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"Naissance d’une industrie musicale en Irlande"
Erick Falc’her-Poyroux - Toulouse février 2002
ABSTRACT
"Birth of a music industry in Ireland"
In the wake of the enthusiasm generated by "Celtic" music in the 70's, the music industry
emerged in Ireland during the 80's, in traditional music circles as well as among rock-pop
musicians. Groups like the Chieftains, who have been playing and recording for 40 years, or
like U2, who have been loudly proclaiming their Irish origins around the world for 20 years,
give the most faithful images of the transformations the Irish society has gone through. In this
case, globalisation stands for renewed self-confidence.
The first debates around the past and present lives of Irish music appeared during the
90's : Riverdance (1994) provided an extreme illustration of the tensions at work inside the
country : an Ireland yearning for international recognition Vs an Ireland averse to cultural
fusions. The question of copyrights, more recently evoked here than in the rest of Europe, also
opposes two tendencies : individual recognition and collective feelings.
These social realities should therefore help us to understand why music has constantly
been in the forefront of the renewal of Irish identity for 30 years.
Au début des années 1990, des magazines musicaux comme Hot Press,
auparavant plus intéressés par le rock-pop, commencèrent à publier des articles sur la
musique irlandaise et sur son importance tant sur le plan culturel que sur le plan
économique. C'est à cette époque que se développa en Irlande l’idée d’une campagne
visant à intensifier l’aide et le soutien de l’Etat à toutes les musiques, nouveaux
vecteurs économiques. Cette campagne, initiée par ce même magazine Hot Press en
1993 et simplement intitulée Jobs in Music, pressentait déjà ce que pourrait être une
véritable industrie musicale, dans un contexte mondial porteur :
" There is absolutely no doubt that additional wealth, and jobs, can be
created in the music industry in Ireland (...). At the risk of being repetitious,
music is one of this country’s greatest natural resources. South Africa has its
diamonds, the Middle-East its oil, France its food - we have our music. (...) Irish
bands, songwriters and artists have proven that they - that we - are very good
2 sur 15
at this thing. Without any kind of government strategy an enormous amount has
been achieved. Much more can be ".1
La limite entre musique traditionnelle et musique pop devint à cette époque
extrêmement floue2. Vue de l'extérieur, l'histoire de l'industrie musicale en Irlande
pourrait donc commencer en 1993. Mais en examinant les choses de plus près on
s'aperçoit que cette phase n'était que l'aboutissement d'un long processus amorcé
près de 40 ans plus tôt.
Les tout premiers enregistrements de musique traditionnelle irlandaise n’ont pas
été effectués en Irlande, mais aux Etats-Unis et en Angleterre, car le premier studio
dublinois ne vit le jour qu’en 1937. L’essor de l’industrie phonographique américaine
vit ensuite les (futures) grandes compagnies conquérir l’énorme marché des
immigrants, qu’ils soient Italiens, Polonais ou Irlandais. C'est donc des Etats-Unis que
viendra en premier lieu la légitimation avec le succès des Clancy Brothers, dans le
sillage de l'élection à la Présidence des Etats-Unis de John F. Kennedy en novembre
1960. La consécration les emmena à l'émission nationale du Ed Sullivan Show en
1961 et au Carnegie Hall en 1962, et ils furent invités à la Maison Blanche en 1963 :
ils y chantèrent d'ailleurs ironiquement We Want No Irish Here. Il faut également
insister sur le travail précurseur effectué au tournant des années 1950 et 1960 par la
famille McPeake (de Belfast) qui fit une tournée de deux mois aux Etats-Unis en 1965
et fut également invitée à la Maison Blanche pour jouer devant le président Johnson.
A côté de la musique chantée des Clancy Brothers, les Chieftains proposaient une
musique instrumentale sous la houlette d'un musicien de formation classique, Seán Ó
Riada. On peut globalement considérer deux périodes dans leur carrière
professionnelle, qui s’étend sur une quarantaine d’années : la première laisse une
place prépondérante aux tournées internationales et la seconde est davantage
consacrée aux enregistrements.
1 Niall CRUMLISH, « Industry Special : Irish Music - The Blueprint », Hot Press, Vol. 17, N° 16, 25
août 1993, p. 43.
2 Citons, par exemple, la chanteuse Mary Black et son passage du groupe traditionnel De Dannan
à la variété de l'album "A Woman's Heart", en 1992. Autre exemple frappant : en mars 1995, le Trophée
de l'Industrie Musicale Irlandaise pour le meilleur album folk-traditionnel fut remis à la jeune
accordéoniste traditionnelle Sharon Shannon pour son album "Out the gap". Cette récompense fit
cependant sourire certains musiciens car l'album comprenait de la musique cajun, reggae et
finlandaise.
3 sur 15
De 1962 à 1975, les Chieftains restèrent un groupe amateur et se contentèrent de
concerts ponctuels en Irlande ou en Europe. Ils ne passèrent à la vitesse supérieure
qu'à partir de leur première tournée aux Etats-Unis en 1974 en embauchant un
imprésario américain. Et à la fin de l'année 1975 ils furent même sacrés groupe de
l'année par le magazine anglais Melody Maker, devant les Rolling Stones et Led
Zeppelin ! La tournée de promotion qui suivit dura dix-huit mois sans interruption sur
les scènes britanniques, américaines, européennes, australiennes et néo-zélandaises.
Cette vision stratégique aujourd'hui naturelle chez tous les musiciens
professionnels irlandais était à l'époque très novatrice. Le marché irlandais étant
notoirement trop petit pour faire vivre décemment les musiciens irlandais, ceux qui
n'optaient pas pour l’émigration devaient tirer parti de leur accès privilégié à certains
pays, en particulier les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Cette tendance à
l’exportation de la musique et de la danse irlandaises est le résultat d’un fait
économique incontournable :
La marge d’action des petits Etats européens et de leurs industries
audiovisuelles respectives est effectivement restreinte. (...) Au niveau
structurel, le marché des productions nationales est limité, ce qui
constitue un obstacle à la rentabilisation et à la survie des petites
industries audiovisuelles.3
Les Chieftains mirent également à profit le sens aigu d'homme d'affaires de Paddy
Moloney, leur leader et joueur de uilleann pipes : ils jouèrent le 29 septembre 1979 au
Phoenix Park de Dublin pour une messe en plein air célébrée par le Pape Jean Paul II
à laquelle assistaient plus d'un million de fidèles, et relayée dans le monde entier. Ils
furent également invités à jouer en première partie d'un concert des Rolling Stones
près de Dublin en 1983 devant 83 000 personnes. Les tournées assuraient l'essentiel
de leurs revenus car les ventes discographiques étaient encore loin des chiffres
d'aujourd'hui : les Chieftains n'avaient pas vendu plus de 250 000 disques en 1976,
malgré la parution de 4 albums. Le premier d'entre eux, enregistré en 1962, s'était
vendu à quelques centaines d'exemplaires seulement, chiffre considéré comme très
encourageant à l'époque. Les disques de musique instrumentale étaient en outre
extrêmement rares au début des années 60, et il fallut attendre six ans pour voir
arriver dans les bacs leur deuxième album. Il leur fallut également 13 ans d'existence
avant de signer des contrats avec des maison de disques internationales : après des
3 Jean-Claude BURGELMAN & Caroline PAUWELS, “ La Politique Audiovisuelle et l’Identité
Culturelle des Petits Etats Européens ”, MédiasPouvoirs, N°20, 3e trimestre 1990, p. 107.
4 sur 15
débuts chez Claddagh, la maison de disque irlandaise, la reconnaissance vint des
disques Polydor et Island en 1975.
La dernière partie de la carrière des Chieftains, qui dure depuis maintenant 20
ans, est une succession de projets autour de deux axes : les musiques de film et le
métissage musical.
Là encore, l'aspect commercial est omniprésent, avec un savant dosage
permettant l'équilibre entre des albums irlandais et des albums exotiques, en grande
partie grâce aux talents d'homme d'affaires de Paddy Moloney.
Les années 1975-1990 furent essentiellement l'occasion de rencontres
discographiques et d'ouvertures, y compris commerciales : avec la Chine en avril
1983, la musique bretonne en 1986, avec le grand flûtiste classique, l'Irlandais James
Galway également en 1986 (après que les Chieftains aient signé pour le label
classique Victor Red Seal BMG-RCA). Enfin, en 1988, un partenariat s'avéra parfois
laborieux avec le nord-irlandais Van Morrison, ex-Them.
Une autre facette, et une autre ouverture fut celle des musique de films
composées par Paddy Moloney4, qui enregistra également avec Mike Oldfield, Paul
McCartney, Mick Jagger, etc. (cf infra).
De ce point de vue, les années 90 arrivèrent logiquement comme les "années
récompenses"5 : les premiers Grammy Awards (l'équivalent musical des Oscars) leur
furent attribués en 1993. L’ascension se poursuivit en janvier 1995, avec The Long
Black Veil, enregistré avec les Rolling Stones, Sting, Sinéad O'Connor, Van Morrison,
Mark Knopfler, Ry Cooder, Marianne Faithfull et Tom Jones. Enfin, en 1996 l'album
Santiago, avec Carlos Nuñez, leur valut un cinquième Grammy Award pour le Meilleur
album de Musique du Monde.
Toutes ces récompenses provoquèrent évidemment des grincements de dents
chez les puristes, mais pour les Chieftains (et pour la population irlandaise dans son
ensemble), les disques d'or et les Grammy Awards valent tous les Prix Nobel de
Littérature.
4 Barry Lyndon en 1975, Le Taxi Mauve de Yves Boisset en 1977, le film Tristan et Isolde en 1991,
la série historique franco-irlandaise The Year of the French en 1982, le film canadien The Grey Fox en
1983, le documentaire Ballad of the Irish Horse en 1985, le dessin animé Tailor of Gloucester en 1988,
le film américain Treasure Island en 1989.
5 Meilleur album folk - traditionnel (An Irish Evening, 1991, avec Roger Daltrey, ancien membre des
Who,), et le meilleur album folk contemporain (Another Country), album de musique traditionnelle
5 sur 15
La carrière des Chieftains mêle les vies de 10 musiciens à plus de 40 albums, des
créations pour le théâtre et le cinéma, des œuvres symphoniques, des albums en
solo, des métissages musicaux, des récompenses internationales prestigieuses, un
concert devant plus d'un million de personnes, etc. Ces quarante ans de carrière
représentent également, par-delà la dimension musicale, une image fidèle de
l'évolution de la société irlandaise depuis le début des années soixante : l'évolution
d'un pays jeune vers une nouvelle confiance, l'émergence d'une génération plus
citadine, débarrassée d'un certain complexe d'infériorité.
Cette attitude presque conquérante de personnalités artistiques comme les
Chieftains est peut-être pour beaucoup dans les changements de comportement, en
particulier sur le plan économique, l'un des points forts de l'Irlande contemporaine.
C'est dans ce contexte que la musique commença à être perçue comme un atout
économique.
Si l'on s'arrête quelques instants sur une période charnière, les années 1980, on
note que celles-ci furent marquées par un mouvement de convergence et par un
bouillonnement interne, peu perceptible à l'extérieur. L'un des exemples marquants de
cette évolution musicale en rapport avec l'économie est le groupe Moving Hearts,
groupe trad-rock-jazz organisé en coopérative. L'utopie fut malheureusement de
courte durée : confronté à de graves difficultés financières le groupe se sépara en
1984, en laissant de lourdes dettes...6
Un autre groupe, les Pogues, plus connu en Europe, peut également être
considéré comme l'un des postes avancés de la vague irlandaise des années 80, bien
qu’ils soient davantage le fruit d'un métissage culturel d'origine britannique. En
revanche, ces deux formations (Moving Hearts et les Pogues) marquent également un
rapprochement musical et stratégique avec la musique Rock (de la part des maisons
de disques et des organisateurs de tournées).
Du côté de la musique rock, l'Irlande compta, à partir de la fin des années 1970,
de nombreuses formations punk, en particulier au Nord, ce que l'on peut entre autres
considérer comme une interprétation musicale du contexte : les Undertones (1974-
1983), Stiff Little Fingers (1978-1983, reformé en 1988) ou That Petrol Emotion (1984-
irlandaise matinée de Country and Western, enregistré à Nashville avec Chet Atkins, Emmylou Harris,
Willie Nelson, Kris Kristofferson, Bela Fleck ou Ricky Skaggs.
6 sur 15
1990). Même si certains de ses groupes dépassèrent le cadre étroit de la célébrité
régionale, c'est à Dublin que le mouvement punk-new wave donna ses premiers
signes de maturité internationale :
Thin Lizzy fit son entrée dans les hit-parades en 1973 avec une version de la
chanson traditionnelle Whisky in the Jar, qui atteignit la sixième place en Grande-
Bretagne.
Les Boomtown Rats (1975-1985) décrochèrent en 1978 leur premier N°1, "Rat
Trap" et s'affirmèrent de manière internationale dans une veine beaucoup moins punk
avec leur 45t "I don't like Mondays" (1979) qui eut le même succès en Europe, et leur
valut une petite place dans les hit-parades américains. On retiendra essentiellement la
personnalité de son leader, Bob Geldof, à l'origine du projet Live Aid pour l'Ethiopie en
1986.
Nul ne contestera cependant la première place à U2 dans le panthéon du rock
irlandais : leur influence fut cruciale durant les années 1980, comme l'explique Dave
Heffernan, producteur de la série télévisée sur l'histoire du rock irlandais "From a
Whisper to a Scream" : "Il a fallu attendre U2 pour que les gens comprennent qu'ils
pourraient faire une carrière ou gagner leur vie en Irlande sans être obligés de partir" :
ils ont vendu à ce jour plus de 80 millions de disques dans le monde.
A la fin des années 1980, les groupes irlandais à stature internationale étaient
légion : Enya (ancienne membre de Clannad), Hot House Flowers (1987-91), Sinéad
O’Connor, ou les Cranberries à Limerick. Dublin demeurait pourtant la "ville aux mille
groupes" célébrée par le film d'Alan Parker "The Commitments" (1991) où l'on peut
apercevoir plusieurs membres de ce qui allait devenir les Corrs. Citons pour être
complet le Boy's Band le plus célèbre de la planète, qui est également irlandais : les
membres de Boyzone ont tous été recrutés par le manager Louis Walsh sur une
formule de marketing ouvertement annoncée à la fin de l'année 1993, entre autres par
des petites annonces et des articles dans le magazine Hot Press.
On a donc assisté dans un premier temps à un mouvement musical de l'intérieur
vers l'extérieur, complété par un autre mouvement, de musiciens extérieurs intéressés
par le bouillonnement irlandais.
6 Son fondateur en 1980, Donal Lunny, ancien membre de Planxty et du Bothy Band, est
aujourd'hui considéré dans l'industrie musicale comme l'un des gourous des studios.
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Durant ces mêmes années 1980, les musiciens de rock les plus connus se prirent
de passion pour la musique irlandaise, et en particulier pour le uilleann pipes : Paddy
Moloney fut invité en 1975 sur l'album de Mike Oldfield “Ommadawn”7, puis sur “Five
Miles Out” (1982). Il joua également avec Paul McCartney (face B du 45t “Ebony and
Ivory”, 1982), et Mick Jagger (“ Primitive Cool ”, 1987). Liam O’Flynn figure sur
l’excellent “Hounds of Love” (1985) de Kate Bush (et participe régulièrement aux
compositions symphonique de Shaun Davey). Davy Spillane, s'est imposé peu à peu
comme le Jimi Hendrix du uilleann pipes, participant entre autres à l’album “North &
South” (1988) de Gerry Rafferty, et à beaucoup d'autres par la suite. On l'aura compris
: c'est surtout le uilleann pipes qui bénéficia de cette recherche musicale. Celui
s’octroya donc peu à peu la place convoitée de nouveau symbole de l’Irlande et de
cette confiance retrouvée, évoquant le pays dans des publicités touristiques ou
illustrant en Irlande des publicités pour le beurre ou le courant électrique. Il fut
également utilisé dans des films américains à gros budgets comme "Titanic" (1997) et
"Braveheart" (1995), l'action ce dernier étant pourtant censé se dérouler en Ecosse !
La harpe dite "celtique" a semblé durant ces années plus en retrait, mais a connu
malgré tout une reconnaissance dans différents styles de musique avec des harpistes
comme la Canadienne Loreena McKennit ou l'Américaine Deborah Henson-Conant.
Ayant largement dépassé le cadre strictement irlandais, elle était aujourd'hui fabriquée
dans le monde entier. Le plus important fabricant durant les années 80 et le début des
années 90 était la firme Jujiya, à Tokyo, le plus important aujourd'hui est le Français
Camac, installé près de Nantes.
Les années 80 représentent donc l'époque où les Irlandais, minés par une
économie globalement au creux de la vague, commencent à réagir. Il est important de
souligner que les musiciens furent les premiers à réagir en dépassant la sphère
strictement musicale. En décembre 1984, le dublinois Bob Geldof, leader des
Boomtown Rats, se mit en tête d'aider les victimes de la famine en Ethiopie : deux 45t
virent le jour, en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis ("Do they know it's Christmas?"
en 1984 et "We are the world" en 1985), et le concert du Band Aid fut organisé à
Londres et Philadelphie le 13 juillet 1986 et retransmis dans le monde entier... sauf en
France. Bob Geldof fut d'ailleurs anobli par la Reine cette même année et proposé
pour le prix Nobel de la Paix quelque temps plus tard. Il reste, si l'on place à part l'ex-
7 Ce titre est d’ailleurs une tentative de transcription phonétique du substantif gaélique amadán,
‘fou’.
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Beatle George Harrison et son concert pour le Bangladesh en 1971, le premier
musicien à avoir mis la musique au service d'un but caritatif.
Dans cette effervescence musico-caritative, d'autres projets virent le jour en
cascade dans le monde entier (comme le concert du Farm-Aid aux Etats-Unis pour
venir en aide aux agriculteurs en difficulté) : en Irlande une vaste campagne contre le
chômage nommée Self-Aid fut lancée. Un 45t fut enregistré ("We can make it work",
c'est à dire "on peut y arriver") et un grand concert organisé le 17 mai 1986 à Dublin,
marque un tournant dans l'histoire de la musique irlandaise, et dans l'histoire de
l'Irlande8.
Bien que l’influence des infrastructures sur l’évolution de la musique traditionnelle
irlandaise ne puisse être considérée comme primordiale, elle n’en reste pas moins l’un
des principaux facteurs de développement des trente dernières années. Les studios
irlandais furent longtemps en retard sur leurs homologues européens et américains.
En 1986, le Industrial Development Act proposa 11 axes de développement industriel
dont, pour l'industrie musicale, les studios d'enregistrement. Grâce à l'appui des
organismes gouvernementaux comme Forbairt (pour le commerce extérieur) et le IDA
(Ireland Industrial Development Authority, chargé d'attirer les entreprises étrangères),
relayés depuis 1998 par Enterprise Ireland, les studios se forgèrent à partir de cette
période une solide réputation internationale, en particulier le Windmill Lane Studio,
situés dans le quartier de Temple Bar au centre de Dublin. Là encore, ce quartier doit
en grande partie son dynamisme à la musique et la présence de U2 dans ce studio.
Après cette période de convergence, et la nécessaire union dans la difficulté, les
années 1990 amenèrent des divergences. Pendant longtemps, les limites imposées
au marché musical irlandais furent vécues comme insurmontables, en particulier la
limitation géographique du marché, et l'insuffisance des infrastructures. Durant les
années 1990, on assiste à un retournement de situation où ces limites se transforment
en atout grâce à une volonté des musiciens et des pouvoirs publics.
Pour le grand public, l'explosion de la musique venue d'Irlande sur la scène
internationale passe immanquablement par l'Eurovision : durant les années 90,
l'Irlande remporte si souvent la première place que certains finissent par se lasser (87,
8 Le plus grand concert jamais organisé en Irlande fut retransmis devant une audience record.
Trente groupes, presque tous irlandais, se relayèrent pendant plus de quatorze heures : U2, Clannad,
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92, 93, 94, 96) : en 1999, des journaux irlandais vont même jusqu'à accuser RTE de
promouvoir délibérément une chanson "pathetic" pour ne pas gagner de nouveau, car
le pays vainqueur organise systématiquement le concours de l'année suivante. L'une
des grandes chances au travers de l'Eurovision, fut cependant d'offrir à l'Irlande une
vitrine de son dynamisme, en particulier grâce à Riverdance en 1994.
La première étape de cette explosion fut d'abord la présence d'artistes irlandais
dans le monde, car à la fin des années 1990, des groupes comme Patrick Street ne
jouaient quasiment plus en Irlande, sauf l'été. Il en va de même pour les deux groupes
les plus en vue à la fin des années 90, Altan et Dervish. Après quelques tournées en
Europe (Allemagne, Belgique, Scandinavie...), Altan devint en 1996 le premier groupe
irlandais traditionnel à signer un contrat avec un grand label mondial, Virgin Records.
Avec les disques d'or et de platine, les tournées devinrent encore plus nombreuses : le
Japon, l'Australie, la Nouvelle Zélande ou Hong-Kong figurent désormais à leur menu
annuel et les tournées aux Etats-Unis du printemps et de l'automne sont devenus des
rituels auxquels on ne peut déroger.
Le cas de Dervish est encore plus probant : après un premier album en 1992, ils
se lancèrent en 1996 dans une succession de tournées pour promouvoir leurs albums,
jouant dans des festivals aux dimensions beaucoup plus impressionnantes. Ils
s'envolèrent également pour Hong Kong, la Chine et la Malaisie. Un rapide tour
d'horizon de leurs concerts pour l'année 2001 fait état d'environ 70 dates, dont 14 en
Irlande (20%), 19 aux Etats-Unis (27,1%) et 32 en dans le reste de l'Europe (45.7%)9.
Il en va de même pour les Chieftains, dont la principale activité en 2002 est aux Etats-
Unis , avec 28 dates entre le 12 janvier le 17 mars, comme tous les ans.
Si la première étape d'une conquête économique est d'aller vers le consommateur,
la deuxième (complémentaire) est d'attirer ses mêmes "clients", alors appelés
"touristes". Au chapitre de l'économie officielle, un rapport pour le ministre de Arts, de
la Culture et du Gaeltacht de 1995 indiquait que les dépenses de touristes ayant
assisté à des festivals de musique irlandaise en 1993 correspond à 2600 emplois à
les Chieftains, Moving Hearts, Christy Moore, les Boomtown Rats (reformés pour l'occasion), Thin
Lizzy, Van Morrison, Chris Rea, les Pogues, Chris de Burgh, Elvis Costello, etc.
9 En Europe, 11 concerts furent donnés en Allemagne (15,7%), 9 en Espagne (12,8%), et
12 dans le reste de l'Europe : Hollande 2, Luxembourg 1, suisse 2, Italie 2, Belgique 1, Grèce
1, Suède 2, GB 1. On notera que la France n'a accueilli aucun de leurs concerts. Enfin, 5
concerts (7,2%) se déroulèrent dans le reste du monde : 3 en Israël, 2 au Brésil. Ces
informations proviennent du site web du groupe Dervish : www.dervish.ie.
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temps plein. Nul doute que, parmi les activités préférées de ces visiteurs, les sessions
figurent à la meilleure place : ce même rapport indiquait à ce propos que 2,9 millions
de touristes ont assisté à un concert de musique dans un pub (contre 0,5 ayant
fréquenté une discothèque)10. Enfin, une étude réalisée à Dingle en 1994 indique que
plus de 80% des visiteurs ont considéré comme leur divertissement préféré le fait
d'assister à une session ou d'y participer.
On aborde ici un autre aspect de la musique irlandaise : l'économie parallèle. Les
sessions semblent représenter l’une des plus importantes sources de revenu pour les
propriétaires de bars (les publicans) principalement dans les zones touristiques, mais
également pour les musiciens. On peut estimer que chaque musicien payé (deux ou
trois par session organisée) reçoit en moyenne l’équivalent de 60€. A raison de cinq
sessions par semaine durant l'été, un musicien apprécié peut se constituer chaque
mois un pécule relativement important dont le percepteur n'entendra jamais parler. La
plupart des musiciens des régions touristiques considèrent à juste titre la musique
traditionnelle comme une importante source de revenus.
Face à ce bouillonnement, les premières polémiques sur le passé et l'avenir de la
musique traditionnelle irlandaise germèrent à partir des années 1990. Trois d'entre
elles retiennent particulièrement l'attention et se veulent ici la simple illustration des
tensions à l'œuvre en Irlande, témoignage de l'évolution soudaine du pays.
L'un des débats les plus importants au début des années 1990 a porté sur la
question des droits d'auteurs, abordée par l'Angleterre au cours du XVIIIe siècle. Il
fallut attendre 1886 pour que la convention de Berne fixe des règles internationales, et
le début du XXe siècle pour que la musique soit enfin prise en compte. L'Irlande,
cependant, ne dispose de son propre organisme de gestion des droits, la Irish Music
Rights Organisation (IMRO), que depuis 1989.
Les rapports entre ce type d'organismes et les musiciens traditionnels n'ont jamais
été faciles car l'orientation vers une culture économiquement individualisée encourage
certes l’invention culturelle, mais laisse peu de place à un système social basé sur la
propriété collective de la musique, c'est à dire l'identification collective.
A l’inverse de ce qui se produit dans les univers rock-pop, classique ou jazz, les
musiciens traditionnels ont en effet une tendance très marquée à citer leurs sources
lorsqu’ils interprètent une chanson ou une mélodie sur scène ou sur disque.
10 Access all areas, Irish Music, an international industry, commission FORTE, rapport pour le
Ministère des Arts, de la Culture et du Gaeltacht, Dublin, 1995, p. 4.
11 sur 15
Depuis 1999 cependant, et le vote d'un nouveau Copyright Act conforme aux
conventions internationales, les musiques récemment composées en Irlande sont
protégées par IMRO pendant 70 ans après la mort du compositeur11. Les
arrangements musicaux sont également devenus sources de revenus12.
Outre une courte scène du film "Titanic" (1997), l'un des éléments ayant le plus fait
pour la musique irlandaise depuis le milieu des années 1990 est sans aucun doute le
spectacle Riverdance. Celui-ci est à l'origine fondé sur l’intermède chorégraphique et
musical proposé au public lors de l’émission télévisée du Concours Eurovision de la
Chanson, le 30 avril 1994 à Dublin. Devant le succès remporté par ces 7 minutes de
spectacle, il fut décidé de développer l’idée autour de la personnalité de Michael
Flatley, chorégraphe et principal danseur, et de la musique de Bill Whelan. Le succès
remporté à partir de 1995, tant en Irlande qu'aux Etats-Unis ou en Europe (excepté en
France), fut phénoménal. Mais la critique le fut tout autant et les puristes hurlèrent au
scandale, se déclarant choqués par cette récupération mercantile de leur musique
déguisé à la mode hollywoodienne13. D'autres critiques condamnèrent l'alignement de
danseurs et danseuses, alors que ce type de danse irlandaise avait jusqu'à présent
été un art de solistes.
Le spectacle ne prétendait pourtant pas présenter de la musique et de la danse
traditionnelles irlandaises, mais sa réussite est sans aucun doute due à l'utilisation de
ces ingrédients dans un contexte revigoré. Pour la vaste majorité des Irlandais, cette
nouvelle chorégraphie symbolisait avant tout le retour de la séduction dans la danse
irlandaise. L'énergie était indéniable et l'impact saisissant. Un très grand nombre
d'adolescents dans le monde se précipitèrent dans les cours de danse irlandaise. La
danse irlandaise, considérée jusqu'à cette époque comme assoupie parce que figée
dans l'esprit du début du XXe siècle, se réveillait.
L'abondance de festivals de musique celtique témoigne depuis environ 10 ans de
sa popularité actuelle, que les magazines internationaux s’empressent de relayer,
comme Time Magazine en 1996 : "Pourquoi la musique celtique ? Et pourquoi
maintenant ? “Les amateurs de musique de plus de trente ans veulent élargir leurs
11 On a cru quelque temps que cette position pourrait pousser de nombreux musiciens à déclarer
leurs compositions, mais les albums récents de musique irlandaise semble poursuivre dans la voie
habituelle, où les compositions nouvelles restent anonymes, même si l'auteur en est connu dans les
milieux avertis.
12 ainsi voit-on fleurir sur les pochettes de disques la mention trad. arr. suivi du nom des musiciens.
13 Jean Butler et Michael Flatley, les deux danseurs vedettes lors de la création du spectacle,
étaient américains.
12 sur 15
horizons, mais ils ne veulent pas écouter les trucs qu’ils ont entendus quand ils étaient
plus jeunes” explique Val Azzoli, président associé des disques Atlantic, qui a
récemment créé un sous-label nommé Celtic Heartbeat pour présenter les stars
naissantes de l’Irlande".14 Dans tous les cas, le but est donc d'attirer l'attention afin de
vendre d'avantage de disques ou de billets de concerts.
Le problème terminologique est donc le premier aspect de la question : Parmi les
nombreux termes utilisés pour définir ces musiques, notons, par exemple : folklorique,
traditionnelle, populaire, nationale, ethnique, acoustique, typique, métissée,
pittoresque, authentique, folk, roots, world music, musique du monde, sono mondiale,
musique vivante, voire dans certains cas new age ou unplugged.
Confronté à cette question, la Penguin Encyclopedia of Popular Music apportait en
1990 la réponse suivante : “il semble toujours y avoir un renouveau de la musique
populaire ; en fait, la musique populaire ne disparaît jamais : elle a simplement besoin
d’une nouvelle définition à peu près tous les dix ans”15.
L'expression "musique celtique" représente donc une solution simple pour
regrouper de façon sommaire (pour les médias et le grand public) des réalités
musicales issues de régions voisines et culturellement proches. Peu d’éléments
concrets unissent véritablement ces musiques, même si les oreilles non accoutumées
tendent généralement à confondre allègrement musique bretonne et musique
irlandaise. Dans ce sens, la musique celtique n’est qu’un concept médiatique efficace,
tout comme le fut la mode des musiques d’Amérique du Sud dans les années
soixante-dix, transformée en produit commercial.
Cependant, le sentiment d’appartenance à une même communauté est très fort, et
une telle perception peut être aussi valable que la réalité, car le terme celtique est
largement accepté par tous ceux qu'il est censé désigner. Cette volonté est encore
plus tangible depuis la création du Festival Interceltique de Lorient en 1971, dont
l'expansion constante a fait dire à son nouveau président en août 2001 : "comme une
entreprise s'attaque à l'export lorsqu'elle maîtrise son marché domestique, nous allons
offrir à d'autres notre savoir-faire" : le festival s'exporte désormais aux Etats-Unis, au
14 “ Why Celtic music ? And why now ? ‘Record listeners over 30 want to broaden their horizons,
but they don’t want to listen to the same stuff they heard when they were growing up,’ explains Atlantic
Records co-chairman Val Azzoli, (...) who recently created a sublabel named Celtic Heartbeat to
showcase Ireland’s rising stars ”. Michael WALSH, “ Emerald Magic ” Time Magazine, 11 mars 1996, p.
55.
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Japon, en Australie, et même... à Paris. On voit donc ici que l'on déborde du cadre de
l'île pour atteindre la récupération de cette musique à l'extérieur. Mais , après tout, un
festival de musiques celtiques à Paris ou à Varsovie n'est pas plus insolite qu’un
festival de jazz à Vienne, qu’un festival de Musique Classique occidentale à Tokyo, ou
qu'un festival de Rhythm'n'blues à Dublin.
Troisième aspect de la question, une tendance encore plus extrême consiste à
considérer la musique celtique comme une affirmation identitaire. En se basant sur la
théorie musicale des gammes non-tempérées utilisées, dans de nombreuses musique
traditionnelles européennes, certains feraient de la musique irlandaise une musique
européenne et blanche restée pure depuis des millénaires. D'autres théories
souhaiteraient la rattacher à l'Orient et à l'Asie, en se basant sur l'analyse des
techniques de chant : il est cependant simple de répondre que le chant non-
accompagné tend toujours à devenir plus ornementé, d'où d'évidentes affinités. Quoi
qu'on en pense, le terme "celtique" est en train de changer de sens dans plusieurs
directions, et dans l'attente d'une meilleure solution l'expression "musique celtique"
reste parfois pratique dans certains cas.
Le mouvement puissant impulsé en Irlande par la musique depuis une quarantaine
d'années, reflet des évolutions considérables de la société irlandaise. Le plus bel
exemple conscient de cette maturité acquise au fil des années nous est fourni par la
pochette d'un disque enregistré en 1995 par le duo Lá Lugh, dont le texte N°5,
explique les variations sur un thème classique :
" While reworking an old song ‘Níl sé ’na lá’ or ‘It is not yet day’, the
sentiments of this song came to mind. The song thus evolved to ‘Tá sé ’na lá’,
...... It is the day, the time for many changes ” 16.
D'un point de vue plus concret, le marché de la musique venue d'Irlande est
aujourd'hui évalué à près de 200 millions d'euros par an (1,3 Mds FF), et emploi
environ dix mille personnes, directement ou indirectement. Par-delà ces chiffres, cette
reconquête à la fois économique et culturelle se trouve parfaitement résumée, de
manière un peu ironique et avec un brin de triomphalisme, par le grand flûtiste
15 “ Folk music revival always seems to be happening ; in fact folk music never goes away : it just
requires a new definition every decade or so ”. Donal CLARKE (dir.), The Penguin Encyclopedia of
Popular Music, Londres, Penguin Books, 1990 (1ère éd. 1989, Viking), p. 423a.
16 “Brighid’s Kiss”, Gerry O’Connor et Eithne Ní Uallacháin, LUGCD961.
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classique James Galway : "les gens pensent que les Britanniques ont colonisé la
planète, mais en réalité les Irlandais l'ont fait bien mieux, et de manière pacifique".
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"Naissance d’une industrie musicale en Irlande"
Poussée par une première vague d'engouement pour la musique dite "celtique" durant les
années 70, l'industrie musicale naît en Irlande au cours des années 80, tant dans le milieu des
musiques traditionnelles que dans le milieu rock-pop. Des groupes comme les Chieftains,
présents depuis 40 ans sur la scène musicale irlandaise, ou comme U2, qui clame haut et fort
son origine irlandaise depuis 20 ans, fournissent les images les plus fidèles des transformations
vécues par la société irlandaise. Ici, mondialisation rime avec confiance retrouvée.
Mais les premières polémiques sur le passé et l'avenir de la musique en Irlande naissent au
cours des années 1990 : le spectacle Riverdance (1994) fournit l'illustration extrême des
tensions qui existent entre une Irlande avide de reconnaissance internationale et une Irlande
réfractaire aux fusions culturelles. La question des droits d'auteurs, plus récente ici que dans le
reste de l'Europe, oppose également deux tendances : la reconnaissance de l'individu et
l'appartenance collective au groupe qui la génère.
Au travers de ces faits sociaux, nous tenterons de comprendre pourquoi la musique figure
immanquablement à l'avant-garde du renouveau de l'identité irlandaise depuis plus de 30 ans.