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Couples et doubles. Tournier et les articulations du conte

Authors:

Abstract

The narrative space of Le médianoche amoureux by Michel Tournier is organized around the relation of doubles and couples. In this short story collection the author asks himself about the nature and performance scope of the literary oral word. On the one hand, two different concepts of repetition are developed articulating the nouvelles and the short stories; the analysis of both exploresthe gradations and shades present in both kind of stories. On the other hand, a thesis which is object of reflection and verificationis defended in the book: the presence and importance of the principle of repetition in art –the creation of doubles at different levels– takes part in the sphere of reality suggesting mimesis and favoring balance. Both fiction and metafiction join together as allies at the very heart of the book.
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Gamoneda Lanza, Amelia
Couples et doubles. Tournier et les articulations du conte
Çedille. Revista de estudios franceses, Núm. 5, abril-sin mes, 2009, pp. 127-145
Asociación de Profesores de Francés de la Universidad Española
España
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Universidad Española
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ISSN
:
1699-4949
nº 5, abril de 2009
Artículos
Couples et doubles. Tournier et les articulations du conte
*
Amelia Gamoneda Lanza
Universidad de Salamanca
gamoneda@usal.es
Resumen
Dobles y parejas organizan el espacio
narrativo de Le médianoche amoureux,
libro de relatos de Tournier que se pre-
gunta por la naturaleza y el alcance per-
formativo de la palabra literaria oral. De
un lado, dos desarrollos diferentes del
concepto de repetición articulan las nou-
velles y los cuentos, y el análisis de unos y
otros explora las gradaciones y matices
aportados por ambos tipos de relato. De
otro lado, el libro defiende una tesis obje-
to de reflexión y verificación: la pregnan-
cia de un principio de repetición en el
arte –la creación de dobles a niveles diver-
sos– interviene en el ámbito de lo real
sugiriendo mimetismos y favoreciendo
equilibrios. Ficción y metaficción se alían
pues en el seno de esta escritura.
Palabras clave: Michel Tournier; cuento;
nouvelle; repetición; doble; metaficción.
Abstract
The narrative space of Le médianoche
amoureux by Michel Tournier is organized
around the relation of doubles and couples.
In this short story collection the author asks
himself about the nature and performance
scope of the literary oral word. On the one
hand, two different concepts of repetition
are developed articulating the nouvelles and
the short stories; the analysis of both ex-
plores the gradations and shades present in
both kind of stories. On the other hand, a
thesis which is object of reflection and veri-
fication is defended in the book: the pres-
ence and importance of the principle of
repetition in art –the creation of doubles at
different levels– takes part in the sphere of
reality suggesting mimesis and favoring
balance. Both fiction and metafiction join
together as allies at the very heart of the
book.
Key words: Michel Tournier; short story;
nouvelle; repetition; double; metafiction.
*
Artículo recibido el 26/01/2009, evaluado el 25/02/2009 y aceptado el 26/02/2009.
Çédille, revista de estudios franceses, 5 (2009), 127-145 Amelia Gamoneda Lanza
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0. Une origine
L’année 2008 n’aura pas été l’année Tournier: le Prix Nobel lui a échappé, ce
qui, en termes pratiques, veut dire qu’il peut définitivement se retirer dans son pres-
bytère de la Vallée de Chevreuse, car la roulette politico-littéraire et les fastes dudit
prix ne s’arrêteront plus sur la France avant une bonne décennie.
Néanmoins, il n’est pas aisé d’imaginer Michel Tournier faisant la tête, lui qui
prévoyait sa mort pour l’an 2000 (Garcin, 1988: 421). En bon philosophe, il aura
sans doute préféré réunir ses proches pour un médianoche les contes jaillissent
d’un autre temps et d’un autre monde, d’un monde le mythe soit apparenté à
«une infrastructure métaphysique invisible mais douée d’un rayonnement actif» (Gar-
cin, 1988: 421). Ce médianoche pourrait en commémorer un autre, publié une ving-
taine d’années plus tôt et intitulé de la sorte: Le médianoche amoureux. Il s’agissait
d’une littérature présentée «comme la panacée pour les couples en perdition» (Tour-
nier, 1989: 42), d’un livre qui voulait prospecter cet espace incertain entre le manque
de parole et le surgissement de la parole: l’espace et le temps –précisément– les
mythes voient le jour, où les imaginaires s’organisent avec une structure de récit.
Car Le médianoche amoureux aborde l’origine d’une parole qui naît en tant
que conte –cet avatar du mythe–. Le livre est un recueil de contes dont le premier
accueille le récit de sa propre gestation; mais l’univers où le conte surgit n’est pas celui
de l’aube d’une civilisation: une translation s’opère qui, en même temps, réduit cet
univers aux dimensions du couple. Cette parole mythique fondant le couple –de
même que tout mythe fonde son univers– sera interrogée tout au long du recueil, et
ses pouvoirs fondateurs seront explorés pour en décrire la forme et en mesurer la por-
tée.
«Les amants taciturnes» –le premier conte de Le médianoche amoureuxpré-
sente le micro-univers d’un couple que le tarissement de parole commune conduit au
chaos, mais un renouveau de la parole le fera ressurgir de manière inouïe: Oudalle,
fils de marin-pêcheur s’embarque comme mousse sur un navire de grande pêche,
puis, avec le temps, devient capitaine d’un bateau destiné à la pêche de la morue dans
les eaux d’Islande. La vie dure et violente des travailleurs de la mer lui donne un ca-
ractère taciturne qui, lorsqu’il abandonne le métier et revient vivre aux côtés de sa
femme Nadège, déteint sur leurs relations affectives: ils n’ont plus rien à se dire. Au
bord de la rupture, le couple décide de réunir ses amis afin de leur annoncer
l’inévitable nouvelle; ils les convoquent à un médianoche au cours duquel la parole
aura un rôle essentiel, puisque, de manière inopinée, les récits et les contes vont surgir
de la bouche des convives. «Une maison de mots habiter ensemble» (Tournier,
1989: 42) se bâtit cette nuit de sorte que le soleil levant trouve Oudalle très peu sûr
de la décision prise: «C’est que la fatalité de cette séparation ne m’apparaît plus aussi
évidemment depuis que toutes ces histoires me sont entrées dans la tête» (Tournier,
1989: 42), dit-il. Et le lecteur se lance dans la lecture de ces contes qui forment le
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volume de Tournier pour essayer d’y déceler leur pouvoir de liaison, la vertu perfor-
mative ou miraculeuse de leur parole sur ces esprits et ces corps en voie de séparation.
1. Danse muette
Mais avant de plonger dans la lecture du reste du livre, il faut que le lecteur
prenne de l’élan: un pas en arrière s’impose qui doit par la suite devenir force inter-
prétative. Ce pas en arrière nous replace dans un épisode enchâssé dans le récit de
Oudalle et Nadège avec un sens –dirait-on– crypté: «Et pour tout achever, il y a eu
cette rencontre extraordinaire avec Patricio Lagos dont les inventions ont pris pour
nous valeur de symboles» (Tournier, 1989: 24). Cette rencontre semble déclencher
une discussion discrètement théorique sur le langage et le silence au sein du couple,
puis elle semble le pousser à la nécessité de convoquer ce médianoche annonciateur
de sa fin. La relation cause-effet de ce processus reste peu claire pour le lecteur, qui se
demande si une lecture plus détaillée n’en délivrerait quelques clés.
«Les amants taciturnes» est un conte à deux voix: beaucoup de voix pour un
conte sur le manque de parole. Dans un premier temps, ces voix n’entament pas exac-
tement un dialogue, mais un récit les deux participants alternent. Il ne s’agit pas
tout à fait d’un dialogue ni d’un cit, mais plutôt d’un récit qui théâtralise la parole:
un récit qui intensifie sa nature orale et qui participe du monologue. Au cours de
cette première phase du conte, les amants racontent leur rencontre et leur vie com-
mune. Peu à peu les deux monologues successifs gagnent en points de contact jusqu’à
devenir de vrais dialogues il est déjà question de crise de parole au sein du couple.
Il semblerait donc que la forme narrative et le contenu entrent en relations contradic-
toires au sein du conte. La dernière partie de celui-ci est commandée par le récit à la
troisième personne: à partir du moment le médianoche est décidé on entreprend
sa description. Mais, comme on le sait, au bout du médianoche, les amants vont se
raviser et se donner une nouvelle chance d’être ensemble. Ainsi –faisant de nouveau
appel au paradoxe– l’absence de dialogue formel dans cette presque fin du conte
s’accompagne d’un regain de parole entre les amants. Mais ce regain n’est plus dia-
logue, il est récit, il est conte. Et peut-être seulement un certain type de conte. Pour
éclaircir cela il faudra lire le reste des contes du livre, ce en quoi a consisté la parole
du médianoche.
Le parcours de la forme de la parole de «Les amants taciturnepropose aussi
une succession de genres (théâtre, narration) qui débouche sur le conte. Celui-ci
opère une sorte de résumé de ces genres, puis qu’il signale aussi bien la narration que
l’oralité (et la performance physique qui accompagne cette dernière). Le conte est
donc une parole équidistante entre l’écriture et l’oralité. Car la vocation d’être parole
parlée appartient à l’essence du conte: il est ainsi voué à la disparition, à jouer d’une
nature éphémère qui l’apparente à la musique. Le conte est parole qui compte sur le
ton, sur la qualité de la voix humaine qui l’énonce; son lien au physique l’inscrit dans
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la vie, mais aussi dans la mort, dans le rissable. En me temps, le conte est parole
vouée à l’écriture, car il demande à être répété et répété avec exactitude –comme le
veulent les enfants–; et par même il est disposé à demeurer, à obtenir une perma-
nence en vie, une vie similaire à celle de la parole écrite: il faut que le conte accepte de
ne plus changer et de se pétrifier à l’instar de toute la littérature écrite. Il lui faut ces-
ser d’appartenir à la parole vivante pour perdurer. Le paradoxe convient au domaine
du conte comme à celui de Tournier.
La nature paradoxale du conte et certains pouvoirs secrets de la parole sem-
blent se trouver en relation avec les activités de l’artiste Patricio Lagos, car ses inven-
tions –«symboliques» pour les amants– les ont poussés à prendre deux décisions qui,
en fin de compte, entrent en contradiction: celle de se séparer et celle de convoquer
un médianoche qui éloignera finalement la séparation. Patricio Lagos est sculpteur et
danseur. Au cours d’une promenade près du Mont-Saint-Michel, Oudalle et Nadège
aperçoivent deux statues sculptées dans le sable:
Les corps se lovaient dans une faible dépression, ceints d’un
lambeau de tissu gris souillé de vase qui ajoutait à leur réalisme.
On songeait à Adam et Eve avant que Dieu vînt souffler la vie
dans leurs narines de limon. On pensait aussi à ces habitants de
Pompéi dont on voit les corps minéralisés par la pluie de
cendres du Vésuve. Ou à ces hommes d’Hiroshima vitrifiés par
l’explosion atomique. Leurs visages fauves, pailletés d’écailles
micacées, étaient tournés l’un vers l’autre, séparés par une dis-
tance infranchissable. Seules leurs mains et leurs jambes se tou-
chaient (Tournier, 1989: 25).
À ce moment, surgit Patricio Lagos, dansant comme un fou sans musique. La
mer monte et le danseur mime le retour du flot comme pour «l’accompagner,
l’encourager, le susciter même par sa danse» (Tournier, 1989: 26). La vague atteint
les mains des deux figures et défait leur enlacement; elle dissout le couple et finit par
effacer leurs visages et leurs corps. Il est dit que
la danse, art de l’instant, éphémère par nature, ne laisse aucune
trace et souffre de ne s’enraciner dans aucune continuité. La
sculpture, art de l’éternité, défie le temps en recherchant des
matériaux indestructibles. Mais, ce faisant, c’est la mort qu’elle
trouve finalement, car le marbre possède une vocation funé-
raire évidente. Sur les côtes de la Manche et de l’Atlantique,
Lagos avait découvert le phénomène des marées commandé par
des lois astronomiques. Or, la marée rythme les jeux du dan-
seur de grève, et elle invite en même temps à la pratique d’une
sculpture éphémère (Tournier, 1989: 27).
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Patricio Lagos cherche le paradoxe dans les arts qu’il pratique: une sculpture
éphémère, une danse sans musique. Mais il a également choisi des arts dont les effets
entrent en conflit, puisque c’est la danse qui, en convoquant le retour des vagues,
détruit le couple sculpté. Ses activités artistiques paradoxales rejoignent le paradoxe
qui concerne ce couple et son dianoche de contes: tout d’abord, il y a similitude
entre le couple réel et le couple sculpté dans le sable fragile, tous deux voués à la dis-
parition. Et il y a aussi similitude entre la sculpture faite dans du sable (et renonçant
par là à la vocation d’éternité de l’art statuaire) et la parole du conte, vouée elle-même
à la disparition en tant que parole parlée.
De son côté, la danse, art évanescent, semble se plier à la même loi
d’évanouissement qui régit le conte, et elle aide à l’effacement par l’eau du couple des
amants de sable tout comme les contes du médianoche devraient servir –selon
l’intention première de Oudalle et Nadège– à faire disparaître le leur. La connivence
entre la danse et le conte pourrait être aussi découverte derrière les termes «bal» et
«parole» –qui gardent avec eux une parenté proche de la synonymie–: ces deux mots
partagent une même étymologie, paraballein, désignant l’idée de «jeter à côté».
Outre leurs fonctionnements similaires, la danse et le conte –ou le bal et la
parole– sont reliés dans la construction symbolique de Patricio Lagos par un lien
cause-effet; car le flot qu’attire le danseur émet «un babil enfantin [...] en s’épanchant
sur la vase. Il insinue ses langues salées dans les sables avec des soupirs mouillés. Il
voudrait parler. Il cherche ses mots. C’est un bébé qui balbutie dans son berceau»
(Tournier, 1989: 28-29). Un qui cherche peut-être à répéter le son des mots du
conte de la mer-mère ou qui cherche à articuler cette parole d’origine que sont le
mythe et son descendant le conte. Car «la nature déteste le silence, comme elle a hor-
reur du vide» (Tournier, 1989: 28). Et le sable lui-même, lorsque la mer-mère se re-
tire, joint sa parole au bal du danseur afin de convoquer la vague: «Ecoutez la grève
par marée basse: elle babille par les milliers de lèvres humides qu’elle entrouvre vers le
ciel» (Tournier, 1989: 28).
Les arts symboliques de Patricio Lagos (dont le nom ne va pas sans évoquer
l’eau) sont interprétés par Nadège et Oudalle dans leur sens le plus direct: la parole et
le conte aideront à défaire leur union. C’est ainsi qu’ils convoquent ce dîner nocturne
au cours duquel les contes devront mener à une dernière parole de dissolution. Or, ils
n’ont pas tenu compte des différentes natures que peut avoir le conte. Car il y a pa-
role et parole.
2. Nouvelle et conte
«Les amants taciturnes» révèle, vers sa fin, le sens me de l’ensemble de
contes qui composent Le médianoche amoureux. Le livre ne repose pas sur un suspense
classique d’ordre sentimental qui tiendrait à la simple question de savoir si le couple
aura ou n’aura pas une fin heureuse. Il n’y a pas d’ambiguïté sur les faits, mais les
raisons et les processus n’en sont pas tellement clairs :
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Nadège et Oudalle écoutaient, étonnés par ces constructions
imaginaires qu’ils voyaient s’édifier dans leur propre maison, et
qui s’effaçaient dès le dernier mot prononcé pour faire place à
d’autres évocations tout aussi éphémères. Ils songeaient aux sta-
tues de sable de Lagos. Ils suivaient le lent travail que cette suc-
cession de fictions accomplissait en eux. Il leur semblait que les
nouvelles, âprement réalistes, pessimistes, dissolvantes, contri-
buaient à les séparer et à ruiner leur couple, alors que les
contes, savoureux, chaleureux, affables, travaillaient au con-
traire à les rapprocher. Or, si les nouvelles s’étaient imposées
d’abord par leur vérité pesante et mélancolique, les contes
avaient gagné au fur de la nuit en beauté et en force pour at-
teindre enfin un rayonnement d’un charme irrésistible (Tour-
nier, 1989: 40-41).
Voilà que Tournier propose une distinction entre nouvelle et conte qui a des
effets décisifs. La parole de la nouvelle sépare, la parole du conte unit. Mais, quelle
différence y a-t-il entre les deux modalités de récit? À quoi tient leur différente portée
sur la réalité? Comment se constitue leur pouvoir performatif? L’observation de
l’ensemble des textes du livre permet de définir la nouvelle comme récit dont le con-
tenu parie sur la nouveauté, alors que le conte se construit comme réécriture d’une
histoire connue auparavant dans l’histoire de la narration orale ou écrite. Le narrateur
précise la ligne de démarcation des deux territoires au sein du livre, de sorte que l’on
peut distinguer les titres qui correspondent à l’un et à l’autre. Ainsi, les nouvelles
s’appellent «Les mousserons de la Toussaint», «Théobald ou Le crime parfait», «Pyro-
technie ou La commémoration», «Blandine ou La visite du père», «Aventures afri-
caines», «Lucie ou La femme sans ombre», «Écrire debout», «L’auto fantôme», «La
pitié dangereuse» et «Le mendiant des étoiles». Et les contes ont pour titre «Un bébé
sur la paille», «Le Roi mage Faust», «Angus», «Pierrot ou Les secrets de la nuit», «La
légende du pain», «La légende de la musique et de la danse», «La légende des par-
fums», «La légende de la peinture» et «Les deux banquets ou La commémoration».
La référence à ce partage du livre au sein même du premier récit –«Les amants
taciturnes»– transforme celui-ci en métarécit. En fait, les signes du métarécit se trou-
vaient déjà dans l’épisode symbolique de Patricio Lagos, et aussi dans la discussion
entre Oudalle et Nadège qui s’en suit. Il y est tout particulièrement question de savoir
comment doit être l’art d’un bon conteur; Nadège pense qu’il doit savoir se renouve-
ler, ce qui, dans la distinction qu’opère le livre sur lui-même, la situe du côté de la
nouvelle. Par contre, Oudalle penche du côté du conte lorsqu’il dit :
La répétition fait partie du jeu. Il y a un rituel du récit que res-
pectent par exemple les enfants. Sans se soucier de nouveauté,
ils exigent qu’on leur raconte la même histoire dans les mêmes
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termes. Tout changement les fait sursauter d’indignation. De la
même façon, il y a un rituel de la vie quotidienne, des se-
maines, des saisons, des fêtes, des années. La vie heureuse sait
se couler dans ces moules sans se sentir confinée (Tournier,
1989: 34).
Ce qui est défendu par Oudalle –et par Tournier lui-même, vu son exercice
d’écriture à longueur de temps– c’est une pensée classique embrassant une bonne
partie de la littérature à travers les siècles: l’art le plus parfait est celui qui fait du nou-
veau avec du connu, celui qui compte sur la reconnaissance (dans les deux sens du
terme: remémoration et gratitude), celui qui renouvelle le fond commun tout en ras-
surant ses lecteurs. La position de Tournier en défendant le conte dans son recueil
(qui, dans sa deuxième partie, reprend des thèmes, des motifs et des mythes connus
dans notre culture et dans la culture arabe) est moins populaire que classique.
Nadège –qui a participé à la «verbosité estudiantine» de Mai 68 mais rêve
«d’une sagesse laconique, de mots pesés, rares, mais lourds de sens» (Tournier, 1989:
30)– clenche la crise du couple en reprochant à Oudalle son mutisme d’un et
son penchant à répéter toujours les mêmes histoires de l’autre. Il s’avère donc que la
crise procède non seulement du manque de parole mais aussi de leurs différentes ma-
nières de concevoir la communication au sein du couple. Le recueil de Tournier peut
ainsi être considéré comme une mise en scène narrative des deux positions qui
s’affrontent dans cette discussion: nouvelle versus conte. Et, sous cet angle, la victoire
de Oudalle ne fait pas de doute.
Mais la permanence du couple en tant que tel après le dianoche est un ré-
sultat que la mise en scène ne visait pas. Les hôtes comptaient annoncer leur sépara-
tion à la fin d’un dîner leur parole courante et celle des convives auraient régné.
Or, des histoires et des contes ont surgi sans intention préalable qui ont fini par ga-
gner toute l’assemblée. Si elles avaient été racontées, les histoires de pêche de Oudalle
–que Nadège connaissait par coeur– n’auraient pas eu ce même effet réparateur sur le
couple, car ce n’est pas dans l’extériorisation de la parole courante et quotidienne que
l’on peut trouver une telle vertu. Oudalle en a parfaitement conscience lorsqu’il décrit
l’inconstance de Don Juan:
Une certaine idée très redoutable et bien faite pour tuer le dia-
logue d’un couple, c’est celle d’oreille vierge. Si un homme
change de femme, c’est afin de trouver chez la nouvelle une
oreille vierge pour ses histoires. Don Juan n’était rien de plus
qu’un incorrigible hâbleur –mot d’origine espagnole qui veut
dire beau parleur. Une femme ne l’intéressait que le temps
hélas court, de plus en plus court– elle prêtait foi à ses hâ-
bleries. L’ombre d’un doute surprise dans son regard jetait un
froid de glace sur son coeur et sur son sexe (Tournier, 1989:
35).
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L’ouverture de la parole privée et du récit personnel à l’extérieur du couple
auraient détruit celui-ci –à l’instar d’une trahison–, et les «oreilles vierges» du public
ami auraient été une sorte d’effusion orgiastique culminant avec un aveu qui devien-
drait la dernière exhibition de leur intimité rompue. Tel était peut-être le dessein de
Nadège et Oudalle. Mais la parole de la littérature l’a tourné. Comment s’y est-elle
prise?
3. Le double ravageur
Nouvelles et contes s’organisent narrativement autour de la notion du double,
comme l’analyse va le montrer plus loin. Mais contes et nouvelles vont s’organiser à
partir de cette même notion de manières très différentes et, qui plus est, avec des ef-
fets divergents. Il va sans dire que cette notion du double évoque l’idée même du
couple et de l’union, précisément le thème en question dans le recueil. L’idée du
double et le mythe de la gémellité sont chers à Tournier qui les a traités et dans Ven-
dredi ou les limbes du Pacifique (Tournier, 1972) et dans Les météores (Tournier,
1975). Mais «double» ne veut pas toujours dire «répétition», car il est souvent ques-
tion de complémentarité; aussi les frères jumeaux de Les météores s’opposent-ils com-
plémentairement, car l’un est mortel et l’autre immortel. Le mythe vise toujours à
dépasser les limites de la condition humaine et à restaurer une unité brisée quelque
part: ici l’humain et le surhumain, et dans Le banquet de Platon, par exemple, celle
brisée par la différence sexuelle qui sépare les deux faces de l’androgyne.
La notion du double qui sous-tend les nouvelles de la première partie du livre
souligne cette faille inscrite au sein de son projet d’unité. Le double des nouvelles
échoue ou boîte (ou se montre imparfait lorsqu’il apparaît sous la forme de couple),
de sorte que son pouvoir performatif sur le couple de Nadège et Oudalle ne fait que
renforcer leur décision de séparation. Mais le double ne cesse de s’essayer à organiser
la narration, et il le fait de façons très diverses, comme il sied à la richesse narrative de
Tournier. La première marque du double se trouve dans les titres des nouvelles, qui se
présentent souvent par paires: «Théobald ou Le crime parfait», «Pyrotechnie ou La
commémoration», «Blandine ou La visite du père» et «Lucie ou La femme sans
ombre». Deux titres pour chacune de ces nouvelles qui nous mettent sur la piste
d’une possibilité de duplicité de lecture, de composition ou d’interprétation. Mais les
titres «simples» seront eux aussi susceptibles de loger quelque part un dédoublement.
C’est ce que, par la suite, il convient de préciser.
«Les mousserons de la Toussaint» raconte un voyage du narrateur dans son
village d’origine, un voyage qui se présente de manière inopinée. Le voyage ne sera
pas rapporté à sa femme, qui, de l’avis du mari, ne saurait pas comprendre le fond de
son aventure faute d’une parole commune sur le passé. Outre l’évidence d’un écart au
sein de ce ménage, il faut aussi constater l’impossibilité de récupérer le temps passé: le
protagoniste voudrait bien acheter le presbytère il a habité enfant, chose impos-
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sible; et les mousserons ramassés dans ces lieux d’origine pourriront avant de re-
joindre le présent que représente son retour à la maison avec sa femme. Pourtant le
voyage se voulait une récupération «du mystère des années d’origine, ces temps fabu-
leux» (Tournier, 1989: 66), il se voulait retrouvailles et répétition.
Mais tout pousse à refuser cette notion de double parfait, car rien ne res-
semble à ce que le passé laissait attendre: son ami d’enfance, resté dans le village et
menant une vie sans grands événements, a beaucoup plus à raconter que le narrateur,
et ne lui pose me pas une question; l’élève la plus sage de l’école est devenue la
proie des passions et a engendré un voyou; la veuve Lecoûtre, dure et rapace, est au-
jourd’hui gâteuse et «fond comme neige» avec sa petite fille ; l’accordéoniste Vava,
petit maître citadin qui jouait les marquis, s’est transformé en un «vrai laboureur
d’autrefois». Toutes ces rives signalent une reconnaissance impossible, une scission
qui atteint le narrateur et le couple. Cette nouvelle n’encourage donc pas non plus
l’union de Nadège et Oudalle.
«Théobald ou Le crime parfait» met de nouveau en scène un couple qui se dé-
finit en termes d’opposition; une opposition où, il est vrai, pointe une espèce de
complémentarité: Bertet est un être gris et «concave», alors que sa femme se distingue
par son initiative et sa «poitrine en forme de proue»; elle trompe son mari, mais ses
aventures amoureuses provoquent toujours sa fortune académique à lui. On dirait
deux pièces d’un puzzle s’emboîtant étrangement, et tel est l’espoir de Bertet, qui
souhaiterait en faire une unité: il voudrait un enfant de sa femme, et il ne manque pas
d’annoncer son intention de se suicider si jamais sa femme tombe enceinte d’un
autre. Or, c’est justement ce qu’il arrive. Bertet se suicide en arrangeant les tails
pour que sa mort ressemble à un crime commis par sa femme, mais la lettre est dé-
couverte et la femme exaucée. Un suicide, donc, et pas un crime. À moins que la
lettre n’ait été écrite par la femme elle-même. Qui sait... Le crime parfait que nous
annonce le titre le suggère ainsi. Le lecteur est invité à faire une double interprétation
dont les deux faces sont impossibles à concilier.
«Pyrotechnie ou La commémoration» présente un couple d’amis dont le passé
recèle un épisode qui aurait instaurer l’inimitié entre eux à jamais: Gilles a torturé
la mère de Ange un 11 août. Depuis là, Ange suit Gilles dans tous ses travaux avec
l’accord de celui-ci, et des accidents surviennent qui mettent leurs vies en danger,
toujours à cette date. Il est évident que Ange commémore l’offense de cette manière,
et qu’il y risque aussi sa vie. Un 11 août ils finissent par mourir des suites d’une ex-
plosion pyrotechnique: il n’y avait pas d’autre issue à cette fidélité à un destin partagé
qu’ils démontraient depuis longtemps, l’un en différant dans le temps la vengeance et
en s’y associant comme victime, l’autre en acceptant ce pacte et la compagnie de son
bourreau. La solidité de ce couple bâti sur le partage du rôle de la victime et du rôle
du bourreau n’est pas détruite par la mort, au contraire. Car avec leur mort ils échan-
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gent leurs places et ils deviennent tous les deux victimes, tous les deux bourreaux. Ils
deviennent aussi doubles dans leurs natures, des doubles inconciliables au sein d’eux-
mêmes, des doubles conciliés entre eux à travers la mort.
«Blandine ou La visite du père» effleure le thème de la dérastie. Une très
jeune fille charme le narrateur puis disparaît pour laisser entrer en jeu son père, qui
mendie une compensation en échange de la présence de la fille. Cette mince anecdote
sert à peindre des émotions contradictoires chez le narrateur, et à véler la duplicité
rusée de la petite, ainsi que les doubles intentions du père. Il n’y aura de «couple» –ou
d’échange érotique– qu’au prix de l’acceptation d’une extorsion, acceptation dissimu-
lée sous façade de générosité. L’obligation d’une duplicité trouble est imposée comme
monnaie d’échange.
«Aventures africaines» joint à la pédérastie l’homosexualité. Deux histoires
successives racontent deux situations dont le début est symétrique: la rencontre éro-
tique du narrateur avec un jeune marocain. Dans la première, il se fait voler par le
jeune homme, qui disparaît. Dans la deuxième, c’est le narrateur qui refuse
d’emmener son jeune ami en France malgla grande attirance qu’il éprouve pour
lui. Trop de symétrie provoque une contamination entre les deux histoires, et la mé-
fiance éveillée chez le narrateur par le premier épisode cide de la fin du deuxième.
La double histoire truit la possibilité de suite dans la relation. Par ailleurs, cette
nouvelle fonctionne comme double de la précédente, car le père du jeune marocain
non seulement consent mais demande même que son fils soit emmené en France.
Contrairement au père de Blandine, il ne prétend pas extorquer le narrateur, qui ap-
précie la demande comme de la sagesse paternelle. Mais, constituée en double des-
tructeur, la nouvelle «Blandine ou La visite du père» agit négativement sur la forma-
tion de ce «couple» dans «Aventures africaines»: le double trouble au carré ne laisse
aucune chance.
Le trouble –et le détournement de mineur– ont aussi leur mot à dire dans
«Lucie ou La femme sans ombre». Cette nouvelle, qui porte le titre d’un conte de
Hugo Von Hofmannsthal, s’inspire aussi de la théorie des couleurs de Goethe, selon
laquelle les couleurs résultent du filtrage de la lumière par un milieu trouble. Les cou-
leurs émanaient de Lucie, sa vie contenait des irisations, et cela du fait d’une obscurité
qui logeait en elle: «elle ne devait son rayonnement qu’à l’ombre qu’elle savait préser-
ver en elle-même» (Tournier, 1989: 139). Car Lucie avait une ombre, un double: sa
soeur aînée, appelée aussi Lucie, lui ressemblant au point de s’y méprendre. Mais
cette soeur est morte avant la naissance de Lucie, qui l’a remplacée au sein de la fa-
mille. La soeur est donc devenue un double dans l’ombre, incarné –si l’on peut dire–
en une poupée qui lui a appartenu et que Lucie chérit tout particulièrement. Lucie,
adulte, suit une psychothérapie qui la soigne de la dépression survenue à cause d’une
plainte portée contre elle pour détournement de mineur. Sous l’influence du théra-
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peute, elle enterre la poupée et, en perdant son ombre, elle perd les couleurs qui fai-
saient son charme: elle est lumineuse, lisse, rangée, presque impersonnelle. Le
meurtre de la poupée, l’amputation de son double, la privation de l’ombre, l’ont ren-
due cruelle comme la plus vive lumière, avec «la dureté du grand jour» (Tournier,
1989: 158). Ici donc, le double va de pair avec une zone de mystère d’où émane un
charme qui tient au dérèglement, à l’interdit, à la maladie et au mal. C’est la santé
mentale sans faille qui tue le double. Et le mari de Lucie regrette fort l’ancienne Lucie
un peu folle et tellement plus nuancée.
«Écrire debout» est une nouvelle minuscule qui se laisse lire comme miroir
miniaturisé du recueil, car elle explique un sens et une fonction de l’écriture qui est
aussi à reconnaître dans l’ensemble du livre de Tournier: «allumer [...] des foyers de
réflexion, de contestation, de remise en cause de l’ordre établi» (Tournier, 1989:
160). Il s’agit donc d’un métarécit qui, en plus, propose un parallélisme entre
l’activité d’écrivain –artisan solitaire devant sa table– et l’artisanat du bois qui occupe
les internés de la prison le narrateur se rend pour s’entretenir avec eux de littéra-
ture. Parallélisme qui se rompt parce que là l’écrivain travaille avec de la fiction et
des métaphores, le menuisier doit s’en tenir à une matière bien physique et réelle.
C’est ainsi que, à cet écrivain qui énonce qu’ «il faut écrire debout, jamais à genoux»
(Tournier, 1989: 161), les détenus répondent avec un «haut pupitre de chêne massif,
l’un de ces hauts meubles sur lesquels écrivaient jadis les clercs de notaires» (Tournier,
1989: 161). Les détenus brisent ainsi l’idée de double naïvement et charitablement
lancée par l’écrivain: écrire debout –ou vivre debout– n’est envisageable pour celui
qui est en prison et qui manque de liberté que dans un sens littéral; il n’y a pas de
double sens pour eux.
«L’auto fantôme» se modèle encore une fois sur l’idée du miroir imparfait; la
symétrie commande la construction d’une aire de stationnement de l’autoroute –des
deux côtés il y a pont, escalier et une baraque qui propose des merguez–, de sorte que
le voyageur arrivé dans sa voiture pense l’avoir perdue lorsque, sans s’en apercevoir, il
passe de l’autre côté. Le double est presque parfait, au point de produire l’illusion
qu’il s’agit d’un seul espace. Mais l’illusion d’exactitude est inquiétée par cette voiture
qui se trouve seulement d’un côté: le double est éphémère, un rien peut le détruire.
Cette «voiture-vampire» qui ne se reflète pas dans le miroir vampirise aussi l’idée du
double, l’infirme, la dévitalise.
Les deux pages qui composent «La pitié dangereuse» parlent d’un couple ma-
gnifique en apparence et respirant le bonheur, chacun consacré à sa vocation: la mu-
sique et la médecine. Or, la sclérose en plaques a oblila femme à abandonner sa
carrière de virtuose, et le mari médecin a abandonné son ménage précédent pour
s’occuper de la malade. Le couple est donc bâti sur un double abandon, et il est cons-
truit en même temps que creusé par la maladie: ce qui l’a favorisé le condamne. La
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passion et la pathologie –deux termes dérivant d’une étymologie commune– vont
ensemble dans ce couple.
La pit dangereuse, comme concept, est reprise dans «Le mendiant des
étoiles»: en visite à Calcutta, un couple se voit assiégé par les mendiants mais il n’a
rien à leur offrir; peu après c’est le réveillon de Noël et leur table regorge de mets
alors qu’ils se rappellent des mains squelettiques tendues; ils chargent toutes les vic-
tuailles et se rendent sous le pont les affamés s’entassaient: plus personne ne s’y
trouve. La pitdes visiteurs n’a pas d’objet, les Indiens demeurent affamés. Tout le
monde reste sur sa faim. Ce jeu d’impossible coïncidence dans l’assouvissement des
besoins respectifs des visiteurs et des Indiens –besoin de bonne conscience et besoin
de nourriture– bouche sur une ressemblance entre eux basée sur la déception et le
manque. Alternance de contraires et double établissent ici d’étranges alliances.
Ici finissent les nouvelles du recueil. Elles cèdent le passage aux contes. Au-
cune marque d’édition ou de discours ne signale cette ligne de partage qui, pourtant
–si l’on excepte «Les amants taciturnes»– équilibre parfaitement le livre sans prendre
parti: neuf nouvelles et neuf contes. L’on pourrait néanmoins concevoir certaines
zones de transition, à retrouver –du côté des nouvelles– notamment dans le fait que
«Lucie ou La femme sans ombre» reprend le titre d’une histoire connue de Hofm-
mansthal; que le titre «Pyrotechnie ou La commémoration» va être repris dans le
conte «Le banquet ou La commémoration»; et que les personnages de «Le mendiant
des étoiles» produisent de manière un peu compulsive une suite de rapprochements et
d’intertextualités qui résulte vaguement ironique: Ulysse et l’Odyssée, Rembrandt,
Don Juan, La ruée vers l’or de Chaplin, une parabole des Évangiles... Une transition
basée sur la reprise donc, car il faut rappeler que la série de contes qui s’ouvre dé-
ploie comme mécanisme principal celui de la réécriture d’un thème, d’une légende ou
d’un autre conte déjà connu. Il y est donc question également de double, mais d’un
double qui –en déployant son pouvoir performatif– aidera à reconstruire le couple de
Nadège et Oudalle. Plus précisément: la mise en narration d’une série de doubles
thématiques, intertextuels, structurels, stylistiques– semble produire un double réel,
un double qui s’impose et s’incarne dans le couple de Nadège et Oudalle, et qui en
empêche toute séparation. Performatif, illocutoire ou perlocutoire, le conte qui dit le
double, fait le couple.
4. Le double rassurant
Les contes se placent sous le signe de la commémoration. La mémoire y est
impliquée qui récupère une matière déjà utilisée à des fins narratives dans d’autres
temps ou d’autres cultures. Est-ce qu’il faut apporter de la nouveauté à cette matière
ou au format qui la façonne pour en produire un conte? Des réponses différentes à
cette question seront fournies par les contes du recueil, des réponses nuancées et avec
des gradations diverses; de manière générale, l’on peut dire que les premiers contes
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jouent encore avec la notion de nouveauté, qui s’estompe après au point que dans les
tout derniers il est question de la défier de manière explicite. Le double parfait se pré-
cise peu à peu.
Il s’ensuit donc que deux notions différentes de commémoration dans le re-
cueil distinguent les sept premiers contes des deux derniers. De fait, la première ap-
proche de la notion de commémoration a lieu bien plus t, dans la première partie
du livre, et plus particulièrement dans la nouvelle «Pyrotechnie ou La commémora-
tion». Il y est dit que la pyrotechnie «lutte contre le hic et nunc», qu’elle maîtrise
l’explosion «pour la déplacer dans l’espace et la différer dans le temps» (Tournier,
1989: 86-87). La commémoration, elle aussi, est un geste de répétition déplacé dans
le temps et différé dans l’espace. La commémoration –selon cette première notion–
ne reconstruit dans son acte de répétition qu’un minimum de données pour la rendre
reconnaissable en tant que répétition: cette commémoration ne vise pas une répéti-
tion exacte, mais avec différence et différance (Derrida).
Les contes concernés par ce type de commémoration s’accordent –à un niveau
ou l’autre de leur construction– à ce geste de répétition. Un bref parcours analytique
saura donner raison à cette affirmation.
«Un bébé sur la paille» donne la nouvelle version de la naissance de Jésus-
Christ. Replacée dans nos temps, elle ne peut pas se procurer de Rois Mages, mais un
Président de la République qui au nom de l’économie (énorme dépense sociale en
médicaments) va favoriser les accouchements hors du milieu médicalisé; car il est à
espérer que les premiers moments de la vie soient finitivement marquants: une
jeune demoiselle appelée Marie ainsi le souhaite qui demande pour son bébé «une
étable avec beaucoup de paille» (Tournier, 1989: 191). Mais le geste de répétition,
comme on le sait, assume quelques différences: le bébé à naître est une fille. Et son
parrain le Président républicain suggère le nom de Noëlle.
Puisque les Rois Mages faisaient défaut dans le conte précédent, voici que le
conte intitulé «Le Roi mage Faust» en fait apparaître un. Il entreprend un voyage en
suivant la comète brillante dans laquelle il voit incarnée l’âme de son fils, mort ré-
cemment. C’est ainsi qu’il arrive à Bethléem il retrouve un nouveau-né dans son
berceau de paille veillé par un ange. Il est évident que, outre la reprise des épisodes
des évangiles et des légendes, ce conte entretien une relation avec «Un bébé sur la
paille», et que cet enchaînement relève encore du système du double inscrit dans la
série des nouvelles. Il y a donc une transition entre nouvelles et contes qui se mani-
feste dans ces débuts de la deuxième partie du recueil.
«Angus» –tel que le signale Tournier lui-même dans sa note de la page 225–
récrit le poème de Victor Hugo intitulé «L’aigle du casque» et figurant dans La lé-
gende des siècles. Comme le poème, ce conte récrit également à son tour le combat
entre David et Goliath, mais, plus largement, il reprend aussi les axes et les lieux
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communs qui définissent le genre du roman médiéval: la promenade dans le bois et
l’entretien sur la fin’amor rappellent le roman courtois; la solitude du vieux lord An-
gus évoque celle de Charlemagne dans la chanson de geste, de même que le combat
singulier décrit avec toutes ses ritualisations; la description de la formation de l’enfant
dans le tier des armes et l’adoubement fait venir à notre pensée, par exemple, le
roman de Tristan et Iseult; la fête et la réception nous renvoient de nouveau vers le
roman courtois de Chrétien de Troyes. Ce sont des épisodes auxquels s’ajoutent
des éléments caractéristiques du romanesque diéval: la promesse de vengeance, la
lettre révélatrice ou la narration des «enfances» d’un seigneur. L’intertextualité prati-
quée par le conte de Tournier fonctionne donc à des niveaux divers, et elle devient ici
inter-générique.
«Pierrot ou Les secrets de la nuit» insiste sur cette voie inter-générique. Le
conte s’associe des ingrédients divers de la commedia dell’arte, à commencer par les
personnages: Pierrot, Arlequin, Colombine (et ce dernier nom éveille un jeu de mi-
roir discret avec la Colombelle présente dans le conte précédent). C’est ainsi que le
texte devient prose de description théâtrale (des didascalies développées en narration):
entrées et sorties, mouvements dont nous ne connaissons pas le sens. Il faudrait
même parler –au-delà du texte théâtral– d’une reprise par le conte du spectacle théâ-
tral, les réactions du public seraient comprises; une voix narrative semble être son
porte-parole: «Il jette un coup d’oeil. Qu’a-t-il vu? Nous ne le saurons jamais» (Tour-
nier, 1989: 234). «Quelle chute! Est-il mort? Non. Il se relève péniblement» (Tour-
nier, 1989: 234). Le texte ne transcrit pas un seul mot qui serait prononcé par les
personnages, ce qui confirme l’absorption du mime par le conte; c’est le narrateur qui
rapporte ce qu’il verrait et ce qu’il comprendrait s’il était le spectateur de ce théâtre
muet: «Arlequin [...] fait des discours [...]. Colombine lui répond. Que se disent-ils?»
(Tournier, 1989: 232). La commedia dell’arte se regarde donc dans son double le
conte.
«Pierrot ou les secrets de la nuit» met en scène un couple –comme le faisaient
les nouvelles–; il en met même deux, Colombine refusant Pierrot pour accepter Arle-
quin, puis rebroussant chemin pour revenir vers Pierrot. Mais deux couples formés
par trois personnes ne constituent pas –en principe– une formule heureuse, et le
conte se doit de tendre vers l’idée de reconstruction du couple qui préside à cette
deuxième partie du recueil. La solution, donc, est de procurer aux trois participants
une rencontre à mi-chemin, et ils seront bien réunis tous les trois à la fin du conte.
Pour ce faire, la symbolisation des couleurs trouve un développement narratif: si Co-
lombine est attirée aussi bien par le noir et le blanc de Pierrot que par les couleurs
d’Arlequin, il faut fondre les uns et les autres; c’est le four de Pierrot qui s’en occupe-
ra en faisant surgir le doré de la pâte blanche de farine: ni noir et blanc ni couleurs,
mais plutôt la nuance. Ils mangeront tous les trois une Colombine «modelée en
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pleine brioche, avec tous les reliefs de la vie» (Tournier, 1989: 242). Un ménage à
trois bien gourmand.
La brioche sert de crochet où le conte suivant –«La légende du pain»– vient se
joindre au précédent. Au Pierrot boulanger du village de Pouldreuzic, fait continua-
tion le boulanger Gaël, du même village. Il tombe amoureux de Guénaëlle, la fille des
boulangers d’un village proche, mais ce couple –ces Roméo et Juliette que sépare la
différente tradition boulangère de leurs deux familles– devra trouver une nouvelle
manière de faire du pain sachant satisfaire les deux parties: ni pain-mie ni pain-
croûte, mais pain crustacé et pain au chocolat, qui combinent tous deux le dur et le
moelleux; car il ne s’agit pas d’alternance, mais, comme dans le conte précédent, de
mélange, de partage, de dosage, d’innovation à partir du connu. Ainsi du conte lui-
même selon Tournier.
«La légende de la musique et de la danse» parle de la création du ciel et de la
terre, de la création de l’homme et de celle du couple. L’homme, d’abord androgyne,
entend la musique des sphères et demande à Dieu un être avec qui pouvoir danser;
Dieu sépare «son corps en deux moitiés, la moitié mâle et la moitié femelle, et de cet
être devenu double, il [fait] un homme et une femme» (Tournier, 1989: 250). La
musique et la danse sont donc la cause de la création du couple, alors que la danse
muette de Patricio Lagos –celle qui défaisait les mains unies du couple de sable dans
«Les amants taciturnes»– annonçait la disparition du couple. Ce conte renverse donc
les pouvoirs symboliques de destruction de la rencontre avec Patricio Lagos en pou-
voirs symboliques de construction. Car si le Serpent pousse Adam et Ève à manger les
fruits de l’arbre interdit de la musique et celle-ci disparaît du monde, ils tâcheront
ensemble de la faire ressurgir avec leurs efforts de musiciens. Et ainsi les amants créés
du limon semblent autrement solides que les amants créés dans le sable.
«La légende des parfums» trouve pourtant Adam façonné avec le sable du dé-
sert: de son absence d’odorat. Par la suite, Ève est créée d’un «terreau gras, lourd et
riche» (Tournier, 1989: 254), de sorte que son corps réveille des odeurs et des par-
fums dans le monde. Le cit récrit non seulement la genèse, mais aussi le conte pré-
cédent: Adam et Eve mangeront de l’arbre interdit des parfums et verront les parfums
se transformer en des odeurs triviales. Le travail de récupération des parfums débutera
à partir de ce moment, et les Rois mages eux-mêmes –venus d’un autre conte du re-
cueil– seront la preuve de la valeur des parfums en apportant l’encens et la myrrhe à
l’enfant-dieu –qui attendait déjà dans deux autres contes du recueil. Le couple origi-
nel semble donc étroitement lié au reste des contes; le couple –en somme– tient à ce
fil qui ressasse tout en introduisant des variations et des déplacements.
La variation et le déplacement sont des concepts qui ramènent celui de la
commémoration, car –tel qu’il a été dit– celle-ci est un geste de pétition déplacé
dans le temps et diffédans l’espace. Mais si les contes vus jusqu’ici se réclament
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d’une répétition qui inclut la différence, les deux derniers récusent une telle notion de
commémoration pour en proposer une autre plus stricte la différence ne puisse
survivre que sous forme de différance.
5. Commémoration
«La légende de la peinture» et «Les deux banquets ou la commémoration»
sont deux contes qui, dans une première lecture, semblent proposer une clôture du
recueil dans laquelle un degré maximal de fidélité dans la répétition est atteint. Le
dernier conte représenterait par rapport à l’avant-dernier un pas de plus dans la grada-
tion qui mène à la répétition parfaite. Mais, comme l’analyse voudra le démontrer, la
répétition n’est pas la seule valeur qui est exaltée dans ces récits, et, par conséquent, il
faudra convenir que l’art classique n’est pas le seul à être fréquenté par Tournier bien
qu’il soit considéré supérieur. À l’instar de ce qui arrivait dans «Pierrot ou Les secrets
de la nuit», la nuance s’impose dans les choix de l’écrivain.
Le conte «La légende de la peinture» adapte «une parabole du sage derviche
Algazel, plus justement appelé Rhazali ou Ghazali» (Tournier, 1989: 260-261), une
parabole soufi reprise aussi par Djelâl-Eddine Roûmi dans le Mathnavî, et qui est
souvent évoquée par nos contemporains
1
. Deux peintres, l’un chinois et l’autre grec,
doivent décorer les murs d’un palais. Il s’établit un concours entre eux pour savoir
lequel des deux réalisera l’oeuvre la plus belle. Le chinois offre un paysage magnifique
et subtil. Le grec place tout simplement en face de l’oeuvre de son collègue un miroir
qui accueille la peinture chinoise et le reflet des assistants qui se trouvent dans la salle.
Et c’est le grec qui est considéré vainqueur. Si la répétition est la valeur soulignée, la
simplicité dans la réalisation l’est aussi, ainsi qu’un principe de reconnaissance décou-
lant de la présence du spectateur dans le miroir. Des valeurs, donc, toutes associées à
une esthétique classique. Mais il n’en reste pas moins que le miroir est un artifice
d’essence baroque, et qu’il produit un effet de «peinture dans la peinture» qui rappelle
celui du «théâtre dans le théâtre». Et, par ailleurs, la présence mouvante des figures
humaines organise une scène d’ordre théâtral. Il s’avère donc que la répétition diffère
la peinture dans un espace appartenant à un autre art. La peinture amplifie et dé-
borde ainsi son domaine.
Le conte explicite encore un sens dérivé de l’inclusion dans le miroir des assis-
tants: «La communication ajoute à la création une vie innombrable et imprévisible
sans laquelle elle n’est qu’un objet inerte» (Tournier, 1989: 260). La peinture du grec
introduit cet élément de communication, car les destinataires de l’art sont présents
dans le miroir, c’est-à-dire, au sein même de l’oeuvre. On songe au médianoche orga-
nisé par Nadège et Oudalle: leurs amis sont ces assistants capables de rendre vivants
les contes et la parole en les transformant en acte de communication. La vertu répara-
1
Vid. par exemple, La nuit de la substance de Salah Stétié (Montpellier, Fata Morgana, 2007).
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trice pour le couple que le dianoche met en oeuvre est sans doute redevable de
cette communication établie.
À partir de cette considération, il est aussi possible de faire une lecture du
conte qui l’oriente vers des sensibilités et des conceptions de l’art qui appartiennent à
notre actualité. Les spectateurs admis au sein du tableau-miroir supposent une récep-
tion –voire un acte interprétatif– qui transforme l’oeuvre en «phénomène artistique»:
une activité créatrice de la part du récepteur est envisagée qui collabore –tel que
l’entend l’esthétique postmoderne– au veloppement effectif des puissances de
l’oeuvre; l’auteur de cette démonstration effective d’ordre artistique –qui n’est plus
tout simplement une peinture– est le peintre grec, qui a su saisir le retentissement
esthétique engendré chez les spectateurs. La écriture de cet apologue par Tournier
élabore l’acte communicatif de l’art comme partie agissante de l’oeuvre et comme
élément de construction d’un ensemble artistique d’ordre supérieur. Cet ordre supé-
rieur peut également être repéré dans le fonctionnement des contes au cours du -
dianoche: la preuve en sont ses effets réparateurs, qui se dégagent du «phénomène du
conte» apparaissant dans toute son étendue de réalisation d’émission et de réception,
et pas seulement du conte lui-même. Lesdits effets réparateurs attestent d’une nou-
velle conception et d’une nouvelle portée de la parole littéraire: le conte, comme l’art,
n’est plus matière inerte.
Le dernier conte du recueil, «Les deux banquets ou La commémoration»,
semble pousser à l’extrême l’acte de répétition qui instaure le double parfait. Le calife
d’Ispahan cherche un cuisinier pour les cuisines de son palais, et il en trouve deux
tout à fait dignes. Il propose alors une compétition qui chargera chacun des cuisiniers
de faire un déjeuner; les déjeuners auront lieu deux dimanches successifs. Le premier
est parfait, le deuxième aussi car il reproduit le premier avec une exactitude absolue.
Que faire? Le calife ne doute pas un seul instant:
Je pense que vous serez tous d’accord avec moi pour recon-
naître et proclamer l’immense supériorité du second cuisinier
sur le premier. Car si le repas que nous avons pu goûter di-
manche dernier était tout aussi fin, original, riche et succulent
que celui qui nous a été servi aujourd’hui, ce n’était en somme
qu’un repas princier. Mais le second, parce qu’il était l’exacte
répétition du premier, se haussait, lui, à une dimension supé-
rieure. Le premier banquet était un événement, mais le second
était une commémoration, et si le premier était mémorable,
c’est le second seul qui lui a conféré rétroactivement cette mé-
morabilité. [...] Donc si j’apprécie chez mes amis et en voyage
qu’on me serve des repas princiers, ici au palais, je ne veux que
des repas sacrés. Sacrés, oui, car le sacré n’existe que par la répé-
tition, et il gagne en éminence à chaque répétition.
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Cuisiniers un et deux, je vous engage l’un et l’autre. Toi, cuisi-
nier un, tu m’accompagneras dans mes chasses et dans mes
guerres. Tu ouvriras ma table aux produits nouveaux, aux plats
exotiques, aux inventions les plus surprenantes de la gastrono-
mie. Mais toi, cuisinier deux, tu veilleras ici même à
l’ordonnance immuable de mon ordinaire. Tu seras le grand
prêtre de mes cuisines et le conservateur des rites culinaires et
manducatoires qui confèrent au repas sa dimension spirituelle
(Tournier, 1989: 267-268).
Voici que, mesurée à l’échelon du sacré, la valeur de l’originalité n’a que faire.
Contrairement au conte précédent, celui-ci sait sister à toute lecture postmoderne,
car ce qui est désigné comme valeur n’est pas l’introduction d’une nouveauté, mais
l’exactitude dans la répétition. Dans cette répétition exacte –exacte dans la forme,
donc dans l’espace– et déplacée dans le temps, semble résider la clé de la supériorité
du deuxième banquet. Car il convoque la mémoire du premier, et donc il s’institue
en commémoration. Mais, pourquoi la commémoration serait-elle supérieure à
l’événement? En premier lieu, elle manifeste une supériorité éthique, puisqu’elle con-
fère la mémorabilité à l´événement: à la générosité de ce don se joignent la reconnais-
sance (la commémoration manifeste connaître et devoir son existence à l’événement)
et l’admiration (même dans un sens étymologique: il faut regarder pour copier).
Mais, comme le dit le calife, il y a aussi une supériorité ontologique qui dérive
du caractère sacré. Le sacré, ajoute-t-il, n’existe que par la répétition. Le sacré
s’institue par ritualisation, cette forme de la répétition qui resémantise un acte de
sorte qu’il abandonne le caractère de signe pour devenir symbole. Si, comme il est dit
dans le texte, le deuxième repas accède à une dimension spirituelle, c’est parce son
caractère matériel signe un immatériel, parce qu’il en est son symbole. En somme,
un au-delà de son propre être culinaire est vipar le dernier banquet. Comme si les
qualités de finesse, d’originalité, de richesse et de succulence étaient célébrées dans
leur essence et par delà la matérialité qui les soutient. La répétition qui engendre le
sacré n’accepte pas de nouveauté –serait-ce celle d’une réception ou d’une interpréta-
tion–; dans cette répétition exacte dans l’espace le nouveau n’advient pas, mais l’élan
du geste de répétition y laisse un sillage imaginaire ou spirituel perçu dans la dimen-
sion temporelle. La commémoration, en fin de compte, en appelle à la conscience et à
la mémoire plutôt qu’aux qualités de l’acte répété: les deux banquets auraient été peu
remarquables que la commémoration n’aurait perdu de sa valeur. «Seul le rituel abolit
le sens» (Baudrillard, 1979: 189); car un autre sens, celui de la répétition elle-même,
est plus important que n’importe quel contenu des gestes et des opérations ritualisés.
Le calife choisit le rite pour sa vie intime au palais. Oudalle ne veut pas autre
chose pour son ménage: «il y a un rituel de la vie quotidienne, des semaines, des sai-
sons, des fêtes, des années. La vie heureuse sait se couler dans ces moules sans se sentir
Çédille, revista de estudios franceses, 5 (2009), 127-145 Amelia Gamoneda Lanza
http://webpages.ull.es/users/cedille/cinco/gamoneda.pdf 145
confinée» (Tournier, 1989: 34). Mais le calife ne méprise pas pour autant
l’exubérance des nouveautés, et il engage le premier cuisinier pour les sorties et la
communication avec l’extérieur. Il départage ainsi le conte et la nouvelle, et leur dis-
tribue les domaines chacun trouve son maximum d’efficacité. À la fin du dia-
noche, dans l’espace ambivalent de leur maison ouverte à des amis, Oudalle et Na-
dège comprennent peut-être ce besoin d’attribution de chaque parole à chaque es-
pace. Dans son élan narratif d’un récit à l’autre, dans son déploiement de doubles et
de reprises, le recueil de Tournier cherche à se frayer un passage vers la parole rituelle,
celle qui saurait gager une dimension spirituelle, celle qui saurait être amoureuse
pour un couple en perdition.
R
ÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
B
AUDRILLARD
,
Jean
(1979):
De la séduction. Paris, Galilée.
G
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,
Jérôme (1988): Le dictionnaire. Littérature française contemporaine. Paris, Éditions
François Bourin.
T
OURNIER
, Michel (1972): Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris, Gallimard.
T
OURNIER
, Michel (1975): Les météores. Paris, Gallimard.
T
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, Michel (1989): Le médianoche amoureux. Paris, Gallimard.
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