative constitue donc un point
de référence majeur par rapport à un projet sociétal haïtien selon deux aspects interdépendants :
le rapport identifie non seulement les composantes structurelles d’une réforme scolaire
longtemps attendue, mais il y attache la nécessité d’articuler une stratégie de formation
professionnelle du corps enseignant qui la soutient,l’accompagneetlacomplète, verticalement à
touslesniveauxethorizontalementàl’intérieurdechampsd’actiondivers.Pournous,lerapport
du GTEF (2010) est un acquis fondamental qui devrait servir de point de départ à toute réforme
éducative et à toute action des bailleurs de fonds et des ONG étrangères en sol haïtien. Il
représente une référence incontournable au vu des effortsinvestisparl’équipeduGTEF(sousla
coordinationdeMonsieurleRecteurdel’UniversitéQuisqueya,JackyLumarque) et de la visée
globale dans laquelle s’inscritcette réflexion. Le présent rapport tient compte de ces données. Il
visedoncàpoussernotreréflexionsurlaréformeéducativeproposéeparleGTEFd’unefaçon
qui s’attarde spécifiquement sur l’école haïtienne comme espace social où se jouent divers
rapports de force au plan des pratiques de gestion, pédagogiques et didactiques, comme
expérience vécue par les différents acteurs et actrices impliquésdansl’acteéducatif.
Objectifs du présent rapport
L’objectif principal du présent rapport est de créer un espace de conversation où peuvent se
manifester et se faire entendre aussi clairement que possible les voix de personnes impliquées
dans le champ éducatif haïtien. En même temps, ce rapport se veut un espace de partage et
d’expertise qui permet aux communautés et à ses partenaires de conjuguer leurs efforts en vue de
développer leur système éducatif, non seulement sur le plan quantitatif, mais également, et
surtout, sur le plan qualitatif. Nous sommes convaincus que cet espace de conversation est
nécessaire pour mieux comprendre les complexités des aspects relationnels, sociaux et politiques
12
qui sous-tendent la réforme.Comprendrel’aspectmultiformedel’écologiescolaire
1
, ses enjeux
et dynamiques contradictoires, les tensions implicites et explicites dans lesquels opère l’école
haïtienne, représente une condition fondamentale pour toute réforme. Elle nécessite
l’opérationnalisation des diverses recommandations avancées, soit par le GTEF, soit dans
d’autresdocumentsfondateurs.
Mandat
Le présent rapport s’inscrit dans le mandat de « Conseiller au développement d’un répertoire
critique des ressources pédagogiques et didactiques en gouvernance scolaire et en formation »
réalisé pour le Programme de coopération volontaire d’appuià la gouvernance,àl’éducation et au
développement économique en Haïti et sa sous-composante « éducation fondamentale ». Nous
avons été invités par la Fondation Paul Gérin-Lajoie, dans le cadre de nos recherches dans les
domaines de la sociologie de l’éducation, de la politique éducative et de l’administration
scolaire, à élaborer un projet qui viserait à promouvoir une réflexion sur trois problématiques
associéesàlaréformedel’écolefondamentalehaïtienne:
1. L’« accès »àl’écolefondamentale.
2. La « qualité » de l’éducationfondamentale.
3. La « gouvernance » en éducation fondamentale.
Nous avons abordé ces problématiques en trois phases complémentaires :
1. Sous la coordination du Dr Thibaut Lauwerier, alors doctorant en éducation comparée à
l’UniversitédeGenève,un recensement critique et analytique a été entrepris des sources
publiées et disponibles sur ces trois problématiques. Sur cette base, le Dr Lauwerier a
ensuite rédigé un document de synthèse nous permettant d’identifier les défis majeurs
auxquels est confrontée l’école fondamentale haïtienne, ainsi que les questions qui en
découlent. Une première discussion de ce document de synthèse a été entamée à Montréal
en présence de conseillers volontaires, d’Éducateurs sans frontières et de deux
responsables haïtiens actifs dans le domaine éducatif.
2. Les questions clés soulevées par ce recensement nous ont permis, dans un second temps,
de délimiter les questions autour desquelles ont été organisées nos entrevues avec des
éducateurs haïtiens. Ces entrevues nous ont permis de reconstruire – quoique
partiellement dans un rapport préliminaire – l’ensemble des positions et des débats
associés à la réforme de l’école fondamentale haïtienne tels que perçus par les
participants et participantes à cette recherche. L’objectif de ce rapport préliminaire était
de cerner comment leurs expériences vécues ont façonné leur construction des réalités
scolaires, leur choix de pratiques pédagogiques et didactiques et leur conception de ce
que représente une « bonne » éducation.
1
Lanotiond’écologiescolaire– sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans le chapitre II – renvoie à la qualité
et au style de vie dans l’école haïtienne. La notion d’écologie scolaire repose sur les représentations qu’ont les
personnes de leur expérience de vie à l’école et reflète les normes, les buts, les valeurs, les relations
interpersonnelles,lespratiquesd’enseignement,d’apprentissage, de management et des structures organisationnelles
del’école.
13
3. Le rapport préliminaire publié en septembre 2013 a fait l’objet d’un séminaire de
réflexion à Port-au-Prince en octobre 2013. Le but de ce séminaire était de permettre aux
participants et participantes de faire une rétroaction critique sur leurs entrevues et sur les
différents aspects discutés dans le rapport préliminaire. Les résultats de ce séminaire nous
ont permisd’approfondir notre réflexion sur les différents aspects de la refondation de
l’école fondamentale haïtienne et de valider certains constats formulés dans le rapport
préliminaire. À la suite de ce séminaire, nous avons rédigé le présent rapport dans sa
version finale.
Pistes clés
Leprésentrapportsepenchesurlesquestionsrelativesàl’accès,laqualitéetlagouvernancede
l’école fondamentale haïtienne. Les relations entre ces trois composantes sont complexes et
fortement ancrées dans des dynamiques sociales, politiques et économiques qui les façonnent.
Nous ne pouvons ici discuter de l’ensemble de la littérature qui touche à ces trois
problématiques. Nousavons plutôt choisi d’engagerlaconversationavec nos interlocuteurs et
interlocutrices en abordant chacune de ces problématiques dans un cadre de référence qui nous a
permis de prendre en considération les dimensions humaines (anthropologiques) et leur vécu par
rapport à des problématiques sociales plus larges.
Dans le domaine de l’accès, nous ne nous sommes pas limités aux taux de scolarisation sur
lesquels il existe des statistiques détaillées. Nous nous sommes plutôt intéressésàl’accèssous
les angles de l’inclusion, de la diversité sociale, du climat scolaire, des aspects relationnels au
sein de l’école, de la langue d’enseignement et de la capacité de l’école de construire une
communauté humaine ouverte à tous et à toutes. Notre point de départ dans la conceptualisation
delanotiond’accèsétaitqu’uneécole« accessible » ne peut être limitée aux indicateurs liés à la
scolarisation formelle et aux espaces physiques disponibles. Pour nous, laquestiondel’accès
doit plutôt être discutée de manière à inclure les attributs humains de cet espace scolaire. Une
école accessible est donc perçue comme celle qui accueille, retient et reconnaît les différences en
son sein. De plus, une école accessible favorise le développement des capacités relationnelles de
tous les membres de la communauté scolaire, élèves comme éducateurs.
En ce qui concerne la « qualité » de l’enseignement fondamental, nous avons adopté une
approche qui conçoit la « qualité » au-delà des mesures quantitatives de performance. Nous
avons abordé la question de la qualité du point de vue sociétaldanslequels’insèrentlesfinalités
et les fonctions de l’éducation fondamentale. Ces finalités et fonctions de l’éducation
fondamentaleconstituentlaraisond’êtredusystèmescolaire. Elles expliquent sa cohérence et la
directivité qui monopolise les énergies de ses structures et de ses éléments. Sur ce point, nous
maintenons que la « qualité » réfère aussi à la valorisation quantitative et qualitative de
l’infrastructure scolaire, aux attributs relationnels de l’espace scolaire, à l’apport de la
communauté et, ultimement, à la réussite scolaire. Le défi principal dans ce domaine est de
favoriser l’émergence d’une philosophie contextuelle (et contextualisante) de la qualité par
rapport à laquelle une évaluation acquiert une pertinence sociale, politique, économique et
culturelle. Une telle orientation permet de mettre en place un cadre évaluatif de l’école
fondamentale ancré dans les réalités vécues et les aspirations des Haïtiens et des Haïtiennes.
14
En ce qui concerne la « gouvernance », nous l’abordons comme un espace participatif complexe
et dynamique. Ce dernier implique le jugement professionnel des éducateurs et la participation
de différents partenaires dans une démarche de mobilisation et de prise de décision, visant à
actualiser un futur souhaité sous l’angle des finalités de l’école
2
. Nous abordons la notion de
gouvernance sous trois points de vue principaux :
(1) la persistance et la fixité des coutumes, des traditions, des habitudes et de l’inertie de
l’organisationscolaire ;
(2) le réajustement ou l’adaptation de l’organisation scolaire, c’est-à-dire le changement à
l’intérieurdelastructuresansremettreenquestionsesfinalitésetsesfonctions
(3) le changement des finalités et des fonctions de l’organisation au travers de modes de
traduction et d’implantation de nouvelles pratiques en matière d’accès, de qualité et de
gouvernance.
Notre démarche s’inscritdoncdansunplaidoyerpouruneécolequimetl’accent sur les aspects
humains et relationnels qui sous-tendentl’organisation scolaire.L’école estperçue, enpremier
lieu, comme un espace privilégié danslequell’expériencevécueet les aspirations de tous les
participants constituent un premier acquis social de la vie associative. Dans cette
perspective, une école accessible et de qualité se juge par l’état de son écologie scolaire sous
l’angle :
de son hospitalité et de son accueil,
de son pouvoir de promouvoir un sens de dignité et d’appartenance parmi tous ses
membres,
de sa capacité de procurer aux élèves et à leurs communautés un pouvoir de
transformation de leurs réalités culturelles, politiques, économiques et sociales.
Démarche méthodologique
En premier lieu, lors de notre séjour en Haïti du 15 avril au 24 mai 2013, nous avons eu la
possibilité de rencontrer 24 personnes actives en éducation dans différents postes : enseignants et
enseignantes, directeurs et directrices d’écolespubliquesetnonpubliques,cadrestechniqueset
fonctionnaires du MENFP,personnes impliquéesdans l’élaboration de politiques éducatives et
des membresd’organisationsnon gouvernementales et syndicales. Ces personnes provenaient de
trois départements, nommément ceux du Sud-Est, de l’Ouest, et de l’Artibonite. Ces
départements etlescommunesquis’ytrouventdiffèrent dans leur accès aux services sociaux de
base et à la scolarisation, ainsi que dans la distribution spatiale de la population entre zones
urbaines et rurales (voir données et cartes dans MPEC, 2004). Ces trois départements offrent
2
Dans son ensemble, l’organisationdel’écolehaïtiennefondamentale comporte plusieurs niveaux de traitement de
l’informationetdeprisededécision.Ilsuffitdeconsulterunorganigrammepour y retrouver une superstructure : le
Ministèredel’éducationnationale etdelaformationprofessionnelle(MENFP) avec ses directions régionales, des
bureauxdedistrictscolaires,desécoles,dessallesdeclasseetd’autresélémentscommelesressources humaines (le
corps enseignant et administratif, personnel de soutien, etc.) et les ressources physiques (les édifices, le matériel
didactique, le matériel informatique, etc.). Voir Délima (2011, pp. 32-41).
15
ainsi une variété de conditions de vie et de milieux de scolarisation, particulièrement en ce qui
concerne l’école fondamentale. Nous avons pu visiter des directions départementales et des
districts scolaires qui diffèrent considérablement en termes du mode de vie de leurs effectifs, de
la qualité de leurs infrastructures scolaires et de la structure de leurs écoles fondamentales. Les
entrevues ont été menées avec un questionnaire semi-ouvert,permettantainsid’entreprendreune
conversation approfondie avec chaque personne sur les différents aspects de son travail,
expérience et engagement éducatif. Les questions étaient flexibles et ouvertes. L’axegénéral de
questionnement était communiqué àl’avanceauxpersonnescontactées àl’aided’une lettre qui
expliquait la nature de notre recherche et ses finalités. Chaque entrevue a été enregistrée en
français. Chaque enregistrement a été transcrit verbatim par Monsieur Louis-Joseph Olivier,
étudiant en Communication à l’Université d’état d’Haïti (UEH) et Madame Nicole Siméon,
travailleuse autonome.
En deuxième lieu, à partir de notre analyse des données recueillies lors des entrevues, nous avons
rédigé un rapport préliminaire. Ce dernier a offert des constats et pistes de réflexion pour
alimenter un dialogue de fond entre les partenaires et les participants à notre recherche lors d’un
séminaire qui s’est tenu en octobre 2013 à Port-au-Prince. Dans ce rapport préliminaire, nous
avons essayé de comprendre comment différents acteurs impliqués dans le champ éducatif
haïtienviventlesproblématiquesliéesauxquestionsd’accès,dequalitéetdegouvernancedans
l’écolefondamentale.Notrecheminementaprivilégiéuneapprocheplutôtanthropologique qui
prenait en considération la complexité de l’écologie humaine qui opère au sein de toute
organisation et les contradictions et tensions qui la caractérisent. Lors de la tenue de ce
séminaire,l’objetdenotredémarcheétaitde recueillir les contributions de tous les participants et
participantes et de les intégrer dans la rédaction finale du présent rapport, lesquelles se retrouvent
tout spécialement dans le contenu du Chapitre VI. Les chapitres III, IV et V présentent des
analyses alimentées surtout par notre lecture et interprétation des entrevues réalisées sur le
terrain.
Limites et contraintes
Plusieurs aspects de notre projet doivent être considérés en tenant compte de certaines limites.
En premier lieu, pour des raisons logistiques et techniques, nous avons réalisé des entrevues avec
des personnes qui ne résident et ne travaillent que dans trois départements seulement. De plus,
ces entrevues ont été réalisées avecdeséducateursœuvrantdans des contextes éducatifs urbains
et ruraux, publics et non publics, et dans différents types d’écoles fondamentales. Par contre,
nous n’avons pas eu la possibilité d’inclure dans nos entrevues des parents, des membres
d’organisationscommunautaires et des élèves.
Dans le cadre de notre cheminement, nous ne cherchons pas – et nous ne prétendons pas – à
généraliser nosconstatsàl’ensembledel’expériencescolairehaïtienne. Nous considérons plutôt
les analyses ici présentées comme des vignettes illustrant des dynamiques spécifiques qui se
déroulent – ou qui peuvent se dérouler – dansl’écolefondamentale en termes de collaboration et
d’expériencevécuedespersonnes impliquées dans ce champ. En effet,notrebutestd’ouvrirdes
pistes de réflexion menant à des recommandations qui ciblent les processus micro et macro-
institutionnels et relationnels au seindel’écolefondamentale.
16
Structure du rapport
LeChapitreIIoffreunevued’ensemblesurlascolaritéhaïtienne,particulièrementparrapportà
sesmanifestations auniveau de l’écolefondamentale, dansuncontexte pluslargede pauvreté
endémique, d’instabilitépolitiqueetdecarencesenenseignantsqualifiés. Le but de ce chapitre
est de procéder à un mappage des dynamiques et des débats en enseignement fondamental afin
de créer un canevas sur lequel nous pouvons ensuite souligner les différentes problématiques à
partir du témoignage des personnes directement engagées en éducation.
Le Chapitre III présente les éléments conceptuels qui cadrent notre approche de lanotiond’accès
à l’éducation fondamentale. Dans ce chapitre, nous adoptons une perspective anthropologique
qui nous permet de décortiquer la pluralité des aspects qui sous-tendent l’école dite
« accessible », comme espace social et comme lieu oùs’établissentle climat institutionnel et les
attributs relationnels intimes parmi les membres de la communauté scolaire. En fonction de notre
analyse du contenu des entrevues réalisées sur le terrain, l’accessibilitédel’écolefondamentale
est conçue en fonction des positions institutionnelles et sociales tenues par les personnes qui ont
partagé leurs expériences vécues avec nous.
LeChapitreIVabordelaquestiondelaqualitédel’éducation.Notrepointdedépart est que la
notion de qualité peut être comprise et évaluée de différentes façons. Pour notre part, nous
élargissons la notion de qualité pour mieux cerner les différentes dimensions et les attributs
auxquels elle se réfère. En examinant comment nos interlocuteurs et interlocutrices sur le terrain
se positionnent par rapport à la notion de qualité et comment ils la conçoivent selon leur position
dansl’appareiléducatif, nous visons à identifier de nouveaux espaces qui pourraient soutenir et
promouvoir un discours pédagogique alternatif sensible à la pluralité sociale.
Le Chapitre V se penche sur la question relative à la gouvernance de l’écolefondamentale. Le
chapitre commence par décortiquer les aspects politiques et sociaux de la gouvernance et leurs
effets sur l’organisation de l’action éducative. L’analyse des entrevues nous permet ensuite
d’offrirdesperspectivescritiquessurlerégime de gouvernance qui sous-tend le champ éducatif
haïtien et ses effets sur (1) la valorisation des connaissances et des expériences éducatives
locales, (2) la viabilité de formules de partenariats, tel l’Office national de partenariat en
éducation (ONAPE) comme espace de concertation, et (3) l’équitépar rapport à l’accès.
Le Chapitre VI offre une synthèse des troisquestionsquisontaucœurduprésent rapport (accès,
qualité et gouvernance)complétée par notre analyse du contenu des discussions tenues lors du
séminaire d’octobre 2013. Notre analyse est accompagnée de recommandations soutenant, entre
autres,l’idéedelacréationetdelamiseenœuvre de mécanismes de valorisation des expertises
et savoirslocauxenmatièred’éducation,deconcertation, de consultation et de dialogue entre les
différents acteurs œuvrant dans lesystèmed’éducation fondamentale en Haïti. Ce chapitre est
suivid’unelistebibliographiquedessourcescitéesdansce rapport.
17
Chapitre II
LES CONTEXTES DE L’ÉCOLE FONDAMENTALE EN HAÏTI
Introduction
En posant laquestiondel’égalitédeschancesscolaires en Haïti, Pierre-Michel Laguerre (2013)
part du constat qu’ilexistedansl’ensembledupays« une demande de scolarisation irrésistible »
(p. 72). Ce constat résonne fortement avec ce que nous avons ressenti et interprété comme une
passion profonde – une croyance profondément ancrée dans la société haïtienne – concernant les
avantages que peut octroyer une éducation réussie en termes de bien-être et de mobilité sociale et
professionnelle.
Cette demande est un témoignage vivant des efforts – voire sacrifices – considérables de la part
des familles, surtout les plus dépourvues, en ce qui concerne leur désir de voir leurs enfants
accéder à une éducation digne de ce nom malgré la pénurie des ressources nécessaires
3
. Laguerre
souligne dans son étude que cette demande sociale d’éducationest à la source de déplacements
migratoires, particulièrement vers les grandes villes, principalement Port-au-Prince et sa région
métropolitaine. Ce flux migratoire accentue de ce fait lesdisparitésquis’opèrententrelesvilles
et les régions rurales, suggérant que les flux migratoires reliés à l’éducation ajoutent leurs
propres complications à la planification scolaire et à l’application des politiques éducatives.
Clairement, lademandesocialedel’éducationse reflète fortement au niveau des problématiques
existentielles des Haïtiens, elles-mêmes exacerbées par les inégalités socioéconomiques
existantes. Comme mis en évidence par Laguerre (2013), toutes les discussions autour des enjeux
en éducation doivent mettre l’accentsur la nécessité de concevoir un système ciblant la réussite
de tous les élèves et l’inclusion sociale, dans la mesure où « le principe fondamental sur lequel
repose une société démocratiqueestl’égalitédeschances, quellesquesoientl’origine sociale et
l’appartenance géographique » (p. 70), en plus de se concevoir comme un outil de
développement visant la réduction de la pauvreté. En ce qui concerne les rapports d’égalité des
chances, nous nous référons à une vision de l'égalité qui cherche à faire en sorte que les individus
disposent des mêmes opportunités et conditions de développement éducatif, social, politique ou
économique indépendamment de leur origine sociale, de leur sexe, des moyens financiers de
leurs parents, de leur lieu de naissance ou d’habitation, de leur conviction religieuse ou d'un
éventuel handicap. Par contre, nous nous référons aussi à une égalité dans la différence où
chaque différence devrait faire l’objet d’un traitement particulier afin d’articuler une réelle
égalité des chances entre les membres de la communauté haïtienne. Sur cette toile de fond, il ne
faut pas perdre de vue que, dans le contexte haïtien, l’égalité des chances ne revient pas à
prendre simplement acte des inégalités de fait sans jamais poser le problème de fond de la lutte
directe contre ces inégalités et leur disparition.D’oùle défi suivant sur l’égalitédeschances dans
la société haïtienne : comment promouvoir une égalité des chances sans fragmenter les
3
Wolff (2008) observe que le « coût moyen de scolarité dans une école primaire privée est estimé à 85 dollars – 135
dollars si on ajoute le coût des livres et uniformes – une charge énorme dans un pays où le revenu par habitant est de
450 dollars » américains par an (p. 6). Le Rapport du GTEF (2010, p. 85) indique que, dans les écoles non publiques
(privées),l’intégralitédescoûtsdescolarisationestpayéeparlesparents,contre60 % dans les écoles publiques.
18
différences sociales et, en même temps, favoriser une égalité des chances sans niveler les
différences sociales et sans créer une uniformité sociale et culturelle forcée ?
L’expansiondel’école fondamentale
D’aprèsun recensement entrepris en 2010-2011 par la Direction de la Planification et de la
Coopération Externe (DPCE) du MENFP, 2 834 317 élèves étaient inscrits dans 17 076
écoles, desquelles 2 116 étaient publiques, soit 12,4 % du total des écoles. Presque 78 % de
l’ensembledes enfants scolarisés – dont 49,3 % de filles – fréquentaient le 1er et 2e cycle de
l’éducation fondamentale. L’école fondamentale représente donc une base démographique
très considérable
4
. Les écarts démographiques marquésàl’intérieurmême del’enseignement
fondamental (entre le 1er et 2e cycle par rapport au 3e cycle),ainsi qu’entre l’enseignement
fondamentaletl’école secondaire, reflètent une très forte sélectivité lors de la transition des
élèves vers le secondaire, et encore plus del’école secondaire versl’enseignementsupérieur.
Dans ce contexte, l'égalité des chances, telle qu’articulée par Laguerre (2013), s'oppose à
l'égalité des résultats et préconise l’établissement d’un système éducatif méritocratique.
Nonobstant ce fait, les statistiques disponibles suggèrent que l’école fondamentale s’est
installée comme une institution sociale de plus en plus fréquentée et accessible parmi les
Haïtiens. Elle reste cependant une institution dont les programmes et les principes
d’organisation sont très faibles du point de vue de leur capacité de rétention des élèves
inscrits. Ces chiffres offrent ainsi une idéedesgrandsdéfisauxquelsl’État et l’ensembledes
partenaires scolaires font face dans la refondation de l’école haïtienne comme véhicule
pertinent de développement d’une éducation socialement juste, gouvernable, accessible et de
qualité. C’estlàune tâche formidableparsonampleur. Elle s’inscrit dans des orientations
politiques qui visent à universaliser un enseignement fondamental, gratuit et obligatoire,
porteur d’espoirs et aux aspirations diverses. Le GTEF (2010) l’a clairement énoncé en
s’opposant à éducation caractérisée, entre autres, par « une offre et un accès limité en
éducation préscolaire, fondamentale, secondaire, professionnelle et universitaire; un taux
élevé d’analphabétisme un rendement interne et externe inefficace et inefficient; la
prédominance du privé » (Délima, 2011, p. 19).
Ce tourd’horizonrapidedes statistiques disponibles permet d'identifier les traits principaux
qui caractérisent la scolarisation au niveau de l’école fondamentale et les disparités entre
différents groupes régionaux et sociaux. En 2011, le taux net de la scolarisation des enfants
âgés entre 6 et 11 ans était de 87,61 % pour le territoire de la République (avec une différence
de 2 % en faveur des garçons). Par contre, le taux brut de scolarisation, qui comprend des
élèves dits « surâgés
5
», s’élevaitàprès de 144 % (presque égal pour les garçons et les filles).
Ces statistiques reflètent pourtant d’importants écarts entre les différents départements
administratifs.
Les taux s’avèrent aussi nettement plus élevés dans le milieu urbain (autour de 75 %) que
dans le milieu rural (un peu plus de 50 %). Cependant, il est fallacieux de positionner les
4
Les résultats définitifs du recensement de 2005 indiquent que la population d’Haïti comptait 7,28 millions
d’habitants,dontpresque52 % étaient âgés de moins de 19 ans.
5
Le MENFP définit les « surâgés » comme « lesélèvesdépassantd’aumoins2ansl’âgedelascolaritéfixéparle
MENFPpouruneannéed’études ».
19
régions urbaines et rurales comme antithétiques, car des écarts existent aussi à l’intérieur
même des espaces appelés « urbains ». Cela met en relief la marginalisation et la pauvreté des
quartiers urbains qui ont subi les effets des intempéries naturelles et des instabilités
politiques.
D’autresstatistiquessuggèrentque12 % des enfants scolarisés sont inscrits dans les écoles
publiques alors que 88 % sont enregistrés dans les écoles dites « non publiques » (appelées
aussi « privées »). Par rapport à ces dernières, « l’État ne dispose d’aucun instrument
d’évaluation » (Délima, 2011, p. 249) des services offerts. Notons que la prédominance de
l’école non publique n’est pas un phénomène nouveau. L’accès à l’école non publique a
augmenté plus de 5 fois entre 1965 et 2003 en termes depourcentaged’élèves scolarisés par
rapportàl’écolepublique,soitde25 % à 80 % environ (European Union, sans date, p. 6). À
la chute du régime de Duvalier en 1986, l’école non publique était déjà une réalité bien
ancrée dans la société haïtienne. En 1986, au moins 60 % des élèves de l’enseignement
primaire en Haïti étaient déjà inscrits dans des écoles dites non publiques, comme le montre
le graphique 1.
Graphique 1: Pourcentage des élèves del’enseignementprimaireinscritsdansdesécoles dites
non publiques, 1965-2003
Source: European Union, sans date, p. 6.
Au cours des décennies passées, affecté principalement par l’instabilité politique et par les
catastrophes naturelles (Ibid., p.7),l’enseignementfondamental a connu un essor principalement
dans les écoles non publiques qui assurent désormais plus de 80 % de la scolarisation, bien que la
qualité de ces écoles varie énormément (Wolff, 2008). Cette expansion suit un flux très inégal en
ce qui concerne l’âge effectif descolarisation.Alorsquel’écoleestorganiséepourscolariserles
enfants à partir de l’âgede6 ans, une grande partie des élèves commencent leur scolarisation à
un âge plus avancé. Ceci affecte le taux brut de scolarisation avec l’arrivée d’élèves dits
« surâgés ». Cette scolarisation « tardive » est plus marquée parmi les enfants âgés de 7 à 11 ans
que parmi ceux qui sont âgés de 6 ans (50 % contre 35 % respectivement). 67 % des élèves de 1re
année sont « surâgés », alorsquec’estlecasde91 % des élèves de la 6e année jusqu’à la fin du
2e cycle (GTEF, 2011, p. 143). De même, le taux brut de scolarisation est plus élevé parmi les
ménages du dernier quintile socioéconomique qu’il ne l’est parmi ceux du premier quintile
20
(138 % contre 112 % respectivement). Ces données témoignent d’une institutionnalisation
grandissante de l’école fondamentale particulièrement parmi des groupes sociaux pour qui
l’écoleétait restée – jusqu’àrécemment– inaccessible. Ces données indiquent aussi l’existence
de chronologies décalées de scolarisation entre différents groupes sociaux, que ce soit la
distinction urbaine-rurale ou celle liée à la pauvreté et au genre. Avec l’expansion de l’école
fondamentale, les salles de classe deviennent de plus en plus diverses du point de vue
démographique et des besoins pédagogiques des élèves. Leseffetsdel’augmentation del’offre
sont donc visiblement ressentis au niveau de la salle de classe et de sa routine quotidienne.
Géographiquement, l’accèsàl’éducationdebaserestetrèsinégalementrépartidanslesdifférents
départements. Des données publiées en 2004 suggèrent que 60 % des communes ont un accès dit
« faible » jusqu’à « extrêmement faible » à l’éducation de base. Le pourcentage de ces
communes est nettement plus élevé dans les départements du Centre (92 %), du Sud (78 %), de
l’Ouest (72 %), et de l’Artibonite (73 %) que dans les départements du Nord-Est (54 %), du
Nord (53 %), du Nord-Ouest et du Sud-Est (50 % chacun) et de la Grande Anse (22 %) (MPEC,
2004, p. 37). Les raisons qui expliqueraient ces inégalités sont diverses. Pour certaines
communes, l’effetmigratoireentrerégionsesttrèsmarqué,accentuantladensitédémographique
et les opportunités scolaires disponibles. Pour d’autres communes, le relief montagneux et
l’absence ou la précarité de voies d’accès aux écoles sont en jeu (Ibid., p. 41), obligeant une
grande partie des élèves et des enseignants qui y vivent à effectuer à pied leur trajet quotidien
entreledomicileetl’école(Ibid., p. 51)
6
.
La mise en place en 2011 des classes du Programme de scolarisation universelle, gratuite et
obligatoire (PSUGO), introduitesàlasuitedel’électionduPrésidentMichel Martelly, représente
une poussée au niveau de l’expansion de l’école fondamentale. Visant à inclure des enfants
restés sans scolarisation, cette initiative génère des controverses. Pour les uns,àl’instarde Pierre
Djympson Chéry dans son article publié dans Le Nouvelliste du 23 octobre 2012, les classes du
PSUGO représentent un élément de démocratisation du système éducatif haïtien et une rupture
avec la fonction élitiste de l’école. Pour lui, les classes du PSUGO offrent une réponse aux
« réactionnaires du secteur de l’éducation ou mieux les partisans de la marchandisation de
l’éducation[…] qui n’hésiteront pasàmobiliser toutes leursressources pour saboter et même
stopper le PSUGO ». Ceci dit, l’application du concept éducatif qui sous-tend le PSUGO a
soulevé une série de questions pragmatiques et de logistique en ce qui concerne la faisabilité
d’unprogrammederécupérationquidonne entroisansunenseignementd’uncyclefondamental
complet. D’autres encore ont souligné la participation inégale des écoles publiques et non
publiques à cet effort, lesdéfisassociésàlaformationd’enseignantsdits« recrutés », ou encore
l’abus de la part de certains acteurs en quête de gains financiers (les écoles dites « fictives »).
Nonobstant ces débats, les classesduPSUGOsignalentl’ancrage d’undiscourséducatifquise
veut inclusif et qui, dans sa réalité, offre aux enfants affiliés à des groupes sociaux marginalisés
un accès àl’école haïtiennefondamentale. Il faut pourtantreconnaîtrequ’il est encore trop tôt
pour évaluer les résultats de cette politique dont le discourss’inscritdansundesaxesprincipaux
du Plan nationald’éducation et de formation (PNEF) de 1997 lié àl’expansion del’offrescolaire
etdel’éducationpourtoutesettous.
6
Nous ne traitons pas dans notre étude de l’éducation spéciale, quoiqu’elle ajoute une problématique
supplémentaireàlaquestiondel’écolefondamentaleetparticulièrementencequiconcernela question de l’accès.
21
L’école n’est toujours pas à la portée de tous les groupes sociaux, principalement les plus
démunis qui ont un accès très partiel à l’éducation, voire pratiquement nul. Par exemple, en
2007-2008, seulement 4 % des enfants qui avaient besoin d’une éducation spéciale étaient
scolarisés et desservis par 23 écoles, dont 3 publiques (GTEF, 2010, pp. 90-91). De même, il y a
une absence de dispositifs capables de promouvoir la scolarisation des enfants dits « en
domesticité », dont la plupart sont de jeunes garçons et filles engagés comme « travailleurs
domestiques ». Ce manque de dispositifs contraste fortement avec le désir de ces enfants de
regagnerl’écoleetd’apprendreunmétier(Ibid., p. 150).
Les réformes éducatives
L’école haïtienne – et surtout l’école fondamentale – a connu une série de réformes visant à
réactiver et revitaliser sa pertinence sociale et sa contribution au développement du pays
7
. Toutes
cesréformes,àdiversdegrés,visaientl’amélioration del’accèsàl’éducation,del’équité,dela
qualitéet dela pertinencede l’éducationofferte, ainsi que du développement et de la mise en
œuvredes programmesd’études. Ces réformes préconisaient lacréation d’espacesde dialogue
politique favorisant la mise sur pied de partenariats et la participation de la société civile à un
processus de changement continu etdurable de l’éducation enHaïti (Ministèredel’Éducation
Nationale, de la Jeunesse et des Sports, 2004). Par contre, ces réformes ont souvent été victimes
des contrecoups de l’instabilitépolitiqueetdes rapports de force en jeu dans la société haïtienne.
Dans son livre — Àquand la réformede l’éducationenHaïti ?―RodrigueJean (2008)note
avec tristesse que:
« …lesystèmescolairehaïtienestparalyséparunesuccessiondeprojetsderéforme,de
déclaration d’intention, de retour en arrière et de fuites en avant. […] La ‘réforme
éducative’ qui devait assurer une certaine cohérence à notre système d’éducation a
malheureusement échoué. En effet, quelque vingt-cinq ans après que l’État haïtien eut
décrétécetteréforme,lesdifférenteslacunesqu’accusaitlesystème n’onttoujourspasété
corrigées. » (pp. 15-16)
Plus spécifiquement, Pierre Délima (2011) observe que les politiques éducatives qui gouvernent
l’école haïtienne – aussi bien publique que non publique – restent limitées à des aspects
déclaratifs et formels dans les différentes constitutions et lois promulguées tout au long de
l’histoire de la République d’Haïti. En effet, comme Délima le montre bien dans son livre,
l’universalité et la gratuité de l’école haïtienne ont fait l’objet de maintes déclarations et
promulgations durant les deux derniers siècles. La plupart de ces déclarations, constitutions et
lois n’ontpasétéappliquées,ycomprislaConstitutionde1987. Délima observe :
« De la proclamation de la déclaration d’intention constitutionnelle de 1987 à
aujourd’hui, l’État haïtien n’a rien fait en termes de décisions et d’actions pour
généraliser universaliser l’éducation à l’ensemble de la population, même aux
populations scolarisables et vulnérables surtout dans les zones rurales où les ménages
ont de faibles conditions socioéconomiques. » (p. 248)
7
On peut mentionner, par exemple, la Réforme Bellegarde en 1920; la Réforme Dartingue en 1940; la Réforme
Bernard introduite en 1979 et récemment lePlanNationald’ÉducationetdeFormation(PNEF)quisesituedansle
prolongement de la Réforme Bernard.
22
Nonobstant ce fait, la réforme dite « Réforme Bernard », introduite en 1979 par le ministre
Joseph C. Bernard, reste une plaque tournante et incontournable dans l’histoire récente de
l’éducation haïtienne. Alors qu’elle visait à long terme la refonte de tout le système de
l’éducation fondamentale, secondaire et postsecondaire, sa réalisation est restée très partielle,
ayant souffert des effets liés à la destitution du ministre Bernard en 1982, à la chute du régime de
Duvalieren1986etàl’instabilité politique qui continue à marquer l’ensembledelaviepublique
haïtienne. Malgré ces obstacles, le rapport du GTEF (2010) note que « La Réforme Bernard
a constitué ainsi la première tentative d’élaboration d’une politique linguistique pour
l’enseignement en Haïti » (p. 81). Elle a institutionnalisé la langue créole comme langue
d’enseignement dans les deux premiers cycles de l’enseignement fondamental et la langue
française comme langue seconde. Laguerre (2013) note à ce sujet :
« Uncoupd’œilrétrospectif nous montre que la Réforme Bernard de la fin des années
1970est,sansl’ombred’undoute,lepointdedépartdelagrandedémocratisationet
massification de l’éducation en Haïti. Celle-ci a eu pour effet de mettre fin à un
double « Apartheid » qui a longtemps marqué l’éducation haïtienne, soit la
coexistence de deux secteurs d’enseignement, l’un urbain et l’autre rural, et
l’introductionducréole,langueobjetetoutil,dansl’éducationformelle. » (p. 71)
Cen’estpasiciquenouspouvonsdiscuter (encore moins évaluer) la Réforme Bernard dans son
ensemble. Notons cependant que Louis-Auguste Joint (2006) considère cette réforme comme
reflétant « une tendance révolutionnaire » (p. 121), quoiqu’ellesoitrestée(commetantd’autres
réformes) « une politique éducative sans moyens économiques » (p. 127). Joint note aussi que
« les couches sociales aisées fuyaient la réforme à cause de l’introduction du créole dans
l’enseignement » (p. 127). Ce commentaire de Joint nous permet de signaler les grandes
sensibilités politiques associées à la question linguistique en Haïti en général et en particulier ses
enjeux en sein de l’école. Ces sensibilités touchent aux fondements mêmes de la stratification
sociale, des cumuls historiques et des valeurs qui les incarnent et qui les divisent. Ces valeurs se
superposent toujours à des débats qui concernent lesfinalitésdel’éducationhaïtienne et de ses
manifestations culturelles, sociales, politiques et linguistiques. De plus, le commentaire de Joint
met en évidence les conjonctures politiques qui sous-tendent ladéfinition d’une éducation dite
« de qualité » en termes de ses liens avec la question linguistique et le statut de la langue créole.
C’estlà uneproblématique incontournablesur laquellenousnous attarderonstransversalement
dans les chapitres qui suivent.
C’est donc dans un cadre législatif plutôt déclaratif que s’inscrit l’école haïtienne. Comme
observateurs, nous avons remarqué que la majeure partie du discours éducatif haïtien se réfère à
lacréationd’espaces physiques, de salles de classe, etbeaucoupmoinsàlacréationd’espaces
sociaux liés à un projet sociétal bien défini dans lesquels s’inscrivent les fonctions générales,
épistémologiques, culturelles, politiques et socio-économiques qui doivent être assumées par
l’écolehaïtienne.
Par projet « sociétal » del’école, nous nous référons à un ensemble de croyances, généralisations
et valeurs comprenant 1) une conception de la connaissance, 2) une conception des relations
êtres humains-communauté/société-environnement, 3) un ensemble de valeurs-intérêts, 4) un
23
savoir-faire et 5) un sens global de l’activité humaine qui définit les pratiques sociales et
culturelles et qui assurent la cohérence interne d’unecommunautéousociété
8
.
En ce qui concerne la définition et la miseenœuvred’unprojet sociétal et des finalités del’école
haïtienne, certains n’ont pas manqué de remarquerque cette mise en œuvre est freinée par la
faiblesse politique de l’État haïtien. Pour eux, la faiblesse de l’État se reflète aussi dans la
faiblesse du système éducatif haïtien à être équitablement accessible à tous et toutes en raison de
l’absence de finalités normatives clairement définies et comprises par tous. Dans ce contexte,
toute démarche de réforme éducative en Haïti devrait établir les fondations sur lesquelles seront
construits non seulement les curricula, les structures de gouvernance et les conditions relatives à
l’accès à l’école d’éducation fondamentale, mais aussi les fondements de la citoyenneté et de
l’État.
Pour tenter d’y remédier, l’État a introduit deux initiatives qui pourraient mettre de l’avant
quelques-unes des questions clés liées à l’enseignement fondamental. La première a été
l’introduction en 2005 de l’École fondamentale d’application – Centre d’appui pédagogique
(EFACAP) comme une expérience-pilote. L’EFACAP a pour objectif de revitaliser la formation
continue des enseignants dans les écoles fondamentales enlesorganisantenréseauxsousl’égide
de conseillers pédagogiques (Ministère de l’éducation nationale de la jeunesse et des sports,
2005). La deuxième initiative a été l’introduction des classes PSUGO en 2011 qui visait
l’universalisationdel’éducation fondamentale gratuite et obligatoire. Là aussi, les débats entre
les différents partenaires actifs en éducation continuent à propos de la pertinence etl’efficacité
de ces initiatives. Quoi qu’il en soit, il en ressort que le défi majeur auquel fait face l’école
fondamentale est lié à la capacité de mobilisation interne des partenaires éducatifsdansl’appui
desdifférentes réformeset initiatives.C’estun pointcapital qui met en lumière le Rapport du
GTEF (2010). Il insiste surl’incontournabilitéd’une volonté politiqueactiveet engagée dela
part de tous les partenaires sociaux dans l’application de toutes politiques et initiatives
éducatives.
L’écoleetlareproductionsociale
L’écolehaïtienne– et particulièrement au niveau fondamental – est activement impliquée dans la
reproduction des inégalités et des iniquités sociales. Rodrigue Jean (2008) observe:
8
Sous l’angle des fonctions de l’école haïtienne, la notion de fonction générale réfère plus spécifiquement à la
fonctionattribuéeàl’écolevuedanssonensembleparrapportauprojetsociétalpoursuivi. Cette notion rejoint celle
dusensglobald’unprojetsociétal ellesynthétise l’élémentpolarisateurqui animela raisond’êtredel’école. La
fonction épistémologique définit le mode de connaissance relatif à la façon d’appréhender la réalité physique et
humaine. La fonction culturelle attribuée à l’école réfère à la promotion particulière de changer la ré alité, à la
diffusion d’une image de ce que devrait être la culture (ordre ou transformation), à la mise en évidence d’une
certaineimagede l’êtrehumainvivanten sociétéetà la diffusiondesvaleurs-intérêts à promouvoir au sein de la
société haïtienne. Lafonctionpolitiquedel’écoleestdefavoriserun modèle-type de prise de décision au sein des
institutions politiques. En dernier lieu, la fonction socio-économique de l’école haïtienne se définit par la
transmission d’une conception de la relation être-humain-communauté-environnement dans les démarches de
production de biens et services et par la transmission d’une image de la permanence, de l’adaptation ou de la
transformation sociétale de la communauté haïtienne.
24
« Laquestiondel’accessibilitéàl’éducationetdelaréussite scolairedoitêtre aussi
examinéesousl’angledel’équitésociale,notammentselonlemilieuderésidence.En
effet, les disparités entre le monde rural et le monde urbain demeurent énormes et
l’écartentrelesdeuxn’apasconsidérablementdiminué. » (pp. 22-23)
Lors de nos entrevues, certains ont peint le système scolaire haïtien comme « une école à
plusieurs vitesses ». Celle-ci reflète une société de classe qui se situe par rapport à « une
économie de la misère »:
Pourmoi,ilyauneéconomiedelamisèreenHaïti.Pluslesgensnevontpasàl’école,
plus ils sont capables de recevoir dix gourdes. Vous leur donnez cinq gourdes et puis
c’estbon. Ouc’est unbonmonsieur, le père providence, celui qui fournit tout, un bon
papa.Iln’apaslaconsciencedesoi,commechaqueêtrehumainestunepotentialité,une
richesse, une source de création, création du savoir, création du bien-être… Aux nantis, à
la minorité qui détient les richesses et les moyens de production, même si cette minorité
ne s’inscrit pas dans une logique de production, car ce sont malheureusement des
marchands simples: « jevends,j’achète ».Mêmelespratiquesdespéculationqu’onavait,
ce n’est pas de la production de richesse, c’est le marchandage. Certes, on vend, on
achète,on fait desintérêts.On n’avaitpasinvesti dans larecherche pour améliorerles
plantations caféières, de cacao. Tout ce qu’on fait en Haïti, on achète, on vend, on
produit…Quelleréflexiononfaitsurlaproduction ? Rien. Ce sont de petits marchands
qui ont de belles maisons, à l’instardelamarchandedepistachesquiaun« layé » (ndlr,
plateau en osier). (Entrevue 21)
Ilenressortquecetteéconomied’intermédiaires affecte même les principes qui sous-tendent le
fonctionnementdel’école, non comme une institution de bien publique, mais comme commodité
soumise aux pratiques du marchandage.
La métaphore de « l’écoleàplusieursvitesses » reflète une reconnaissance quel’écolehaïtienne
n’estpaségalitaire danssacapacitéd’accueil etdeprestationd’uneéducationdequalité. Elle se
caractérise comme une institution recroquevilléesurdes notions d’éducation disparatesqui ne
sont pas nécessairement liées à un projet sociétal. Alors que la passion et la ferveur des
Haïtiennes et des Haïtiens d’acquérir uneéducationsont évidentes pour tout observateur de la
société haïtienne, il n’en est pas de même de la clarté et de la transparence des opportunités
offertes sur le marché scolaire. Relativement à ces opportunités, l’Étathaïtien semblerait garder
une présence plutôt réservée, sinon minimale, compliquant ainsi la question d’accès. Dans le
contexte actuel, l’ensembledesécolesoffertesaux publics haïtiens opère comme un labyrinthe
institutionnel gargantuesque dont les culs-de-sac et les débouchés ne fournissent point aux
parents une idée claire à propos des finalités sociales et économiques de l’éducation. Délima
(2011) observe:
« …l’École haïtienne est celle des inégalités criantes et de la reproduction des
cloisonnements sociaux. Les enfants, en fonction de leur origine socioéconomique,
fréquentent les écoles qui correspondent à leur provenance. » (p. 149)
25
Ce propos met en évidence une école qui perpétue un étatconstantd’inégalitéscriantes.Dans ce
contexte,ilse trouvequelafonctionprincipale del’écolehaïtienne estdecontribuerplutôt au
maintien de la permanence ou statu quo sociétal. Sa fonction politique est de contribuer au
maintien d’unestructure sociétale oligarchique et de promouvoir la légitimité del’ordreétabliet
des valeurs qu'il véhicule. Du point de vue delagouvernancedusystèmed’éducation,unetelle
fonction politique assumée par le système se traduit par une structure décisionnelle centralisée et
hiérarchisée. Nous explorons plus en détail cet aspect de la gouvernance dans le prochain
chapitre.
De plus, Ridord (2009) observe, dans sa discussion des impacts des différentes réformes (surtout
la Réforme Bernard et ses variations ultérieures) que :
« La réforme en elle-même, en dépit du fait qu'elle représente un acte politique majeur,
ne s'est pas départie de l'aliénation effective dans presque toutes les sphères du social
haïtien. Malgré l'apparence d'haïtianité qui auréole la réforme, elle est une entreprise
pensée de l'extérieur par des organismes comme l'UNESCO, financée également par eux.
…
La réforme, au lieu de combler le grand fossé de l'inégalité scolaire, l'a renforcé au plus
haut point. Il s'est dessiné à l'horizon la mise en place non pas d'un, mais de deux
systèmes scolaires parallèles.
…
Le premier, presque exclusivement réservé à l'élite, serait en réalité le système
traditionnel sur lequel le gouvernement haïtien aurait peu ou pas de prise - ostensiblement
par démission plutôt que par impossibilité - quant à son fonctionnement, sa structure et
les contenus éducatifs véhiculés. Le second, sous l'influence directe du gouvernement, et
le seul à tomber sous le coup de la réforme, s'adresserait aux couches défavorisées des
masses urbaines et rurales. Cette réforme aurait été rendue nécessaire par la nouvelle
place assignée à Haïti dans la division internationale du travail et un de ses objectifs
cachés serait alors la socialisation efficace de cette population en vue de son utilisation
dans le système de reproduction capitaliste. Dans ce sens, l'instruction réservée aux élites
haïtiennes ne nécessite que des changements mineurs qui ne peuvent être réalisés sans
une réforme en profondeur. » (p.138)
La position de Ridord suggère que la RéformeBernard,malgrésesaspectsinnovateurs,n’apas
remis en question la fonction reproductive du système haïtien, contribuant éventuellement à la
légitimationde l’ordreétabli.Ce rôle del’école fondamentaledansla reproduction sociale est
bienplusexacerbéquandons’attardeaux inégalitésd’accèsquiprévalentbienavantl’entréeen
écolefondamentale,c’est-à-dire déjà au niveau de l’enseignement préscolaire.Àcesujet, Guy
(2012) observe que « l’éducation préscolaire n’est pas accessible à tous les enfants, réduisant
doncl’égalitédeschances scolaires de ces enfants tout au long de leurs études » (p. 49). Cette
observation, confirmant les propos de Ridord (2009), met en question la capacité de l’école
fondamentale de s’attaquer aux inégalités sociales dans la mesure où elle ne prend pas en
considération l’éducation préscolaire des élèves. Sur ce point justement, le rapport du GTEF
(2010) se réfère àl’éducationpréscolairecomme à un « incubateur de marginalisation » (p. 167).
Clairement, l’accessibilité à l’éducation se trouve déterminée par des enjeux sociaux,
institutionnels et économiques qui laissent leurs marques sur les enfants depuis un très jeune âge.
26
Dans le contexte présent del’écolefondamentale, de par sa structure, l’écolehaïtienne perpétue
un décalage entre un discours constitutionnel égalitaire et une pratique qui reproduit les
inégalités sociales et les amplifie. L’école fondamentale est ainsi prise dans un cercle vicieux.
Elle se retrouve organiséeautourd’un exclusivisme caractérisé par la sacralisation sociale d’une
conception de la culture associée au français qui est étrangère aux réalités de vie de la majorité
des Haïtiennes et Haïtiens
9
. Sous cet angle, l’éducationfondamentalesemble se voir confier la
fonction de former l’élève haïtien par rapport à son ajustement aux impératifs culturels d’un
modèlesociétalparadoxalementcaractériséparlaculturedel’anciencolonisateur.
L’exclusivisme se manifeste aussi dans une conception de la pédagogie qui poussel’élèveàse
décrocher de sa peau culturelle et de sa pensée du monde, et de se revêtirdecellesd’unautre.
Ainsi, l’élève voit son identité et ses valeurs marginalisées au profit d’une identité qui lui est
souvent imposée. Dans ce contexte, l’école est perçue comme un outil de substitution d’une
identité par une autre jugée « plus civilisée ». Certains considèrent que les divers examens de
passage, avec leurs « taux de réussite très faibles, participent [à] cette stratégie de blocage »
(Chéry, 2012). Ici, il est utile d’évoquer comparativement les circonstances historiques dans
lesquelles s’est forgée l’éducation indigène au Canada. Des écoles dites « résidentielles »,
supportées par l’État canadien et gérées par des congrégations religieuses, ont fourni une
scolarisation aux élèves des Premières Nations, causant ainsi des dommages intergénérationnels
irréversibles auprès de ces communautés (Paquette et Fallon, 2010). Ces écoles ont créé une
rupture entre leculturelet lesocial vécuparl’élève indigène : l’écolelui demandaitd’êtreou
devenir autre, de se nier complètement dans un projet de modernité dans lequel cet élève ne se
reconnaissait pas, et encore moins sa communauté.
Écoles « publiques » et « non publiques »
La grande prédominance des écoles non publiques dans la scolarisation des Haïtiens a été
déjà notée plus haut (voir graphique 1). Alors que les écoles dites « publiques » sont maintenues
entièrement par l’État, la situation des écoles dites non publiques (ou privées) nécessite une
clarification étant donné les différences qui existent parmi elles. Ainsi, Wolff (2009, p. 5) décrit
trois sous-catégories distinctes :
1. Écoles à but lucratif régies par des « entrepreneurs » et ayant une infrastructure physique
et pédagogique « précaire ». Elles sont populairement désignées comme écoles
« borlettes » ou « loterie » parce que « c’estparhasardquelesenfants y apprennent quoi
que ce soit », comme le suggère Wolff
10
.
9
Lesrésultatsd’uneétudesurl’aménagementlinguistiqueenclasseentrepriseparle MENFP en 2000 indiquent que
64,3 % des enseignants pensent que les élèves apprennent bien mieux en Créole contre 7,3 % pour la langue
française (GTEF, 2010, p. 82). Le Rapport du GTEF (2010) observe pourtant que « jusqu’àleurentréeàl’université,
la plupart des étudiants haïtiens n’ont jamais appris à écrire leur langue maternelle, parlent et écrivent
souvent très mal le français qui est enseigné – malgré les recommandations de la Réforme [Bernard] – avec des
méthodes assez traditionnelles » (p. 83).
10
Guy (2012) rapporte que 75 % des écoles dites non publiques ne sont pas accréditées. Connues sous le nom
d’écoles« borlettes », elles « échappentaucontrôledel’État » (p. 50).
27
2. Écoles catholiques
11
, évangéliques ou laïques dites « de qualité », quoique certaines
possèdent uneinfrastructureetdesconditionsd’apprentissage qui laissent à désirer.
3. Écoles dites « communautaires » financées surtout par des publics locaux, prélevant une
faible scolarité et fournissant une éducation « de faible qualité ».
Les écoles dites « non publiques » ou « privées » sont regroupées dans le cadre de différentes
associations, tels que le Consortium des organisations du secteur privédel’éducation (COSPE),
formé en 2005, la Fondation haïtiennedel’enseignement privé (FONHEP) formée en 1988 par
une action jointe de la Commission épiscopale pour l’éducation catholique (CEEC) et la
Fédération des écoles protestantesd’Haïti(FEPH).
La FONHEP regroupe en plus des écoles catholiques et protestantes, des écoles dites
« indépendantes » « non confessionnelles », soit la plupart des écoles « communautaires ».C’est
ainsi que la FONHEP se dit être « une institution laïque ». En 2006-2007, 78,36 % de ses
revenus provenaient de la United States Agency for International Development (USAID), à
travers le Projet bilatéral éducation (PROBED) en collaboration avec la Florida State University
(FSU).
Certaines études entreprises sur le système d’éducation haïtien encouragent l’expansion du
secteur éducatif privé dans la prestation de services éducatifs. Certains soulèvent l’argumentque
les meilleures écoles sont des écoles privées et que l’accessibilitéàl’écoledanslecontexted’un
marchélibredel’éducationsedéfinitparlacapacitéfinancièredesfamillesetdescommunautés.
D’autres, comme Délima (2011, p. 586), appellentplutôt à réconcilierl’offrescolaireavec les
principesd’uneapprocheéconomiquenéolibéralepourfavoriserl’expansiondelascolarisation
et optimiser l’accès à l’école haïtienne. D’autres, en outre, préconisent un ordre néolibéral,
caractériséparlavolontédecommercialiserl’ensembledesactivitéshumainesdansunesociété.
Ils prônent une diminution radicale du rôle de l’État et font confiance à la main invisible du
marché. Lerôledel’État est perçu principalement commerégulateurd’unmarchéscolairequi
estsousl’emprisedelacompétitionetduchoixdesparents. Dans le contexte haïtien, cette vision
exacerbelafaiblessedéjàexistantedel’État,renforçantainsisonrôle de régulateur, ou d’arbitre
externe, tout en posant obstacle à ses capacités et rôles normatifs au niveau des questions
d’accès, d’équité et de qualité. Les tensions qui émergent de cette approche privée dans la
prestation d’une éducation de type fondamentale en Haïti est visible dans le Plan national de
l’éducationetdelaformation (PNEF), adopté en 1987, qui appelle d’unepartà :
« [l’] Augmentation de l’offre et de la qualité des biens et services offerts à la
populationparl’améliorationduclimatéconomiqueàlacréationd’un cadre légal et
réglementairefavorableaudéveloppementdel’investissementprivé,lamodernisation
11
Un rapport publié parla Commission épiscopalede l’enseignementcatholique (2012),avec lacollaboration de
l’UniversitéNotreDameauxÉtats-Unis, rapporte que le groupe des écoles catholiques serait le plus grand et le plus
organisédespourvoyeursd’éducationenHaïti,avec 2 315 écoles (92 % fondamentales), 602 149 élèves et 27 565
enseignants et enseignantes. Les écoles catholiques représenteraient 15 % de toutes les écoles en Haïti ; 60 % sont
situées dans les régions rurales ; 75 % sont dotées dejardins d’enfants ; 35 % sont pleinement accréditées. Deux
tiers des enseignants sont des hommes et un tiers des femmes.
28
de l’administration publique et l’accroissement de la productivité des entreprises
publiques ».
Etd’autrepart, le PNEF souligne la nécessité de veiller à :
« [l’]Accroissementdel’équitédansladistributiondesressourcesparl’autonomisation
croissante des collectivités territoriales et la mise en place de dispositifs de lutte efficace
contre la pauvreté et la marginalisation des groupes sociaux défavorisés. »
(MENJS, 1998, p. 51)
De nombreuses propositions ont été avancées en ce qui concerne les modalités d’engagement
entre l’État et les écoles non publiques. Quelques-uns notent que dans le contexte d’une
administration étatique faible, il est « irréaliste » de procéder à une nationalisation des écoles non
publiques, d’autant plus que les ressources nécessaires sont absentes. D’autres soulignent que
toutes politiques dans ce domaine se confronteraient aux nombreuses organisations non
gouvernementales et aux organismes internationaux qui sont à présent profondément impliqués
dans le système éducatif et son financement. D’autresencoredéclarentque les classes sociales
privilégiées s’opposeraient à toutes politiques affectant leur capacitéd’accès à une école perçue
comme de qualité et remettant enquestionl’étatactueldeschoses (Ridord, 2009, p. 94).
Cesdébatsnetouchentpasuniquementl’autoritédel’Étatetsavisibilitéen ce qui concerne les
politiques éducatives ; ils sont plutôt indicatifs de l’imbrication de sensibilités politiques,
géopolitiques et socioéconomiques dans toutes directions qu’assumeraitl’Étatdanscedomaine.
Enfin, la loigérantetorganisantl’Officenational de partenariat en éducation (ONAPE), votée
en 2007, a opté pour une formule de partenariat entrel’État et le secteur non public. Le texte de
la loi déclare que cette nouvelle entité pourrait éventuellement assurer « que toutes les relations
entre les acteurs privés et publics seraient soumises aux mêmes normes » (Guy, 2012, p. 40).
L’article4delaloisurl’ONAPE stipule clairement que :
« L’ONAPEestàlafoisunespacedeconcertationetd’échangesentreleMinistrede
l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle et les Partenaires non
publics du secteur éducatif haïtien, et un organe de gestion du partenariat public, non-
public en éducation. Il a pour mission essentielle de favoriser la participation réelle du
secteurnonpublicàl’élaborationetàlamiseenœuvredespolitiques et programmes
de développementdel’éducation en Haïti. » (Haïti. Corps législatif, 2007, p. 1)
Et pourtant, depuis l’adoption de la loi sur l’ONAPE, cette entité n’a pas été rendue
opérationnelle, laissant les discussions suspendues sur les termes possibles de ce partenariat. Les
groupes qui sont en faveur de la loi et de son application considèrent l’ONAPE comme une
opportunité d’harmoniser l’offre scolaire en Haïti, ce qui permettrait à l’État d’affirmer son
emprisesurlechampéducatifetd’ouvrirdenouveaux espaces de scolarisation. Le Rapport du
GTEF (2010) insiste aussi sur « la mise en application »delaloisurl’ONAPE, estimant que le
« spectre d’actiondel’ONAPEpourraits’élargirpourincluredesincitationsàl’innovationdans
l’éducation ou la préparation de matériels didactiques adaptés » (p. 186). De leur côté, les
groupes opposés àl’ONAPEpointent du doigt le fait que la loi invite ouvertement les partenaires
non publics, situés majoritairement dans le secteur privé, à faire valoir leurs préférences et leur
29
force au niveau de la formulation des politiques éducatives, ce qui affaiblira d’autant plus
l’administrationétatique et institutionnalisera la prédominanceet l’autonomie du secteurprivé
dans le champ éducatif.
Guy (2012) et de Wolff (2008) offrent une série de perspectives intéressantes sur la question de
l’ONAPE tout en lançant des appels en faveurd’un tel partenariat. Tous les deux considèrent
l’ONAPEcomme un leviercapabled’assurerl’égalité des chances scolaires (Guy, 2012, p. 45).
Guy (2012) expliquepourquoilaloisurl’ONAPEn’apasétéappliquéeàcejour :
« …lacollaboration entre ces deux secteurs[l’Étatetle secteur privé] est un enjeu
très politique en Haïti où l’élitedominel’État dansplusieurssecteurs. […] Puisque
les institutions contraignent les préférences des élites et les choix de politiques,
déraciner celles-ci ou en mettre en place de nouvelles est une tâche énorme pour
l’État. » (p. 36)
Quelques pages plus loin, il précise :
« Ceci est attribuable soit à un manque de volonté politique du MENFP, soit à un
manque de volonté des acteurs privés qui ne voudraient pas être régulés. » (p. 38)
Le commentaire de Guy suggère donc une profonde crise de confiance qui sous-tend et
détermine les relations entre les différents partenaires en éducation. Cette crise de confiance est
imbriquée dans les rapports des forces politiques et économiques qui opèrent aussi bien à
l’intérieurdelasociétéhaïtienne que vis-à-visd’entités et de gouvernements étrangers. Dans ce
contexte, on comprendl’immensitédelatâcheàlaquellefaitfacel’État. Ce dernier cherche non
seulement à affirmer sa visibilité et son autorité dans le paysage éducatif local, mais essaie tant
bien que mal de naviguer entre les attentes et les politiques des gouvernements étrangers et des
organisations non gouvernementales. En présence de pareilles conditions,l’énormitédelatâche
n’est pas uniquement administrative et économique. Elle pose aussi un défi à l’État sur sa
capacité à préserveretpromouvoirl’intégrité et la cohérence de ces affectations politiques dans
les différents domaines du champ politique et civique. Le Rapport du GTEF (2010) a souligné
cette contingence qui contribue « à débiliter » les actions du MENFP tout en causant
« l’éclatementdusystème de planification du ministère qui lui interdit de construire une vision
d’ensembledu secteuretune stratégieintégréepour faire faceaux problèmes àrésoudre » (p.
LIX).
Il est important de noter que l’absenced’unpartenariatformeletopérationnel entre l’Étatetles
partenaires privés actifs en éducation perturbe ce dernier et crée des tensions et des
contradictions. D’unepart,alorsquel’Étatprocède à la certification et à l’évaluationdesécoles
non publiques par laDirectiond’Appui à l’Enseignement Privé et du Partenariat (DAEPP), le
choix des familles s’établit comme mécanisme fondamental qui régit, de fait, l’offre scolaire.
Certaines initiatives favorisent même la création de leviers sous la forme de « chèques-
éducation » similaires aux politiques éducatives en cours aux États-Unis (voir Guy, 2012, pp. 28-
29). Ces initiatives institutionnalisent le choix des parents dans le champ éducatif haïtien.
D’autre part, le secteur privé est engagé dans la création de consortia de fournisseurs privés
d’éducationet departenairescommerciauxqui,commel’expliqueWolff(2008,p.14),agissent
30
comme groupes de pression et comme régulateurs du secteur éducatif privé et établissent leurs
propres normes et pratiques.
École fondamentale et citoyenneté
Il est difficile de concevoir comment aboutir à la formation d’uncitoyenhaïtienquisepense
comme partie de sa collectivité et qui reste ouvert sur le monde, quand cette même personne
commence sa démarche scolaire par une demande irrévocable de se nier linguistiquement,
culturellement et socialement. De même, il est difficile d’appréhender comment l’État pourra
arriver à affirmer son autorité et la légitimité de ses politiques éducatives dans des conditions où
l’écolepublique– l’école même del’État – n’actualise pointles normesetles standardsd’une
éducation de qualité. Dans ce sens, le champ scolaire haïtien est pris dans une double
contradiction institutionnelle.
Cette double contradiction sous-tend le Rapport du GTEF (2010). Le titre du rapport, « Pour un
Pacte pour l’Éducation en Haïti », est indicatif. Le terme « pacte » renvoie directement à la
nécessité de créer unespacedeconcertationsurlesfinalitésdel’éducationhaïtienne envued’un
nouveau contrat social arrimé àl’école et centré sur elle. C’estdanscetespritquelesmembres
du GTEF (2010) déclarent énergiquement et sans équivoque que :
« La demande première et lapidaire de tous les participants aux diverses rencontres du
GTEF est que l’État et l’ensemble de la société doivent s’évertuer à mettre fin au
processus de reproduction d’une société à deux vitesses en prenant l’engagement
collectifetenresponsabilisantl’État dansladécisionderendrel’écolefondamentale
accessible à tous les enfants en âge scolaire. » (p. 164)
Cette déclaration est suivied’unappelàétendre cette concertation aux collectivités municipales,
reconnaissant « que les municipalités peuvent jouer un rôle central aux côtés du Ministère de
l’éducation, sans se substituer aux Directions départementales de l’éducation (DDE), mais
en complétant, relayant et renforçantlesfonctionsdecettedernièredansl’effort de régulation, de
contrôle et de supervision » (p. 173). Ilestpossibled’interpréter cet appel « à la municipalisation
del’éducationdebase » (p. 184) comme une reconnaissance que la refondation des finalités de
l’éducation passe par la démocratisation de l’État et par sa refondation autour d’un projet de
société, complété « par un partenariat responsable avec le secteur privé » (pp. 185-186) et avec la
diaspora haïtienne (p. 196). Dans ce sens, le rapport du GTEF se veut une réflexion de continuité
quis’inscritnon seulement « sur les traces » (p. 175) de la « Réforme Bernard », mais aussi dans
« une volonté politique forte » (p. 311) en vue de sceller un Pacte nationalsurl’éducation et la
formation (PANEF) « conclu entre le gouvernement de la République d’Haïti, les partis
politiques et les secteurs organisés de société civile » pour les années 2010-2030. Pour le GTEF,
la miseenœuvre de ce pacte « réside dans les intérêts fondamentaux que la Nation a à faire de
l’éducationunlevierdedéveloppement » (p. 318). Quoique le GTEF nes’attardepasàélaborer
sa vision de la notion de développement, il la perçoit comme unecomposanted’unagendaqui
devraits’articulerau sein de la société haïtienne.
31
Interpeler les acteurs et les actrices du champ éducatif
Perturber le rôle reproductifde l’écolehaïtienne, c’est refonder sa fonction culturelle, sociale,
politique et économique en l’ancrant dans une notion viable d’une communauté haïtienne
solidaire.
Dans ce contexte, l’école fondamentale représente une jonction clé incontournable. Son avenir
estcelui del’avenir delasociété haïtienneentière. L’institution scolaireest impliquéedans la
socialisation et la promotion du bien-être pour tous les citoyens haïtiens. L’ancrage de cette école
dans un projet sociétal pose donc directement et visiblement les rapports relationnels qui
gouvernent l’égalitédeschances éducatives et sociales entre les Haïtiens comme membres à part
entière d’une communauté civile et politique juste et équitable. En ce sens, toute vision de
développement oblige à repenser les rapports entre Haïtiens en vue de former des citoyens qui
remédient auxinsuffisancesd’unmodèle de développement axé exclusivement sur la croissance
économique. Dans cette perspective, les relations entre un système éducatif accessible et
équitable et une notion de développement viable nécessitent la mise en place de trois priorités:
(1) l'intégrité de l'environnement physiquedanslequelopèrel’école,pour assurer la santé
et la sécurité des élèves et préserver les écosystèmes qui entretiennent la vie des
communautés ;
(2) l'équité sociale pour permettre le plein épanouissement de tous les Haïtiens et
Haïtiennes, l’essordescommunautés, et le respect de la diversité ;
(3) une école innovante qui se veut écologiquement et socialement responsable.
S’abstenirde traiter de ces priorités dans toute leur envergure et leur complexité résulterait en
l’institutionnalisation d’une discrimination majeure entre citoyens, différenciés
hiérarchiquement, inégaux par leur droit au bien-être et à la vie.
Le constatprincipalde cechapitre estque l’écolefondamentalehaïtiennese trouveprise dans
des engrenages multiples et souvent contradictoires à cette étape desonexpansion.L’expansion
de l’offre scolaire, surtout dans les écoles publiques, exacerbe les effets de la carence en
enseignants qualifiés. Elle augmente la dépendance à l'égard du recrutement d’un personnel
enseignant non qualifié. Elle accentue ainsi le manque de ressources matérielles etl’instabilité
despaiementssalariaux.Lerésultatestquel’écolefondamentaledoitsebattresimultanémentsur
plusieurs fronts – à savoir ceux de :
la constructionphysiqued’écolespourfaciliterl’accès(sujetquenous abordons dans le
Chapitre III) ;
la formation des enseignants pour un enseignement de qualité (sujet que nous abordons
dans le Chapitre IV) ;
la mise en place de pratiques de gouvernance et de gestion appropriées à l’école
fondamentale (sujet que nous abordons dans le Chapitre V).
Dans les trois chapitres qui suivent, nous aborderons chacune de ces problématiques du point de
vue des acteurs directement impliqués dans l’éducation haïtienne fondamentale à différents
niveaux et dans différents contextes.
32
Chapitre III
UNE PERSPECTIVE ANTHROPOLOGIQUE SUR L’ACCÈSÀ
L’ÉCOLE FONDAMENTALE
Introduction
La question de l’accès à l’école fondamentale pose en premier lieu la question des attributs
relationnelsdel’espacescolaireetde sa représentation dans le contexte de la société haïtienne.
L’aspectrelationnelrevêtunegrandeimportancedansleprocessusd’appropriationdesparentset
des communautés des espaces scolaires en fonction de leurs besoins individuels et collectifs. Il
estdifficilede penser qu’on puisse développer le sentiment de compétence des parents et des
membres de la communauté si on ne réussit pas à établir et à maintenir un climat relationnel
détendu, chaleureux et inclusif où ils se sentent reconnus, appréciés et valorisés dans leurs
expériences et leurs savoirs. Dans ce chapitre, nous soulevons plusieurs questions à ce sujet :
qu’enest-ildel’écolefondamentale commeespace scolaireaccueillantetinclusif compte tenu
de sa culture organisationnelle et institutionnelle ?Qu’enest-ildesconditionsd’enseignementet
d’apprentissage – aussi bien pour les élèves que pour les enseignants ? Est-ce que l’école
fondamentale favorise parmi ses membres l’émergenced’un désird’y demeurer, de s’yretrouver
etdes’yidentifier ?
Décortiquerlanotiond’accès
Lanotiond’accèsinclut plusieurs dimensions qui vont au-delàdusimplefaitquel’écolereçoit
des enfants qui ont l’âge d’être scolarisés. Nous signalons les deux dimensions suivantes qui
nous guident dans notre analyse :
La dimension déclarative et normative du cadre constitutionnel et légal qui régit la
scolarisation obligatoire, universelle et gratuite : ce cadre détermine les âges et la durée
pendant laquelle unepersonnedoitêtreprésenteàl’école.Ilidentifieainsiceuxetcelles
parmi les citoyens qui doivent être soumis à un programme d’enseignement et de
socialisation soutenue, en fonction de buts éducatifs prédéterminés. Ce cadre délimite
aussi les responsabilitésdel’État,des collectivités territoriales et des partenaires sociaux,
comme les parents et les associations non gouvernementales.
La dimension de rétention de l’école et sa capacité de soutenir les élèves à travers les
différentes étapes de leur éducation (les cycles de l’école fondamentale et de l’école
secondaire) : cettedimension réfère à la légitimité institutionnelle del’espacesocialet
pédagogique qui régitl’école,c’est-à-dire, la façon dont elle est perçue par des groupes
qui sont socialement inégaux et différents. Cette dimension renvoie ainsi au degré
d’inclusion de l’école et des conditions sous lesquelles cette école est perçue par les
élèves et les enseignants comme la maison de tous et de chacun. Elle réfère également
aux modalitésdesélectionquirégissentlepassagedesélèvesd’uneclasseàuneautreet
aux leviers pédagogiques et programmatiques (curriculum) qui facilitent le cursus
scolaire des élèves.Lacapacitéderétentiondel’écolese rattache aussi non seulement à
33
son pouvoir de contenir des élèves dans son enceinte pour une durée de temps
déterminée, mais aussi à son pouvoir de leur offrirdesopportunitésd’apprentissageetde
supports équitables.Decepointdevue,lacapacitéderétentiondel’écolefait appel aux
mécanismesinstitutionnelssituésàtouslesniveauxdel’organisationetde la pratique
éducative et des prédispositions pratiques, intellectuelles et professionnelles du corps
enseignant et administratif.
Enessayant de comprendrel’écolefondamentale en termes d’accessibilité, il ressort que cette
question ne se limite doncpas àlaprésencedel’infrastructurephysiquedel’école entantque
telle, bien qu’elle soit importante. La question de l’accessibilité fait également référence à la
création active et soutenue d’un espace social inclusif du point de vue de ses pratiques
pédagogiques, de sa programmation, et de la conscientisation des enseignants relativement à la
signification de « l’acted’éduquer ». C’estlàun défi beaucoup plus important dans ses exigences
parrapportàlamiseenplaced’uneécoleaccessible.Danscesens,uneécoleaccessibleestune
école accueillante. Pour être accueillante, l’école doit s’inscrire ou s’inspirer de la diversité
sociale, culturelle, économique et linguistique dans laquelle les élèves et les enseignants vivent.
Uneécoleaccessibleestdoncunensemblerelationnelquifavorised’unemanièreconcertée :
Une écologie humaine qui offre des conditions de travail et d’étude adéquates et
enrichissantes. La notiond’écologiehumaineestdéfiniecommeunensembled'éléments
organisés et liés entre eux par diverses interactions (éléments humains et physiques).
Toute partie de cette écologie humaine ne peut être définie indépendamment des autres si
ce n'est par référence autout. Ilfaut aussigarder àl’esprit quetoute écologiehumaine
façonne nos représentations du monde, ce qui est particulièrement important pour la
compréhension de la spécificité des rapports entre les acteurs et leur milieu scolaire et
communautaire. Ces rapports se manifestent dans des conditions reflétant ultimement le
respect du travail et des interventions des personnes impliquées dans le processus
éducatif.
Un espace social inclusif où la diversité sociale est un point de départ d’une réflexion et
d’une action pédagogique qui s’inscritdansunprojetsociétaljusteetéquitable.Souscet
aspect, la fonction culturelle d’une école inclusive est de promouvoir l'unicité des
personnes et la complémentarité des différences vers un pouvoir cumulatif des initiatives
de tous dans des projets scolaires et communautaires.
Une culture institutionnelle et une pratique pédagogique réflexives au niveau de
l’organisation de l’administration scolaire, des choix de programmes, de pratiques
pédagogiques etapprochesdidactiques.End’autrestermes, en orientant la pratique ou la
communication pédagogique dans un sens, les éducateurs (enseignants, directions
d’écoles,conseillerspédagogiques,etc.)prennentpartipourunensembledenormesetde
fonctions appelé « paradigme éducatif » (Fallon et Paquette, 2010; 2011). Un paradigme
contient une dimension normative de l’école fondamentale définie par une gamme de
fonctions (générale, épistémologique, culturelle, politique, sociale et économique). Il
contient aussi des dimensions exemplaires qui déterminent l'approche relative aux
modalités de fonctionnement, aux exemples et aux comportements qui concrétisent la
34
communication pédagogique. Dans le cas d’une pratique ou d’une communication
pédagogique dite réflexive, on fait référence à une éducation qui vise la constructiond’un
projet sociétal, à un état de choses à venir qui est préféré. Dans un tel paradigme, les
personnesd’un même milieu de vie et de travail développent elles-mêmes leur capacité
d’invention et de création de nouvelles organisations et institutions sociales en mettant au
premier plan la fonction créatrice de l'éducation et en dépassant ainsi son actuelle
fonction dominante de reproduction sociale. Ainsi, à partir de la conception inventive de
l'éducation, on découvre la signification et les implications de certaines intentions et les
modesd’interventionscapablesdelesactualiser.Telestleprojetcentrald’unepratique
ou communication pédagogique réflexive.
Nous utilisons ces trois aspects pour organiserl’ensembledenosdonnées recueillies lors de nos
entrevues et visites de terrain etdurantlesdiscussionstenueslorsduséminaired’octobre2013.
Par-là, nous voulons clairement signaler la nécessité pour tous les partenaires actifs dans le
domainede l’éducationfondamentaleenHaïtide pousserleur réflexion surl’accès au-delà de
l’accentmisexclusivement sur des indicateurs matériels et quantitatifs – qui sont par eux-mêmes
évidents et bien documentés dans la littérature sur la planification scolaire. Nous voulons par là
promouvoirunevisionanthropologiquedel’écolefondamentale,commeunerencontrehumaine
complexe qui implique chaque individu. Cette rencontre s’insère à la fois dans l’histoire
haïtienne et ses spécificités, et dans les inégalités existantes qui pourraient s'opposer au projet
scolairecommeprojetsociétalsilesdimensionsanthropologiquesdel’écolenesontpasprises
en considération. Par anthropologie, nous nous référons à l'étude des significations que les
individusattribuentàleursactionsetauxinstitutionsquilesentourent(commel’écolehaïtienne,
les structures familiales, les croyances et les technologies). La démarche anthropologique prend
commepointdedépartlacapacitédesindividusd’attribuerdes significations à la société et aux
institutions. La recherche anthropologique se focalise sur les tensions et les dynamiques sociales
liées à la valorisation des traditions, cultures et pratiques dans une société donnée. Développer
une vision anthropologique de l’école fondamentale haïtienne favorise donc l’étude de
l’ensemble des croyances, conceptions et valeurs qui englobent l'activité humaine au sein de
l’école.
L’écoleaccessible – I : une écologie humaine
Les défis matériels et logistiques auxquelsfaitfacel’écolefondamentaleetquidéterminentson
accessibilité sont bien documentés dans la littérature et nous n’avons aucune intention de les
énumérer ici. Il suffit de noter que ces défis montrent une école haïtienne sous l'emprise de
phénomènes naturels, géographiques, logistiques, politiques et économiques. Ces phénomènes
façonnentl’ensembledeladynamiqueentrelespartenairesimpliqués dans le processus éducatif
et forment un contexte qui milite contre un accès également permis à tous et à toutes.
L’impressionque nous avonseue lors de nos visites et rencontres est celle d’une école où les
acteurs se sentent perturbés dans leur capacité de faire valoir leur apport pour une école
meilleure.
35
L’effritementdel’espacescolaire
Institutionnellement, l’instabilité de l’école fondamentale pose des défis majeurs à plusieurs
niveaux :
« …desenfantsquiàunmomentdonnéquandl’ouraganestpasséontétéobligésde
sedéplacerparceque…siàunmomentdonnéonestdansunezonesinistréeet que
des gens ont de la parenté plus loin, évidemment ils s’en vont chez leur famille
pendant un certain temps. Donc, il y a des écoles qui sont désertées dans certains
endroitsalorsqued’autressontensurnombre...Ilya un déplacement de population.
Donc,c’estsûrques’ilyadéjàunedoublevacationdansuneécole,lefaitd’arriver
avec de nouveaux élèves parce que les parents ont probablement demandé à ce que les
enfants aillent à l’école pour ne pas perdre complètement l’année scolaire. »
(Entrevue 1)
« Iln’yapassuffisammentdeplacespouraccueillirtoutlemondeetlesparentsfont
pression. Parfois, les autorités également font pression pour prendre tel ou tel enfant.
C’estdoncunpeudifficile.Ilyaaussilematériel.Parfois, les enfants arrivent et ils
n’ont pas vraiment de quoi écrire; ils n’ont pas les livres, les manuels sont parfois
inexistants. […] Les enfants font face à des problèmesd’alimentation. Ça ralentit le
travail que fait le professeur en salle de classe. […] Ça crée aussi des problèmes
d’absences répétées de la part des enfants. » (Entrevue 5)
Ces deux témoignages reflètent bien l’ensemble des conjonctures climatiques, géographiques,
migratoires, familiales et organisationnelles qui constitue le cadre de référence de l’école
fondamentalehaïtienneaujourd’hui.Dansce contexte,l’écoleàplusieurs« vacations » est une
représentation emblématique d’une institution qui est vidée de sa capacité d’offrir à sa
communauté estudiantine et enseignante une maison qui est leur. Dans ce sens, la « vacation »
est vécue par la communauté scolaire comme une déshumanisation du contexte même de
l’éducation et comme un arrangement imposé par les imprévus de tout genre. Quoique les
réalités des doubles et triples vacations soient connuesdansd’autrescontextesnationaux,ilest
temps de reconnaître les effets de cet arrangement – souvent introduit sous des conditions
d’urgence etd’instabilité– sur la psychologie,l’identité etlaconstructionsocialedel’écolepour
tous les protagonistes de la communauté scolaire. Les « vacations » provoquent un manque
d’intimité pédagogique et de sens des lieux – deux composantes si fondamentales pour offrir à
l’acteéducatif sachance d’épanouissement et de continuité. Enfin,elles réduisentl’école à un
ensemble d’actions mécaniques, automatiques et contraignantes qui dispensent l’éducation
commeunacteformeldépourvud’espritetdecontacts humains propices àl’épanouissement.Ce
type de gestion des espaces physiques et pédagogiques est centré sur une image mécano-
morphique de l’école et sur des valeurs d’efficacité de gestion. De ce point de vue, les
« vacations » ont un effet destructeur sur les écoles, perturbant les fondements mêmes de
l’écologie nécessaire à une éducation porteuse de sens etd’espoir.
Le nombre d’écoles publiques à « vacations » a augmenté à la suite du séisme du 12 janvier
2010. Le déplacement de communautés entières, la destruction des infrastructures physiques et
lesconditionsprécairesdel’habitatdesfamillesontaussi ajouté à l’instabilitéquienrésultait :
36
« Nousavonsdesécolespubliquesquicohabitentavecdescampsd’hébergementqui
servent des sinistrés du 12 janvier qui sont encore dans les cours des écoles publiques.
Cette cohabitation est vraiment difficile et cela ne favorise pas l’apprentissage. »
(Entrevue 5)
Les conséquences du séisme ont fortement empiété sur la capacité de nombreuses écoles
fondamentales,particulièrementpubliques,d’êtreorganiséescommeunités autonomes, jouissant
de leur propre intégrité physique, administrative et pédagogique. La persistance de ces conditions
a totalement vulnérabilisé l’école comme réalité sociale et comme écologie communautaire. Elle
a mis en danger l'acquisition de certaines compétences qui permettraient d'assurer son propre
développement.
Comme réalité spatiale (espace géographique délimité), dans beaucoup de cas, certaines écoles
ont perdu leur capacité de fournir une action pédagogique ancrée dans des finalités déterminées.
Dansd’autrescas,l’absenced’enseignantsqualifiésdanscertainesrégionss’ajoute aux défis de
stabilisationdel’espacescolaire:
« …onavaitrecrutédesgenspourtravaillerdansunezonequin’étaitpasleurzone
de résidence.C’étaitfaitavec leur consentement. Par la suite, cela a posé de sérieux
problèmesd’absentéismeetderetard. » (Entrevue 2)
Si les conséquences du séisme et la nécessité d’établir des « vacations » ont physiquement
déstabilisél’école,iln’en reste pas moins vrai que les conditions du labeur éducatif ont aussi été
affectées par la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans certaines régions, la pénurie budgétaire,
les lacunes en planification scolaire ou par la difficulté de favoriser l’émergence d’une
profession éducative qui se sente respectée dans ses connaissances et son statut social. Dans ce
sens, les préjugés sociaux et les inégalités salariales qui persistent dans la société haïtienne
ajoutent leur part aux défis de l’école en général et à ceux de l’école fondamentale tout
particulièrement :
« En Haïti, l’enseignant n’a pas de statut. Quand on regarde la grille salariale
appliquéedanslafonctionpublique,lesenseignantssetrouventaubasdel’échelle,au
même casier que le personnel ménager et les gardiens. Si on considère un
professionneldel’éducation,quelqu’unquiestensalledeclasse,parfoisleménager,
celuiquiouvrelabarrièreduMinistre,gagnemieuxqu’unenseignant.
Les enseignants travaillent dans des conditions vraiment inacceptables par rapport à la
taille de la classe dépourvue de matériels pédagogiques et didactiques. Les
enseignants, surtout au niveau du secondaire, sont obligés de voyager dans plusieurs
écoles pour pouvoir gagner un salaire à la fin du mois. » (Entrevue 5)
La « condition enseignante » est ainsi prise entre le marteau et l’enclume, dans une spirale
descendante qui exacerbe l’atteintedéjàportéeàl’école comme entité autonome. On comprend
alors le réductionnisme qu’opère sur l’école la convergence des désastres naturels et des
inégalités matérielles et salariales. Cette convergence ajoute ses propres complications à une
institution déjà vulnérable.Elleamplifieaussilaprécaritédel’écolecommeécologiepropiceà
37
contribuer aux transformations sociales si attendues pour le développement d’Haïti. Ceci est
particulièrement vrai dans un contexte où le discours politique et les politiques éducatives visent
la scolarisation universelle et gratuite :
«Si vous ditesque l’école est gratuite, vous devriez mettre à la disposition des écoles
certaines choses pour faciliter le processus d’enseignementetd’apprentissage.Çan’apas
été le cas. […] Imaginez-vous le fonctionnement de ces écoles : il y a des enseignants à
payeretjeconnaisdesécolesoùlesenseignantsrestentàlamaisonparcequ’ilsn’ontpas
été payés. Donc, dans cette condition-là,jenepeuxpasêtreoptimistepourdirequ’onva
arriveràunegratuitédel’éducationdanslesannéesàvenir.Franchement,jenevoispas
qu’est-ce qui a été mis en place pour arriver à cette politique de gratuité scolaire pour
tous. » (Entrevue 3)
L’absence d’enseignants qualifiés accentue les disparités régionales et locales (districts
scolaires). Ceci est particulièrement vrai pour des écoles situées en montagne avec une
infrastructure routière limitée, sinon absente. Certains de nos interlocuteurs et interlocutrices
soulignent les effets de telles conditions sur la capacité des enseignants qui habitentàl’extérieur
de la communauté d’assurer une présence régulière. D’autres pensent qu’il serait possible de
penseràdescentresd’accueilquipourraientêtreconstruitsprèsdecesécolesafindepermettre
auxenseignantsde s’investirplus aisémentdansleurtravailet dansle contextedanslequelils
œuvrent (voir entrevue 8).
Notonsquel’effetimmédiatdelaprécarité matérielle est le fait qu’elledéconnecte la pratique de
l’enseignementdesesfinalitéssociales,renforçantl’appelàlarefondationd’unnouveaucontrat
social (Ministère de la planification et de la coopération externe, 2012, p. 34) :
« La Vision à long terme du développement d’Haïti cible la mise en place d’une
sociétéoù l’ensembledes besoinsdebasedela populationsont satisfaitsentermes
quantitatifs et qualitatifs » et d’une « société apprenante dans laquelle l’accès
universelàl’éducationdebase,lamaîtrisedesqualificationsdérivantd’unsystèmede
formation professionnelle pertinent et la capacité d’innovation scientifique et
technique nourrie par un système universitaire moderne et efficace façonnent le
nouveau type de citoyen dont le pays a besoin pour sa refondation ». Ce type de
citoyen doit pouvoir se construire en étant fier de son identité et de son milieu de vie
et apprendre à protéger son patrimoine national, tant naturel que culturel. »
Pour de nombreux enseignants, le sentiment d’avoir« perdu nos espaces » reflète une angoisse
existentielle dont les effets ne peuvent être négligés. Pour les enseignantes et enseignants qui le
peuvent,quiontassezdecapitalsocialetéducatif,quitterl’enseignementestuneprioritéfaute
d’alternatives. Plusieurs personnes qui enseignaient, mais qui depuis ont trouvé d’autres
débouchés professionnels, ont exprimé leur frustration et leur humiliation profonde de ne pas être
en position de voir l’horizon d’un lendemain meilleur. Les conséquences du séisme de 2010 ont
amplifié lasortied’éducateursversd’autresprofessions :
38
« Après le tremblement de terre, beaucoup d’enseignants ont laissé pour aller
travailler…entantquepersonneld’ONG.Ilyadesprofesseursdelangues,formés à
l’écolenormalesupérieureenespagnol,enanglais, de très bons professeurs, mais ils
sontallésfaireleserviced’interprètepourlesONGparcequeçarapportemieuxque
d’avoirunechairedansunlycée.»(Entrevue 5)
La capacité des écoles publiques et privées àseressaisiraprèsletremblementdeterren’apasété
égale. Elle est beaucoup plus compliquée pour de nombreuses écoles publiques – vu les
difficultés administratives, la naturedel’aideinternationale et la précarité des ressources – que
pour des écoles privées, particulièrement celles qui sont affiliées à des congrégations. Quoique
beaucoup reste à faire, ces dernières ont pu, relativement plus souvent, procéder à leur
réhabilitation par le biais de leurs réseaux institutionnels,qu’ils soient liés à des fondations ou à
l’aide acheminée par des organisations non gouvernementales. Lors d’une visite d’ une école
congréganiste, on s’est rendu compte que sur le même site, les classes de cette école étaient
rendues pleinement fonctionnelles alors quel’école publique adjacente était encore logée dans
des hangars temporaires (visite de terrain, 28 avril 2013).
L’école fondamentale publique, actuellement en plein essor, est une institution vulnérable,
affaiblie et tiraillée par lepoidsd’instabilités considérables qui empêchent le calme et la sérénité.
Comme écologie humaine, elle se caractérise par une dynamique de survie où les protagonistes
agissent – plutôt individuellement – comme ils peuvent dans une situation dans laquelle ils se
sentent « surpassés ». Cevécune peutpasêtre isoléde l’ensembledela situationhaïtienneet
d’unsentimentplusgénéralisé de tristesse, de peine et de souffrances ressenties face à une crise
sociale profonde au niveau de la légitimité même des institutions sociales, l’école incluse :
« Actuellement,onn’estpasfierd’êtreHaïtien et la diaspora haïtienne est construite à
partir de cette problématique. Les Haïtiens qui sont ici en Haïti rêvent de voyager
ailleurs pour avoir un mieux-être, donc toute la question de la fierté haïtienne ça
n’existepas.Autrefois, àtraversl’instructioncivique,onvéhiculaitcesvaleurscequi
faitlecitoyenhaïtienqu’onrêvait.Ils’estditqu’entantquecitoyenhaïtien,jedois
travaillerafindem’investirdanslemilieuhaïtien,pourfaired’Haïticequechacunde
nous rêvait, la perle des Antilles. Ce qui ne se fait plus. » (Entrevue 11)
Participation sociale
Nos interlocuteurs et interlocutrices reconnaissent que seule une mobilisation sociale, qui va au-
delà de l’école, permettra de forger une volonté politique capable d’imaginer et de refondre
l’écolefondamentale :
« Ça devrait prendre la complicité d’autres secteurs de la société, mais
malheureusementiln’yapasunetableoùl’onseréunitàdes fréquencesrégulières
pour discuter de tout ça. Il va falloir à un certain moment qu’on arrive à créer cet
espacedefaçonàamplifierundialogueautourdelaproblématiquedel’éducationen
général. […] Il y a vraiment une table sectorielle qui réunit les différents partenaires,
maisc’estpour des actions pointues. Il faut aller au-delàdeça,faire ensortequ’on
39
arrive avec un vaste programme pour pouvoir accompagner le gouvernement et agir
réellement sur la chose éducative. » (Entrevue 11)
Par mobilisation sociale, on entend un processus utilisant la communication pour rallier à l'action
un grand nombre de personnes, notamment la société civile, afin de réaliser un but social
commun à tous. Certains promeuvent des tentatives de décentralisation où les communautés
territoriales prendraient un rôle plus marqué dans les politiques éducatives :
« Entre autres, ilyalescommissionsmunicipalesd’éducationàl’intérieurdesquelles
on va retrouver les élus locaux, les partenaires sociaux, les enseignants, les
représentants d’élèves. Donc, ça va créer une certaine mouvance, une certaine
concertation au niveau local pour prendre certaines décisions dans l’intérêt des
enfants. » (Entrevue 11)
Pour d’autres, la question de la décentralisation est plus complexe (voir entrevue 18). Elle
nécessiterait une réflexion sur la refondation des relations hiérarchiques entre centre et régions,
de manière à ouvrir un espace plus grand pour que les communautés territoriales puissent jouer
unplusgrandrôledansl’élaborationetl’application des politiques éducatives (voir entrevue 23).
Ici, la notion de décentralisation réfère à un processusdanslequell’Étattransfère, au profit des
collectivités territoriales, certaines compétences ainsi que les ressources correspondantes. En fait,
nos interlocuteurs et interlocutrices font plutôt allusion à un État unitaire qui transfère des
compétences administratives vers des entités (ou des collectivités ou communautés) locales et les
transformeainsienextensiondel’appareilétatique. Par contre, sur ce point, certains ont noté que
les perspectives de décentralisation représentent un risque de voir les distinctions entre régions –
surtout rurales et urbaines – émerger une fois de plus pour hanter de nouveau l’école
fondamentale haïtienne (voir entrevue 4). Clairement, la question de la participation sociale ou
communautaire autour de l’école fondamentale et la question des politiques éducatives qui la
régissent posent des problématiques réelles sur lesquelles il faut réfléchir. Par contre, ces mêmes
interlocuteurs et interlocutrices semblent vouloir opter pour une forme de partenariat fondé sur
des principes de partage équitable des droits, devoirs et responsabilités.
En somme, les perceptions de la dynamique de l’écologie humaine au sein de l’école
fondamentale, particulièrement l’école publique,sontcellesd’unespace socialfragiliséparles
conjonctures administratives, sociales et géographiques. La rencontre humaine et professionnelle
quiyrègneestaffectéeparl’instabilitéconsidérabledel’école,lesrapportsdeforcepolitiqueset
sociauxquis’yjouent,etlesdynamiquesassociéesàl’érosiondel’autonomieinstitutionnelleet
professionnelle. En tant que telle,l’écoleestsouventvécuecommeunespacesocialaliénantpar
l’intensité des contradictions qui le gouverne et par une culture institutionnelle qui régit les
aspects administratifs sur la base de réglementations externes, au détriment de la formation
d’ententes et de stratégies qui émanent du contexte même. Les effets perturbateurs d’un tel
contexte limitent la capacité d’accueil de l’école à long terme, soit des enseignants, soit des
élèves,etparmi ces derniers, surtout celles et ceuxpourqui l’école représente un espace peu
connu, fréquenté pour la première fois dans leur milieu social.
40
L’écoleaccessible– II : un espace social inclusif
Dansuncontextesocialdediversité,l’inclusionsocialeestunemarqueimportanted’uneécole
accessible.Le termed’inclusion implique une appartenance pleine et entière à la communauté
scolaire. La notion d’école inclusive repose en premier lieu sur un principe éthique : celui du
droit pour tout enfant, quel qu’il soit, de fréquenter l’école. Elle s’oppose à l’exclusion de
certaines catégories d’enfants, en fonction de leurs caractéristiques personnelles,
socioéconomiques ouculturelles. L’inclusionsedistinguedel’intégrationdanslesensoùilne
s’agit pas d’accepter à l’école ou d’y réintégrer des enfants considérés au départ comme
nécessitant une éducation spécialisée en raison de différences ou de particularités. Au contraire,
l’écoleinclusiveadopteunepositionradicaleen se transformant en communauté scolaire où tous
les apprenants sont accueillissurlabased’undroitégalet équitable àl’accès. Poser ce principe
ne signifie pas pour autant un nivellement des différences. Au contraire, cela signifie qu'il faut
reconnaitre les diversités culturelles, sociales et linguistiques.L’objectif estde développer une
école qui accepte et prend en compte les différences, quellesqu’ellessoient.Une école inclusive
accueilletout lemonde sans distinction.Laculturedel’école doit faire en sorte que personne
n’est stigmatisé. La programmation scolaire et la pédagogie doivent tenir en compte la diversité
auseindel’école.
Sous cet angle, nous nous attardons sur trois aspects pertinents : la problématique de la langue
d’enseignementàl’écolefondamentale,lastructuredesprogrammesscolairesetles dynamiques
associées au régime des examens de passage entre les cycles et aux contrôles mis en place dans
l’école.
Le statut des langues
Lalangued’enseignementenvigueuràl’écolereflètedesproblématiquesquis’inscriventdans
l’histoire d’Haïti, la distribution géographique des communautés et leur stratification
socioéconomique.Commenousl’avionsindiquédanslepremierchapitre,c’estsouslaRéforme
Bernard que la langue de tous les Haïtiens, le créole, s’est vu accorder une place légitime,
quoique limitée, dans l’espace scolaire. L’école reste pourtant fortement associée à
l’enseignementdufrançais. « En Haïti,quandonvaàl’école,[c’est]déjàdanslamentalité[qu’]
on va pour apprendre le français » (Entrevue 5). En dépit d’un discours officiel qui se veut
promoteurd’« un bilinguisme équilibré », nombreux sont ceux qui partagentl’opinion« qu’on
n’ajamaisatteint » (Entrevue 17) un tel but et que le créole, « lalanguematernellen’estpastout
à fait encouragée. Cela pose un frein » (Entrevue 17).
Nous reconnaissons que les questions liées à la langue d’enseignement dans l’école haïtienne
sont associées à des clivages politiques intenses situés au-delà del’école.Pourcertains,« dès le
départ, le créole a été combattu par une certaine classe, par une élite du pays qui disait que si
l’école se fait en créole, les Haïtiens ne pourront pas vraiment avoir accès à la civilisation »
(Entrevue 5). Pour d’autres, les trajectoires programmatiques différentes poursuivies par les
écoles publiques et non publiques empêchent toutepossibilitéd’identifierunmodus operandi en
ce domaine :
41
« Nousnous enlisons dansunelogique d’uneécoleà deux vitesses.D’uncôté, nos
écoles nationales, ce qu’on appelle entre parenthèses les écoles pour les déshérités.
Ces écoles-là s’inscrivent dans cette logique, la logique de partir du créole comme
langued’enseignementàlabase.Parcontre, au niveau des écoles congréganistes, des
écolesélitistes,çase passe autrement. Onniel’existence du créole aupoint que je
connais pas mald’écolesoù lecréolen’estenseignéqu’auniveaudelasixièmeannée
fondamentale. C’est dans la logique de préparer les enfants pour les examens
uniquement, après quoi on laisse tomber ». (Entrevue 11)
Il est donc nécessaire de reconnaître que la question linguistique est directement liée à la
questiond’accessibilitédel’écolehaïtienne. Lacapacitéde cettedernièred’êtrenonseulement
accueillante,maissurtoutd’êtreenmesured’offriràtoussesconstituantsunespacerelationnel,
s’insèredansunevisionpluslargedeladiversitéhaïtienne.Cecidit,laproblématiquen’estpas
uniquement au niveau de la planification programmatique. Elle relève aussi de l’apport des
politiques éducatives (et de la législation plus généralement) dans la création de principes
programmatiques communs à toutes les écoles en Haïti en ce domaine et leur application. La
situation actuelle – qui sous-tend « une logique d’une école à deux vitesses » – reflète une
conjoncture qui transforme la diversité sociale en fardeau, qui en fin de compte limite
l’accessibilité à l’école fondamentale, et surtout sa capacité de rétention des élèves. Cette
problématique se complique à cause de la carence en enseignants qualifiés et du manque de
matériels pédagogiques et didactiques qui offrent une démarche productive. Souvent, la
problématique ne découle pas tellement de l’oblitération programmatique du créole, mais plutôt
de l'amalgame entre les deux langues – le créole et le français – dont l'utilisation en salle de
classe se chevauche, ce qui ne facilite pas les choses :
« Au niveau des salles de classe, on a un grave problème. Il y a bon nombre
d’enseignantsquines’exprimentpasenfrançaisetjedoisvousledire,danslesfaits,
bon nombre de cas même le français est enseigné en créole donc ce qui pose un
énorme problème. » (Entrevue 11)
« Préparer les enseignants pour qu’ils enseignent le créole en classe et avoir le
matériel,leslivres,toutcequ’ilfautencréolepourpouvoirenseigner,onn’apaseu
letempsdefaireça.Vousarrivezenclasse,l’enfantaunlivreéditéenfrançais, mais
le professeur fait son cours normalement en créole. Parfois, l’enfantnetrouvepasde
référent par rapport à ce que le professeur a dit en classe dans son livre. Il y a un
problème puisque de jour en jour, on recrute de gens qui n’ont pas une formation
assezpoussée,quin’ont pas maîtrisé totalement le français. » (Entrevue 5)
Il est important de noter que la question linguistique et les complexités pédagogiques et
didactiques qui y sont associées sont particulièrement importantes à prendre en compte dans le
cadre d’une vision de l’école fondamentale qui se veut universelle et gratuite. L’emphase sur
l’universalisationdelascolaritéfondamentalesignifieunprocessus soutenu de diversification de
l’écolefondamentale,soitauniveaudelacompositionde lasalledeclasse,soitauniveaudes
pratiquesdeformationdesenseignants,soitencoreauniveaudel’ensembledel’offrescolaire.
Dans de pareilles conditions, il est important de repenser le rôle de la langue non seulement
comme médium d’enseignement et d’apprentissage, mais surtout comme socle sur lequel
42
pourrait se forger une communauté scolaire dont la culture institutionnelle reconnaitrait les
réalités associées à une telle expansion del’offrescolaire :
« Onnepeutpasséparerlaquestionlinguistiquedelaproblématiqued’unepolitique
éducative.Çadoitêtreunélémentd’ancrage. La langue, c’estunélémentd’ancrageet
à ce niveau, compte tenu de la fortedemande,et quele créolec’est lalanguedela
majorité, il faut nécessairement mener de front des activités liées à la refondation du
systèmeéducatifenmêmetempsqu’onmènelesactivitésrelativesàlamiseenplace
del’académiedelanguecréole. Je pense que ce sont des questions qui se rejoignent. »
(Entrevue 4)
Cetinterlocuteurreconnaitqu’au-delàd’uninstrumentdecommunication,l’utilisationducréole
comme langue d’enseignement et d’apprentissage permet d’asseoir l’identité culturelle de
l’élève, de développer sa confiance en soi et de devenir l’instrumentprivilégié de la construction
des savoirs et du développement de ses compétences.
La majorité de nos interlocuteurs et interlocutrices reconnaissent que la question de la politique
linguistique dépasse l’école. Les modalités qui sous-tendent l’utilisation des deux langues
s’inscriventdansdesformationspolitiquespluslargesquiopèrentdanslasociétéhaïtienne.La
question linguistique relève de rapports de force plus larges, eux-mêmes ancrés dans des
tendances politiques diverses. Il revient à la communauté haïtienne dans son ensemble – comme
l’a suggéré le Rapport du GTEF (2010) – de mobiliser une volonté politique qui engage ces
enjeux linguistiques et leurs corrélats politiques. Pour le moment, malgré la légitimité
grandissante qui paraît être attribuée au créoledans l’espacescolaire,peu se fait au niveau de
l’écoleetauniveaudescadresresponsablesdelaformationdesenseignantsencequiconcerne
la promotion d’une réflexion critique sur la question linguistique et ses aménagements
pédagogiques à l’école et dans la salle de classe (voir entrevue 16). En tout cas, le régime
linguistique actuel de l’écolefondamentalehaïtiennenécessite une réflexion sur l’enseignement
des langues française et créole dont la cohérence et la complémentarité ne vont pas de soi,
particulièrementauseind’unepopulationdanslaquellelamaturationdel’enfantsefaitdansla
langue créole (cf.l’articled’Yves Dejean, 2011).
L’organisation del’écolefondamentale
L’école fondamentale estun projet qui resteinachevé. Premièrement, le 3e cycle fondamental
devrait encore être rattaché d’une manière cohérente aux deux premiers cycles et situé par
rapport au secondaire. L’achèvement de cet aspect de la réforme nécessite une mobilisation
active de tous les partenaires et des ressources matérielles requises. L’aboutissement de cet
aspect de la réforme garantira une unité organisationnelle et pédagogique de l’école
fondamentale, de la première à la neuvième classe. Cela permettra aussi une plus grande clarté
au niveau des finalités de ces deux niveaux de scolarisation et leur ancrage dans une vision plus
larged’unprojetsociétal.Dansles conditionsactuelles, la plupart des efforts se font au niveau
de lastabilisationdesdeuxpremierscyclesdel’écolefondamentale.
Deuxièmement, l’introductiondes classesduPSUGO en 2011 signifiequ’ilreste beaucoupde
travail pour faire de l’écolefondamentaleunespaceuniversel.LesclassesduPSUGOfont face à
43
de considérables difficultés en matière d’encadrement et de production de matériels
pédagogiques et didactiques :
« Les manuels qui sont en circulation dans les écoles ne sont pas adaptés pour
scolariser [les classes du PSUGO], pour pouvoir travailler avec ces élèves-là, puisque
ces manuels sont élaborés en fonction du programme détaillé qui est en utilisation
dans les écoles dans les classes régulières. […] Malheureusement, cen’est pas fait
encore. […] La démarche est terminée, au niveau de la direction, c’estfini, mais en
termesdefinancement,onn’apasun budget […] Donc, on est obligé de demander à
des partenaires de financer ces activités, d’envoyer cette question à la direction
générale pour voir si on peut trouver d’autres bailleurs, mais jusqu’à présent ça
traîne. On a rédigé [des cahiers et guides pédagogiques] pour le premier trimestre, et
il nous reste encore deux trimestres à rédiger, et là on ne sait pas si on va pouvoir le
faire, compte tenu du financement disponible. Je ne sais pas à l’avenir si on va
pouvoir atteindre les objectifs qui ont été préalablement ciblés. » (Entrevue 3)
Troisièmement,l’institutiondel’EFACAP – révèle un décalage considérable « entre le concept
et la réalité ». Instituée comme « école d’excellence », l’EFACAP vise à promouvoir la
formation continue parmi les enseignants (surtout dits « recrutés ») àtraversl’installationd’une
école pôle où siège le CAP. Liée àunréseaud’unevingtained’écolespubliquesetprivéesdites
« associées », l` EFACAP sont censées bénéficierdel’appuipédagogiqueduCAP– avecl’aide
de conseillers pédagogiques – pour instaurer parmi les enseignants de bonnes pratiques
pédagogiques et didactiques et ancrer les connaissances éducatives au sein de la salle de classe :
« L’EFACAP serait un laboratoire où les enseignants des écoles qui sont en réseau
peuvent trouver du matériel didactique, de la formation continue, avoir des rencontres
pour évaluer le programme, pour évaluer l’apprentissage, pour revenir sur les
difficultés, pourfairelepoint.Ceseraitunbonmilieud’échangeentrelesenseignants
pour partager les bonnes expériences, partager aussi les difficultés, trouver ensemble
les solutions. » (Entrevue 5)
Nos interlocuteurs et interlocutrices indiquent que les EFACAP établies à ce jour dans
différentes régions – au nombre de 38 – diffèrent considérablement dans leur fonctionnement et
dans leur efficacité (voir entrevues 2 et 18). Certains notent que « toutes les mesures
d’accompagnement prévues n’ont pas atterri vraiment » (Entrevue 12) dans les écoles dites
« associées ».Pourd’autres,lesEFACAP sont perçues comme « un éléphant blanc » (Entrevue
18)quisiègeaucentred’unréseaud’écoleslargement« délabrées »parrapportàl’écolepôle.
Dans ces conditions, les bonnes pratiques identifiées dans les EFACAP ont une grande difficulté
à s’enraciner dans des écoles associées qui manquent souvent d’infrastructures élémentaires
comme des bancs et des tableaux, et qui manquent même d’enseignants. La condition dite
« précaire » des écoles du réseau limite ainsi l’amélioration de l’enseignement et de
l’apprentissage et l’apport du CAP plus généralement. Certaines écoles dans le réseau sont
inaccessibles pour les conseillers pédagogiques tandis que d’autres nepeuventbénéficier d’un
appui pédagogique cohérent et continu qui favoriserait « une métamorphose de la pensée »
(Entrevue 18) pour changer les réalités vécues dans ces écoles. D’autres notent que les CAP
restent eux-mêmes limités dans leurs initiatives au niveau de la formation, vu la carence des
44
ressourcesquiempêchent,parexemple,d’entreprendredessimulationsde leçons entre collègues
(voir entrevue 22). La revitalisation des EFACAP ne peut donc se faire que par une révision
radicale du concept même de « réseau » et des principes qui régissent sa viabilité et ses modalités
d’intervention.Certainsajoutent qu’ilesttrès importantdereconsidérerlescritèresd’inclusion
des écoles dansleréseaud’uneEFACAPetleurnombre.D’autresencoreremarquentque,dans
desconditionséconomiquesprécaires,lenombremêmed’EFACAP actives doit être reconsidéré
d’unemanièrequi maximiseleurcontributiondanslescontextesdans lesquelselles s’insèrent.
Ilsdéclarentquebienavantl’établissementdesEFACAP, les Centres Pédagogiques Régionaux
permettaientd’atteindre l’ensemble des écoles dans unerégion,alorsque le réseau de chaque
EFACAPestlimitéàunevingtained’écolesseulement,laissantainsicertaineszonessansappui
pédagogique (voir entrevue 23).
Les examens et les contrôles
L’école fondamentale est régie par un système d’examens et de contrôles qui affectent la
viabilité des programmes scolaires et la rétention des élèves. Les examens nationaux, tenus
chaque année en 6e et 9e,déterminentl’accèsdesélèves au 3e cycle fondamental et au secondaire
respectivement. Ce n’est pas à nous ici d’analyserles variations qui existent danslestauxde
passage de ces deux examens et leurs manifestations dans les différentes régions et les
différentes disciplines. Les statistiques disponibles à ce sujet sont nombreuses. Elles révèlent des
tauxdepassagetrèsinégauxentrel’écolepubliqueetprivée,entrerégionsurbainesetrurales,et
entre les quartiers urbains. Ce qui nous intéresse ici ce sont les examens comme expérience
vécueparl’ensembledesacteursimpliquésdansl’enseignementfondamental.
Les examens de passage « ne sont pas nouveaux, ils existent […] depuis belle lurette »
(Entrevue 3).Certainssoulignentquecesexamenssontunoutilimportantdansl’évaluation de
l’efficacité de l’école, de la qualité de l’enseignement, du suivi des programmes scolaires par
l’école(voir entrevues 3 et 8),quoique d’autresobserventque les directions pédagogiques au
MENFP n’ont pas encore mis en place un dispositif qui permettra « de faire l’analyse des
données » afin de comprendre « pourquoi les enfants, les apprenants, les candidats ont plus
tendance à utiliser les textes version française que version créole, ça, c’estunsujetderecherche.
Pourquoi ça ?Maisonn’est pas arrivé jusque-là, parce qu’on a tellement de pain sur la planche
avec les statistiques » (Entrevue 12).Parcontre,d’autresontnotéqueles examens,déterminés
par le MENFP à Port-au-Prince, sont administrés de telle manière que la validité et fiabilité
peuvent être mises en doute étant donné les écarts considérables qui existent dans la capacité
organisationnelle entre les écoles, les conditions dans lesquelles étudient les élèves et les
conditions précaires de beaucoup d’écoles situées dans des zones peu accessibles. D’autres
ajoutent que ces examens – passés en français – soulèvent des questions à propos de la capacité
desélèvesdecertainesécolesàcomprendrel’examen.D’autresencoreajoutentquecesexamens
n’engagentpas les connaissances des élèves sur des sujets qui relèvent des connaissances locales.
Plusieurs de nos interlocuteurs et interlocutrices ont exprimé leurs doutes sur la valeur même de
ces examens, surtout dans un contexte de massification et d’universalisation de l’école
fondamentale et de sa consolidation autour de trois cycles. Certains nous ont parlé de l’effet
perturbateur des examens, « aussi bien chez les enfants que chez les parents et les enseignants,
c’est comme de la folie ». Ils jugent que « l’opération est complètement déraisonnable par
45
rapportàl’importancequeçadevraitavoir » (Entrevue 1). Des interlocuteurs et interlocutrices
ontsoulignéquelapersistancededeuxexamensauseinmêmedel’écolefondamentaleestelle-
même lerésultatdel’inachèvementdelaréforme organisationnelledel’écolehaïtienne :
« En réalité, on ne devraitpasavoirdeuxexamenspourcecycled’études.C’estune
perte de temps à mon avis; perted’énergie au niveaudes ressources humaines, des
ressources matérielles et même financières. Ça devrait prendre un seul examen qui
pourrait sanctionner la compétence des élèves au niveau de la neuvième année
fondamentale. Mais le gros problème, c’est que jusqu’à présent, on n’arrive pas à
mettre en place ce qu’on appelle, entre parenthèses, le nouveau secondaire. Sitôt
qu’on a les moyens pour étendre l’expérimentation au niveau national, c’est sûr et
certainqu’il va yavoirun seul examenauniveau de laneuvièmeannée et unseul
examenauniveaudelaphilo.Maispourl’instantonn’estpasencore à ce niveau. »
(Entrevue 11)
Dans un tel contexte, certains considèrent les examens comme un régime de pénalisation qui est
appliqué exclusivement aux élèves :
« Çalaisse l’impression que c’estunsystème d’évaluation qui s’attaqueauxélèves
parcequ’ilregardeseulementlesélèvespourlessanctionner.Maintenant, quand vous
regardezque les résultats ne sont pasélevésenmathématiques,qu’est-ce que vous
faites ?Mêmepourlesélèves,vousneprenezpasdesdécisionsd’amélioration,même
au niveau d’une école.Çaveut direqueles résultats devraientmême retourner aux
écoles pour qu’elles acceptent de s’améliorer et améliorer les résultats par
l’amélioration des conditions d’enseignement, l’amélioration des encadrements aux
élèves, l’amélioration des dispositifs scolaires. Ça n’a jamais été fait. La seule
décision qui est prise est : est-ce que ces élèves peuvent accéder à la classe
supérieure ?C’estunsystèmedepénalisation. » (Entrevue 4)
Les examens de passage ne sont pas les seuls examens en applicationdansl’écolefondamentale :
« Ilyaaussid’autresexamensquisefontauseinmêmedel’écolequidéterminent si
l’élève a la possibilité de passer à un niveau supérieur ou pas, c’est à dire de la
première année à la deuxième année, de la deuxième à la troisième, mais c’est le
Ministère qui, dans son calendrier, planifie les périodes des examens au cours de
l’année.Ilyaquatrepériodesd’examen,onappelleçacontrôle,ilyaquatrecontrôles
etc’estlestandardàtraverslepays. » (Entrevue 3)
Ensomme,lerégimedesexamensquirégitl’écolefondamentalesoulèvedesquestionsmajeures
autour de ses effets sur la capacité de l’école fondamentale à offrir un espace pédagogique
inclusif et propice à l’épanouissement des capacités des élèves et des enseignants. Dans ce
contexte, les examens nationaux conduisent à l’exclusionde certains groupes. Promouvoir les
performances supérieures est souvent compris comme l’adoption de politiques qui, dans leurs
conséquences, segmentent encore davantage la population des élèves. Pour cette raison, il est
importantque l’efficacité du système éducatif soit considérée en termes beaucoup plus larges.
Au lieu de se limiter à en examiner la rentabilité sous l’angle de la performance scolaire par
46
rapport à des normes quantitatives, il est nécessaire de se demander si le système éducatif haïtien
favorise ou empêche l’inclusion et la cohésion sociale en son sein, s’il donne aux élèves les
chancesetlesaptitudesquienferontdescitoyensactifsets’ilfavorise la tolérance et le respect
de la diversité.
L’écoleaccessible– III : Culture institutionnelle et pratiques réflexives
La pluralité des institutionsscolairesoffreàl’observateurexternel’impressiond’unchoixriche,
ouvert aux parents et aux ménages, pour l’éducation des enfants. Quelques-uns de nos
interlocuteurs et interlocutrices observentpourtantqu’« il y a autant de types de citoyens que de
types d’écoles » (Entrevue 4). Pour eux, cette diversité reflète plutôt les symptômes d’« une
société balkanisée » (Entrevue 4), beaucoupplusqu’unesituationde« choix ». La question de la
« balkanisation » du champ de la scolarité reflète, commenousl’avonsdéjàobservé, une forte
dynamiquedereproductionsocialedanslaquelleestimpliquéel’école.Cependant,l’observation
d’une société « balkanisée » nécessite une interrogation beaucoup plus attentive de ses
manifestations dans les écoles publiques et non publiques, et de ses implications pour la pratique
pédagogique.
Pour une école fondamentale équitable et juste
Durant nos visites, nous avons souvent rencontré des professeurs qui enseignent à la fois dans
uneécolenonpubliqueetdansuneécolepublique.Pourbeaucoupd’enseignants, les distinctions
entre les écoles publiques et non publiques sont vécues personnellement et existentiellement dans
leur routine quotidienne. Ils enseignent à des élèves de provenances socioéconomiques
distinctes, encadrés dans des conditions matérielles très différentes. Ce cloisonnement entre les
deux contextes institutionnels nous a été exprimé d’une façon métaphorique et profondément
triste : « Dans le privé il y a la vie, au public nous sommes morts, nous forgeons la vie »
(Entrevue 20). D’autres qui travaillent aussi dans l’école publique notent : « ici, on souffre
beaucoup » (Entrevue 21).Cettesouffranceemblématiquedel’écolepublique,surtoutcelledite
« nationale », est une condition humaine partagée par les élèves aussi bien que par les directions
et les enseignants. Elle exprime ce qui est ressenti par de nombreux enseignants comme une
« injustice » profonde dans la prestation de l’éducation aux tranches sociales les plus
marginalisées et aux enfants en domesticité. La condition précaire de l’école publique
« nationale » favorise parmi les enseignants un sentiment de délaissement : « Parfois, je suis
découragée, maisjeprendslapente.Ilfautavoirlavocation(carlesalairen’estpassuffisant); il
faut être appelé » (Entrevue 20). Cette « vocation » ne réfère pas nécessairement à une
conviction interne de la personne qui la confirme dans son choix professionnel. Elle réfère plutôt
à l’immensité quasi surhumaine de la condition enseignante dans des conditions de précarité
absolue. Dans ce contexte, de nombreuses personnes impliquées dans l’éducation publique
avaient placé leurs enfants en âge de scolarité dans des écoles congréganistes ou privées, évitant
ainsi les écoles dites « nationales ». Certains reconnaissaient que c’était là l’expression d’une
« crise de confiance ».
Durant nos visites, nousn’avonspasconstatéqueles enseignants manquaient de motivation ou
succombaient sous le fardeau de leur inexpérience. Nous avons plutôt constaté que les
enseignants semblaient être souvent paralysés par l’ampleur, non pas de la tâche, mais de
l’injustice sociale dans laquelle opère l’école publique dite « nationale ». Cette dernière est
47
précaireetvulnérabiliséeparlemanquederessourcesetd’espacespédagogiquesétantdonnéles
diverses vacations qui s’y déploient. Ces vacations ajoutent leur propre complexité à une
situation déjà précaire. Ellesdéshumanisent la salle de classe,l’espaceintime de l’élève et de
l’enseignant.Alorsquelescyclesdeformationdesenseignantsvisentlescompétencesdebase–
comment gérer la classe, comment planifier une leçon – ces enseignants se sentent impuissants
devant la pauvreté matérielle de l’école publique et de la plupart des élèves, surtout ceux
scolarisés dans les classes du PSUGO ou dans des vacations dites « PM » (après-midi) qui
servent les élèves qui viennent de familles pauvres. Beaucoup d’enseignants se sentent
impuissants et incapables de prendre des initiatives qui pourraientrevitaliserl’école. Le fait que
beaucoupd’enseignantsviventlesdisparitésquisous-tendentlesdistinctionsentrel’école privée
et publique accentue ce sentiment de délaissement.
Les cycles de formation offerts aux enseignants laissent de côté les problématiques sociales
discutées ci-dessus. Alors que les enseignants sont souvent dépassés par les réalités liées à la
pauvreté, la faim et la marginalisation de leurs élèves, la formation continue de mettre l’accent
sur des questions administratives et structurelles, et sur celles liées à la didactique. Elle ne fournit
pas aux enseignants un soutien matériel et un engagement par rapport aux questions sociales et
leurs effets sur la salle de classe. Les enseignants sont donc amenés à faire abstraction de ces
enjeux sociaux compte tenu de l’absencedetoutsupportquipuisseleurpermettred’yremédier.
Culture institutionnelledel’école
L’école fondamentale, publique ou non publique, fait souvent face à des difficultés majeures
danslapromotionetlaconsolidationd’unecultureinstitutionnellequifavorise l’épanouissement
professionnelet l’apprentissage. Par cultureinstitutionnelle, on se réfère à des dynamiques de
construction de connaissances dont l’analyse facilite la compréhension de la réalité scolaire
comme expérience vécue. Cette compréhensionestontologique(qu’est-ce qu’uneécoledanssa
nature et son rôle ?), épistémologique (comment la connaître ?) et praxéologique (comment y
agir ?). L’émergence d’une culture institutionnelle nécessite des conditions propices à son
développement,cequin’estpasdonné :
« La culture de collaboration vient à partir du momentoùt’aspasàcraindreque tes
collaborateursreprennenttesidéesetenperdrelapropriété.J’ail’impressionquele
partagedusavoiraunenetterelationaveclepouvoir…doncpartagercequ’onsait
ça risque à un moment de mettre en danger leur emploi. » (Entrevue 1)
Cet enchevêtrement du savoir et du pouvoir est davantage compliqué par la présence de
structures administratives et hiérarchiques rigides, et par une très forte dose de clientélisme
politique,soitceluiquis’opèreàtraversleséluslocaux et leurs intercessions auprès du ministre
etdel’administrationdépartementale(voirentrevue 23), soit celui qui est ancré dans les relations
de patronage :
« Depuis quelque temps, lapolitiques’infiltre dans tout,auniveau du recrutement,
des promotions, des mouvements de personnel, etc. C’est pénible d’assister de nos
jours à une baisse considérable du niveau de la qualité, due, en quelque sorte, à
l’ingérenceintempestivedelapolitiquedanslesystème. » (Entrevue 2)
48
Les rapports de force qui se manifestent dans l’espace scolaire – et qui, comme certains le
pensent,peuventallerjusqu’àlamutationd’une direction déclenchée par un enseignant recruté
bien connecté (voir entrevue 9) – militent contre l’émergence d’une collaboration entre les
différents protagonistes. Ils affaiblissent la capacité de la communauté scolaire à se forger et à
consolider une culture institutionnelle interne intègre, basée sur l’accueil, l’inclusion et
l’hospitalité. Des enseignants qui se sentent motivés à œuvrer pour une meilleure école
s’investissent dans des initiatives qui permettraient l’émergence d’un meilleur espace scolaire
pour tous, malgré les difficultés. Le Rapport du GTEF en donne une bonne idée, ce qui est
également confirmé par certaines de nos observations de terrain (voir, par exemple, GTEF, 2010,
p.180).Parcontre,d’autressesententdépassés.Ilsoptentpourunretraitdel’espacecommun,
préférant dispenser leur engagement au niveau de la salle de classe, limitant leur apport au sein
del’école. Ainsi, pour certains, « chacunœuvredanssoncoin,leplussouventsansencadrement
et surtout sans contrôle » (Entrevue 2).D’autresserésignentà vivre avec les contradictions qui
sous-tendent les réalitésvécues,notantque«dansl’écritonpeut prévoir les choses, mais dans la
pratiquec’estàl’oral » (Entrevue 3).
L’absenced’unplandecarrièrequiauraitpermisauxenseignantsd’assumerdifférentsrôlesde
leadership defrontauseindel’école est signalée comme un obstacle qui exacerbe des relations
déjà fragilisées :
« Il y a des difficultés de dialogue entre parfois les directions et le personnel
enseignant.Celaestcauséparlefaitquelesenseignantsn’ontpasunplandecarrière.
Tout le monde convoite le seul poste de direction. Parfois cela crée un climat de
tensions,parcequec’estlaseulecarrière.[…] Ça empêched’avoirunecollaboration
pour la gestion quoiqueleMinistèreexigedescomitésdegestiondel’écoleformésde
parents,d’enseignantsetdeladirection. […] Comme iln’yapasunplandecarrière,
chaque année beaucoup d’enseignants qualifiés laissent le système pour d’autres
activités. » (Entrevue 5)
Dans le cadre de cette étude, nousn’avonspaseulapossibilitéd’explorercepointd’unemanière
plus approfondie. Cependant, pour nos interlocuteurs et interlocutrices,laquestiond’unplande
carrière est perçue comme un mécanisme qui pourrait insuffler de nouvelles motivations dans
leur travail, ouvrir des possibilités pour les enseignants de se sentir valorisés au niveau des
compétences et expériences acquises durant leur service, et d’obtenir une rémunération salariale
juste. Ici, il est possible de noter que certains plans de carrière ont déjà été esquissés au sein de
l’école, ne serait-ce que dans le cas des EFACAP où la création du rôle de « conseiller
pédagogique »etceuxdeladirectiondel’EFAetduCAPouvrentdenouvellespossibilités de
mobilité professionnelle. Nonobstant, ces nouveaux rôles ont aussi complexifié les équivalences
qui existeraient dans la hiérarchie au niveau du Bureau d’éducation du district (BDS), par
exempleentrelesresponsabilitésdel’inspecteurdezoneetletravailduconseillerpédagogique
dansleréseaudesécolesassociéesavecl’EFACAP(voirentrevues 9 et 23).
49
CHAPITRE IV
DIMENSIONS DE QUALITÉ DEL’ÉCOLEFONDAMENTALE
HAÏTIENNE
Introduction
Étienne (2008) indique que les efforts consentis depuis la fin des années 70 par l'État haïtien,
surtout sous l’élan de la Réforme Bernard (1979-1982) et avec le support de la communauté
internationale, se sont traduitsparlamiseenplaced’une série de projets qui visent à assurer une
éducation de qualité dont les initiatives les plus importantes ont été : le Plan quinquennal 1976 –
1981
12
, le CEIDER (Centre d'éducation intégré pour le développement rural: 1988 - 1993)
13
, le
Plan national d'éducation et de formation (PNEF)
14
, le Projet d'éducation de base (PEB)
15
financé
par la Banque interaméricaine de développement (BID) et le Programme d'appui au renforcement
de la qualité de l'éducation (PARQE)
16
supporté par la Communauté européenne (CE). Plus
récemment, le gouvernement de la République d’Haïti, plus précisément le Ministère de la
planification et de la coopération externe, déclarait dans le programmetriennald’investissement
2012-2015 que :
« Pour cibler l’éducation, à court terme, il faudra particulièrement: améliorer le sens
civique de la population; accroître le niveau d’instruction des enfants, notamment en
favorisantl’accèsauxécolespréscolaires,fondamentalesetsecondaires et en multipliant
les services des cantines scolaires; améliorer et accroître les capacités d’accueil en
formation professionnelle et technique et de l’enseignement supérieur; accroître les
compétences des travailleurs; et augmenter lescapacitésd’innovations. » (Ministère de la
planification et de la coopération externe, 2012, p. 14)
Les enjeux de la qualité de l’école haïtienne se situent par rapport aux appels lancés pour sa
« refondation » et l’établissement d’un nouveau contrat social, comme il en ressort d’un
document publié par le MPCE en 2012 (Ministère de la planification et de la coopération
externe, 2012, p. 34).Lesauteursdecemêmerapportobserventquedepuislamiseenœuvredu
12
Le plan quinquennal 1976-1981 fut élaboré avec des objectifs à long, moyen et court terme, à savoir la répartition
rationnelle de la population sur un territoire convenablement aménagé à la recherche d'une croissance accélérée de
l'économie grâce à l'essor de l'industrie et, finalement, laluttecontrel'érosionetunplusgrandaccèsàl’éducation.
13
Ceprogrammes’inscritdanslafouléed’unregaind’intérêt accordé à l'éducation de base et à la nécessité de mise
enœuvrede nouvellesstratégiescapables d'enrayerladégradation dans l'expansionetla qualitédel'éducation de
base dans les différentes régions du pays, notamment parmi les plus défavorisées.
14
En mai 1998, Haïti a adopté un Plan nationald’éducation et de formation (PNEF) qui se voulait une réponse à la
crisemultiformequisecouaitàl’époquelesystèmeéducatifhaïtien.
15
LeProjet d’éducation de base (PEB), financé par la Banque internationale de développement (BID). Le Projet
d’éducation intégréedans l’Artibonite(PEIA) et parl’Agence canadienne de développement international (ACDI,
2002), gère dix EFACAPsituéesdansl’Artibonite.
16
Le Programme d'appui au renforcement de la qualité de l'éducation (PARQE) a été conçu pour appuyer la
politique d’éducation nationale de la République d’Haïti, avec le soutien financier de l’Union européenne et
l’expertisetechnique de l’UNESCO.LePARQE apourobjectif d’accompagnerlegouvernementhaïtien dans ses
efforts de promotion de la «scolarisationuniverselle»dansquatredépartementsd’Haïti : le Centre, le Nord, le Sud
etGrand’Anse.
50
PNEF en 1998, et malgré l’accroissement du nombre d’écoles et d’élèves depuis lors, les
caractéristiques du système éducatif national sont restées plus ou moins les mêmes, reflétant les
modalités suivantes (p. 187) :
« une offre scolaire insuffisante par rapport à la demande, nettement dominée par le
secteur privé et inégalement répartie sur le territoire ;
une éducation de qualité, en moyenne, plutôt médiocre qui se traduit par des taux de
réussite scolaire très faibles et des taux de déperdition scolaire (redoublement et abandon)
très élevés ;
des caractéristiques physiques inadaptées à l’apprentissage et à l’élève (nombre élevé
d’élèvesparclasse,santéprécaireetmalnutrition) ;
des enseignants peu motivés par des salaires très bas ;
un personnel des directions en nombre insuffisant et souvent sous-qualifié ;
une faible durée effective de l’année scolaire découlant de l’instabilité sociale et
politique ;
un enseignement fondamental et secondaire qui prépare mal les élèves au marché du
travail ;
une inadaptation des programmes et curricula des niveaux fondamentaux ou secondaires ;
une faiblesse de la gouvernance, notamment en matière de planification, de pilotage, de
suivi et de contrôle du système. »
Cette description de l’état actuel de l’éducation haïtienne pourrait faire croireque l’éducation
n’est pas centrale au projet dedéveloppementdel’Étathaïtien. Par contre, il est à noter que le
droit à l’éducation se retrouve dans la formulation de pas moins de quatorze articles de la
Constitution haïtienne de 1987. La lettre et l’esprit de ces textes reflètent les plus hautes
préoccupations démocratiques et de justice sociale. Ce sont les articles 32 (garantie aux droits à
l’éducation),32-1(l’éducationestàlachargedel’Étathaïtien et des autorités territoriales), 38-8
(garantied’accèsàl’éducation pour les élèves avec besoins particuliers) qui y font spécialement
référence. Par contre, la Constitution reste muette quant au degré de qualité de l’éducation à
laquelle les élèves haïtiens ont droit. Cette question demeure tout entière au cœur des
préoccupations de la société haïtienne jusqu’àcejour.Cette question demeure primordiale pour
toute société qui veut promouvoir son autonomie politique, économique, culturelle, et sociale.
Dansson Rapportmondial desuivisur l’éducationpour tous,l’UNESCO (2005, p. 30) fait le
constatsuivantsurl’importance d’assureruneéducationdequalitépourtous et toutes :
« La qualitédel’enseignementdispenséauxélèves etlaquantitédecequ’ilsapprennent
peuvent avoir un impact crucial sur la durée de leur scolarité et sur leur assiduité à
l’école.De plus, ladécision desparentsd’envoyerounon leurs enfantsà l’écolea des
chances de dépendre de l’opinion qu’ils se font de la qualité de l’enseignement et de
l’apprentissagequi ysont dispensés – de la question de savoir si aller à l’école vautle
temps et le coût que cela implique pour leurs enfants et pour eux-mêmes. Les rôles
instrumentaux de la scolarisation – aider les individus à atteindre leurs propres objectifs
économiques, sociaux et culturels et aider la société à être mieux protégée, mieux servie
par ses dirigeants et à être plus équitable sur des points importants – seront renforcés si
l’éducationestdemeilleurequalité. »
51
Le présent chapitre traite des manières dont la notion de qualité est perçue dans le contexte
haïtien selon la perspective des interlocuteurs et interlocutrices qui se sont exprimés sur ce sujet.
Dansla première partie de cechapitre, nous tentons d’arriver àunedéfinition conceptuelle et
opérationnelle de la notion de qualité en éducation qui sera utilisée commecadred’analysedes
propos tenus par nos interlocuteurs et interlocutrices haïtiens et haïtiennes actifs dans le paysage
éducatif. En deuxième partie, nous engageons le lecteur dans une brève discussion sur l’état
actueldel’éducationfondamentaleenHaïti.En troisième lieu, nous identifions les dimensions
qui sont centrales à la notion de qualité du point de vue de nos interlocuteurs et interlocutrices
haïtiens et haïtiennes.
Décortiquer la notion de qualité
Étienne (2008, pp. 35-36) a recensé la littératuresurlaqualitédel’école. Ses constats suggèrent
que la notion même de qualité est polysémique. Le terme peut renvoyer à des réalités diverses,
voire même contradictoires. La notion est souvent floue. Son utilisation varie selon les intérêts et
les contextes d’émergence et d’application. Selon les cas, elle sera plus descriptive que
normative ; elle évoquera tantôt une caractéristique, tantôt un attribut. La notion de qualité
diffère en fonction de l’unité de référence à laquelle elle s’applique. Ainsi, un élève ou un
enseignant, une école ou une circonscription scolaire, un système d'enseignement régional ou
national peuvent avoir un nombre indéterminé de qualités ou de caractéristiques essentielles. On
peut aussi employer le terme dans un sens général ou collectif : dans ce cas, la notion de qualité
ne sera plus seulement le synonyme d'un attribut ou d'une caractéristique, mais se rapportera à
l'essence d'une entité. Il serait alors plus exact de parler de la qualité de l’objet évoqué, qu'il
s'agisse d'une école ou d'un système. Ces significations peuvent être considérées comme
descriptives,cequin’empêchepasqu'ellessoientcontroverséesquandlescaractéristiquesjugées
essentielles ne sont pas partagées unanimement par les observateurs, groupes d'intérêt ou
intervenants qui visent à la déterminer.
Toutefois, lorsqu'on attribue à la notion de qualité un sens normatif, celle-ci prend une
importance et une portée politique plus grandes par rapport à un cadre normatif. Les
dictionnaires la définissent comme degré plus ou moins élevé d'une échelle de valeurs ou bien
« attribut, caractère, propriété ». Dans ce contexte, la notion de qualité peut signifier un degré
d’« excellence » couvrant d'une part la valeur qui relèved'unjugementetd’autrepart le rang
qu’occupel’objet considérésurune échelle impliciteallantde l’« excellent » au « médiocre ».
Cependant, le problème qui se pose n’estpaslimitéau« degré »delamanifestationd’unattribut
donné, étant donné la pluralité des indicateurs. Il relève aussi de la hiérarchie et de la
complémentarité des différents attributs de la qualité et leur positionnement les uns par rapport
aux autres d’une façon cohérente et opérationnelle. La notion de qualité requiert donc une
réflexion qui prend en considération non seulement les divers indicateurs et attributs, mais aussi
un cadre conceptuel qui régit leurs relations de manière à ce que l’ensemble de ces attributs
renvoit aux finalitésmêmesdel’enseignement.
Climat scolaire et qualité del’éducation
Comme nous l'avons indiqué auparavant, iln’existepasdedéfinition univoqueetconsensuelle
de la notion d’éducation de qualité, étant donné le fait que chaque individu, communauté,
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politicien ou professionnel en éducation utilise une large palette de modèles plus implicites
qu’explicitessurlesujet. Pourtant, plusieurs auteurs associent la notion de qualité del’éducation
à des facteurs assimilés à un climat scolaire tels que l’engagement, la motivation, le jugement
qu’ontlesparents,leséducateursetlesélèvesdeleurexpériencedelavieetdutravailauseinde
l’école, les relations didactiques, sociales et émotionnelles entre les enseignants, les élèves et les
communautés, la qualité du leadership et des éducateurs, la grandeur et la composition des
classes ainsi que le climat organisationnel et le style de leadership (Brault, 2004; Bressoux, 1994;
Cohen et al. 2009; Janosz et al, 1998).
Le choix d’une approche systémique et contextuelle au débat autour de ce que constitue une
éducation de qualité reliée à un climat scolaire donné apparaît dominant dans la littérature
récente. De même, un fort consensusexistepourconsidérerlaqualitédel’éducation comme le
résultat d’un processus complexe et mouvant d’où découle la nécessité de construire une
définition multifactorielle de ce qui est perçu comme étant une éducation de qualité.
Au-delà de la question portant sur les effets du « climat scolaire » sur la qualitédel’éducation,il
convient de se demander : « Quelles composantes du climat scolaire sont associées avec quels
aspects de ce que l’on définit comme étant une éducation de qualité?». Pour le groupe de
recherche School Climate Center, le climat scolaire renvoie à la qualité et au style de vie à
l’école