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L'Identité Musicale Irlandaise

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Abstract

Les opinions sur la musique traditionnelle irlandaise sont désormais multiples, et ses acteurs se rencontrent dans le monde entier : on devra voir dans ces faits une confirmation de l'extraordinaire renouveau culturel à l'œuvre en Irlande aujourd'hui La reconnaissance internationale accordée à la musique établit ainsi un miroir offert à une nation jeune en quête d"identité : toute musique traditionnelle est une phénomène profondément ancré et, bien qu'ils n'en soient pas responsables, ses détracteurs se rencontrent parmi les foules anonymes, rejetant ou ignorant leurs racines. Traditionnelle, folk, populaire, voir nationaliste ou 'world music' : tout cela, et bien plus encore, se rencontre dans cet univers. La polysémie des termes "musique traditionnelle irlandaise" est ainsi la preuve vivante de ce phénomène culturel. Dans cette perspective, la musique traditionnelle irlandaise se trouve aux avant-postes d'une nouvelle identité irlandaise, multiple et pluraliste, symbole de maturité, loin des rêves de pureté culturelle parfois proposés. Considéré il y a peu de temps encore comme conservateur, voire arriéré, ce pays se transforme à l'heure actuelle de façon stupéfiante. Les mentalités y évoluent et les lois y changent. Le développement phénoménal de la musique irlandaise depuis les années soixante-dix peut être considéré comme le signe avant-coureur de ce phénomène qui ne fera que s'amplifier, et Il ne serait pas si étonnant que ce pays jeune et méconnu trace une voie inédite et fasse figure d'exemple pour les autres pays occidentaux au cours des décennies à venir. =================================== Opinions about Irish traditional music today differ greatly, and its actors are to be met all over the world : one should undoubtedly see in these facts a confirmation of the incredible cultural renewal at work in Ireland today. The international recognition that music is thus granted establishes an actual mirror offered to a young nation in search of an identity : any traditional music is a deeply rooted phenomenon and, though they should not be held responsible, its main detractors are to be found among the anonymous crowds, whether uprooted or rejecting their roots. Traditional, folk, popular, even nationalist and 'world music' : all this, and much more, is to be found in this universe. The polysemic value of the terms " Traditional Irish Music " is then living proof of the vitality of this cultural phenomenon. In this perspective, traditional Irish music finds itself at the outpost of a new Irish identity, manifold and pluralistic, a symbol of maturity, far from the dreams of cultural purity sometimes proposed. Considered not so long ago as deeply conservative, if not backward, this country is now moving at a stunning pace. Mentalities change and laws are passed. The phenomenal development of Irish music since the seventies can then be regarded as the forerunner of this ever-growing phenomenon. It would then not be such a surprise to see this young and underrated country show an original path and act as an example for other occidental countries in the decades to come.
An Dianav a rog ac’hanoun
(L’inconnu me dévore)
Thomas Dobrée
(“ Tour des Irlandais ”, Nantes)
Do Christa, mo cheoil tú !
PRELUDE
Remerciements
Tomás, Mary, Sinéad & Fionnuaghala O’Sullivan ; Áine Moriarty,
Séamus Griffin & Nathan; Donal Moroney, Susan von der Geest & Laura.
Bridie & Tim Moroney. Seán Moriarty (R.I.P.) & Mary. The Hanafins & the
Gallaghers, Miltown, the O’Reillys, Killorglin, and all the people of Killorglin
& Miltown Co. Kerry.
Rozenn Dubois, Jean-Pierre Pichard et tous les acteurs du Festival
Interceltique de Lorient.
Les enseignants des Centres d’Etudes Irlandaises des universités de
Lille III et Rennes II, et plus particulièrement Catherine Maignant, Richard
Deutsch & Jean Brihault.
Nicholas Carolan and everyone at The Irish Traditional Music Archive.
Les permanents et bénévoles de Dastum Rennes.
Gierard Manning, the Ceolas Archive’s main man, University Stanford,
Ca.
Serge et Jo Poyroux, Yves Pailler, Alain Monnier, Harry Bradshaw,
Donal Lunny, Yann Goasdoué, Pierre Josse, Yves Bourdaud, Hervé
Yesou.
Buíochas le Microsoft, I.B.M. agus U.S. Robotics.
To John, Paul, Georges & Ringo, I stand in awe and debt, The Without
Whom.
PRELUDE
There seems to be a curious
delight in the feeling that the stranger
knows far more than oneself and yet
- being a stranger - understands
nothing ”.
Conor Cruise O’Brien, States of
Ireland.
En une quinzaine d’années, l’Irlande a su m’offrir bien autre chose que
des paysages pluvieux et des pubs surchauffés : les portes toujours
ouvertes des maisons colorées me sont devenues familières, les
premières phrases hésitantes ont cédé la place à de longues discussions
près de la cheminée et, tout naturellement, les mugs et tea-cosy ont fait
place aux instruments de musique. Dire combien je dois d’instants
d’éternité à quelques Irlandais serait donc incomparablement plus périlleux
qu’expliquer par le menu les tenants et aboutissants de la musique
traditionnelle irlandaise en Irlande.
Evoquer conjointement la musique traditionnelle et l’identité
irlandaises en quelques centaines de pages pourrait d’ailleurs paraître une
gageure, ces deux éléments étant tour à tour les plus discrets et les plus
impalpables de la société irlandaise. Que ce travail soit, en outre, réalisé
par un non-irlandais ne manquera pas de frapper ou d’étonner.
Ce sont cependant ces obstacles mêmes qui m’ont rendu cette étude
passionnante et fascinante, car les avantages et inconvénients d’un tel
PRELUDE
travail sont évidents : en offrant une vision extérieure, elle sera tout à la
fois détachée des a priori inévitables auxquels serait confronté tout
Irlandais examinant sa propre société, mais en proie à d’autres préjugés ;
profondément ancrée dans la réalité quotidienne d’une activité sociale qu’il
m’a été donné de connaître, elle souffrira pourtant de l’impossibilité de la
vivre au jour le jour.
Une telle volonté de faire connaître l’Irlande et de partager une
passion si envahissante ne serait pourtant rien si elle n’était pas
accompagnée d’une interrogation personnelle perpétuelle sur l’image de la
musique traditionnelle dans le monde, cette musique généralement
classée chez les disquaires entre les musiques de films et les musiques
dites “ d’ambiance ” et dont la seule évocation fait sourire les plus
intolérants. Cette cohabitation entre des musiques pluriséculaires et
d’autres que je qualifierai volontiers de “ PPH 1 est d’ailleurs hautement
représentative des intenses conflits qui sous-tendent aujourd’hui les
sociétés occidentales.
Le plus souvent taxée de monotonie, “ c’est toujours la même chose ”,
considérée comme dépassée et inaudible, “ quel crin-crin ! ” ou “ quel ouin-
ouin ! ”, la musique traditionnelle aux yeux du grand public semble ne plus
avoir de raisons d’être ; mais quiconque chérit au plus profond de lui l’une
(ou plusieurs) de ces musiques aura souhaité tordre le cou une fois pour
toutes à ces critiques ressenties comme profondément injustes.
Il est vrai que les rythmes et caractéristiques de toute musique
traditionnelle résultent de pratiques anciennes et se perpétuent vaille que
vaille, loin des courants et des modes sans pour autant y échapper
totalement. Mais pour ce qui est de la monotonie, l’argument ne saurait
être plus valide que l’opinion d’un adepte du rap sur l’opéra. Et vice-versa.
Aimer la musique classique et/ou le rap n’empêche d’ailleurs nullement
d’apprécier les musiques traditionnelles, tout comme parler gaélique n’a
jamais empêché quiconque de parler français, et anglais, et tchèque, etc.
A l’image du multilingue partageant ses plaisirs entre plusieurs cultures, on
PRELUDE
peut aimer Schubert ET John Lee Hooker, Peter Gabriel ET Atahualpa
Yupanqui.
Il est en outre indéniable que la musique telle qu’elle est jouée
aujourd’hui en Irlande plonge ses racines dans des couches relativement
profondes de l’Histoire, ce qui ne signifie pas qu’elle ne puisse pas être
moderne. Une musique traditionnelle est une musique enracinée et, bien
qu’ils n’en soient pas responsables, ses principaux détracteurs se
confondent souvent avec les foules anonymes, urbaines, déracinées ou
récusant leurs racines pour diverses raisons, essentiellement liées au rejet
d’une image de pauvreté ou d’inculture. N’est-il pas frappant de constater
avec quelle véhémence les populations occidentales du XXe siècle ont
choisi de se couper de leurs racines.
En une génération un homme peut devenir fermier, commerçant, voire
fonctionnaire. Parlez-lui alors du ‘bon peuple’ et il vous répondra “ Ah! je
me souviens de mon enfance ”, ou bien “ Je me rappelle que ma mère
faisait telle et telle chose ”, ce qui ne signifie plus rien pour lui car sa vie
ne rentre plus dans cet antique cadre.2
Ces propos étant bien entendu valables pour l’Irlande, ils constituent
l’un des principaux tiraillements de l’identité moderne et nous offriront
notre point de départ, considérant que l’étude de la musique irlandaise,
parmi d’autres éléments de la culture irlandaise, peut largement contribuer
à une meilleure compréhension de cette société encore mal connue.
1 Les années soixante, tournant dans l’histoire de la consommation occidentale,
nous ont offert ce terme qui signifie ‘Passera Pas l’Hiver’.
2 Seán O’FAOLAIN, Les Irlandais, Spezet, Coop Breizh, 1994 (1ère éd. 1947,
Pelican, trad. de E. Falc’her-Poyroux), p. 83-84.
OUVERTURE
“ Je ne crois pas qu’il y ait
de population sans
musique ; probablement il
n’en a jamais existé ”
Claude Lévi-Strauss, La
Quinzaine Littéraire, 1er
Août 1978.
Si l’image de la musique traditionnelle dans le monde se résume
souvent à quelques onomatopées condescendantes, celle de la musique
traditionnelle irlandaise se trouve généralement réduite à un seul mot : le
pub, parfois accompagné par une marque de bière aux teintes brunes et
blanches.
Le fait apparaît donc banal aujourd’hui : l’Irlande est l’un de ces pays
dont la renommée aux yeux du grand public est en partie fondée sur la
musique. Les touristes y affluent chaque année par milliers, cherchant
dans tel ou tel guide le pub qui saura leur offrir cette soirée inoubliable
dont ils pourront parler à leurs amis à leur retour et qu’ils chériront peut-
être pendant des années ; les musiciens irlandais sillonnent le monde des
festivals, de New York à Lorient, de Glastonbury à Ludwigshafen, et l’on
ne compte plus les artistes que l’Irlande a offerts à la culture rock
internationale, de U2 aux Cranberries, en passant par Van Morrisson, Rory
Gallagher, Thin Lizzy, The Undertones, Bob Geldof, Sinéad O’Connor,
OUVERTURE
Clannad, Enya, Hot House Flowers, The Corrs, Hot House Flowers et bien
d’autres.
S’il est donc indiscutable que la littérature et le théâtre originaires
d’Irlande purent, dès la fin du XIXe siècle, esquisser une distinction
culturelle entre l’Irlande et la Grande-Bretagne aux yeux du monde, nul ne
peut contester que ce rôle est également celui de la musique en cette fin
de XXe siècle. La liste des groupes de musique rock venus d’Irlande
s’allonge aussi vite que son équivalente anglaise, pour dix fois moins
d’habitants. Un tel phénomène ne saurait être le fait du hasard et ne peut
que plonger ses racines dans une Histoire musicale aussi passionnante et
mouvementée que l’Histoire de l’Irlande elle-même. Car la musique, qu’on
la nomme traditionnelle, populaire, folklorique ou ethnique, englobe avec
elle un ensemble symbolique de faits sociaux complexes, de
communications, d’échanges, d’identifications auquel l’individu répond plus
ou moins directement et plus ou moins consciemment :
Une musique ne se définit en effet pas seulement par ses structures
acoustiques et par les moyens techniques nécessaires à leur réalisation,
mais tout autant par sa substance et ce qu’elle implique, à savoir
notamment un réseau cohérent de significations, une fonction spirituelle
précise, une efficacité psychologique, et éventuellement rituelle attestée,
un rôle traditionnellement assigné à ses producteurs et ses récepteurs, et
enfin des modes de propagation adéquats.3
Il semble donc acquis, d’une part que les musiques traditionnelles
reflètent un “ quelque chose ” d’infiniment plus vaste que ce qu’elles
laissent entrevoir et, d’autre part, que l’Irlande présente un terrain de
recherche particulièrement attractif sur ce plan. Il nous apparaît
dorénavant essentiel, le sujet ayant finalement été peu étudié sous cet
angle, de conjuguer les deux points de vue et de montrer en quoi la
musique en Irlande signifie bien davantage qu’un passe-temps ou qu’une
3 Laurent AUBERT, “ Musiques traditionnelles et sociétés contemporaines ”,
L’Aquarium , Musique et Politique, revue du CRAP, Université Rennes I, N°11/12, 1993
p. 14.
OUVERTURE
activité médiatique, bien que ces deux éléments ne lui soient pas
étrangers.
La musique étant, comme nous venons de l’évoquer, essentiellement
définie par deux aspects, l’un plus physique et concret, l’autre plus
sociologique et abstrait, il importe dès à présent que le cadre de nos
recherches soit précisé.
Celui que nous nous sommes fixé arbitrairement ne comprend pas les
musiques savantes dites ‘classiques’, ni les musiques considérées comme
‘populaires’ dans l’acception commerciale du terme, bien que les limites
soient souvent beaucoup plus incertaines qu’il n’y paraît. Nous leur avons
cependant accordé un intérêt dans leurs rapports avec les musiques
issues d’une tradition essentiellement populaire, que nous estimons
d’autant plus dignes d’intérêt qu’elles ont somme toute été grandement
délaissées jusqu’à présent.
Si notre but pourra, entre autres, consister en une évaluation de ce
que fut et de ce qu’est la musique traditionnelle irlandaise, il ne saurait être
question ici de nous substituer aux musicologues en analysant par le
menu les gammes et modes des musiques utilisées en Irlande depuis
l’Antiquité. En revanche, il sera de notre ressort d’éclairer, dans l’état
actuel des connaissances en la matière et sans négliger quelques aspects
techniques pertinents, toutes les facettes d’une partie encore trop
méconnue de la société irlandaise et qui constitue, selon toute
vraisemblance, un élément particulièrement dynamique de sa culture :
[l’artiste] est, après tout, le producteur authentique des objets que chaque
civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage
durable de l’esprit qui l’anime 4.
Comme dans de nombreux pays aujourd’hui, le fait musical se pose
donc en Irlande en termes identitaires. En se risquant à une allégorie
maritime, il serait aisé d’expliquer que l’identité irlandaise est un océan
dont la musique est le sel : l’un est l’autre en partie. Il ne saurait donc être
OUVERTURE
question ici de musicologie, et nous laisserons aux spécialistes en la
matière la tâche ardue et aride consistant à isoler sur la partition les
éléments distinctifs d’une musicalité irlandaise. L’ethnologue n’est pour sa
part qu’un simple plongeur cherchant à comprendre sans nécessairement
chercher à s’adapter.
Il s’agira davantage, pour ce qui nous concerne, de mettre en
évidence les formes de vie découlant de notre salinité métaphorique. Ainsi
pouvons-nous distinguer plusieurs axes de recherche, tels qu’ils ont été
définis, entre autres, par Denis-Constant Martin :
Je verrais trois grands thèmes (...) : une sociologie des conditions de
production de la musique au sens non seulement économique (...) mais
aussi culturel ; une sociologie des goûts musicaux (donc des styles et des
modes et de leurs évolutions, de leurs influences mutuelles, en y
rattachant une sociologie des innovations musicales et des manières dont
elles sont reçues) ; enfin une sociologie de la communication
musicale (...).5
Ce sont donc ces trois éléments qui, sans pour autant composer le
schéma directeur de notre étude, en constitueront l’arrière-plan : définition
des milieux culturels produisant de la musique, examen de l’évolution des
styles musicaux et des innovations techniques, analyse de l’évolution des
transmissions traditionnelles de la musique en Irlande.
L’étude de la musique traditionnelle irlandaise n’est pas chose récente
dans l’île même, différentes approches étant possibles et ayant été tentées
depuis les premiers écrits sur le sujet, au XVIIIe siècle. Si nous abordons
ainsi naïvement une facette de la musique traditionnelle irlandaise,
nommément son étude et son analyse, nous constatons rapidement et
avec étonnement que le sujet fascine, intrigue et génère des querelles
depuis environ un siècle. Il n’y a donc pas de monolithisme musical
comme on serait porté à le croire de prime abord et comme cela fut
4 Hannah ARENDT, La Crise de la Culture (Between Past & Future, 1954, trad.
Patrick Lévy dir.), Paris, Gallimard, 1972, p. 257.
5 Denis-Constant MARTIN (entretien avec Alain Darré), “ Quelle Méthodologie pour
l’Analyse des Phénomènes Musicaux ”, L’Aquarium , Musique et Politique, op. cit.
(1993), p. 28.
OUVERTURE
longtemps le cas, mais de multiples écoles de pensée résultant d’analyses
divergentes portant essentiellement sur les origines et les buts de la
musique traditionnelle irlandaise. La pensée monolithique à laquelle nous
faisons référence concerne principalement les collecteurs et chercheurs
des XVIIIe et XIXe siècles, bien que l’on en retrouve ici et là quelques
traces au XXe siècle, car il ne fait aucun doute que pour les principaux
participants à cette grande entreprise le but était avant tout patriotique, ni
plus ni moins que pour les dramaturges, poètes et écrivains de la même
époque.
Dans un univers culturel enclin à la mythification et à la vénération du
passé, il nous faudra donc, sans omettre d‘analyser ces tendances elles-
mêmes, tenter d’établir des faits incontestables avec la plus grande
précision grâce à ce que l’historien T. W. Moody décrivait comme “ une
recherche continue, investigatrice et critique de la vérité sur le passé ”6.
La particularité du renouveau musical se situera dans le fait qu’un
certain nombre d’autres actes culturels l’ont précédé ou accompagné,
parfois avec succès. La langue gaélique, la littérature, le sport, ou le
théâtre furent à diverses époques les vecteurs de courants de pensée
identitaires : l’intérêt résidera ici, outre dans leur émergence parallèle,
dans leurs similitudes et différences.
Immanquablement, cette tentative d’identification nous conduira à
délimiter un certain nombre de valeurs. Longtemps, les historiens irlandais
favorisèrent une vision plus sentimentale que strictement scientifique de la
musique et de sa valeur identitaire. Ils eurent cependant tous la volonté de
définir par la théorie ce qu’était la musique traditionnelle irlandaise. Notre
premier obstacle sera bien entendu de délimiter l’ensemble de ce qui doit
être évoqué ici. Afin de ne pas limiter indûment notre corpus, il nous faudra
considérer comme objet d’étude tout ce que la population irlandaise
contemporaine appelle “ musique traditionnelle irlandaise ”, bien que ces
6A continuing, probing, critical search for truth about the past ”, T. W. MOODY,
Irish History and Irish Mythology ”, Hermathena, N° CXXIV (été 1978), p. 23, cité par
Terence BROWN, Ireland, A Social & Cultural History, 1922-1985, Londres, Fontana
Press, 1985, p.292-293.
OUVERTURE
termes fassent sans doute référence à des réalités disparates, comme
nous le verrons.
Traditionnelle, folk, populaire, voire folklorique : tout cela, et même
bien davantage, la musique traditionnelle irlandaise peut l’être. C’est ce
problème de définition qui constitue le premier intérêt de cet univers
musical car il en démontre la vitalité et le caractère extraordinairement
insaisissable.
L’expression “ musique traditionnelle irlandaise ” suggère une
démarche en trois étapes. Si la musique peut être définie de manière
satisfaisante comme l’art d’organiser rythmiquement et mélodiquement des
sons, le deuxième terme, traditionnel , est l’un des plus débattus à l’heure
actuelle ; utilisé depuis le XVIIIe siècle en Europe, il doit son origine au
latin tradere, léguer ou transmettre, ce qui implique l'idée d'héritage, d’où
l’importance accordée au passé et à l’Histoire depuis les premiers re-
découvreurs de la musique traditionnelle irlandaise, au XVIIe siècle,
jusqu’aux nationalistes fervents du XXe siècle.
Il faut cependant bien reconnaître que, comme beaucoup d’autres, elle
déborde depuis quelques années du cadre de l’île en raison de sa large
médiatisation, offrant et recevant de multiples influences : toute musique
traditionnelle étant par définition en perpétuelle évolution, nous serons
amenés à nous interroger sur ce nouvel état de fait.
La troisième étape de notre étude consistera également, et en partie,
à définir la musique traditionnelle irlandaise. Loin de nous l’idée de la
délimiter ou d’étudier une hypothétique musique irlandaise ‘pure’, car si les
Irlandais reconnaissent peu à peu que l’anglais est tout autant que le
gaélique une langue de l’Irlande, de même il leur faut à présent
reconnaître que les influences extérieures font également partie de la
musique traditionnelle irlandaise.
OUVERTURE
Si la musique aujourd’hui considérée comme traditionnelle en Irlande
est parfois tenue pour un ensemble cohérent par les Irlandais eux-mêmes,
il nous semble raisonnable de considérer qu’elle correspond en fait à
plusieurs définitions et doit donc être appréhendée sous plusieurs angles
de vue. Mícheál Ó Súilleabháin soulignait dans un récent essai les sept
‘dimensions’ définies par un rapport réalisé à la demande d’associations
musicales irlandaises :
- Une forme d’expression culturelle qui représente une caractéristique
nationale déterminante ;
- Un service commercial international ;
- Une source d’emploi pour plus de 10.000 personnes en Irlande
aujourd’hui ;
- L’un des facteurs d’une révolution technologique pour toutes les formes
de diffusion de données ;
- Fondée sur la propriété intellectuelle - la créativité ;
- Qui influe grandement sur d’autres secteurs économiques, en particulier
le tourisme ;
- Un divertissement.7
Si une telle vision peut apparaître comme exagérément synchronique,
allant jusqu’à classer en dernier l’un des deux éléments originels de la
pratique musicale, nous tenterons pour notre part de dégager trois grands
points. Une première différence génératrice d’identité portera sur l’Histoire
de la musique elle-même, c’est-à-dire sur les différents éléments qui la
composent et qui proviennent de sources variées ; il nous appartiendra de
7 “ - A form of cultural expression which is a defining national characteristic ;
- An internationally traded service ;
- A provider of employment for over 10,000 people in Ireland at present ;
- part of a technological revolution in all forms of data diffusion ;
- Based on intellectual property - creativity ;
- It impacts heavily on other sectors of the economy, particularly tourism ;
- entertainment. A Strategic Vision for the Irish Music Industry (1994), cité par
Mícheál Ó SÚILLEABHÁIN, “ All Our Central Fire: Music Mediation and the Irish
Psyche ”, The Irish Journal of Psychology, vol. 15, Nos 2 et 3, Dublin, 1994, p. 335.
OUVERTURE
considérer ici, au moyen de définitions que nous avons déjà évoquées
comme étant arbitraires, ce que fut et ce qu’est la musique en Irlande dans
une perspective évidemment diachronique. Nous mettrons également en
évidence les évolutions et adaptations naturelles inhérentes à la pérennité
de ce fait culturel.
Les musiciens, d’autre part, ne peuvent être considérés comme
appartenant tous à une seule et même catégorie, ne serait-ce qu’en raison
de l’existence conjointe et durable de musiciens professionnels et de
musiciens amateurs ; une approche de la vie musicale en Irlande et de ses
différentes composantes nous permettra donc d’appréhender les origines
du renouveau, ses acteurs et sa potentielle validité comme affirmation
d’une “ irlandicité ”.
La propagation dans l’espace et dans le temps, enfin, ne peut en
aucun cas être considérée comme uniforme tant les modes de
transmission de l’ensemble des faits de culture ont évolué depuis les
premières références antiques à la musique en Irlande. Dans une
perspective plus large, les affrontements et oppositions évoqués dans
notre troisième partie seront l’occasion de rappeler les mythes et réalités
que généra et que génère encore cette activité culturelle, ainsi que la
dynamique qui en découle. Nous nous efforcerons ainsi d’identifier les
bouleversements ayant influencé l’évolution de la tradition, ainsi que sa
perception au sein des sociétés occidentales au XXe siècle, et nous
tenterons d’expliquer pourquoi, à l’inverse de nombreuses autres
musiques traditionnelles, la musique traditionnelle irlandaise a pu leur
survivre.
I - Histoire et histoires de la musique en Irlande
“ Par l’imperfection de sa nature, l’homme
est voué à subir l’écoulement du temps (...)
Le phénomène de la musique nous est
donné à la seule fin d’instituer un ordre des
choses, y compris et surtout un ordre entre
l’homme et le temps ”.
Igor Stravinsky, Chroniques de ma Vie.
S’il ne fait pas de doute que la musique tient en Irlande une place tout
à fait particulière, on constatera en outre que les diverses tentatives
d’explications historiques à ce sujet ont longtemps été teintées d’un certain
patriotisme. Les musiques traditionnelles se voient de ce fait conférer un
caractère immuable et éternel ; à écouter certains discours, on pourrait
même croire que les druides dansaient la jig, ou que les ballads
irlandaises datent du Haut Moyen Age. Il s’en faut de beaucoup et nous
débuterons ici par quelques rappels historiques de base, l’objectivité (si
tant est qu’elle puisse exister) n’étant possible qu’en remontant aux
origines de ce qui constitue aujourd’hui la musique traditionnelle irlandaise.
Chronologie
- L’Antiquité
La société celte, importée en Irlande au plus tard vers le premier
siècle avant Jésus-Christ, était divisée en trois compétences ou fonctions
HISTOIRE ET HISTOIRES
(sacerdotale, guerrière, artisanale), selon les catégories mises en
évidence par Georges Dumézil et également applicables à l’ensemble des
peuples indo-européens. En Irlande comme ailleurs, la musique trouve
essentiellement son origine dans la religion8.
Première des trois, la classe sacerdotale irlandaise était subdivisée en
trois branches (druide, file, devin), elles-mêmes subdivisées en plusieurs
catégories, dont les cruitire, les harpeurs9 de cour. Grâce aux manuscrits
médiévaux10 dépeignant un mode de vie antique, on peut établir que les
premiers musiciens irlandais dont nous avons connaissance étaient des
harpeurs (cruitire, cf. l’Irlandais Moderne cruit, ‘petite harpe’), musiciens de
cour accompagnant les poèmes des file, les bardes. Parmi les musiciens,
seuls les harpeurs étaient élevés au rang de noble, sans cependant
atteindre la valeur d’un barde : “ Cruit is e aen dan ciuil indscin, dliges sairi
cen imted la hordam ; sairi boareich tuise do ” (“ la harpe est un art musical
auquel est due la noblesse sans accompagnement d’un autre rang de
noblesse. Il lui est dû la noblesse d’un possesseur de bétail [dont le prix de
l’honneur est de quatre vaches] ”).11
La harpe jouée en Irlande durant l’Antiquité était cependant très
différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, d’ailleurs appelée
‘Harpe Celtique’ par la communauté musicienne mondiale contemporaine.
Le terme cruit semble signifier en Vieil Irlandais une ‘lyre’, la différence
avec la harpe tenant pour l’essentiel à l’absence de colonne fermant
l’instrument sur le troisième côté, qui ne fut introduite en Irlande qu’à partir
8 Pour toute cette section, voir l’ouvrage francophone fondamental sur la question:
Christian-Jacques GUYONVARC’H et Françoise LE ROUX, Les Druides, Rennes,
Ouest-France Université, 1986, et plus particulièrement pp. 42-43 et pp. 142-143.
9 Les musiciens traditionnels font la distinction, la langue anglaise le permettant,
entre ‘harper’ et ‘harpist’, ce dernier ayant une formation classique alors que le premier a
au départ une formation orale. Par extension, le milieu musical traditionnel francophone
la fait également, ce qui nous pousse, ici et dans l’ensemble de cette étude, à néologer
sans vergogne et à parler des ‘harpeurs’ irlandais pour les musiciens non-classiques,
quelle que soit l’époque.
10 On pourra se référer à la principale traduction française actuellement
disponible des textes médiévaux dans Christian-Jacques GUYONVARC’H, Textes
Mythologiques Irlandais, Rennes, Ogam-Celticum N°11/1 & 2, 1978-1980.
11Ancient Laws of Ireland ”, vol. V, p. 106, cité et traduit par Christian-Jacques
GUYONVARC’H et Françoise LE ROUX, Les Druides, op. cit., 1986, p. 143.
HISTOIRE ET HISTOIRES
des VIIIe ou IXe siècles, ce qui nous conduit à insister sur la nécessité de
ne pas imaginer des cruitire jouant sur de grandes harpes.12
Les références à la musique jouée sur cette petite harpe (‘bardique’)
dans les récits mythologiques en attestent l’importance. Le passage le plus
instructif (et le plus cité) à ce sujet concerne la venue de Lug à la capitale
Tara, dans la première version de La Seconde Bataille de Moytura :
“ Qu’on nous joue de la harpe ”, dirent les troupes. Le jeune guerrier joua
alors un refrain de sommeil aux troupes et au roi la première nuit. Il les
jeta dans le sommeil depuis cette heure-là jusqu’à la même heure du jour
suivant. Il joua le refrain de sourire et ils furent tous dans la joie et la
gaieté. Il joua le refrain de tristesse, si bien qu’ils pleurèrent et se
lamentèrent.13
Trois épreuves, dont l’épreuve musicale jouée sur la harpe du Dagda,
décideront Nuada à confier l’organisation de la lutte contre les Fomoire à
Lug. Dans une convention toute littéraire, les trois airs joués par Lug
correspondent à une division que l’on retrouve dans plusieurs manuscrits :
les Ge(a)ntraí(ge), ou musiques joyeuses; les Goltraí(ge), ou lamentations;
les Suantraí(ge), ou berceuses. Une telle classification semble cependant
n’avoir été, à l'image du droit Brehon, qu’une simple théorie, et ne peut
dans l ’état actuel de nos connaissances prendre une quelconque valeur
technique.
Il nous faut également mentionner que, selon les multiples sources
généalogiques des dieux, cette tripartition pourrait tirer son nom des trois
fils de Uaithne et de Boand (la déesse-rivière Boyne). Une autre allusion
importante à la harpe figure dans le même manuscrit, paragraphes 162 et
163, lorsque le Dagda vient libérer des Fomoire son harpeur Uaithne14 ; il
appelle sa harpe accrochée au mur, dans laquelle sont renfermées toutes
les mélodies, puis leur joue à son tour les trois modes cités ci-dessus,
12 Pour plus de détails voir la section ‘la harpe’ du chapitre sur les instruments ; pour
la harpe dans l’Antiquité, voir Joan RIMMER, The Irish Harp, Cork, The Mercier Press,
1977 (1ère éd. 1969).
13 Manuscrit Harleian 5280 (Oxford), “ Cath Maighe Tuireadh , paragraphe 73.
Traduction française de Christian-Jacques GUYONVARC’H, Textes Mythologiques
Irlandais, op. cit., 1980, § 73, p. 52.
14 Uaithne est également dans certains récits le nom de la harpe elle-même.
HISTOIRE ET HISTOIRES
s’échappant pendant le sommeil des Fomoire provoqué par le dernier
mode, celui du sommeil.
Il ne fait aucun doute, au vu de ces considérations, que la musique
interprétée par les cruitire, outre une valeur magique attestée par les
textes médiévaux, établit un lien fondamental entre l’homme et les dieux.
Les traces laissées dans l'inconscient collectif irlandais par cette tradition
aristocratique fondée sur la harpe sont de ce fait non négligeables. Elle
devint plus tard l'emblème du pays et figure sur sa monnaie qui, elle-
même, récompense pour la qualité de son sombre et mystérieux breuvage
une entreprise qui l'utilise comme logo. Une telle tradition (au sens
moderne et dans l'acception la plus large du terme), doit sa force à la
persistance de l'ordre gaélique, au sein duquel les harpeurs jouèrent le
même rôle de musicien de cour, jusqu'au dix-septième siècle.
Contrairement à la harpe, la cornemuse n’eut jamais qu’un rôle
guerrier ou de divertissement populaire, et n’a donc jamais pu prétendre à
ce caractère aristocratique devenu mythique au fil des siècles.
Sur un plan plus strictement musicologique, la question de
l’appartenance de la musique irlandaise au plus vaste corps de la musique
européenne reste posée. Si Breandán Breathnach estime dans un article
paru en 1968 que “ La musique populaire irlandaise est, à la base, une
branche de la musique européenne 15, le compositeur Seán Ó Riada
expliquait au contraire dans ses émissions de radio en 1962, dont le texte
fut publié en 1982, soit onze ans après sa mort : “ la première chose à
remarquer, bien entendu, est que la musique irlandaise n’est pas
européenne. Cette évidence même a jusqu’ici obscurci de nombreux
propos ”.16
15Fundamentally, Irish Folk music is a branch of European Music ”. Breandán
BREATHNACH, “ Traditional Music ”, Encyclopaedia of Ireland, Dublin, Figgis, 1968, p.
389. On reconnaît instantanément la prose de Breandán Breathnach qui persista à
utiliser l’expression ‘musique populaire’ (‘folk music’), alors que les chercheurs en la
matière tendent de plus en plus à utiliser les termes de ‘musique traditionnelle’
(‘traditional music’).
16 “ The first thing to note, obviously enough, is that Irish music is not European. The
very obviousness of that has previously clouded some of the implications ”. Seán Ó
HISTOIRE ET HISTOIRES
Les experts contemporains les plus sérieux n’étant pas d’accord entre
eux, on comprend dès lors mieux l’incompréhension que suscite cette
musique traditionnelle dans les milieux non-spécialisés. Les débats restent
donc ouverts et les recherches à ce sujet sont très loin d’être épuisées.
- Le Moyen Age
A partir du Moyen Age, les commentaires se font plus nombreux, en
particulier de la part de divers voyageurs et commentateurs non-Irlandais,
facilitant les recherches moins pour les mélodies jouées et les modes
employés que pour les instruments utilisés. Il semble que la musique et les
musiciens d’Irlande jouissaient déjà au Moyen Age d’une réputation que
l’on qualifierait de nos jours d’internationale et l’on retrouve ainsi un certain
nombre de textes attestant de l’admiration que leur portaient quelques
européens continentaux. Le plus célèbre de ces textes est celui de
Giraldus de Barri, plus connu sous le nom de Giraldus Cambrensis (ou
Giraud de Cambrie, voir pages 65 et infra).
S’il est difficile de se faire une idée claire et concrète des coutumes et
habitudes en rapport avec la musique, il apparaît plus simple de définir les
instruments de musique utilisés au Moyen Age. Les opinions varient
pourtant en ce qui concerne les traductions des termes et la nature même
des instruments.
Sur la foi des recherches de l’érudit Eugene O’Curry, William Henry
Grattan Flood considérait au début du siècle17 que les instruments utilisés
avant l’arrivée des Anglo-Normands pouvaient être classés en neuf
catégories : les harpes (cruit et cláirseach), les autres instruments à
cordes (Psalterium, Nabla, Timpan, Kinnor, Trigonon, Ocht-tedach), le
hautbois ou flûte (Buinne), deux sortes de cornes (les Bennbuabhal et
RIADA, Our Musical Heritage, Portlaoise, The Dolmen Press, 1982, p. 19. Il s’agit en
réalité d’une transcription des émissions de radio proposées de juillet à octobre 1962 sur
Radio Éireann, publiée sous la direction de Seán Ó Tuama et de Tomás Ó Canainn.
17 William Henry GRATTAN FLOOD, A History of Irish Music, Dublin, Browne &
Nolan, 1927 (1ère éd. 1904), Chapitre III.
HISTOIRE ET HISTOIRES
Corn d’une part, et le Guthbuinne de l’autre), deux catégories de
cornemuses (Cuislenna et Pipaí), la flûte ou fifre (Feadan), les trompettes
(Stoc et Sturgan), et l’ancêtre du violon (fidil). Il ajoute à cela quelques
percussions : les castagnettes (Cnamha) et les 'branches musicales' (?!)
ou cymbalum (Craebh Ciuil et Crann Ciuil), ce dernier terme étant
généralement considéré comme un synonyme de tympanon. Il reste
encore extrêmement difficile de définir avec certitude les différences entre
ces instruments, les confusions étant nombreuses et les traductions
utilisées ou réalisées parfois approximatives.
Breandán Breathnach estime pour sa part18 que le nombre
d’instruments dont l’existence est attestée est beaucoup plus restreint. Le
timpán serait sans rapport avec le tambourin appelé tympanum en latin et
cité par Giraud de Cambrie ; il préfère y voir un instrument à cordes,
ancêtre de la famille des rebecs et des violons, se fondant sur une
description poétique de la Foire de Carman extraite du Book of Leinster,
manuscrit datant vraisemblablement du XIIe siècle. Il cite également parmi
les instruments à vent le buinne et le corn, sortes de trompettes guerrières,
le cuiseach et le feadán, peut-être des ancêtres de la flûte, et enfin le
cuisle cheoil et le píopaí19, premières cornemuses dont seule la première
serait indigène. On retrouvera quelques exemples de ces instruments
sculptés sur des croix du Xe siècle telle que celle dite ‘des Ecritures’ et
située dans l’enceinte du monastère de Clonmacnoise. Y figurent un
musicien jouant de la cornemuse et un autre jouant d’une sorte de lyre à
sommet arrondi (comme celles figurant sur d’autres croix, à Killamery, à
Kinitty, ou sur celle de Kells), dont les premières traces remontent aux
manuscrits anglo-saxons du VIIIe siècle.
Si les représentations d’instruments ont survécu en assez grand
nombre, les instruments moyenâgeux sont extrêmement rares et font
18 Voir Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dances of Ireland, Cork, Mercier
Press, 1977 (1ère éd. 1971), pp. 6-7.
19 Outre le problème courant de l’absence du fada (accent long) en irlandais dans
l’orthographe des recherches effectuées jusqu’au siècle dernier (voire encore
aujourd’hui dans certains cas), les noms des instruments sont extrêmement variables
d’un manuscrit à l’autre et donc d’une étude à l’autre.
HISTOIRE ET HISTOIRES
l’objet d’une attention toute particulière revêtant parfois un caractère de
vénération. A titre d’exemple, la harpe dite ‘de Brian Boru’ conservée à
Trinity College, Dublin, tire son nom du seul véritable ‘ard-rí’ ou ‘haut-roi’
de l’Histoire de l’Irlande, vainqueur des Vikings à Clontarf au prix de sa vie
(1014) ; elle date pourtant, selon les dernières estimations20, du XIVe
siècle, mais quelques ouvrages, tels que celui de Grattan Flood, la datent
du début du XIIIe siècle.21
- La Renaissance
Il est généralement admis que la Renaissance n’eut en Irlande qu’un
effet culturel mineur, mais il nous semble plus simple de désigner ainsi
cette période qui, s’étalant entre les XVe et XVIIe siècles, verra les plus
grands changements s’effectuer au sein de la société irlandaise,
provoquant de ce fait de profonds bouleversements dans la musique en
Irlande ; ceux-ci se produisirent en premier lieu dans l’univers
aristocratique, mais eurent par la suite des répercussions à long terme sur
l’ensemble de la musique traditionnelle irlandaise.
L’iconographie du XVIe siècle nous offre encore des illustrations de ce
que fut la vie en Irlande au sein de “ l’Ordre Gaélique ” alors en place :
parmi les plus célèbres, “ The Image of Ireland ” de John Derrick, conçu en
1578 et publié en 1581. La musique évoquée pour cette époque reste
encore entièrement une musique de cour et les deux instruments
privilégiés restent la harpe (pour le plaisir des oreilles et
l’accompagnement des bardes, apologistes et généalogistes), et la grande
cornemuse (pour le combat). On retrouve ainsi un genre de vie considéré
comme très proche de celui décrit dans les manuscrits médiévaux
20 Nous renvoyons de nouveau ici, et pour la plupart des informations sur la harpe, à
l’ouvrage de Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969).
21 On pourra également consulter, pour toute cette partie, l’étude très fournie de
Ann BUCKLEY, “ Music as Symbolic Sound in Medieval Irish Society ”, Music and Irish
Cultural History (Irish Musical Studies N°3), Dublin, Irish Academic Press, 1995, pp. 14-
75.
HISTOIRE ET HISTOIRES
évoquant l’Antiquité irlandaise, mode de vie qui perdurera dans une large
mesure jusqu’au XVIIe siècle dans certaines régions irlandaises.
Mais un changement important de la société irlandaise intervint
graduellement avec la disparition des clans et de leurs chefs. Ceux-ci, en
tant que représentants d’une communauté cédèrent peu à peu la place à
de petits propriétaires :
Depuis l’invasion normande, les chefs tendaient à s’inféoder de plus en
plus, de telle façon que, à chaque reconquête de leurs terres sur les
Normands et leurs successeurs, ils s’en considéraient, non plus comme
chef de tribu, mais comme personnellement propriétaire.22
De chefs locaux et protecteurs de musiciens de cour, ils devinrent de
ce fait des propriétaires terriens accueillant des musiciens itinérants23.
C’est en effet à cette époque que l’on assiste au plus grand déploiement
de statuts visant à lutter (entre autres) contre les musiciens de cour, non
pas en tant que musiciens, mais en tant que représentants d’un monde
dont la couronne d’Angleterre cherchait à se débarrasser. Les Statuts de
Kilkenny de 1366 comprenaient déjà, à côté des textes visant à interdire
aux ‘anglais dégénérés’ le port des cheveux longs, d’un nom gaélique ou
de vêtements gaéliques, ceux cherchant à éliminer les musiciens de cour.
Malgré le peu d’incidence qu’eurent ces statuts sur le monde gaélique, ils
furent réitérés à la fin du XVe siècle puis au XVIe siècle, marquant
l’amorce du déclin définitif des musiciens de cour.
C’est donc sous le règne Tudor (1495-1603), et plus précisément
sous celui de la Reine Elisabeth 1ère que fut publiée en 1564 une loi
interdisant les musiciens itinérants sous le prétexte qu’ils rendaient visite à
leurs hôtes moins pour faire de la musique que pour fomenter quelque
rébellion. Comme nous l’avons dit, cette volonté d’éliminer les harpeurs ne
visait en rien la musique car l’on sait que la Reine Elisabeth entretint elle-
22 Seán O’FAOLAIN, Les Irlandais, op. cit., 1994 (1ère éd. 1947, Pelican), p. 79.
23 On trouvera la seule description du genre de vie que menèrent les musiciens
itinérants les plus favorisés, les harpeurs, dans les mémoires de Arthur O’Neill, publiées
HISTOIRE ET HISTOIRES
même un harpeur du nom de Cormac MacDermott entre 1590 et sa mort
en 1603, date à laquelle il passa au service de son successeur, Jacques
1er24. C’est également de cette époque que datent les premières mélodies
irlandaises incluses dans des collections anglaises (voir pages 255 et
infra), ainsi que le premier livre comportant des airs arrangés pour la harpe
irlandaise.
Pourtant, en vertu d’un arrêté pris en 1654, durant la période qui vit
Cromwell dominer l’Irlande, les musiciens furent obligés d’obtenir un
permis de circulation spécifiant leur religion pour voyager. Les lois pénales
qui s’ensuivirent (à partir de 1695) ne firent rien pour faciliter la vie de ces
instrumentistes autrefois vénérés de l’Ordre Bardique, désormais réduits
au rang de musiciens itinérants.
- Les XVIIIe et XIXe siècles
C’est pourtant durant ces périodes troublées que vécut l’une des
figures les plus étonnantes de la Renaissance en Irlande, le harpeur
Turlough O’Carolan, né près de Nobber, Co. Meath vers 1670 et mort en
1738. Il perdit la vue à l’adolescence et devint, après quelques années
d’études sous la direction d’un certain MacDermott Roe, harpeur itinérant
et compositeur. Bien que de l’avis de ses contemporains il n’ait pas été un
harpeur brillant, il reste néanmoins gravé dans la mémoire collective au
travers de ses mélodies, environ deux cents. Certaines sont clairement
marquées par l’influence baroque de son époque, en particulier par
quelques compositeurs italiens comme Corelli et son élève Geminiani, ce
dernier s’étant souvent rendu à Dublin ; on ignore toujours si les deux
en annexe de l’ouvrage de Donal O’SULLIVAN, O’Carolan, the Life, Times and Music of
an Irish Harper, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1958, pp. 143-183.
24 Voir à ce propos Francis O’NEILL, Irish Minstrels and Musicians, The Mercier
Press, 1987 (1ère édition 1913), p. 28.
HISTOIRE ET HISTOIRES
hommes se sont rencontrés, mais selon toute vraisemblance ce ne fut pas
le cas25.
On voit alors apparaître pour la première fois de l’Histoire irlandaise un
genre que l’on peut globalement qualifier de patriotique, quoique le fait soit
discutable : le Aisling (en gaélique ‘vision’) est une forme poétique
complexe dans laquelle un homme rencontre une belle jeune femme
(spéirbhean, ‘femme du ciel’) ; au terme d’une longue histoire, elle lui
révèle être l’Irlande, attendant le retour sur le trône d’Angleterre du ‘Bonnie
Prince Charlie’ (le Prince Charles Edouard Stuart, dit ‘Le Prétendant’,
1720-1788), depuis que le catholique Jacques II (1633-1701 dit ‘The
Blackbird’) en avait été dépossédé en 1688. Ce genre connut une très
grande popularité au XVIIIe siècle, en particulier dans le sud-ouest de
l’Irlande, car les paroles étaient toujours composées sur des airs déjà
connus de tous. C’est de cette époque que datent les noms féminins
donnés à l’Irlande, tels que Caitlín Ní Uallacháin, An tSeanbhean Bhocht
ou Cáit Ní Dhuibhir. Composé le plus souvent par des poètes-instituteurs
pour circuler par la suite oralement, l’art élaboré des descendants des
bardes rencontrait, pour la première fois, les couches les plus pauvres de
la population26.
Dilution pour certains, dégénérescence pour d’autres, l’Ordre Bardique
disparut bel et bien à la fin du XVIIIe siècle, ne persistant que sous la
forme anachronique de quelques harpeurs survivants : Denis Hempson
mourut en 1807 à l’âge respectable de 112 ans et Arthur O’Neill mourut en
1818 à l’âge supposé de 85 ans (voir page 72). C’est, paradoxalement, au
crépuscule de cette organisation sociale que l’on vit apparaître des
tentatives pour faire revivre la musique qu’elle avait engendrée. Il y eut tout
25 On se reportera pour toute question concernant Turlough O’Carolan à l’ouvrage
de Donal O’SULLIVAN, O’Carolan, the Life, Times and Music of an Irish Harper, op. cit.,
1958.
26 On consultera l’excellent ouvrage de Seán Ó TUAMA, Poems of the
Dispossessed, An Duanaire, 1600-1900, Porlaoise, The Dolmen Press, 1981: Aodhagan
O Rathaille (1670-1726) à Eoghan Ruadh O'Suilleabhain (1748-1784) sont les deux
exemples les plus connus de poètes-instituteurs. On consultera également avec
bonheur le roman de Thomas Flanagan, The Year of the French, Londres, Macmillan,
HISTOIRE ET HISTOIRES
d’abord les rassemblements (ou ‘concours’, ‘bals’, ‘festivals’, suivant les
auteurs) de Granard organisés sur le modèle des concours écossais grâce
au mécénat d’un homme d’affaire irlandais de Copenhague nommé James
Dungan, et qui écrivait :
Il faut déplorer le fait que des personnes haut placées et qui, de par leur
rang ou leur richesse, sont le plus en mesure de faire oeuvre
philanthropique pour leur propre pays sont, j’en suis navré, les moins
disposés à le faire - Je ne tenterai pas de dire s’il s’agit d’une habitude ou
d’une tendance. On me dit qu’elles ne savent rien d’autre de la musique
et de la misère irlandaises que le nom, si grand est leur désir de
promouvoir la musique anglaise moderne.27
Il fit organiser trois concours en 1784, 1785 et 178628 dans sa ville
natale de Granard, le troisième finissant apparemment dans une
atmosphère lourde de jalousie. L’idée fut malgré tout reconduite à Belfast
en 1792 par les membres de la jeune Belfast Harp Society qui confièrent
au jeune Edward Bunting, alors âgé de dix-neuf ans, la tâche de noter tous
les airs que joueraient les harpeurs ce jour-là afin qu’une trace demeure
de l’héritage bardique.
La musique devint donc, à partir du XIXe siècle, l’une des façons
d’affirmer une identité culturelle irlandaise distincte ; comme dans la
plupart des cas, il faut bien admettre que la musique était davantage un
outil qu’une fin en soi, l’un des exemples les plus prégnants étant celui du
journal The Nation fondé en 1842 par Thomas Davis, Gavan Duffy et John
Blake Dillon dont les pages se remplirent bientôt de ballads patriotiques
écrites par ses lecteurs à la demande du premier nommé. Depuis, ces
1979, où le poète-instituteur Owen MacCarthy est un mélange curieux et tardif des deux
personnages réels précités.
27 “ It’s to be lamented that persons placed in high situations, and who have in their
power to do the most good by their rank or wealth for their own country are, I am sorry to
hear, the least disposed to do it - I will not attempt to say by habit or by inclination. I am
informed they know nothing of Irish music or Irish misery only by the name, so great are
their desires to support and promote modern English music ”. Lettre de James Dungan
citée dans les “ Memoirs of Arthur O’Neill ”, in Donal O’SULLIVAN O’Carolan, the Life,
Times and Music of an Irish Harper, op. cit., 1958, p. 162-3.
28 Les dates annoncées sont généralement 1781, 1782 et 1783 (ou 1785), mais il a
récemment été démontré que ces dates étaient fausses: Seán DONNELLY, “ An
Eighteenth Century Harp Medley ”, Ceol - Irish Music, N°1, 1993, pp. 27-28.
HISTOIRE ET HISTOIRES
ballads sont elles aussi devenues partie intégrante du répertoire
traditionnel, en particulier de ce que l’on nomme aujourd’hui les ‘pub sing-
song’, ou soirées chantantes entre amis. Ajoutons également que ce
succès est également dû à l’adoption de ces chants en anglais par un
public urbain à une époque où les campagnes se vidaient de leurs
habitants, particulièrement en raison de la famine du milieu du XIXe siècle.
La plupart des voyageurs en Irlande au XVIIIe siècle se font les
commentateurs du développement spectaculaire des danses populaires :
Tous les pauvres, hommes et femmes, apprennent à danser, et
apprécient particulièrement cet amusement. On a vu un jeune homme en
haillons, sans chaussure ni bas, inviter une jeune fille dans le même
costume à danser le menuet. Chez eux, l’amour de la danse et de la
musique est général.29
C’est alors qu’apparaît, vers le fin du XVIIIe siècle, la figure du ‘Maître
de Danse’ dont la fonction s’est maintenue jusqu’au XXe siècle et qui,
longtemps, fut l’un de ces musiciens itinérants, combinant dans certains
cas son art à la fonction d’instituteur. Certains d’entre eux purent parfois
acquérir leur savoir sur le continent ou en Grande-Bretagne à une époque
où les grandes guerres napoléoniennes (1800-1815) contribuaient à un
brassage très important des populations et des cultures en Europe.
Si les populations rurales continuaient donc d ’adopter et, surtout,
d’adapter sans vergogne toutes les musiques qui parvenaient à leurs
oreilles, Dublin continuait d’ignorer le fait et s’enfonçait dans une
anglicisation musicalement stérile. Il n’y eut pas de véritable mouvement
de renaissance musicale comparable à la Gaelic Athletic Association pour
le sport, à la Gaelic League pour la langue, à la National Theatre Society
pour le théâtre ou à la National Literary Society pour la littérature, qui
portèrent toutes leurs fruits quelques années plus tard. Une première et
timide tentative de renouveau de la musique traditionnelle irlandaise
29All the poor people, both men and women, learn to dance, and are exceedingly
fond of the amusement. A ragged lad, without shoes or stockings, has been seen in a
mud barn, leading up a girl in the same trim for a minuet : the love of dancing and musick
are almost universal amongst them ”. Arthur YOUNG, Arthur Young’s Tour of Ireland
(1776-1779), A. W. Hutton éd., G. Bell & Sons, Londres, 1892, p. 366.
HISTOIRE ET HISTOIRES
échoua sans doute en raison du manque de structure (malgré une
tentative d’association de ce mouvement à la Gaelic League) mais,
surtout, parce que la musique était encore trop associée à la vie rurale,
retardataire, la mode étant aux musiques urbaines telles que le jazz et le
blues apparus aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle.
Un seul petit mouvement avait un petit point commun avec la National
Theatre Society et la National Literary Society : c’est à Londres et sous
l’égide de la Gaelic League que l’on vit apparaître, sans doute à l’attention
des immigrés nostalgiques, des soirées où l’on pouvait apprendre
quelques pas des danses populaires dans certains milieux irlandais, toutes
recréées pour la circonstance. De naïfs patriotes en éliminèrent tout ce
qu’ils considéraient comme des pas étrangers et leur en substituèrent
d’autres sans autre logique que la leur ; malgré une volonté sincère de
retrouver une forme pure et authentique de danse irlandaise, ils ne firent
que recréer des danses sur le modèle des danses de salons européennes.
La première soirée de céilí eut lieu en 1897 à Londres et consacra la
naissance des danses en groupes30. Toujours concentré sur des zones
urbaines, ce mouvement ne rencontra pas plus l’approbation des classes
les moins favorisées et rurales en Irlande, constituant ainsi l’un des rares
échecs patents des mouvements de renouveau du XIXe siècle.
- Le XXe siècle
Il sera évidemment moins aisé de rendre compte des plus récentes
aventures de la musique traditionnelle irlandaise, le recul nécessaire à
toute analyse faisant défaut : quelques points essentiels peuvent
constituer des faits de base objectifs.
30 Pour plus de détails sur les danses en Irlande voir le chapitre Musique et danse,
p. 149.
HISTOIRE ET HISTOIRES
La musique fut longtemps considérée avec moins d’égards que les
autres éléments de la culture par les différents gouvernements de la
République : il fallut ainsi attendre 1930 pour assister à une première
reconnaissance de la musique par le gouvernement Fianna Fáil, au travers
d’une subvention octroyée à un comité qui prit le nom de Irish Folklore
Society, lui-même issu de la Folklore Society et de la Royal Irish Academy,
fondée en 1785 par les folkloristes protestants de l’Ascendency, classe
dominante en place à partir du XVIIe siècle. En 1935, cet organisme devint
une organisation gouvernementale sous le nom de Irish Folklore
Commission et fut intégré dans le giron de l’Université de Dublin (U.C.D.)
en 1971 sous le nom de Department of Irish Folklore. Le travail effectué
par ces divers organismes de recherche consistait essentiellement en un
collectage systématique de tout élément constitutif de la vie irlandaise
rurale ; pourtant, si des prouesses ont été réalisées en termes quantitatifs,
bien peu d’analyses ont été tentées sur les données collectées et il reste
encore beaucoup à découvrir dans les milliers d’heures d’enregistrements
effectués.
Les trois éléments essentiels constituant des apports à la musique
traditionnelle irlandaise au XXe siècle sont, dans l’ordre chronologique : le
collectage de Francis O’Neill au début du siècle aux Etats-Unis, l’invention
du disque dans ce même pays et sensiblement à la même époque, ainsi
que l’introduction de toutes les musiques de la planète sur les médias du
monde entier. On comprendra rapidement à la lecture de ces quelques
éléments combien essentielle fut l’influence des Etats-Unis, où résidait un
nombre très important d’immigrés irlandais. Notons que les Etats-Unis
eurent une influence prépondérante dans la sauvegarde et le renouveau
d’autres musiques traditionnelles comme le klezmer de la diaspora yiddish.
Les conséquences de tels événements sont aujourd’hui
particulièrement tangibles dans l’exercice quotidien de l’activité musicale.
Amateur éclairé de musique irlandaise, flûtiste et lui-même né dans le
comté de Cork, Francis O’Neill collecta un nombre impressionnant d’airs et
HISTOIRE ET HISTOIRES
de mélodies de danses dont il publia 1850 extraits sous le titre The Music
of Ireland en 1903. C’est sa deuxième publication, The Dance Music of
Ireland, résumé de la première et publiée en 1907 qui lui vaut sa
renommée actuelle dans les milieux musiciens, où ce dernier ouvrage est
également connu sous le nom révélateur de “ The Book ”. Bien qu’il
contienne 1001 mélodies, il apparaît aujourd’hui évident que certaines
parmi elles figurent dans presque toutes les sessions et sur un grand
nombre de disques ; c’est donc la notoriété de cet ouvrage qui a, tout en
sauvegardant un nombre de mélodies vouées à la disparition, contribué à
une uniformisation et à une réduction du répertoire.
Dans le même temps, l’industrie du disque faisant son entrée sur le
marché américain, les grandes compagnies de disques furent poussées à
la recherche de jeunes talents issus des ‘populations-cibles’, italiennes,
irlandaises, juives... L’exemple le plus frappant à ce propos concerne le
fiddle, c’est-à-dire le violon joué en musique traditionnelle : les trois figures
prédominantes de cette époque sont sans conteste Michael Coleman,
Paddy Killoran et James Morrison, tous trois originaires du comté de Sligo.
Populaires aux Etats Unis où ils vécurent au début du siècle et
enregistrèrent dès les années dix-neuf cent vingt, ils le devinrent
également dans toute l’Irlande où leurs disques circulaient et servaient
également de ‘professeurs’ à de nombreux musiciens. C’est ainsi que
l’uniformisation des styles vint s’ajouter à celle du répertoire : brillants
fiddlers et exemples d’un style propre au comté de Sligo, ils influencèrent
dès lors leurs homologues sur l’ensemble de l’île qui, oubliant leurs
propres styles locaux, s’empressèrent de copier les maîtres reconnus
jusqu’aux plus petits détails, de Dublin à Galway, de Cork à Belfast.
Seules les régions du Donegal et du Slieve Luachra (à cheval sur les
comtés du Kerry et de Cork) peuvent encore s’enorgueillir de posséder
quelques musiciens détenteurs d’un style propre et reconnu. Notons
cependant que certains musiciens tentent d’élargir leur répertoire en
introduisant des airs moins connus, et que des types de mélodies oubliées
refont leur apparition, comme les barndances.
HISTOIRE ET HISTOIRES
Notre troisième étape en ce qui concerne le XXe siècle n’est qu’un
simple prolongement du dernier élément mentionné. Si les musiciens
irlandais de la première moitié du XXe siècle eurent tout-à-coup l’immense
privilège de disposer chez eux des exemples musicaux des plus grands
musiciens irlandais, leurs homologues de la deuxième moitié du même
siècle peuvent désormais apprécier les musiques traditionnelles du monde
entier, des Esquimaux Inuits aux Pygmées d’Afrique Noire. A titre
d’exemple, on a pu assister depuis les années soixante-dix à une forte
influence de la musique bulgare sur les musiciens irlandais. Elle a trouvé
son expression la plus concrète en 1992 dans l’enregistrement d’un disque
par quelques-uns des meilleurs musiciens d’Irlande31. Au-delà du
phénomène de mélange des traditions acoustiques, ces musiciens,
comme la grande majorité des musiciens du monde, ouvrent grand les
portes, brisent les barrières aujourd’hui dénuées de sens et écoutent
toutes sortes de musiques, du baroque au rap, en passant par le
romantique, le blues, le jazz et le rock.
C’est ainsi que la musique, sous l’influence de musiciens partis à New
York, Boston ou Los Angeles, puis sous celle des enregistrements
émanant des quatre coins de la planète est peu à peu devenue une
musique urbaine, c’est-à-dire essentiellement jouée par des musiciens
ayant été élevés ou ayant longtemps vécu en zone urbaine, en Irlande ou
en terre d’émigration. En insistant sur le rôle de l’émigration dans la
désertification des campagnes au milieu du siècle en Irlande, Terence
Brown explique :
Il résulta de cette émigration d’après-guerre un bouleversement de
l’équilibre de la population entre les villes et la campagne. En 1951,
41,44% de la population vivaient dans des villes ou des villages.32
31East Wind ”, Tara Records CD3027, 1992. avec Andy Irvine, Bill Whelan, ex-
Planxty, Davy Spillane, ex-Moving Hearts, Rita Connolly, Mícheál Ó Súilleabháin, Máirtín
O’Connor, etc. Ce disque est un véritable hommage à l’influence de la musique des
Balkans sur l’évolution de la musique traditionnelle irlandaise.
32The result of this post-war emigration was to shift the balance of population
somewhat between the towns and the countryside. In 1951, 41.44 percent of the
HISTOIRE ET HISTOIRES
C’est également en 1951 qu’un certain nombre de musiciens d’Irlande
décidèrent de tenter de nouveau un réveil de la musique en Irlande au
travers d’un grand festival annuel, le Fleadh Cheoil, devenu depuis le
rendez-vous quasi obligé des meilleurs musiciens d’Irlande en quête de
lauriers, voire de contrats, ou plus simplement de bonnes sessions. Cette
volonté culturelle impulsée par quelques individus est sans aucun doute
pour beaucoup dans le renouveau puissant qu’a connu l’Irlande par la
suite ; c’est également de cette période que datent les premiers concours
de musique traditionnelle irlandaise et, malheureusement, les premières
tentatives de définitions normatives et restrictives de la ‘musique
irlandaise’ par des patriotes sincères mais parfois incultes en matière de
styles locaux, et dont certains musiciens représentant des styles très
particuliers eurent quelquefois à se plaindre.33
Pourtant, la musique traditionnelle gardait aux yeux des Irlandais une
image rurale et arriérée semblable à celle que garda longtemps la langue
gaélique. La lente déchéance se poursuivait en fait inexorablement depuis
l’époque où les harpeurs, autrefois musiciens respectés des cours
aristocratiques, étaient devenus de simples musiciens itinérants, au même
titre que les joueurs de fiddle ou de cornemuse, instruments populaires par
excellence.
Les premiers signes d’un profond bouleversement apparurent à la fin
des années cinquante en Irlande lorsque le cinéaste George Morrison
demanda au compositeur de formation classique Seán Ó Riada d’illustrer
le film Mise Éire (‘Je suis l’Irlande’, 1959) en utilisant des thèmes musicaux
traditionnels arrangés pour orchestre symphonique. La musique
traditionnelle irlandaise devenait tout-à-coup respectable et respectée.
population lived in cities and towns ”. Terence BROWN, Ireland, a Social and Cultural
History, op. cit., 1985, p. 211.
33 On consultera à ce propos, et en ce qui concerne les fiddlers du Donegal, le
premier chapitre de l’excellent ouvrage de Caoimhín MacAOIDH, Between the Jigs & the
Reels, The Donegal Fiddle Tradition, Manorhamilton (Co. Leitrim), Drumlin, 1994, et plus
particulièrement pp. 18-19.
HISTOIRE ET HISTOIRES
Aux Etats-Unis, l’émergence des Clancy Brothers & Tommy Makem
en 196134 provoqua un enthousiasme sans précédent pour le ballad
singing et, par contrecoup pour le chant non accompagné (le sean-nós,
voir page 48, et pages 54 et infra) et pour la musique de danse :
Seán Ó Riada avait montré qu’il était possible de faire de la musique
traditionnelle irlandaise une expression culturelle recevable dans une
Irlande urbaine. Les Clancy Brothers firent de même pour la chanson
‘folk’. Comme le fait remarquer Ciarán MacMathúna : ’un public bien plus
important qu’auparavant revint à la vraie tradition de la musique
irlandaise ; il découvrit l’original ; il revint (...) à la source de ces chansons
(...) grâce aux Clancy Brothers et cela le ramenait à la musique
instrumentale’.35
Car le facteur essentiel de cette soudaine redécouverte était sans nul
doute le grand bonheur de voir de simples Irlandais réussir aux U.S.A., qui
plus est dans l’environnement le plus urbain qui puisse être, New York. Si
l’on peut avec raison souligner que le ténor irlandais John MacCormack
avait déjà obtenu dans les années vingt une reconnaissance
internationale, les Clancy Brothers & Tommy Makem opéraient un
bouleversement plus important en faisant connaître au monde entier la
musique de l’Irlande. De nombreux Irlandais se mirent à gratter leur guitare
et à chanter dans les pubs, s’imaginant que tout cela était bien facile et
qu’il suffisait d’un peu de passion pour réussir. Ce fut également le cas en
Irlande du Nord où la mode des ballads connut un regain d’intérêt en
raison des événements que l’on connaît. C’est d’ailleurs la principale
influence directe de ce conflit en cours sur la musique irlandaise.
34 C’est également en 1961 que Bob Dylan enregistra son premier album et connu
ses premiers grands succès, initiant de ce fait ce qui est aujourd’hui appelé le ‘folk
boom’ des années soixante.
35 “ Seán Ó Riada had shown that it was possible to make of Irish traditional music
valid cultural expression in an urban Ireland. The Clancys did the same for folk songs.
As Ciarán MacMathúna points out : ‘a very much wider audience than Irish music had
before, went back then to hear the real tradition ; they discovered the original thing ; they
were led back (...) to the source of these songs (...) by the Clancy Brothers and it also
brought them back to instrumental music’ ”. Nuala O’CONNOR, Bringing It All Back
Home, Londres, BBC Books, 1991, p. 113.
HISTOIRE ET HISTOIRES
L’enthousiasme passé, la vague retomba peu à peu mais la musique
avait franchi le cap de l’urbanisation et perdu cette image rurale de
pauvreté qu’elle avait endossée au XIXe siècle. La société traditionnelle
irlandaise devenant elle-même urbaine, la musique traditionnelle irlandaise
suivit le chemin que lui traçaient toutes ces influences.
L’explosion mondiale de la musique traditionnelle irlandaise qui
déborde largement du cadre de l’île aujourd’hui, emplissant les salles du
monde entier et dispersant ses artistes dans tous les festivals, confirme
aujourd’hui ce renversement définitif de son image rurale et arriérée,
conduisant les Irlandais à considérer leur musique avec le même sérieux
que la littérature et le théâtre depuis fort longtemps.
C’est ainsi que, sur l’initiative de Nicholas Carolan, La Irish Traditional
Music Archive mise en place en 1987 grâce à l’aide du Arts Council de la
République d’Irlande et du Arts Council of Northern Ireland, est devenue
accessible au public en 1991. Notons cependant que si la reconnaissance
officielle tend à devenir plus concrète, quelques éléments dénotent encore
une hiérarchie entre différents aspects de la culture : depuis 1969, et grâce
à la section 2 du Finance Act promulguée par Charles Haughey (alors
ministre des Finances) et le gouvernement Fianna Fáil, les artistes de
toutes nationalités résidant en Irlande peuvent profiter d’une exemption
totale de l’impôt sur le revenu ; il semble pourtant, selon les réactions des
musiciens à l’évocation de cette loi que bien peu d’entre eux font partie
des heureux élus, en regard des écrivains et des artistes visuels en
bénéficiant. En outre, l’importance accordée à la musique traditionnelle par
le Arts Council au cours de ses cinquante ans d’existence a été et reste
très faible, de l’aveu même de son président actuel, Ciarán Benson,
nommé en 1993 par le Ministre de la Culture Michael D. Higgins36.
En résumé, le destin du musicien de profession en Irlande (le seul
pour lequel nous ayons quelques références) durant ces quelques vingt
derniers siècles apparaît étroitement lié à la société à laquelle il
HISTOIRE ET HISTOIRES
appartient : de haut rang aristocratique dans l’organisation clanique de la
société gaélique jusqu’au XVIIe siècle, il perdit sa fonction avec la chute
de cet ‘Ordre Gaélique’, fut interdit et pourchassé, devint simple musicien
itinérant, voire émigrant, avant d’entrer dans le monde du spectacle et d’y
trouver un mode d’expression lui permettant de survivre au XXe siècle.
36 Voir l’interview de Ciarán Benson par Joe Jackson dans Hot Press, Vol. 19, N°
21, 1er novembre 1995, pp. 14-16.
HISTOIRE ET HISTOIRES
Les instruments37
- La voix
La voix, et plus particulièrement le chant a capella, est sans aucun
doute possible la base même de la musique irlandaise : en effet, si cette
dernière est aujourd’hui considérée comme extrêmement ornementée,
cela est dû en grande partie à son caractère mélismatique, c’est-à-dire
modulant plusieurs notes sur une seule syllabe. En outre, les
musicologues estiment que la musique traditionnelle irlandaise est
également basée sur la métrique de la poésie gaélique, ainsi que sur les
modes et tonalités des instruments utilisés38. Le musicien et chercheur
Tomás Ó Canainn explique cette relation de façon catégorique :
On ne peut véritablement saisir tous les aspects de la musique irlandaise
sans une profonde estime pour le chant sean-nós (ancien style). C’est la
clé qui ouvre toutes les portes. Sans une bonne connaissance et un
véritable amour du sean-nós un musicien n’a aucune chance de savoir ce
qui est authentique et ce qui ne l’est pas lorsqu’il joue ou ornemente un
air.39
On peut ainsi considérer que les ornementations ne sont possibles
que dans un contexte de production en solo, d'où l’affirmation souvent
37 On pourra se reporter pour ce chapitre à la seule discographie actuellement
disponible, incomplète et par définition périmée, mais précieuse: Nicholas CAROLAN, A
Short Discography of Irish Folk Music, Dublin, Folk Music Society of Ireland, 1987, 39 p.
Une autre discographie, plus complète et qui couvrirait la période de 1890 à nos jours,
est en préparation.
38 Voir, par exemple, Seán Ó BOYLE, The Irish Song Tradition, Skerries, Dalton -
The O’Brien Press, 1976, p. 30. Il semble, malgré le titre, que l’ouvrage traite
essentiellement de la tradition du Nord de l’Irlande.
39 “ No aspect of Irish music can be fully understood without a deep appreciation of
sean-nós (old style) singing. It is the key that opens every lock. Without a sound
knowledge of the sean-nós and a feeling for it a performer has no hope of knowing what
is authentic and what is not in playing and decorating an air ”. Tomás Ó CANAINN,
Traditional Music in Ireland, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978, p.49.
HISTOIRE ET HISTOIRES
émise selon laquelle la musique traditionnelle irlandaise est une musique
de solistes, et non de groupes (voir illustrations musicales N°5 et N°22)40.
L’évidence nous poussera tout d’abord à décomposer le vaste corps
chanté en deux catégories, ou langues de production : en irlandais tout
d’abord, puis en anglais. Mais ces deux langues recouvrent également,
comme nous le verrons plus loin, deux types bien distincts de chant. Le
chant en irlandais est bien entendu le plus ancien, mais nous ne savons
rien de ce que chantaient les bardes, l’ouvrage de Seán Ó Boyle The Irish
Song Tradition41, le plus détaillé sur la question, s’ouvrant par le XIIe
siècle.
On estime généralement que les deux catégories, bien distinctes à
l’origine, que formaient les musiciens et les bardes fusionnèrent peu à peu
pour laisser la place à une corporation de poètes, vraisemblablement
influencés par la chanson courtoise provençale importée par les Anglo-
Normands dès la fin du XIIIe siècle42. Nombre de ces poètes étaient
d’ailleurs également des musiciens itinérants, voire enseignants dans les
célèbres hedge-schools. Ainsi s’exprimait l’un des derniers d’entre eux, le
célèbre Antoine Ó Raifteirí (1784-1835), au début du XIXe siècle :
Mise Raifteirí, an file,
lán dóchais is grá
le súile gan solas, ciúineas gan crá,
ag dul síos ar m’aistear le solas mo chroí,
fann agus tuirseach go reireadh mo shlí;
tá mé anois lem aghaidh ar Bhalla
40 Voir par exemple Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dances of Ireland,
op. cit., 1977, p. 122 ; Tomás Ó CANAINN, Traditional Music in Ireland, op. cit., 1978, p.
45, et pour une analyse de la question, Ó RIADA Seán, Our Musical Heritage, 1982, op
.cit. p. 73.
41 Seán Ó BOYLE, The Irish Song Tradition, op. cit., 1976.
42 Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dances of Ireland, op. cit., 1977, p. 21.
Les gaélophones trouveront également une étude plus détaillée dans l’ouvrage de Seán
Ó TUAMA et Thomas KINSELLA, An Grá in Amhráin na nDaoine, Dublin, An
Clóchombar, 1978 (1ère éd. 1960).
HISTOIRE ET HISTOIRES
ag seinm cheoil do phócaí folamh’.
Je suis Raifteirí, le poète,
Plein d’espoir et d’amour,
Les yeux sans lumière, un calme sans peine,
Suivant ma voie, la lumière de mon coeur,
Faible et las à la fin de ma route :
Regardez-moi, tourné vers Balla,
Jouant de la musique à des poches vides !43
Ces lignes considérées par Seán Ó Tuama comme révélatrices d’une
évolution vers un style plus populaire44, nous indiquent par contrecoup que
le fameux aisling (ou ‘vision’) des poètes en gaélique irlandais du dix-
huitième siècle, plus hermétique, était l’héritier d’une tradition très
ancienne.
D’une certaine manière, cette évolution annonçait également la
grande mode des ballads qui, née dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle, prit son essor vers le milieu du XIXe siècle ; avec cependant une
différence essentielle, la langue de production. Thomas Davis, leader du
Mouvement Jeune Irlande, est aujourd’hui considéré comme l’un des
principaux initiateurs de cette nouvelle tendance, lui qui co-fonda avec
Gavan Duffy et John Blake Dillon le journal The Nation lancé en octobre
1842, puis demanda à ses lecteurs de composer de nouveaux textes sur
des airs connus afin que leur propagation soit plus aisée. C’est à lui que
43 I am Raifteirí, the poet,
Full of courage and of love,
My eyes without light, in calmness serene,
Taking my way by the light of my heart,
Feeble and tired to the end of the road :
Look at me now, my face toward Balla,
Performing music to empty pockets !
Ce poème et sa traduction en anglais (de Thomas Kinsella) sont extraits de
l’ouvrage de Seán Ó TUAMA et Thomas KINSELLA, An Grá in Amhráin na nDaoine, op.
cit., 1981, p. 252/3. Le poème aurait, d’après les auteurs de l’ouvrage, été remanié par
Seán Ó Ceallaigh, ce qui n’ôte rien à notre propos.
44 C’est vraisemblablement ce que voulait exprimer Francis O’Neill qui, utilisant un
terme rappelant les Statuts de Kilkenny rédigés plus de 500 ans auparavant, expliquait
que “ those minor poets degenerated into the itinerant ballad singers of recent times ”, in
Irish Minstrels and Musicians, op. cit., 1987 (1ère éd. 1913), p. 22.
HISTOIRE ET HISTOIRES
l’on doit ce lyrisme suranné, cité à la première page de l’étude de William
Henry Grattan Flood :
Aucun ennemi ne parle de musique irlandaise sans respect, et aucun ami
ne doit craindre de s’en glorifier. Elle est sans rivale. Ses antiques mar-
ches guerrières, telles que celles des O’Byrne, O’Donnell, MacAllistrum,
et de Brian Boru ruissellent et s’abattent sur nos oreilles comme la ren-
contre de guerriers venus de centaines de vallées ; et elles vous portent à
la bataille : elles et vous chargez et bataillez au coeur d’un combat fait de
cris, de haches et de flèches acérées.45
Le succès incontestable rencontré par ce projet qui consistait à utiliser
des mélodies connues pour communiquer un message ne saurait pourtant
faire oublier que seul un public lettré, anglophone et conscient de
l’importance de la culture y prit part. Toutes les nouvelles ballads furent
composées en anglais, et l’on ne connaît guère d’exemples de ballads
patriotiques en gaélique. C’est de cette époque que datent les grands
classiques du genre, tels que The West’s Awake ou A Nation Once Again,
qui font aujourd’hui les délices et constituent le fonds de commerce de
groupes tels que les Wolfe Tones. La deuxième influence linguistique tient
évidemment à la Grande Famine et à la disparition subséquente de
centaines de milliers de gaélophones : c’est à cette époque que disparut
une grande partie du corps chanté de la musique traditionnelle irlandaise.
On assista au milieu du XIXe siècle à l’apogée d’un genre sans doute né
au XVIIIe siècle et mélangeant les deux langues, le Irish macaronic
verse46 : plus commun dans le Munster que dans le reste de l’Irlande, la
partie en gaélique se contentait rarement de traduire le texte anglais, et
45No enemy speaks slightingly of Irish Music, and no friend need fear to boast
about it. It is without a rival. Its antique war-tunes, such as those of O’Byrne, O’Donnell,
MacAllistrum and Brian Boru, stream and crash upon the ear like the warriors of a
hundred glens meeting ; and you are borne with them to battle, and they and you charge
and struggle amid cries and battle axes and stinging arrows ”. Cité par William Henry
GRATTAN FLOOD, A History of Irish Music, op. cit., 1927 (1ère éd. 1904), p.1.
46 Mot à l’étymologie incertaine, de l’italien macaronic, de macaroneo, ‘poème
burlesque’ (dérivé plaisant de macarone) selon certaines sources, et du latin
macaronicus, ‘semblable aux macaronis’ selon d’autres, aussi sérieuses. Apparu au
XVIe siècle, il signifie à l’origine une poésie parodique mêlant le latin à la langue de
l’auteur, et par extension un texte mélangeant une langue vernaculaire à une langue
plus internationale.
HISTOIRE ET HISTOIRES
l’intention était bien souvent de se moquer plus ou moins ouvertement des
anglophones sous couvert de refrains fort agréables pour l’ensemble de
l’auditoire. Les exemples en sont encore relativement nombreux
aujourd’hui, bien que seul le refrain soit en gaélique dans la plupart des
cas.
Le terme de ‘ballade’ en français et de ‘ballad’ en anglais (du
provençal ballada, chanson à danser - Cf l’espagnol ‘bailar’, l’anglais ‘ball
et le français ‘bal’) sous-entend généralement une chanson calme et à
caractère narratif :
La ballade telle qu’elle existe aujourd’hui n’en est pas une sauf si elle
circule oralement (...) La ballade est une chanson populaire, et ainsi
soumise à toutes les conditions de production et de transformation
propres à cette catégorie, bien qu’elle s’en distingue par le contenu et par
l’objet. Définie de la façon la plus simple, la ballade est une chanson
populaire qui raconte une histoire. (...) Ce que nous appelons aujourd’hui
une ballade est immanquablement un récit, est toujours chantée sur une
mélodie circulaire et est toujours transmise oralement plutôt que par
l’écrit.47
Le terme de ‘ballad’ revêt cependant un caractère particulier en
Irlande : tout en restant narrative et chantée sur une mélodie simple, elle
implique, depuis son essor au milieu du XIXe siècle, une chanson à
caractère éminemment militant, le plus souvent de type nationaliste et
parfois, quoique plus rarement, de type unioniste. En outre, et comme
partout ailleurs, le terme est de plus en plus communément utilisé pour
47 “ The ballad as it exists is not a ballad save when it is in oral circulation (...). The
ballad is a folk-song, and is subject to all the conditions of production and transformation
peculiar to folk-song, though it is distinguishable in respect of content and purpose.
Defined in the simplest terms, the ballad is a folk-song that tells a story.(...) What we
have come to call a ballad is always a narrative, is always sung to a rounded melody and
is always learned from the lips of others rather than by reading ”. Gordon H. GEROULD,
The Ballad of Tradition, New York, Galaxy Books, 1957 (1ère éd. 1932), p. 3. On
consultera avec intérêt cet ouvrage pour tout ce qui touche aux ballads bien que l’Irlande
en soit scandaleusement absente, sans doute pour les raisons expliquées dans le
paragraphe suivant. Voir également Georges-Denis ZIMMERMAN, “ Thématiques de
l’Amour dans les Ballades Traditionnelles Irlandaises ”, Etudes Irlandaises, Lille,
CERIUL, Décembre 1979, N°4, pp.17-32.
HISTOIRE ET HISTOIRES
désigner toute chanson ressemblant vaguement à une ballad, y compris
parmi les compositions récentes et non-anonymes.
Le corps chanté le plus représentatif de la musique traditionnelle
irlandaise n’est pourtant pas constitué uniquement par les ballads, mais
également par le corps auquel faisait allusion la remarque de Tomás Ó
Canainn citée en introduction de ce chapitre. Aucune référence à ce qui
est aujourd’hui appelé le sean-nós ne figure pourtant dans les principaux
ouvrages de W.H. Grattan Flood (A History of Irish Music, 1ère éd. 1904,
révisé jusqu’en 1927) ou de Francis O’Neill (Irish Minstrels and Musicians,
1913). Cette notion, du gaélique ar an sean-nós (c’est-à-dire ‘dans l’ancien
style’), est donc récente et date sans doute de la deuxième moitié du XXe
siècle, le style n’étant peut-être pas considéré auparavant comme ‘ancien’.
Il est également permis de penser qu’il fut simplement ignoré48 de ces
premiers chercheurs. Un tel fait est étrange tant les auteurs du XIXe siècle
s’évertuèrent à placer les termes ‘Ancient’ ou ‘Old’ dans leurs titres49.
Cette notion de sean-nós n’implique au départ que le chant
traditionnel ornementé en irlandais non accompagné, mais il faut bien
admettre qu’on ne le rencontre plus aujourd’hui que dans quelques petits
villages de l’ouest, en particulier dans le Connemara. Les enregistrements
les plus importants sont le fait de Seán Mac Donnchadha (ou ‘ac
Donncha), de sa soeur Máire Áine Ní Dhonnchadha, de Joe Heaney, de
Darach Ó Catháin, ainsi que de Níoclás Tóibín originaire du Rinn
Gaeltacht (Comté de Waterford).
Difficile à trouver, il est également difficile à appréhender dans toute
sa beauté et sa pureté par le non-initié :
Le chant sean-nós a la subtilité d’un véritable art et ne révèle pas
facilement ses secrets à l’auditeur inattentif : car les secrets sont infimes,
qu’il s’agisse de variations, d’ornementations ou de procédés stylistiques.
Le chanteur n’en est d’ailleurs que partiellement conscient, et ne cherche
48 Le terme est important car une telle ignorance pouvait être involontaire ou
consciente; cela n’en reste pas moins l’une des grandes lacunes des ouvrages cités.
49 Citons, parmi les ouvrages les plus célèbres, Bunting: General Collection of
Ancient Irish Music (1796) ; A General Collection of the Ancient Music of Ireland (1809) ;
HISTOIRE ET HISTOIRES
pas à les rendre plus évidents à l’oreille de cet auditeur inattentif. Son
attitude quelque peu détachée invite l’auditeur à ne pas prêter attention
au chanteur qui, après tout, n’est que le porteur du message, mais lui
demande en revanche de concentrer son attention sur ce qui est dit et sur
la manière de le dire.50
Le style tend depuis quelques décennies à s’étendre à tout chant
traditionnel ornementé : le chanteur traditionnel peut donc chanter
indifféremment en irlandais ou en anglais, les enregistrements de Joe
Heaney en apportent la preuve. Ce fait témoigne aujourd’hui d’un
enracinement récent mais remarquable de l’anglais comme langue
d’expression de la culture irlandaise, et sans doute également du recul de
la langue gaélique. Le chant traditionnel en anglais ne donne
malheureusement pas lieu à beaucoup d’éditions discographiques, mais
les noms de Sarah Makem, Sarah et Rita Keane, Paddy Tunney, John
Lyons sont suffisamment connus pour être cités.
Nous constaterons pourtant avec surprise que, contrairement aux
ballads qui ont donné lieu à de nombreuses études (généralement sur les
thèmes utilisés), ce style de chant a peu été analysé, quelle que soit la
langue de production. Il est vraisemblable que la langue irlandaise, qui
reste la plus couramment employée pour le sean-nós, constitue une
première barrière infranchissable, et que le peu de disques publiés en
anglais n’ait pas poussé les chercheurs vers ce domaine. Comme pour les
ballads, les thèmes du sean-nós sont intégrés à la vie quotidienne des
gens : l’amour arrive bien entendu en tête, suivi de près par les chansons
d’émigrations ; on trouvera également de nombreux exemples de petites
Ancient Music of Ireland (1840) ; Petrie: Ancient Music of Ireland (1855) ; Joyce: Ancient
Irish Music (1873).
50Sean-nós singing has the subtlety of a real art and does not easily reveal its
secrets to the casual listener : for the secrets are all of small dimension, whether they be
concerned with variation, ornamentation or stylistic devices. The performer is only partly
aware of them himself and is not at pains to make them obvious to the uninitiated
listener. He has a kind of detachment which invites the listener to pay no attention to the
performer who is, after all, only the medium by which the message is conveyed, but
rather seems to ask him to concentrate his attention on what is being said and on the
manner of its saying ”. Tomás Ó CANAINN, Traditional Music in Ireland, op. cit., 1978,
p.75.
HISTOIRE ET HISTOIRES
histoires locales à côté de grandes figures historiques, dont Jacques II
surnommé ‘The Blackbird’ (‘Le Merle’) ou Napoléon surnommé ‘The Green
Linnett’ (‘La Linotte’), ces deux qualificatifs étant les titres respectifs de
deux de ces chants ou airs composés respectivement au début du XVIIIe
et début du XIXe siècle51 ; diamétralement opposés dans leur propos, les
chansons à boire et les chants religieux sont relativement peu nombreux.
Si quelques groupes comme Les Chieftains continuent de séparer
clairement les musiques de danse et les intermèdes chantés a capella (en
anglais par Kevin Conneff), dans la majorité des cas, et en particulier en
ce qui concerne les groupes les plus récents et les plus médiatiques, ce
chant a capella devient extrêmement rare. Le groupe Planxty a d’ailleurs
innové dans ce domaine en incluant à trois reprises sur son premier album
de 1973 une suite d’airs de danse succédant à une chanson, ce qui
constituait pour certains une véritable révolution. Le fait est aujourd’hui
courant.
Dans les zones urbaines, on a également pu voir apparaître
récemment des airs moins élaborés et moins difficiles d’interprétation. Des
chanteurs comme Dominic Behan, Margaret Barry ou Frank Harte ont,
grâce à leurs enregistrements, pu donner leurs lettres de noblesse à ces
chansons populaires. D’autres interprètes tels que Dolores Keane, Christy
Moore, Paul Brady ou Mary Black, bien que nourris de chants traditionnels
pour certains, ont amorcé des carrières conditionnées par des critères
internes au monde du spectacle et se sont plus ou moins éloignés de la
transmission orale. Leurs disques oscillent entre différents styles, allant
parfois jusqu’à la variété (très justement appelé “ middle of the road ” en
anglais, ou MOR), voire jusqu’au Country & Western, malheureusement de
plus en plus souvent rangé dans la catégorie “ Irish Music ” pour l’unique
raison qu’il est chanté par des Irlandais. Pourquoi, dans cette logique, ne
51 Le premier titre, qui convient particulièrement au uilleann pipes est composé d’un
slow air’ et d’une ‘long dance’: on en trouvera un très bel exemple sur le premier album
de Paddy KEENAN, Gael-Linn CEF045, 1975 ; le second est un chant en anglais imitant
le style du sean-nós dont on pourra entendre un couplet sur l’album THE CHIEFTAINS,
Bonaparte’s Retreat (N°6), Claddagh CC20, 1976.
HISTOIRE ET HISTOIRES
pas inclure également U2 et Sinéad O’Connor, Joan Trimble et John Field
dans cette même catégorie ?
La transition entre la voix et l’instrument se fera aisément avec la
mention du lilting. Celui-ci est le chant, sur des syllabes convenues et sans
signification, de morceaux assez rapides en principe destinés à la danse :
dum, deedle, da... Comme le puirt a beul (ou “ musique de bouche ”) de
l’Ecosse, le lilting doit sans doute son origine à des milieux où aucun
instrument n’était disponible pour faire danser les gens. Des compétitions
de lilting sont organisées par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann dans le cadre
de son Fleadh Cheoil annuel et l’on trouvera même quelques disques.
Notons que les compétitions admettent aussi le “ whistling ” (le fait de
siffler les airs), ce qui est moins justifié par une quelconque tradition que
par la recherche de moyens peu onéreux d’encourager la pratique
musicale.
- La harpe.
La harpe, comme nous y avons déjà fait allusion, est à l’origine d’une
contradiction flagrante portant sur l’image de la musique irlandaise.
Emblème national du pays depuis au moins le XIIIe siècle52, elle reste un
instrument rare en Irlande même, malgré une faveur récente qui doit
vraisemblablement beaucoup au travail de Jorj Cochevelou et à la
médiatisation de son fils Alan, plus connu sous le nom de Alan Stivell qui
en entreprit l’apprentissage à la fin des années cinquante sous la férule de
Denise Mégevand53.
Les raisons de la relative discrétion de la harpe en Irlande sont
multiples : instrument soliste par excellence, la harpe utilisée en
52 W. H. Grattan Flood ferait remonter cette adoption comme emblème aux règnes
de Jean Sans Terre et de Edouard 1er, soit à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle ;
A History of Irish Music, op. cit., 1904, p. 67.
53 On retrouvera une trace de cette époque dans la réédition récente
d’enregistrements datant de 1959 à 1961 dans le CD Telenn Geltiek - Harpe Celtique,
Alan Stivell-Cochevelou, Disques Dreyfus-Sony Musique France, FDM 36200-2, 1994.
HISTOIRE ET HISTOIRES
accompagnement glisse aisément vers la médiocrité ; bien qu’elle soit
difficile à transporter, les musiciens n’envisageraient guère de jouer sur un
autre instrument que le leur, à l’inverse des pianistes ; ajoutons à cela la
très grande difficulté à garder l’instrument accordé et l’on comprendra les
problèmes auxquels sont confrontés les harpeurs. C’est cependant une
dernière raison, plus ancienne, qui détermine pour l’essentiel le caractère
de la harpe : dès l’Antiquité, ses attributs nobles l’éloignèrent des couches
les plus populaires de l’Irlande, et cette caractéristique s’est depuis lors
établie de manière persistante. La harpe reste donc aujourd’hui un
instrument non-populaire, ce qui explique sans doute sa discrétion, ainsi
que son absence totale des pubs54.
Nous l’avons dit, la harpe antique à laquelle font allusion certains
manuscrits était très différente de ce qui est aujourd’hui appelé ‘Harpe
Irlandaise’ ou ‘Celtique’. Joan Rimmer explique ainsi l’apparition
d’instruments à cordes dans l’Irlande pré-chrétienne plusieurs siècles
avant l’apparition de la harpe en Europe du nord :
Quelques lyres semblent provenir des peuples barbares d’Asie. On peut
supposer, à défaut d’en retrouver la trace précise, que la dispersion de
certaines formes se produisit de la Mer Noire vers l’Atlantique, et avec
celles-ci nous nous rapprochons des peuples proto-celtiques, puis des
véritables Celtes, et enfin des immigrants celtiques en Irlande, dont la
langue, la société et les usages musicaux, d’une certaine façon uniques,
perdurèrent bien après la disparition des anciennes lyres au profit des
harpes.55
La question initiale qui se pose à l’examen des différentes sources
accessibles concerne la terminologie. La première occurrence du terme
‘harpe’ (du Vieux Norrois ‘harpa’, désignant apparemment l’ensemble des
54 Si vous rencontrez un jour des harpistes jouant en session dans un pub, parlez-
leur: ce sont sûrement des Françaises, voire des Bretonnes...
55Certain lyres seem to have originated among barbarian peoples in Asia. The
dispersal of some forms can be assumed, if not minutely traced, from the Black Sea to
the Atlantic, and with them we come closer to the proto-Celtic peoples, to the historic
Celts, and to the Celtic immigrants into Ireland whose language, society and in many
ways unique musical usages continued long after the old lyres were displaced by the
harp ”. Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 8-9.
HISTOIRE ET HISTOIRES
instruments à cordes) intervient vers l’an 600 dans un poème de l’évêque
de Poitiers, Venance Fortunat, louant le duc franc Lupus :
Romanusque lyra,
Plaudat tibi barbarus harpa,
Graecus Achilliaca,
Crotta Britanna canat
Les Romains te louent de leur lyre,
Les barbares de leur harpe,
Les Grecs de leur lyre achiléenne,
Les Bretons de leur crotta.56
Les manuscrits médiévaux, en latin, utilisent cependant dans la
majorité des cas le terme trompeur de ‘Cithara’ pour désigner les lyres et
les harpes57, ce qui provoquera des confusions y compris dans la langue
anglaise entre ces deux derniers termes, dans certains cas jusqu’au début
du XVIe siècle58. En gaélique, le terme cruit est utilisé dans les manuscrits
les plus anciens pour désigner un instrument à cordes, le sens évoluant au
fil des siècles pour signifier en Irlandais moderne une petite harpe
bardique. Il semble qu’une racine indo-européenne *ker ayant pour
signification ‘courbé’ soit à l’origine du terme ‘cruit’, et que l’un de ses
dérivés, *kereb, soit à l’origine du terme ‘harpe’.
Les particularités de la harpe irlandaise médiévale sont au nombre de
cinq : une construction robuste59, une caisse de résonance d’une seule
pièce taillée dans un tronc de saule évidé, une colonne en forme de ‘T’
extrêmement solide, une base permettant de la poser à terre, 30 à 36
cordes de métal (peut-être du cuivre, ou un alliage de cuivre) rivées à la
caisse de résonance, en bas, et fixées autour de chevilles accordables
enfoncées sur la gauche d’une console renforcée par des plaques de
métal, en haut. Elle était généralement appuyée sur l’épaule gauche, jouée
56 Traduction d’après Joan RIMMER, ibid., p. 22.
57 Rappelons que, selon l’acception contemporaine, la harpe est plus solide car
fermée sur le devant par une colonne (angl. ‘column’ ou ‘forepillar’), tandis que la lyre est
soit arquée, soit angulaire.
58 Voir quelques exemples dans l’article ‘harp’ du NEW GROVE DICTIONARY OF
MUSIC, Stanley Sadie éd., Londres, Macmillan, 1980 (1ère éd. 1845), p. 191a.
59 Les mêmes adjectifs étant utilisés dans leurs paragraphes sur les caractéristiques
de la Harpe par Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969), p.1 et par
Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dances of Ireland, op. cit., 1977, (1ère éd.
1971), p. 65, nous nous permettrons de faire de même.
HISTOIRE ET HISTOIRES
avec des ongles longs, les cordes graves par la main droite et les aiguës
par la main gauche.
L’existence d’une forme sophistiquée de harpe en Irlande au IXe
siècle nous est confirmée, avant les quelques exemplaires retrouvés au
cours de fouilles, par l’iconographie relativement variée, quoique peu fiable
sur le plan technique. Elles apparaissent tout d’abord dans les manuscrits,
le plus souvent dans les mains de David, sans doute parce que les
intervalles de notes joués sur l’instrument représentaient, tout comme lui,
l’harmonie et l’ordre. Parmi les plus beaux exemples, la harpe représentée
par un moine du monastère de St Gall dans le manuscrit de la fin du IXe
siècle qui porte son nom (le psautier de Folchard) est de forme
triangulaire, et donc sans colonne. Celle-ci ne fit son apparition que dans
le courant du IXe siècle et, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres,
les moines ne suivaient pas de très près l’évolution des instruments,
continuant à dessiner d’anciennes formes alors que de nouvelles étaient
déjà apparues. Une splendide représentation de David, jouant de la harpe
et inspiré par un oiseau, figure également sur une plaque du reliquaire de
St Mogue (ou Breac Maedhóc, Drumlan, Co. Cavan) datant du IXe siècle,
bien que la plaque elle-même n’ait été ajoutée qu’au XIe siècle (voir
illustration N°1). On trouvera également gravées sur les croix de pierres de
certains monastères un nombre important de harpes, mais la datation
semble plus hasardeuse, ce qui pousse à envisager comme époque de
production de ces croix une période allant du VIIIe au XIIe siècle. Tous les
instruments gravés sont joués (et non plus de simples motifs ornementaux)
mais aucun ne peut être considéré comme une harpe dans l’acception
contemporaine du terme, le troisième côté n’étant pas fermé : les plus
importants exemples de ce type sont les croix de Killamery, de
Carndonagh, de Durrow, la croix de Muiredeach à Monasterboice, la croix
des Ecritures à Clonmacnoise, et les croix de Kells. Notons également
quelques exemplaires des IXe ou Xe siècles sur les croix de Ullard et de
Castledermot, les vagues contours permettant encore de distinguer une
forme quadrangulaire relativement rare. Dans le même registre des
HISTOIRE ET HISTOIRES
curiosités, une scène sculptée sur la croix ouest de Kells, où figure un
harpeur participant au Miracle des Pains, permet à Joan Rimmer
d’évoquer l’omniprésence de la harpe :
On suppose généralement qu’il s’agit de David, bien que
l’invraisemblance de son visage soit admise. Il paraît beaucoup plus
probable qu’il ne s’agissait pas à l’origine de David mais de ce joueur de
lyre sans lequel aucune fête ne pouvait se dérouler, comme l’auraient
reconnu Alcée et Achille, ou tout Roi Irlandais des temps anciens.60
Nous noterons donc, à côté de l’essence noble et magique de
l’instrument, déjà mentionnée, un caractère festif et une importance
primordiale dans la vie quotidienne des chefs de clans médiévaux.
A partir du XIIe siècle, les citations concernant la musique en Irlande
deviennent plus précises et sont pour la plupart élogieuses. La principale
(et la plus citée d’entre elles) est celle du moine gallois Giraldus
Cambrensis ou Giraud de Cambrie. ecclésiastique gallois dont la famille
participa activement à la conquête de l’Irlande à la fin du XIIe siècle et qui
s’y rendit lui-même à deux reprises, en 1183 et 1185. Bien que l’Irlande ne
trouve guère grâce à ses yeux et soit volontiers qualifiée de pays de
barbares par ce moine cultivé et éduqué à Paris, le paragraphe
concernant la musique (et plus particulièrement la harpe) fait exception :
Je ne trouve chez ces gens de ferveur louable qu’en ce qui concerne les
instruments de musique, qu’ils jouent incomparablement mieux que toute
autre nation de ma connaissance. Leur style n’est pas, comme dans le
cas des instruments britanniques auxquels nous sommes accoutumés,
mesuré et solennel, mais vif et enjoué ; le son n’en est pas moins doux et
plaisant.
Il est admirable que, malgré un doigté si alerte, le rythme soit préservé et
que, par une discipline rigoureuse, la mélodie soit entièrement préservée,
tant dans l’ornementation des rythmes que dans l’extraordinaire
complexité des polyphonies ; avec une rapidité d’exécution si aisée, une
60This has generally been assumed to be David, though the incongruity of his
figure has been admitted. It seems much more likely that it was not intended to be David
but that lyre-player without whom, as Homer’s Alkinous and Achilles and every early Irish
King would have agreed, no feast was complete ”. Joan RIMMER, The Irish Harp, op.
cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 20.
HISTOIRE ET HISTOIRES
telle ‘égalité inégale’, une telle ‘harmonie inharmonieuse’. Que les cordes
produisent une quarte ou une quinte [le musicien] commence cependant
invariablement par un Si bémol et termine de même, de telle manière que
l’ensemble se conclût dans une atmosphère générale plaisante. Ils
introduisent et abandonnent les motifs rythmiques si subtilement, ils
jouent les sons aigus des plus petites cordes au-dessus des sons tenus
des cordes plus graves si aisément, ils prennent un plaisir si personnel et
caressent [les cordes] avec tant de sensualité que l’essentiel de leur art
semble être de le cacher, considérant peut-être que ‘Ce qui est caché est
bonifié - l’art révélé s’avilit’.
Ainsi, ce qui cause ravissement intime et ineffable aux personnes
d’appréciation subtile et de fin discernement, ne ravit pas mais accable
ceux qui, tout en regardant ne voient pas, tout en écoutant ne
comprennent pas ; à l’auditoire peu disposé, la délicatesse semble
lassante et ne produit que sonorités confuses et désordonnées.
Il nous faut remarquer que l’Ecosse et le Pays de Galles, ce dernier par
volonté d’expansion, la première par affinité et contacts, dépendent tous
deux de l’enseignement dans leur imitation et leur rivalité musicales avec
l’Irlande. Celle-ci n’apprécie que deux instruments dont elle fait usage, la
cithara et le tympanum. l’Ecosse en utilise trois, la cithara, le tympanum,
et le chorus. Le Pays de Galles utilise la cithara, le tibiae et le chorus. Ils
emploient également des cordes de cuivre, et non de cuir. Il est
cependant admis par beaucoup d’entre nous que l’Ecosse se fait
aujourd’hui l’égale de l’Irlande, sa maîtresse, la devançant et la
surpassant même en talent musical. Nombreux sont ceux qui se tournent
déjà vers elle en espérant y trouver la source de cet art.61
61 “ I find among these people commendable diligence only on musical instruments,
on which they are incomparably more skilled than any nation I have seen. Their style is
not, as on the British instruments to which we are accustomed, deliberate and solemn
but quick and lively ; nevertheless the sound is smooth and pleasant.
It is remarkable that, with such rapid fingerwork, the musical rhythm is maintained
and that, by unfailingly disciplined art, the integrity of the tune is fully preserved
throughout the ornate rhythms and the profusely intricate polyphony - and with such
smooth rapidity, such ‘unequal equality’, such ‘discordant concord’. Whether the strings
strike together a fourth or a fifth, [the player] nevertheless always starts from B flat and
return to the same, so that everything is rounded off in a pleasant general sonority. They
introduce and leave rhythmic motifs so subtly, they play the tinkling sounds on the
thinner strings above the sustained sound of the thicker strings so freely, they take such
secret delight and caress [the strings] so sensuously, that the greatest part of their art
HISTOIRE ET HISTOIRES
Le mot cithara, employé ici, est le terme latin utilisé pour la harpe ;
quant au tympanum, les experts ne sont pas tous d’accord : certains
penchent pour un instrument à cordes, d’autres pour une percussion, les
troisièmes pour une combinaison des deux. Il va sans dire que cet extrait a
été abondamment cité et utilisé par les chercheurs au XIXe siècle et au
début du XXe pour justifier leur démarche idéologique identitaire.
On trouvera également, parmi les citations les plus courantes,
l’explication du poète anglais Edmund Spenser (ca. 1552-1599), ou celle
de John Good (1566), celle d’un agent anglais nommé Thomas Smith ou
celle extraite des Clanrickard Memoirs (1722) sur l’accompagnement
musical des récitants de poèmes à la cour (les recaire). Citons également
quelques vers du poète et historien Geoffrey Keating (1560-1635), ainsi
qu’une vision moins enthousiaste de la musique des harpeurs, celle de
Richard Stanyhurst, dont le De Rebus in Hibernia Gestis fut publié en 1584
à Anvers. Mais on retiendra plus particulièrement les remarques de
Vincenzo Galilei (ca. 1520-1591), père du célèbre savant mais également
luthiste et compositeur. Dans un essai resté célèbre, Dialogo della Musica
Antica e della Musica Moderna (1581), ce dernier propose une synthèse
entre la musique et la poésie qui aboutira à la création du premier opéra à
Florence en 1600. C’est dans ces mêmes pages que l’on retrouvera cette
seems to lie in veiling it, as if ‘That which is concealed is bettered - art revealed is art
shamed’.
Thus it happens that those things that bring private and ineffable delight to people of
subtle appreciation and sharp discernment, burden rather than delight the ears of those
who, in spite of looking do not see and in spite of hearing do not understand ; to unwilling
listeners, fastidious things appear tedious and have a confused and disordered sound.
One must note that both Scotland and Wales, the latter by virtue of extension, the
former by affinity and intercourse, depend on teaching to imitate and rival Ireland in
musical practice. Ireland uses and delights in two instruments only, the cithara and the
tympanum. Scotland uses three, the cithara, the tympanum, and the chorus. Wales uses
the cithara, tibiae and chorus. Also, they use strings made of brass, not of leather.
However, in the opinion of many, Scotland today not only equals Ireland, her mistress,
but also by far outdoes and surpasses her in musical skill. Hence many people already
look there as though to the source of the art. ”
GIRALDUS CAMBRENSIS, “ Topographica Hiberniae ”, in Complete Works, dirs.
J.S. Brewer, J.F. Dimrock et G.F. Warner, Londres, 1861-1891, Vol. V, cité par Joan
RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969), pp. 41-42.
HISTOIRE ET HISTOIRES
longue citation sur l’introduction de la harpe en Italie, que nous donnons
également intégralement :
Parmi les instruments aujourd’hui joués en Italie se trouve tout d’abord la
Harpe, qui n’est en réalité que l’antique Cithare pourvue de nombreuses
cordes. La forme est en réalité différente dans chaque cas, mais
uniquement en raison des différentes façons de cette époque, et en
raison du nombre plus important de cordes et de leur grosseur. On
compte, de la note la plus basse à la note la plus haute, plus de trois
octaves.
Cet instrument des plus antiques arriva jusqu’à nous (comme l’a fait
remarquer Dante) par l’Irlande, où sa facture est excellente et abondante.
Les habitants de cette île en jouent souvent et depuis fort longtemps, et
c’est également l’emblème du royaume, présent et sculpté sur les édifices
publics et sur la monnaie. On peut ainsi en déduire qu’elle provient du
Prophète, le Roi David. Les harpes utilisées par les Irlandais sont un peu
plus grandes que les harpes ordinaires. Elles sont généralement
pourvues de cordes en cuivre, certaines cordes parmi les plus hautes
étant en acier, comme dans le cas du clavecin. Les musiciens jouent avec
des ongles relativement longs à chaque main, les coupant avec soin
comme les pointes des stylets qui frappent les cordes de l’épinette. On en
dénombre cinquante-quatre, cinquante-six, voire soixante. Cependant,
chez les Hébreux, nous savons que la cithare, ou Psaltérion du Prophète,
en possédait dix.
Il y a quelques mois (grâce aux bons offices d’un gentilhomme irlandais
particulièrement aimable), j’ai examiné avec attention le cordage de l’une
de ces harpes. Il s’agit à mon avis de la même qui fut, avec deux fois plus
de cordes, introduite en Italie il y a quelques années, bien que certains
(allant à l’encontre de la réflexion la plus évidente) affirment qu’ils l’ont
inventée eux-mêmes, tâchant de persuader les personnes mal informées
qu’eux seuls savent en jouer et savent l’accorder.62
62Among the stringed instrument now played in Italy there is first of all the Harp,
which is none other than the ancient Cithara with many strings. The form indeed is
different in each case, but only because of the different workmanship of those days, and
from the greater number of strings and their thickness. It contains from the lowest note to
the highest note more than three octaves.
This most ancient instrument was brought to us (as Dante commented) from Ireland,
where it is excellently made and in great quantities. The people of that island play it a
HISTOIRE ET HISTOIRES
Il semble aujourd’hui acquis que les harpes, peu courantes en Italie et
au sud de l’Europe aux XIIe et XIIIe siècles comme en atteste cet extrait, y
arrivèrent grâce aux navigateurs phéniciens après avoir transité par le
bassin méditerranéen puis par l’Europe du nord, dont l’Irlande.
L’ouvrage de John Derrick, Images of Ireland, fut publié en 1581 mais
sa conception remonte, comme en atteste le titre complet, à 1578. On
remarquera, parmi les quelques représentations musicales, celle d’un
harpeur accompagnant un récitant durant un banquet ; cette image n’est
pas d’un grand secours sur le plan technique, et tend uniquement à
prouver que Derrick connaissait mal l’instrument (voir illustration N° 2) :
celui-ci est dépourvu de caisse de résonance et les cordes sont fixées
directement sur la colonne ! Les illustrations du pédagogue luthérien
Michael Praetorius dans son Syntagma Musicum (1619), quoique
imprécises et erronées sur certains points, sont plus détaillées. Elles
offrent par exemple le croquis d’une ‘Harpe Irlandaise’, accompagné de
quelques lignes de description sur les modes utilisés. Un dernier point
historique est encore mal élucidé. Joan Rimmer considère que le terme
cláirseach, qui désigne aujourd’hui les harpes celtiques les plus hautes, fut
d’abord utilisé en Ecosse au XVe siècle avant de l’être en Irlande au début
great deal and have done so for many centuries, also it is the special emblem of the
realm, where it is depicted and sculptured on public buildings and on coins. From which,
it may be deduced to be descended from the Prophet, King David. The harps in use
among that people are somewhat bigger than ordinary ones. They have generally strings
of brass, with a few of steel in the top register, like the Harpsichord. The players keep
the fingernails of both hands rather long, shaping them carefully like the quills of the
jacks which strike the strings of the Spinet. The number of these is fifty-four, fifty-six or
even sixty. Nevertheless among the Hebrews, we learn that the Cithara, or Psaltery of
the Prophet, had the number of ten.
A few months ago (through the offices of a most courteous Irish gentleman) I
carefully examined the stringing of that kind of harp. I find it to be the same as that
which, with double the number of strings, was introduced in Italy a few years ago,
although some (against all good reasoning) say that they themselves have invented it,
trying to persuade the uninformed that they alone know how to play it and understand
how to tune it. ”
Vincenzo GALILEI, Dialogo della Musica Antica e della Musica Moderna, Florence,
1581, in William Olivier STRUNK, Source Readings in Music History, New York, 5 vol.,
1950, cité par Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969), pp. 41-42.
HISTOIRE ET HISTOIRES
du XVIe siècle. Breandán Breathnach explique pour sa part, sans citer sa
référence, que le terme est cité dans un poème du XIVe siècle63.
Les différentes formes de harpes irlandaises en usage à partir du XIIIe
siècle sont aujourd’hui classées en trois catégories chronologiques. Trois
exemples survivent du premier type, datant des XIVe, XVe et du début du
XVIe siècle, dont la célèbre harpe de Trinity College (dite ‘de Brian Boru’ et
qui date en fait du XIVe siècle ; voir illustration N°3). La harpe de la Reine
Marie et la harpe Lamont datent toutes deux du XVe siècle et sont
originaires d’Ecosse, mais sont organologiquement rangées parmi les
‘Harpes Irlandaises’. Il est possible que certaines harpes de ce type aient
été en usage dès le XIIIe siècle, mais aucune preuve tangible ne peut
confirmer cette hypothèse dans l’état actuel des connaissances. Sa taille
(environ 70 cm de haut) lui vaut l’appellation de “ Petite Harpe Irlandaise à
Tête Basse ”.
Quatre exemplaires complets et deux jeux de fragments subsistent de
harpes en usage de la fin du XVIe à la fin du XVIIe siècle, bien qu’aucun
d’entre eux ne date du début de cette période : ce sont les harpes de
Otway, de O’Fogerty, de Fitzgerald-Kildare et de Hempson (dite ‘de
Downhill’), ainsi que les fragments de Ballinderry et de Dalway. Nommée
“ Grande Harpe Irlandaise à Tête Basse ”. Il s’agit simplement de modèles
agrandis de la première catégorie comportant plus de cordes, et dont les
caisses de résonance se font plus profondes et plus étroites près des
cordes aiguës.
La dernière catégorie, la plus récente, comprend les harpes en usage
au XVIIIe siècle telles que celles de Turlough O’Carolan ou de Arthur
O’Neill : elles comportent une colonne plus rectiligne, davantage de cordes
et dépassent le mètre en hauteur ; ce sont les “ Harpes Irlandaises à Tête
Haute ”.
63 Voir Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 44-5 et
Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dances of Ireland, op. cit., 1977 (1ère éd.
1971), p. 65. Les deux ouvrages ont été révisés, mais les auteurs sont restés sur leurs
positions. Pour l’anecdote, le terme cláirseach signifie également ‘cloporte’ et ‘gros objet
plat’.
HISTOIRE ET HISTOIRES
Lorsque les dix derniers harpeurs se rencontrèrent à Belfast en 1792,
seul l’un d’entre eux (Denis Hempson) jouait encore avec les ongles, selon
la technique en vigueur pendant des siècles chez les cruitire et leurs
descendants, les harpeurs itinérants. Denis Hempson mourut en 1807 à
l’âge de 112 ans. Le dernier représentant de ce style, Arthur O’Neill, est
également celui sur qui nous possédons le plus d’informations grâce à ses
mémoires, qu’il rédigea vers 1809 avec l’aide de Thomas Hughes, engagé
pour la circonstance par Edward Bunting. Il mourut, selon les sources,
entre 1816 et 181864.
Il semble que la très grande estime dans laquelle l’instrument était
tenu provienne de sa sonorité tout à fait particulière puisque, comme nous
l’avons dit, ses cordes de métal étaient jouées avec les ongles ou avec un
médiator de corne. La harpe disparut graduellement au cours du XVIIIe
siècle et connut une longue période d’éclipse, assez curieusement
parallèle à un intérêt patriotique pour cette musique : trois concours furent
ainsi organisés à Granard au cours des années 1780, qui conduisirent au
célèbre rassemblement de Belfast en 1792. George Petrie nota pourtant
plus tard que :
les efforts (...) visant à en perpétuer l’existence en Irlande en tentant de
transmettre les techniques des harpeurs à de pauvres enfants aveugles,
fut une action de bienfaisance autant qu’une entreprise patriotique, mais
c’était une illusion65.
S’inspirant des derniers modèles de harpe de concert à pédale tels
que ceux conçus en 1811 par Sébastien Erard, John Egan et son neveu
Francis Hewson la firent renaître au début du XIXe siècle sous deux
formes différentes pour satisfaire la demande de particuliers ou de clubs
revivalistes. Le premier type, de construction plus légère et plus fine, ne
rencontra pas un grand succès, le son produit étant selon Joan Rimmer
64 Voir ses mémoires dans Donal O’SULLIVAN, O’Carolan, the Life, Times and
Music of an Irish Harper, op. cit., 1958, pp. 143-183.
65the efforts (...) to perpetuate the existence in Ireland, by trying to give the
harper’s skill to a number of poor blind boys, was at once a benevolent and a patriotic
one : but it was a delusion ”. Cité par Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère
éd. 1969), p. 66.
HISTOIRE ET HISTOIRES
“ particulièrement déplaisant, proche de celui d’un vieux piano fatigué, et le
son en est exagérément long si on ne l’assourdit pas ”66. Le deuxième type
construit à partir de 1819 est une ‘harpe portable’ de 92 cm de haut. Les
deux particularités en sont des cordes de boyau et un mécanisme
permettant le chromatisme actionné à la main et séparément sur chaque
note, contrairement à la harpe à pédale où une note sera altérée sur
toutes les octaves. C’est cet instrument qui est aujourd’hui appelé ‘Harpe
Celtique’ dans le monde entier.
Si l’on se tourne à présent vers les musiciens qui firent sa renommée,
on ne manquera pas de remarquer une mutation très particulière : sur les
dix harpeurs présents au grand rassemblement de Belfast en 1792
figuraient neuf hommes et une seule femme, Rose Mooney, qui obtint la
troisième place. Il faut sans aucun doute voir là, outre le caractère
masculin des métiers ambulants, l’influence lointaine mais persistante de
la fonction religieuse dans la tripartition fonctionnelle dont nous avons
parlé. En voici un exemple frappant extrait des Clanrickard Memoirs,
publiés en 1722 mais relatant un fait sans doute plus ancien :
L’action et la déclamation du poème, en présence de (...) la principale
personne auquel il s’adressait, furent conduits avec grande cérémonie
dans une union de musiques vocale et instrumentale. Le poète lui-même
ne prit pas la parole, mais dirigea et veilla à ce que chacun procède
comme convenu. Les Bardes, auxquels il avait préalablement confié sa
composition, l’avaient parfaitement mémorisée et la récitaient maintenant
méthodiquement, suivant même le rythme d’une harpe jouée à cette
occasion ; aucun autre instrument n’est autorisé dans ces circonstances
que celui-ci, étant masculin, plus doux et plus ample que tout autre.67
66 “ peculiarly unattractive, rather like that of an ancient and decrepit piano, and the
sound is excessively long lasting unless damped ”. Joan RIMMER, The Irish Harp, op.
cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 67.
67The Action and Pronunciation of the Poem, in presence of the (...) principal
person it related to, was perform’d with a great deal of Ceremony in a consort of vocal
and instrumental Musick. The poet himself said nothing, but directed and took care that
everyone did his part right. The Bards having first had the composition for him, got it well
by heart, and now pronounc’d it orderly, keeping even pace with a harp, touch’d upon
that occasion ; no other instrument being allow’d for the said purpose than this alone, as
HISTOIRE ET HISTOIRES
L’instrument ne s’est donc féminisé qu’à partir du XIXe siècle et il faut
sans doute voir là l’influence d’une vision aristocratique et classique où la
musique était en grande partie réservée au passe-temps des femmes et
des jeunes filles de bonnes familles. Cette transformation influença par la
suite la harpe celtique qui devint elle aussi un instrument féminin lors du
regain d’intérêt qu’elle suscita à la fin du siècle dernier, puis à l’heure de
sa renaissance, vers le milieu du XXe siècle. Une telle affirmation
surprendra les coutumiers d’une occurrence aujourd’hui si familière, la
belle harpiste en robe longue, que l’on rencontrera plus particulièrement
en Irlande dans quelque banquet pseudo-médiéval pour touristes, comme
celui de Bunratty.
La période contemporaine reflète ainsi naturellement cet état de fait,
avec l’exception notoire des Chieftains qui se sont adjoint depuis 1972 les
services d’un harpiste classique nommé Derek Bell, de Belfast. Nous y
ajouterons également Paul Dooley, ainsi que le jeune Eoghan O’Brien au
sein du groupe Déanta, également d’Irlande du Nord. Mais les femmes,
avec Máire Brennan, Gráinne Yeats, Janet Harbison, Máire Ní
Chathasaigh, Kathleen Loughnane ou Emer Kenny restent de loin les plus
nombreuses.
En Ecosse, Alison Kinnaird, Mary MacMaster et Patsy Seddon (qui
forment le duo Sileas) comptent également parmi les principaux adeptes
de la harpe celtique, ainsi qu’Alan Stivell68, les frères Quefféléant, Marianig
Larc’hantec, Job Fulup, Dominig Bouchaud, Kristen Noguès ou Myrdhin en
Bretagne, Katrien Delavier en Flandre, Loreena McKennit au Canada,
Robin Williamson et Deborah Henson-Conant aux Etats-Unis. La harpe
celtique est également utilisée dans le répertoire baroque et a même
séduit quelques compositeurs classiques récents. Dans le répertoire
spécifiquement irlandais, la harpe a adopté toutes les musiques de danses
being masculine, much sweeter, and fuller than any other ”. Cité par Breandán
BREATHNACH, Folk Music and Dance of Ireland, op. cit., 1977, p.20. Le texte est
également cité par Joan RIMMER, The Irish Harp, op. cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 39,
mais la fin de la dernière phrase, essentielle à notre propos, est tronquée.
HISTOIRE ET HISTOIRES
(jigs, reels, hornpipes), ce qui constitue également un profond
bouleversement dans l’esprit même de la musique de harpe. Nous
laisserons ici le soin à Mícheál Ó Súilleabháin de résumer les multiples
évolutions de la harpe irlandaise au cours des siècles :
Les évolutions qui affectèrent la harpe indiquent un processus significatif :
d’une occupation itinérante à une occupation sédentaire, d’un milieu rural
à un milieu urbain, des illettrés aux lettrés, de cordes en métal à des
cordes en boyau, d’une technique utilisant les ongles à une autre utilisant
le gras du doigt, d’une main gauche sur les aigus à une main droite sur
les aigus, de l’épaule droite à l’épaule gauche.69
L’une des principales évolutions regrettées par les musicologues est
son utilisation comme instrument d’accompagnement, au même titre que la
guitare, et non plus comme instrument soliste auquel son rang
aristocratique devrait la réserver. Ayant largement dépassé le cadre
strictement irlandais, la harpe celtique doit en grande partie son renouveau
mondial au travail de reconstruction effectué par Jorj Cochevelou dans les
années cinquante, comme nous l’avons déjà expliqué, mais également à
l’intérêt porté par certains musiciens classiques. Elle est aujourd’hui
fabriquée dans le monde entier : Smith & Morley à Londres, Leroux et
Camac en Bretagne, Martin à Paris et même Jujiya à Tokyo. Elle n’est
plus, en Irlande, que le symbole d’une époque révolue parfois considérée
comme l’Age d’Or, bien que quelques festivals lui soient encore consacrés
chaque année, comme celui de Nobber, Co. Meath, en l’honneur de
Turlough O’Carolan.
- Les cornemuses
68 Alan Stivell utilise aujourd’hui, quoique de façon très exceptionnelle, la harpe
fabriquée par son père en 1953, et contribue de manière très intéressante à l’élaboration
de nouvelles harpes électroacoustiques.
69The changes which came over the harp testify to a significant process : from
itinerant to settled, rural to urban, male to female, non-literate to literate, wire strings to
gut strings, fingernail technique to fingertip technique, left-hand treble to right-hand
treble, right shoulder to left shoulder ”. Mícheál Ó SÚILLEABHÁIN, “ All Our Central Fire:
Music Mediation and the Irish Psyche ”, The Irish Journal of Psychology, op. cit., 1994,
p. 338.
HISTOIRE ET HISTOIRES
- La ‘grande cornemuse’ ou ‘warpipes
On aurait grand tort d’imaginer que la cornemuse irlandaise actuelle
remonte au Moyen Age ou à l’Antiquité. Comme toutes les régions
d’Europe et certaines d’Afrique et d’Asie, l’Irlande connut une cornemuse
‘à bouche’ utilisée essentiellement à la guerre dès le Xe siècle, et peut-être
même avant, mais dans tous les cas avant l’arrivée des Anglo-Normands
en 1169. Toute considération tendant à faire remonter l’implantation de la
cornemuse au-delà du IXe siècle n’est, dans l’état actuel de nos
connaissances, que pure conjecture. Sans doute développée dès la
découverte d’une méthode de perçage, elle resta considérée comme un
instrument moins noble que la harpe.
L’une des premières représentations dont nous disposons figure sur la
Croix des Ecritures (ca. Xe siècle), dans la partie nord du monastère de
Clonmacnoise, Co. Offaly, sur laquelle un ange joue d’un instrument
ressemblant fortement à une cornemuse. Une distinction s’établit pourtant
par la suite entre cet instrument indigène, cuisle cheoil, et un autre sans
doute exogène nommé píopaí, sans que nous sachions véritablement
quelles caractéristiques les distinguaient. La première utilisation d’un
bourdon primitif daterait du treizième siècle, suivie beaucoup plus tard par
l’adjonction d’un second et d’un troisième bourdon. Les différents
exemples iconographiques dont nous disposons nous poussent à
considérer que cette ‘cornemuse irlandaise à bouche’ ressemblait
énormément à la grande cornemuse écossaise actuelle : une gravure sur
bois du château de Woodstock, Co. Kilkenny, ou un dessin en marge d’un
missel de l’abbaye de Rosgall en sont les premières représentations, au
XVe siècle, suivies au XVIe siècle par les croquis de John Derrick et les
gravures plus précises du voyageur et artiste allemand, Albrecht Dürer
(1471-1528), publiées en 1603 : l’une d’entre elles est exposée au Musée
de Vienne et représente un musicien barbu marchant et jouant d’une
cornemuse à deux bourdons (Voir illustrations N° 4 et N°5).
HISTOIRE ET HISTOIRES
A partir du règne des Tudor (1495-1603), les joueurs de cornemuses
accompagnent les soldats aux combats, puis, au sein des célèbres ‘Wild
Geese’, au service de la France, ils font également partie des Brigades
Irlandaises lors des grandes batailles. La dernière référence dont nous
ayons connaissance concerne celle, victorieuse, de Fontenoy contre les
Anglais, le 11 mai 1745 où ils jouèrent, selon la légende, “ St Patrick’s Day
in the Morning ” et “ The White Cockade 70. Il y a fort à parier que c’est
précisément ce caractère militaire qui fut responsable de la disparition de
la grande cornemuse irlandaise à bouche au cours du XVIIe siècle. Elle ne
reparaîtra sous cette forme qu’à la fin du XIXe siècle, sous l’influence
certaine des pipe-bands écossais, influence que l’on retrouvera en
Bretagne en 1943 lors de la création de la Bodadeg ar Sonerion ( la B.A.S.
ou ‘Assemblée des Sonneurs’) par Dorig Le Voyer et Polig Montjarret qui
contribuèrent alors à l’invention des bagadoù bretons.
- La cornemuse irlandaise : ‘union pipes’ ou ‘uilleann pipes
La cornemuse irlandaise telle que nous la connaissons aujourd’hui, fit
son apparition à la fin du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe siècle dans un
milieu populaire. Elle était, à l’origine, un instrument artisanal nécessitant
peu de matériaux et d’outils pour être fabriqué. Sa sonorité est beaucoup
plus douce que celle de la grande cornemuse en raison de son anche
double moins rigide, ce qui lui permet de jouer à l’octave ; aux deux
bourdons avec lesquels elle avait initialement été conçue, vint s’en ajouter
un troisième au cours du XVIIIe siècle. La transition d’une cornemuse ‘à
bouche’ à une autre, dotée d’un soufflet latéral remplaçant le souffle de
l’instrumentiste, n’est pas propre à l’Irlande. On trouve ainsi en France la
musette de cour, petite cornemuse aux origines aristocratiques répandue
dès le XVIIe siècle, qui devint un instrument plus populaire au cours du
XVIIIe siècle et eut sans doute une influence sur la naissance du uilleann
70 William Henry GRATTAN FLOOD, A History of Irish Music, op. cit., 1927 (1ère éd.
HISTOIRE ET HISTOIRES
pipes irlandais ; en Angleterre, la région du Northumberland donna (entre
autres) naissance au Northumbrian small-pipe, autre petite cornemuse
jouée grâce à un soufflet. En revanche, on peut considérer cette
cornemuse comme la plus sophistiquée et la plus complexe de sa famille
en raison d’un développement qui se produisit au milieu du XVIIIe siècle :
les ‘régulateurs’ (regulators). On nomme ainsi aujourd’hui un ensemble de
trois excroissances ressemblant aux bourdons mais reposant sur la cuisse
du musicien (vers la droite pour les droitiers) et sur lesquels sont
disposées des clés. C’est en appuyant sur ces petites clés à l’aide de son
poignet ou du bord de la main (tout en continuant de jouer sur le ‘chanter’,
le chalumeau) que le musicien pourra produire un accompagnement à des
fins harmoniques, parfois même rythmiques, à sa mélodie (voir illustration
N°6). Une illustration en première page du premier ouvrage destiné à
l’apprentissage de la cornemuse irlandaise publié vers 1800 par un
mystérieux professeur O’Farrell nous permet d’affirmer qu’elle n’était
pourvue que d’un seul régulateur à cette époque (voir illustration N°7). Les
régulateurs supplémentaires apparurent au cours du XIXe siècle et sont
aujourd’hui, comme nous l’avons dit, au nombre de trois. Ce
développement d’apparence anodine nous semble capital car, nous
l’avons dit, la musique irlandaise est le plus souvent tenue, en raison de la
prépondérance du chant, pour un art de soliste ne nécessitant pas
d’accompagnement rythmique ou harmonique. En outre, le uilleann pipes
est considéré par tous les amateurs de musique traditionnelle irlandaise
comme l’instrument se rapprochant le plus de la voix humaine grâce aux
nombreuses possibilités d’ornementations. Il apparaît pourtant évident à
tous les commentateurs et chercheurs actuels que les régulateurs
constituent un exemple parfait d’accompagnement de ce type en musique
irlandaise, sans que cela semble choquer quiconque. Au contraire,
l’utilisation des régulateurs est considérée comme le summum de l’art du
uilleann piper (voir les illustrations musicales N°3, 8, 12, 21 et 25).
1904), p. 258.
HISTOIRE ET HISTOIRES
L’explication concernant le nom de cette cornemuse est aussi
complexe que celle de son développement. Tous les musiciens actuels la
nomment uilleann pipes, sur la base inconsciente des explications fournies
en 1904 par W. H. Grattan Flood. Celui-ci considéra d’abord, dans
l’enthousiasme patriotique de l’époque, que le terme union-pipes était une
déformation de ‘woollen bagpipes’, termes que l’on trouve dans “ Le
Marchand de Venise ” de Shakespeare publié en 1600 (Acte IV, sc. I, l.
55). Il poursuivit en expliquant que ces termes seraient eux-mêmes une
corruption du gaélique ‘uilleann’, déclinaison au génitif de ‘uillin’ (en
gaélique, le ‘coude’, entre autres). Nous considérerons, avec le spécialiste
Breandán Breathnach, qu’il serait difficile d’expliquer l’anglicisation du mot
uilleann en ‘woollen’ au XVIe siècle, puis son adaptation en ‘union’ au
XVIIIe siècle. Il serait, en outre, pour le moins ardu de prouver que
Shakespeare, mort en 1616, a pu rencontrer un instrument inventé dans le
meilleur des cas un siècle plus tard. Nous laisserons à Breandán
Breathnach le soin d'en finir une fois pour toutes avec ces suppositions et
de répondre, sans le nommer, à Grattan Flood :
Il est assez extravagant de suggérer que dans l’expression ‘woollenpipes
de Shakespeare nous avons une mauvaise interprétation de uilleann et,
sur cette hypothèse, de faire remonter l’origine de cette cornemuse au
XVIe siècle. Aucune explication n’est fournie sur la façon dont le gaélique
irlandais uilleann a pu se corrompre pour donner l’anglais ‘woollen’ dans
l’Angleterre du XVIe siècle, puis comment il s’est anglicisé en union au
XVIIIe siècle. Cependant, le terme uilleann est si largement répandu
aujourd’hui, même parmi les joueurs de cornemuse, qu’il serait ridicule de
s’y opposer.71
71 “ It is quite fanciful to suggest that in the ‘woollen’ pipes of Shakespeare we have
a misreading of uilleann, and on that surmise to place the origin of these pipes as far
back as the sixteenth century. No explanation is offered as to how an Irish word uilleann
could be corrupted into the English ‘woollen’ in sixteenth-century England and anglicised
into union in eighteenth-century Ireland. However the term uilleann is so widely used at
present, even among pipers, that it is pedantic to object to it. ” Breandán BREATHNACH,
Folk Music and Dance of Ireland, op. cit., 1977 (1ère éd. 1971), p. 77. Voir également
sur le même sujet l'article de Nicholas CAROLAN, “ Shakespeare's uilleann pipes ”,
Ceol, Vol. V, N°1, juillet 1981, pp. 4-9.
HISTOIRE ET HISTOIRES
Francis O’Neill qui avait également constaté l’erreur manifeste de
Grattan Flood dès 1913, mais n’avait ni le crédit ni l’aplomb nécessaire
pour le contredire, expliquera même sans citer de source que ce nom
datait du XVIe siècle et faisait référence à la ‘grande cornemuse’ !72 Le
terme uilleann est bel et bien une invention de William Henry Grattan
Flood.
Comme l’indique la citation de Breandán Breathnach, la cornemuse
irlandaise s’est d’abord nommée ‘union pipes’ et c’est sous ce nom qu’on
la trouve mentionnée dans tous les textes jusqu’en 1904, date de la
parution de l’ouvrage de Grattan Flood. Un autre mythe existe et qui
concerne cette appellation de ‘union-pipes: on entend parfois quelque
explication liant l’instrument à l’union de l’Irlande à la Grande-Bretagne en
1800 mais, comme nous l’avons dit, l’instrument existait déjà avant celle-ci
et nous avons des exemples contenant le nom avant cette date73.
L’explication la plus rationnelle consiste à dire que l’alliance des
régulateurs et du chalumeau constitue une union entre deux types de sons
produits à volonté (contrairement aux bourdons), ce qui lui valut également
au XIXe siècle le surnom très répandu de ‘organ pipes’. Enfin, on entend
souvent quelques commentaires sur l’émergence d’un jeu assis rendu
nécessaire par l’interdiction de la cornemuse ; il semble incontestable que
le nombre de joueurs de cornemuse diminua fortement en raison de la
répression dont ils furent victimes (voir illustration N°8), mais nous avons
vu à quel point les harpeurs itinérants continuèrent à exister même sous
Cromwell : il est donc peu vraisemblable que la répression directe soit la
cause de cette mutation. Il est, en revanche, très probable que la
72 Francis O’NEILL, Irish Minstrels and Musicians, op. cit., 1987 (1ère éd. 1913) p.
42. Francis O’Neill expliquait en outre que le terme ‘woollen’ avait été corrigé dans une
édition de 1803, en ‘swollen; une édition récente nous indique pourtant ‘woollen’: The
Illustrated Stratford Shakespeare, Londres, Chancellor Press, 1982, p. 206, l. 55.
73 Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dance of Ireland, op. cit., 1977 (1ère
éd. 1971), p.76. Dans son livret : How to play the Irish Uilleann Pipes (p. 2, Cork, 1ère
éd. 1936), Tadhg Crowley précise que le premier uilleann piper dont nous avons
connaissance est Lawrence Grogan de Johnstown Castle Co. Wexford, en 1725 ; il n’a
cependant pas été possible de trouver d’autres références corroborant ou infirmant cette
opinion.
HISTOIRE ET HISTOIRES
disparition d’une nécessité militaire rendit l’instrument à son origine
populaire et domestique.
Sur un plan strictement musicologique, la tonalité généralement
utilisée aujourd’hui est le Ré (‘concert pitch’), mais il s’agit là d’un
développement relativement récent sans doute dû à l’utilisation du uilleann
pipes dans des salles de spectacle américaines dès la fin du XIXe siècle
(avant l’invention et la généralisation des microphones)74, mais également
pour faciliter le jeu de groupe. En effet, les modèles les plus anciens
étaient tous accordés plus bas, en Do ou en Si bémol (ce sont les ‘flat
sets75), jusqu’à l’évolution généralement attribuée à William Taylor (ca.
1830-1901), fabriquant de cornemuses originaire de Drogheda ayant
émigré à New York en 1872 et s’étant installé définitivement à Philadelphie
en 1874. Il fut en cela suivi par R.L. O’Mealey du comté de Westmeath.
Cependant, les tonalités plus graves donnant sans l’ombre d’un doute un
caractère plus intime à l’instrument, il semble que ces dernières reviennent
à la mode depuis quelques années, en particulier sous l’impulsion des
principaux luthiers de uilleann pipes, Alain Froment (Kenmare, Co. Kerry)
et Geoff Wooff (Miltown Malbay, Co. Clare). Notons au passage qu’aucun
des deux n’est Irlandais mais qu’ils se sont installés en Irlande pour
exercer leur activité avec, de l’avis général des uilleann pipers, une
réussite très au-dessus de ce qui se fait chez d’autres luthiers
actuellement. Ajoutons cependant que, parmi les meilleurs, Cíallían Ó
Briain (Dingle, Co. Kerry) et Eugene Lambe (Fanore Co. Clare) sont
irlandais, et que Alan Ginsberg est gallois.
Un élément intéressant et rarement souligné concernant le uilleann
pipes mérite d’être étudié ici : si peu d’ouvrages (et surtout peu de
musiciens) insistent sur les variations régionales de styles, deux
techniques de jeu très distinctes cohabitent pourtant, démontrant le
74 Certains uilleann pipers comme Patsy Touhey étaient très appréciés aux Etats-
Unis à la fin du XIXe siècle.
75 Un uilleann pipes sans bourdon est un ‘practice-set ’ ou ‘practice’ (le terme est
d’ailleurs passé en français dans le vocabulaire des joueurs de cornemuses
francophones) ; complet, c’est un ‘full-set; doté de bourdons mais sans régulateurs
c’est un ‘half-set’ (à ne pas confondre avec le ‘half-set’ des danseurs !).
HISTOIRE ET HISTOIRES
caractère universel de l’instrument. Le premier style est dit ‘staccato’ ou
‘fermé’ (‘close [ou tight] fingering [ou piping]’), les musiciens détachant
toutes les notes, laissant le chanter sur la cuisse, ou plus exactement le
pipers’ apron’ en cuir, également appelé ‘popping-pad’. Le second est dit
‘ouvert’ ou ‘legato’ (‘open [ou loose] fingering (ou piping]’), les musiciens
liant les notes, parfois jusqu’au glissando. Le point important tient aux
statuts sociaux que ces deux styles de jeux dénotèrent longtemps : le
premier, plus réservé, est utilisé par des gens à la situation plus
confortable et que l’on appelle généralement des “ gentlemen pipers ”.
Willie Clancy ou Leo Rowsome figurent parmi les principaux
instrumentistes historiques de cette catégorie76. Le second style, plus
extraverti et brillant sera notamment utilisé par les gens du voyage (les
travellers’ ou itinerants’ ou ‘tinkers’, quoique ce dernier terme soit
péjoratif). Les frères Johnny et Felix Doran, ou Finbar Furey, sont les rares
exemples historiques de cette catégorie pour lesquels nous disposons
d’enregistrements. Bien que les statuts sociaux tendent à s’estomper de
nos jours, et avec eux cette divergence de styles qui cède la place à une
diversité de caractères et d’individualités, les différences restent encore
très sensibles entre un ‘gentleman piper’ flegmatique comme Liam Ó
Flynn, héritier de Séamus Ennis77, et Davy Spillane ou Paddy Keenan,
revendiquant clairement la succession de Johnny Doran78. Depuis Séamus
Ennis, il semble établi qu’un nouveau style mêlant les deux techniques
s’impose naturellement, ralliant ainsi tous les suffrages.
Nous l’avons dit, le uilleann pipes est, de l’avis des musiciens irlandais
eux-mêmes, l’instrument le plus proche de la voix (avec le fiddle) par ses
diverses possibilités de modulation. Il n’existe pas moins de trois
ornementations de base pour les mélodies de danses, qui sont également
76 Voir la compilation The Gentlemen Pipers, Topic Records - Globestyle Irish,
ORBD 084, 1994. Johnny Doran y figure d’ailleurs de manière tout à fait
incompréhensible.
77 Héritier du style de Séamus Ennis, Liam Ó Flynn l’est également de son superbe
full-set’ de uilleann pipes.
78 Voir la photo de Johnny Doran sur son premier disque, ainsi que son
arrangement de mélodies traditionnelles comme “ Tribute to Johnny Doran ”. Album
Atlantic Bridge, Tara 3019, 1987.
HISTOIRE ET HISTOIRES
utilisées par les flûtistes depuis quelques décennies : le popping, le
cranning et le rolling79. Elles sont toutes utilisées pour les mélodies de
danse, mais très rarement dans les slow airs.
C’est pourtant dans ces slow airs que l’on pourra le mieux constater
cette similitude du uilleann pipes avec la voix, en particulier chez de
grands spécialistes comme Willie Clancy dans ses adaptations de chants
irlandais, la musique lui venant, disait-il, de la langue irlandaise elle-même.
Nous n’oublierons pas non plus un type tout à fait propre au uilleann pipes;
quoiqu’en voie de disparition, les pièces de musique dite “ descriptives ” ou
imitatives ” dépeignant, par exemple, une chasse au renard dans le
légendaire “ The Fox Chase ”80.
Le uilleann pipes, après une période de défaveur qui lui fut presque
fatale, est redevenu l’instrument traditionnel et populaire par excellence, et
poursuit l’aventure de son développement, la musique se diversifiant et les
instrumentistes devenant plus éclectiques. On trouvera ainsi une
symphonie pour uilleann pipes et orchestre de Shaun Davey (le célèbre
“ Brendan Voyage ”, créé au Festival Interceltique de Lorient en août 1980
et qui reste gravé dans les mémoires). Les uilleann pipers de renom
comme Paddy Moloney (des Chieftains), Liam O’Flynn (ex-Planxty) ou
Davy Spillane (ex-Moving Hearts) sont très demandés par des stars du
rock comme Paul McCartney, Mick Jagger, Mike Oldfield, Kate Bush ou
Gerry Rafferty81.
79 Le cranning (la plus importante des ornementations pour les pipers) est une
succession de notes d’ornement (‘grace notes’), essentiellement autour du Ré,
quelquefois du Mi. Le roll est une ornementation entre deux notes similaires, et se
pratique chez les pipers jouant selon le style staccato, de même que le popping, qui est
l’accentuation d’une note en soulevant le ‘chanter’ (le chalumeau) pour jouer la même
note à l’octave supérieure.
80 On trouvera deux exemples très différents de cette extraordinaire pièce dans les
deux styles mentionnés ci-dessus, l’un plus posé et serein par Séamus Ennis (“ Séamus
Ennis, 40 Years of Irish Piping ”, FFR001/2, Free Reeds Rec., Duffield, Derby, 1976) ,
l’autre plus extravagant par Finbar Furey (“ F. & E. Furey, The Collection ”, CCS165,
Castle Comm., Londres, 1987) ce dernier étant précédé par quelques explications
éclairantes.
81 Paddy Moloney joue sur les albums de Mike Oldfield “ Ommadawn ”, (qui est
d’ailleurs une tentative de transcription phonétique du substantif gaélique amadán, ‘fou’)
.“ Five Miles Out ”, 1982), de Paul McCartney (face B du 45t “ Ebony and Ivory ” avec
Stevie Wonder, 1982), ou de Mick Jagger (“ Primitive Cool ”, 1987) à quoi nous
HISTOIRE ET HISTOIRES
A l’image de la harpe il y a quelques années, le uilleann pipes semble
de ce fait s’octroyer peu à peu la place convoitée de nouveau symbole de
l’Irlande et d’une certaine confiance retrouvée, servant aujourd’hui à
évoquer l’Irlande ou à vendre tout et n’importe quoi, y compris du beurre
ou du courant électrique dans les publicités télévisées ou radiophoniques.
Depuis quelques années, on trouve également des groupes de rock ayant
décidé d’intégrer le uilleann pipes dans leur formation et dans leur
musique : In Tua Nua fut l’un des premiers et des principaux, bientôt suivi
par le groupe Cry Before Dawn et par de nombreux autres, moins
célèbres.
Comme le joueur de harpe, le joueur de cornemuse reste pourtant un
musicien soliste dans la musique et dans l’âme, sans doute en raison de la
complexité de son instrument, objet chéri et vénéré qui devient souvent,
lors de session, le point de départ et le centre d’une conversation animée
sur le nom du luthier l’ayant enfanté, les qualités et défauts de l’instrument,
les anches utilisées, les petits secrets généreusement transmis ou le style
préféré du musicien. Car la musique traditionnelle irlandaise est cela avant
tout : une extraordinaire convivialité et une irréductible sociabilité.
- Les flûtes.
Connue chez les sumériens plusieurs millénaires avant Jésus-Christ,
la flûte a vraisemblablement fait son apparition en Irlande avec ses
premiers habitants, vers 6000 av. J.C. Deux types de flûtes sont
actuellement répandues, et cela depuis plusieurs décennies : le premier, le
plus commun, est le petit tin whistle ; le second est la flûte traversière en
bois, avec ou sans clés.
pourrions ajouter les albums des Chieftains avec Van Morrison, James Galway, The
Who etc. ; Liam O’Flynn figure sur l’excellent “ Hounds of Love ” (1985) de Kate Bush et
participe régulièrement aux compositions de Shaun Davey ; Davy Spillane, révélé par
Moving Hearts, s’est peu à peu imposé comme le nouveau champion du uilleann pipes,
participant entre autres à l’album “ North & South ” (1988) de Gerry Rafferty qui écrivit
d’ailleurs le premier ‘tube’ des Furey Brothers (“ Her Father Didn’t Like Me Anyway ”).
HISTOIRE ET HISTOIRES
- Le tin whistle
Désignée dans le monde francophone par le vocable de ‘flûte
irlandaise’, parfois appelée ‘flageolet’ par les musicologues, la première de
ces deux flûtes produit un son lorsque l’on souffle directement dans
l’embout ; quoiqu’on la trouve encore parfois sous le nom de “ penny
whistle ”, son nom anglais de tin whistle (souvent abrégé en ‘whistle’, d’où
des erreurs de traduction) provient du matériau autrefois utilisé pour sa
fabrication, le fer blanc, ce qui dénote dans les deux cas un caractère bon
marché et populaire. C’est donc généralement de cet instrument
qu’apprennent à jouer en premier lieu tous les jeunes irlandais ayant
quelque velléité musicale, à l’école ou entre amis. Cette qualité a
cependant un revers, et l’on constate souvent une désaffection pour
l’instrument à l’âge de l’adolescence au profit de la grande flûte ou du
uilleann pipes, les joueurs de tin whistle étant souvent considérés comme
des musiciens mineurs. D’accès facile, aisément transportable en toutes
circonstances, son succès reste pourtant indéniable et le marché du tin
whistle est sans aucun doute en pleine expansion, l’une des plus récentes
inventions étant le tin whistle en deux parties, encore plus discret et
transportable. Cette expansion est en grande partie dirigée vers le marché
des touristes, pour qui le tin whistle constitue un souvenir très prisé car
simple, bon marché et représentatif de ce qu’ils ont vu et entendu. On
trouve ainsi un grand nombre de ‘paquets-souvenirs’ contenant un tin
whistle et une méthode d’apprentissage quelconque, que la grande
majorité des touristes rangent bien vite dans le dossier “ vacances en
Irlande ”, et qu’ils ressortiront parfois, avec les diapositives.