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XVII
Karl Marx et la critique de l’économie politique :
« Le purgatoire du temps présent »
Gilbert FACCARELLO
La littérature sur Marx est immense. Liée ou non aux mouvements
politiques les plus divers, elle a subi des périodes d’effacement : mais,
dans l’ensemble, le rythme des publications a toujours été élevé et nous
nous trouvons aujourd’hui face à une quantité impressionnante d’ana-
lyses — la plupart du temps divergentes ou fortement conflictuelles. La
qualité de ces publications est évidemment fort variable : elle va de
l’excellence de certaines recherches historiques, philosophiques ou
économiques, aux récitations dogmatiques et incantatoires. Il est exclu,
ici, de prendre en compte l’ensemble de cette littérature.
Plus modestement, l’objet de ce chapitre et des deux suivants est de
donner une idée précise de certains aspects essentiels de la pensée éco-
nomique de Marx et des débats qui en sont issus. Chaque fois, quelques
thèmes fondamentaux seront retenus et des développements leur seront
consacrés. Sur les autres aspects de l’œuvre de Marx, sur les interpréta-
tions possibles ou sur les différents courants marxistes, les lecteurs pour-
ront se reporter aux bibliographies sélectives qui figurent à la fin de
chaque chapitre. Ils ne devront pas oublier toutefois que, même dans un
premier temps, seul le contact direct avec les œuvres de Marx s’impose
en priorité ; dans cette perspective, une bonne entrée en matière peut être
la lecture du Manifeste communiste (1848) et de Salaire, prix et plus-value
(1865).
Les écrits de Marx
La liste des écrits de Marx — dont les manuscrits — est longue. Le lecteur qui
voudrait en prendre connaissance la trouvera dans deux ouvrages de Maximilien
Rubel (1956 et 1960). Il n’existe pas encore, à ce jour, d’édition complète de ces
œuvres.
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
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Une grande partie des manuscrits se trouve à Amsterdam, à l’Institut interna-
tional d’histoire sociale. Une autre partie se trouve à Moscou dans ce qui fut, du
temps de l’U.R.S.S., le célèbre Institut du marxisme-léninisme.
Il est hors de question, ici, de donner les références des nombreuses éditions
des œuvres de Marx. On mentionnera simplement les principales éditions en
langue allemande ainsi que les références françaises de qualité disponibles
aujourd’hui.
Les trois éditions allemandes au XXe siècle
• Karl Marx. Friedrich Engels. Historisch-kritische Gesammtausgabe. Werke. Schrif-
ten. Briefe. Également notée MEGA (pour Marx-Engels […] Gesammtausgabe), cette
entreprise ambitieuse de publication débuta en 1927 à l’Institut Marx-Engels de
Moscou placé sous la direction de David Riazanov jusqu’en 1931, puis de
V. V. Adoratski une fois Riazanov éliminé par Staline. Elle s’interrompit en 1935.
Treize volumes furent publiés.
• Marx-Engels : Werke. Souvent notée MEW (Dietz Verlag, Berlin), cette édition
fut publiée à partir de 1957 par les Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et
de Berlin-Est. De 1957 à 1968, 43 volumes sortirent des presses. L’effort de Riaza-
nov était renouvelé mais l’édition n’en demeura pas moins incomplète, de nom-
breux manuscrits n’y figurant pas.
• La nouvelle Marx-Engels Gesammtausgabe (nouvelle MEGA ou MEGA 2). Les
mêmes instituts mirent en chantier une nouvelle édition devant inclure plus de
cent volumes (le premier fut publié en 1975). L’édition, cette fois, avait bien pour
but d’être exhaustive et devait disposer d’un appareil critique exceptionnel. Mais
les bouleversements politiques en Europe de l’Est dans la deuxième moitié
des années 80 ont provoqué la suspension de l’entreprise. En 1990, cependant,
une Fondation internationale Marx-Engels fut créée à Amsterdam, dont le but est,
précisément, de poursuivre cette publication.
Les éditions françaises
Il faut distinguer les œuvres publiées du vivant de Marx de celles, nombreu-
ses, qui le furent après sa mort. Il faut également faire le partage, selon les édi-
teurs et les traducteurs, entre les éditions, car toutes ne procurent pas le même
degré de sérieux et de fidélité aux textes. C’est ainsi qu’on écartera l’ancienne
édition de Jules Molitor, publiée chez Costes (1927-1950 : les traductions sont de
valeurs inégales, mais l’édition joua cependant un rôle important en France) ;
ainsi que les traductions publiées — celle des Grundrisse notamment — dans un
passé récent chez Anthropos puis rééditées dans la collection UGE 10/18.
Mentionnons simplement deux corpus importants. Le premier a été édité par
les Éditions sociales et reprend, notamment, les versions d’Engels des livres II et
III du Capital. L’autre est celui publié par Maximilien Rubel dans la Bibliothèque
de la Péiade (Éditions Gallimard). Les deux éditions se valent pour ce qui
concerne les œuvres parues du vivant même de Marx : toutes deux, en particu-
lier, reprennent la traduction du livre I du Capital par Joseph Roy (texte qui,
comme l’indique Marx lui-même, est remanié par rapport à la première édition
allemande et constitue de fait la deuxième édition du livre I). En revanche, pour
ce qui est des œuvres publiées de manière posthume (y compris les livres II et III
du Capital), il peut y avoir des différences importantes dans le choix des manus-
crits, dans leur agencement et dans la numérotation des chapitres (c’est ainsi que
le célèbre chapitre 9 du livre III du Capital de l’édition Engels devient le
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chapitre 6 dans l’édition Rubel) : il convient alors d’utiliser les deux corpus
simultanément.
Enfin, signalons deux publications notables : (i) la mise en regard, par
P.-D. Dognin, pour ce qui concerne la valeur et la forme-valeur, du premier cha-
pitre du livre I du Capital (et son annexe de 1867) dans ses différentes versions
(première, deuxième et quatrième éditions : voir Dognin, 1977) ; et (ii) la traduc-
tion française, sous la direction de J.-P. Lefèbvre, de la quatrième édition alle-
mande du livre I du Capital (1983).
Pour les pages qui suivent, les références des éditions utilisées figurent à la fin
de ce chapitre.
1. UN ITINÉRAIRE DANS LE SIÈCLE
1.1. Étudiant et journaliste
Karl Heinrich Marx naquit le 5 mai 1818 à Trèves, en Rhénanie, terre
prussienne depuis le Congrès de Vienne. Sa mère, Henriette Pressburg
(1787-1863), était issue d’une famille juive de Hollande. Son père, Hirs-
chel Marx (1782-1838), avocat et libéral, faisait partie d’une vieille famille
de rabbins, les Marx Levy (son propre père abandonna le patronyme de
Levy) ; après l’accession au trône de Frédéric-Guillaume III, devant choi-
sir entre sa profession et sa religion, il se convertit au protestantisme et
changea son prénom en Heinrich.
Karl Marx fit d’abord ses études au Friedrich-Wilhelm Gymnasium à
Trèves, puis aux universités de Bonn (1835-1836) et de Berlin (1836-1841).
Il suivit notamment des cours de droit, d’histoire de l’art, de mythologie,
et se passionna pour la philosophie. À Bonn, il fit partie du Club des
Poètes d’où toute préoccupation politique n’était pas absente. À Berlin, il
fréquenta un cercle de jeunes hégéliens de gauche qui était en train de
s’affirmer, le Doktorklub, animé en particulier par Bruno Bauer dont il
devint l’ami. Les membres du club, libéraux, se radicalisèrent progressi-
vement et, pendant l’hiver 1840-1841, le club prit le nom d’Amis du
Peuple.
Le 30 mars 1841, K. Marx obtint son certificat de fin d’études à Berlin.
C’est à Iena, cependant, qu’il présenta sa thèse, acceptée le 15 avril 1841,
sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure : en
raison des conflits philosophiques et politiques, elle eût été, à Berlin, en
butte à un refus certain. La réaction « romantico-chrétienne » s’était en
effet intensifiée après l’accession au trône de Frédéric-Guillaume IV, et
Marx se vit aussi contraint de renoncer à son projet d’enseigner la philo-
sophie à l’Université, à Bonn comme à Berlin. Il se tourna alors vers le
journalisme politique, tâche qu’il assuma tout au long de sa vie, bien que
par éclipses, à la fois par conviction personnelle, afin de diffuser ses idées
et ses analyses, et par nécessité économique. En mai 1842, il devint rédac-
teur, puis, le 15 octobre, rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung für
Politik, Handel und Gewerbe (la Gazette Rhénane), journal libéral de Cologne
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à qui il conféra son essor. Les questions politiques et celles liées à l’action
concrète l’intéressèrent alors toujours davantage, et c’est sur ce chapitre,
notamment, qu’il rompit progressivement avec les jeunes hégéliens. Le
journal fut finalement interdit par les autorités prussiennes et le dernier
numéro publié le 31 mars 1843.
Le 13 juin de cette même année, Karl Marx épousa Jenny von West-
phalen (1814-1881), la fille du baron von Westphalen, avec qui il s’était
fiancé secrètement en 1836. Les Westphalen appartenaient, par leurs
ancêtres, à la haute aristocratie écossaise et possédaient des fonctions
importantes dans l’administration prussienne. Ferdinand, demi-frère de
Jenny, fut ministre de l’intérieur de Frédéric-Guillaume IV.
1.2. Émigré à Paris
Marx refusa alors l’offre du gouvernement prussien de diriger la
Preussische Staatszeitung, et émigra à Paris en octobre 1843. Arnold Ruge,
qui publiait à Dresde les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst
(les Annales allemandes pour la science et l’art) dont la parution fut suspen-
due par le gouvernement de Saxe sur pression de la Prusse, lui avait
proposé de poursuivre cette publication hors d’Allemagne, dans la capi-
tale française. La ville était un centre d’intense activité intellectuelle et
d’agitation politique et sociale. Marx et Ruge y éditèrent les Deutsch-
Französiche Jahrbücher (les Annales franco-allemandes) qui devaient, en prin-
cipe, comporter des contributions d’auteurs français, publiées dans leur
langue, à côté d’articles en allemand. Un seul numéro parut. Il contient
en particulier deux essais notables de Marx : « À propos de la question
juive », et la « Contribution à la critique de la philosophie du Droit de
Hegel: Introduction ». Les exemplaires ne purent cependant pas circuler
en Allemagne et en Autriche. Une bonne part fut saisie et l’entreprise
périclita.
À Paris, Marx fréquenta les milieux intellectuels et politiques français
et fit la connaissance de Pierre-Joseph Proudhon et de Louis Blanc. Parmi
les émigrés allemands, il se lia notamment avec Heinrich Heine. Mais,
surtout, à l’automne 1844, une rencontre avec Friedrich Engels (1820-
1895) fut décisive. Il avait déjà entrevu ce dernier à Cologne en 1842,
mais, à l’époque, leur premier contact n’avait pas eu de suite : les deux
hommes se méfiaient l’un de l’autre, et Engels partait pour l’Angleterre.
À présent, ce fils d’industriel de la vallée de la Wupper retournait en
Allemagne et faisait une halte à Paris. Après une éducation chaotique et
lors de son année de volontariat dans l’artillerie de la garde (de l’autome
1841 à l’automne 1842), il avait, lui aussi, connu le milieu intellectuel
berlinois des jeunes hégéliens et s’y était même distingué, sous le pseudo-
nyme d’Oswald, par deux écrits contre Schelling.
Sur le front des débats philosophiques allemands, Marx avait été
impressionné par l’Essence du Christianisme, ouvrage publié en 1841 par
Ludwig Feuerbach (1804-1872) ; il lut les divers pamphlets philosophi-
ques que Feuerbach publia ensuite et dont on ne saurait trop souligner
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l’importance : les Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842) et
les Principes de la philosophie de l’avenir (1843), qui prolongèrent sa
Contribution à la critique de la philosophie de Hegel (1839).
Marx étudia aussi l’histoire ; mais, surtout, il commença à se pencher
sérieusement sur l’économie politique, probablement sous l’influence
d’Engels. Le numéro unique des Annales franco-allemandes contenait en
effet un essai rédigé par ce dernier en Angleterre, l’Esquisse d’une critique
de l’économie politique, qui provoqua l’admiration de Marx. Engels publia
également un peu plus tard, en 1845, à Leipzig, un ouvrage plus factuel
intitulé La situation de la classe laborieuse en Angleterre.
Dès lors, une bonne partie de l’activité intellectuelle de Marx se
tourna vers cette critique de l’économie politique ; c’est ainsi que débuta
une très longue période d’étude, souvent interrompue et sans cesse
recommencée, d’à peu près tous les textes économiques, contemporains
comme anciens, qui pouvaient lui tomber sous la main. À cette époque,
Marx projeta une œuvre en deux volumes qu’il promit à l’éditeur C. W.
Leske, de Darmstadt : une Critique de la politique et de l’économie politique. Il
pensa l’achever au cours de l’été 45 ; il l’annonça ensuite pour l’automne
46 et… ne remit jamais le manuscrit. Ce type de péripétie devait se
reproduire par la suite, Marx ayant l’habitude de « faire certains
détours » — selon ses propres termes — susceptibles de s’éterniser.
Un témoignage de cet intérêt naissant pour l’économie nous est
parvenu : il s’agit des Manuscrits économico-philosophiques, également
désignés sous le nom de Manuscrits de 1844 (première publication,
posthume et en partie fautive : 1932). La comparaison de ce texte avec les
articles des Annales franco-allemandes, et la confrontation de ceux-ci avec
un autre manuscrit important rédigé un an plus tôt : la Critique du droit
politique hégélien (1843, publication posthume en 1927), marquent le
contraste et soulignent l’évolution. Dans le passage progressif à l’idée
communiste, Marx donne en outre la curieuse impression de suivre une
démarche purement spéculative, très différente de l’évolution d’un
Engels frappé par le spectacle de la misère ouvrière qu’il eut sous les
yeux dans la vallée de la Wupper ou à Manchester. En publiant en 1845,
enfin, La sainte famille, ou critique de la « critique critique » : contre Bruno
Bauer et consorts, pamphlet dont Engels rédigea quelques pages, Marx
rompit définitivement avec ceux qui, parmi ses anciens amis hégéliens,
n’avaient pas suivi le même parcours que lui.
1.3. Paris, Bruxelles, Londres
Le 11 janvier 1845, sous la pression de la Prusse, le gouvernement
français décida d’expulser quelques ressortissants allemands parmi les-
quels figure Marx. Celui-ci émigra alors à Bruxelles où il arriva le
5 février. Engels, quittant de nouveau l’Allemagne où il était menacé
d’arrestation, le rejoignit en avril et s’installa ensuite à Paris en août 1846.
C’est en Belgique, afin de faire cesser les menées berlinoises à son
encontre, que Marx renonça à sa nationalité prussienne : il ne la retrouva
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pas malgré ses demandes ultérieures de réintégration. Il se vit également
refuser plus tard (1874) la nationalité britannique (« this man was not
loyal to his king »).
À Bruxelles, l’évolution intellectuelle de Marx atteignit un point
culminant avec la conception et l’affirmation du « matérialisme histori-
que ». Ce point de vue est exposé dans les Thèses sur Feurbach. Il est déve-
loppé dans L’idéologie allemande. Écrit en 1845-1846 en collaboration avec
Engels, cet ouvrage ne fut pas publié, faute d’éditeur, et les auteurs se
virent contraints d’abandonner le manuscrit, selon les termes de Marx,
« à la critique rongeuse des souris ». De cette époque date également la
controverse et la rupture avec Proudhon dont il venait pourtant de pren-
dre la défense dans La Sainte famille. Rédigé en français et édité en 1847 à
Paris, Misère de la philosophie est en effet une réponse très polémique au
Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère publié par
P.-J. Proudhon un an plus tôt.
Parallèlement, Marx s’impliqua de plus en plus dans les débats politi-
ques ; il poussa à la transformation de la Ligue des Justes (dont la devise
était : tous les hommes sont frères) en Ligue des Communistes (Prolétaires de
tous les pays, unissez-vous) et il finit, avec Engels, par en rédiger en 1848 la
déclaration de principes, le Manifeste du Parti communiste (ce n’est qu’en
1872 que le titre devint Manifeste communiste). En 1847, devant une éma-
nation de la Ligue, l’Association culturelle des travailleurs allemands de
Bruxelles, il prononça des conférences qu’il publia deux ans plus tard en
Allemagne, au printemps de 1849, dans la Neue Rheinische Zeitung, sous le
titre Travail salarié et capital. Un autre écrit économique intéressant de la
période doit être noté : le Discours sur la question du libre-échange prononcé
à l’Association démocratique de Bruxelles le 9 janvier 1848 (« Messieurs,
je vote en faveur du libre-échange ») et publié par les soins de cette
association.
Survinrent alors les vagues révolutionnaires de 1848. Le roi, inquiet de
l’agitation, mit en place la réaction. Marx fut expulsé de Bruxelles le
3 mars 1848. Il se rendit d’abord à Paris : son ami Ferdinand Flocon, à
présent membre du gouvernement provisoire, venait justement de
l’inviter à y revenir. Il y rédigea les Revendications du Parti communiste en
Allemagne, gagna Cologne en avril et se lança de nouveau dans le journa-
lisme et l’action politiques en publiant la Neue Rheinische Zeitung : Organ
der Demokratie (La Nouvelle Gazette rhénane) qui trouva un écho important.
Après la victoire de la Prusse sur les mouvements libéraux et radi-
caux, Marx fut de nouveau expulsé. Le 16 mai 1849, la décision lui fut
notifiée et le dernier numéro de la Neue Rheinische Zeitung sortit le 18 du
même mois. Malgré le succès éditorial de l’entreprise, cette aventure
acheva de ruiner Karl et Jenny Marx. Ceux-ci retournèrent à Paris puis,
pour éviter une assignation à résidence à Vannes, émigrèrent à Londres
où ils demeurèrent jusqu’à la fin de leurs jours, à quelques courtes
interruptions près.
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
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1.4. L’exil à Londres
Dans un premier temps, mais avec difficulté, Marx parvint à continuer
son activité de publiciste ; il publia la Neue Rheinische Zeitung : Politisch-
ökonomische Revue. Le premier numéro parut en février 1850 à Hambourg,
et le dernier, déjà, en novembre (cinq numéros sortirent des presses, res-
pectivement en janvier, février, mars, avril et mai-octobre, ce dernier
étant un numéro double). C’est dans les pages de cette revue que Marx
publia une série d’articles sur la Révolution de 1848, réunis ensuite sous
le titre de La Lutte des classes en France. Il en publia en quelque sorte la
suite trois ans plus tard, dans le premier et unique numéro (1er mai 1852)
d’une revue fondée par Joseph Weydemeyer à New York, Die Revolution :
il s’agit du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte sur le coup d’État du
2 décembre 1851.
La réaction politique aux événements révolutionnaires fut cependant
trop importante ; partout, en Europe, elle brisa les dernières forces libéra-
les et radicales. Sur de fausses accusations, des membres influents de la
Ligue furent arrêtés en 1851 à Cologne et condamnés en 1852 ; l’organisa-
tion, très affaiblie, proclama sa dissolution (Londres, 17 novembre 1852).
Selon l’expression de Marx qui en fit la proposition et qui publia peu
après, en janvier 1853 à Bâle, ses Révélations sur le procès des communistes
de Cologne, elle n’était plus « adaptée aux circonstances ». Marx comprit
que la vague révolutionnaire était passée. Il voulut consacrer plus de
temps à ses propres recherches en économie et publier l’œuvre projetée.
Mais il resta cependant engagé dans la vie publique.
Alors commença véritablement ce qu’il appela, en 1848, « la nuit sans
sommeil de l’exil ». Toute la période anglaise fut très sombre, ne fût-ce
qu’en raison d’une vie matérielle extrêmement difficile et de problèmes
récurrents de santé pour toute la famille. Malgré l’aide d’Engels, les
conditions ne s’améliorèrent progressivement que beaucoup plus tard.
En 1863 la mort de sa mère (qui avait toujours refusé de l’aider) fit
percevoir à Marx un héritage ; en 1864, son ami Wilhelm Wolff, mort en
mai — Marx lui dédia trois ans plus tard le premier livre du Capital —,
lui laissa une somme de 800 livres, et Engels, devenu copropriétaire de
l’entreprise Engels & Barmen, put accroître son aide. Mais surtout, en
1869, Engels vendit sa part de propriété de l’usine de Manchester,
s’installa à Londres (1870) et put verser à Marx, chaque année, une
somme appréciable. Ce dernier avait poursuivi entre-temps une activité,
en grande partie alimentaire, de journaliste. À partir de l’été 1852 (les
articles publiés sous son nom depuis août 1851 et jusqu’à cette date
furent en réalité écrits par Engels) et pendant dix ans il fut l’un des
correspondants en Europe (le correspondant diplomatique unique à
partir de 1855) du New York Daily Tribune. Cette collaboration cessa en
avril 1862. Il collabora aussi, selon les années, à d’autres publications
comme la Neue Order Zeitung, l’Allgemeine Augsburger Zeitung, Die Reform,
Die Presse, Das Volk, The Free Press ou encore le People’s Paper.
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
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Quelques-uns de ses enfants moururent jeunes ou en bas âge ; trois
filles survécurent qui jouèrent un rôle dans le mouvement ouvrier : Jenny
(1844-1883) et Laura (1845-1911) en France (elles épousèrent respective-
ment les dirigeants socialistes Charles Longuet, 1833-1903, et Paul
Lafargue, 1842-1911), Eleanor (1855-1898) en Grande-Bretagne (elle vécut
avec Edward Aveling). Son fils naturel, Frederick Demuth, né en 1851,
décéda en 1929.
1.5. Économie et politique
À Londres, au British Museum, Marx s’adonna surtout à l’étude de
l’économie politique et de l’histoire économique et sociale. Il se pencha
aussi sur l’ethnologie et l’anthropologie. Il s’agit là de l’époque la plus
importante pour sa contribution à l’économie politique. Il publia finale-
ment le premier volume de la Contribution à la critique de l’économie politi-
que (Duncker, Berlin, 1859), mais ne rédigea jamais la suite de manière
définitive : l’ouvrage, remanié, est intégré dans le premier livre du Capital
publié huit ans plus tard en 1867 (Meisner, Hambourg) et dont le sous-
titre est, une nouvelle fois, Critique de l’économie politique.
Marx maintint cependant ses contacts politiques. Il fréquenta les
dirigeants trade-unionistes et, en 1864, avec Engels, participa à la fonda-
tion de l’Association internationale des travailleurs (AIT, désignée plus
tard sous le nom de Première Internationale) dont il s’occupa activement
et rédigea l’Adresse et les statuts. C’est devant le conseil général de cette
association, dont il fit partie, qu’il exposa une partie de ses idées
concernant la répartition des revenus (Salaires, prix et plus-value, 1865).
C’est également devant ce conseil qu’il fit l’analyse de la Commune de
Paris (La guerre civile en France, 1871). Mais les profondes dissensions au
sein de l’AIT quant aux tâches prioritaires et aux moyens de les
accomplir menèrent progressivement à l’éclatement et à la disparition de
l’Internationale. Michel Bakounine (1814-1876), en particulier, fut exclu
au congrès de La Haye (septembre 1872) et le siège de l’Association
transféré à New York. L’AIT, moribonde depuis lors, devait être dissoute
en 1876.
Marx, dont les problèmes de santé ne s’arrangèrent pas, resta néan-
moins en contact avec les différents mouvements ouvriers. Il dut encore
ralentir son rythme d’activité mais continua de travailler aux futurs
livres II et III du Capital sans pouvoir cependant les achever. Il remania le
début du livre I, s’occupa des éditions russe et française de l’œuvre ainsi
que de la réédition d’autres écrits. Il laissa finalement encore des ré-
flexions notables comme la Critique du programme du Parti ouvrier allemand
(ou Critique du programme de Gotha, 1875), divers articles et des notes criti-
ques sur les écrits d’Adolf Wagner et ceux d’Eugen Dühring. Il s’éteignit
le 14 mars 1883 à Londres.
Une quantité importante de manuscrits date des vingt-cinq derniè-
res années de la vie de Marx. Leurs premiers éditeurs furent, respective-
ment, Friedrich Engels, Karl Kautsky et David Riazanov. Parmi les plus
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connus figure l’Introduction générale à la critique de l’économie politique
(1857) ; les manuscrits de 1857-1858 publiés en 1939-41, à Moscou, sous le
titre de Grundrisse der Kritik der Politischen Oekonomie (Rohentwurf) : trois
ou quatre exemplaires, probablement, parvinrent en occident et il fallut
attendre la nouvelle édition, à Berlin, en 1953, pour que l’œuvre fût diffu-
sée ; figurent aussi les manuscrits essentiels de 1864-1875 et de 1869-
1879 dans lesquels Engels opéra un choix pour éditer, respectivement, les
livres II (1885) et III (1894) du Capital (un choix un peu différent est effec-
tué par Maximilien Rubel, 1968) ; ou encore les cahiers de 1861-1863 d’où
fut publié en 1905-1910, par Karl Kautsky, dans un ordre arbitraire, ce
qu’Engels avait appelé le livre IV du Capital : les Théories sur la plus-value
(il faudra attendre 1956 pour disposer d’une édition plus fidèle). De plus
amples précisions sont fournies dans les références bibliographiques à la
fin de ce chapitre.
2. L’« ANATOMIE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE »
Dans l’avant-propos à sa Contribution à la critique de l’économie politique
(1859), ouvrage qui marque le début de la publication de travaux projetés
et annoncés dès 1845, Marx retrace à grands traits et en des termes
saisissants son itinéraire intellectuel. Parti du droit et de la philosophie, il
publie à présent dans le domaine de l’économie politique. Il s’en explique
brièvement et schématiquement : l’économie formant l’ « anatomie de la
société civile », il convient d’en connaître les lois. Suit un passage célèbre
résumant ce qui sera appelé le « matérialisme historique » (ou « matéria-
lisme économique » : « […] dans la production sociale de leur existence,
les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépen-
dants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un
degré de développement déterminé de leurs forces productives matériel-
les. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure
économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une super-
structure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de
conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie maté-
rielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en
général » (1859, p. 4).
Marx ajoute un peu plus loin, de manière symptomatique : « Par cette
esquisse du cours de mes études sur le terrain de l’économie politique,
j’ai voulu montrer seulement que mes opinions, de quelque manière
d’ailleurs qu’on les juge […] sont le résultat de longues et consciencieuses
études » (ibid., p. 6).
2.1. Contre les auteurs socialistes, un projet scientifique
L’insistance placée sur la durée et le sérieux des recherches effectuées
n’est pas une simple figure de rhétorique. Perçu à l’époque comme un
agitateur dangereux (sur ce chapitre, la police secrète prussienne avait
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
71
même tendance à en rajouter), Marx tentait par là de redresser son image
et de faire valoir ses ambitions intellectuelles.
Il est vrai qu’il dénonçait depuis une quinzaine d’année ce qu’il appe-
lait le caractère apologétique de l’économie politique : cette discipline,
selon lui, protège les intérêts de classe de la bourgeoisie en faisant appa-
raître les catégories (valeur, prix, salaires, profits, rentes…) de l’économie
capitaliste comme éternelles, en présentant les lois de fonctionnement de
ce mode de production comme immuables et non historiquement déter-
minées. Mais le projet de démystification — qu’il souhaitait mettre au
service d’une révolution sociale périodiquement jugée imminente —
n’impliquait pas nécessairement ces recherches « longues et conscien-
cieuses ». Quelques formules politiques ou philosophiques, sans doute,
eussent suffi. C’eût été ainsi, cependant, adopter une attitude qu’il dé-
nonçait lui-même depuis longtemps chez beaucoup de socialistes de son
temps et qu’il avait vivement reprochée à Proudhon quelques années
auparavant.
Le fait de souligner ses propres recherches, c’est-à-dire le côté scienti-
fique de son œuvre, forme donc pour Marx bien autre chose qu’un désir
de respectabilité : il constitue une dimension scientifique et polémique
importante. Car même si le lecteur ne peut manquer d’être frappé par la
composante utopique et messianique d’une partie des écrits de Marx,
celui-ci affecta sans cesse de refuser les beaux schémas qui font, certes,
rêver mais qui ne reposent sur rien de tangible et se révèlent inadéquats
ou irréalisables : « […] je n’ai jamais établi de “système socialiste ” »,
affirma-t-il encore à la fin de sa vie dans des notes sur A. Wagner (1880,
p. 1532). Il se défendit d’élaborer des recettes pour les « marmites de
l’avenir ». Seule la connaissance du présent peut fournir des indications
— même limitées — sur cet avenir. « Lors même qu’une société est
arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement —
et le but de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement
de la société moderne, — elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par
des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut
abréger la période de gestation, et adoucir les maux de leur enfante-
ment » (1867, dans 1872-75, t. I, p. 19-20). Dans la Contribution de 1859 le
propos n’était pas différent : « Une formation sociale ne disparaît jamais
avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est
assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et
supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence maté-
rielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille
société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes
qu’elle peut résoudre » (1859, p. 5).
L’insistance de Marx connote fondamentalement ce projet ambitieux.
Il faut critiquer l’économie de marché sur la base de l’économie politique
elle-même et de sa critique ; développer les éléments scientifiques conte-
nus dans les théories existantes et dégager les lois de fonctionnement et
d’évolution d’une société fondée sur le capital. En ce sens, Marx entend
donc aussi faire œuvre de théorie économique et, sauf à jouer sur les
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
72
mots — ce qui a souvent été le cas chez les commentateurs — sa critique
de l’économie politique est aussi une économie politique. L’optique géné-
rale, d’ailleurs, se forme très tôt : « […] l’avantage de cette nouvelle orien-
tation est précisément d’éviter d’anticiper dogmatiquement sur la marche
du monde et de ne dégager le monde nouveau que par la critique de
l’ancien » (lettre à Ruge, septembre 1843). C’est en des termes similaires
que, en 1847, Marx critique Proudhon et son Système des contradictions
économiques. « M. Proudhon se flatte d’avoir donné la critique et de
l’économie politique et du communisme : il est au-dessous de l’une et de
l’autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a
sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d’entrer
dans les détails purement économiques ; au-dessous des socialistes, puis-
qu’il n’a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s’élever, ne serait-
ce que spéculativement, au-dessus de l’horizon bourgeois » (1847, p. 93).
Ce sont ces « détails purement économiques » qui, traités « spécula-
tivement », forment la teneur d’une grande partie des écrits de Marx. Ils
sont la matière de ce chapitre. Ils paraissent ainsi quelque peu isolés des
autres aspects, philosophiques et politiques, de l’œuvre, et on peut le
déplorer. La démarche, cependant, est légitime car ils en forment un
moment essentiel dont Marx lui-même revendiquait la cohérence analy-
tique.
2.2. Contre l’économie politique, un projet politique
L’attitude précédente, cependant, n’épuise pas à elle seule la
démarche de Marx. Si, face aux socialistes de tous bords, il fait valoir la
nécessité d’une démarche scientifique préalable, son discours est
différent — et complémentaire — face à l’économie politique et à ses
auteurs. Il prend acte des avancées scientifiques effectuées jusque là.
Mais si la masse des écrits disponibles, de Petty et des physiocrates, en
particulier, à ceux des auteurs que l’histoire de la pensée économique
qualifie de classiques, fut pour lui source d’inspiration et de confronta-
tions, l’intonation reste polémique et, cette fois, l’accent est placé sur
l’aspect plus proprement politique du projet. Car le travail scientifique de
démystification permet, outre de comprendre le fonctionnement exact du
« mode de production » capitaliste, d’en déduire aussi logiquement sa fin
possible et son remplacement à terme par un type supérieur de société
fondé sur la coopération consciente de ses membres.
L’essentiel demeure la fin de cette société aliénée où la régulation éco-
nomique et sociale est indirecte et aveugle (voir ci-dessous, § 6), où les
hommes sont soumis à la loi de leurs propres créatures, les marchandi-
ses : « Dans la production matérielle, véritable processus de la vie sociale
[…] nous avons exactement le même rapport que celui qui se présente,
dans le domaine idéologique, dans la religion : le sujet transformé en
objet, et vice versa » (1863-66, p. 419) ; dans laquelle, en bref, « la produc-
tion et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui »
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
73
(1872-75, t. I, p. 92). Et c’est précisément ce que l’économie politique ne
conçoit pas.
Économie classique et économie vulgaire
Bien entendu, en matière d’économie politique, Marx sépare le bon
grain de l’ivraie. Il distingue deux ensembles d’auteurs et d’écrits :
(i) celui de l’économie « classique » (conférant à ce terme un sens dif-
férent de celui qui prévaut généralement en histoire de la pensée écono-
mique), qui chercherait à développer une véritable approche scientifique
de l’économie et de la société ; (ii) et celui de l’économie « vulgaire » dont
les visées seraient purement apologétiques, se contentant de l’apparence
des phénomènes : or, « toute science serait superflue si l’apparence et
l’essence des choses se confondaient » (1894, t. III, p. 196). « Je fais remar-
quer une fois pour toutes que j’entends par économie politique classique
toute économie qui, à partir de William Petty, cherche à pénétrer
l’ensemble réel et intime des rapports de production dans la société
bourgeoise, par opposition à l’économie vulgaire qui se contente des
apparences, rumine sans cesse pour son propre besoin et pour la vulgari-
sation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés par ses
prédécesseurs, et se borne à ériger pédantesquement en système et à pro-
clamer comme vérités éternelles les illusions dont le bourgeois aime à
peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles » (1872-75, t. I,
p. 83, n.).
Pour le dire brièvement, le critère de distinction repose essentielle-
ment sur la théorie de la valeur et des prix. Figurent dans le premier
groupe les auteurs dont la problématique est formulée — ou peut être
interprétée — en termes de « prix naturels », et en particulier de valeur-
travail. C’est « le résultat critique des recherches poursuivies pendant
plus d’un siècle et demi par l’économie politique classique, qui
commence en Angleterre avec William Petty, en France avec Boisguilbert,
et finit en Angleterre avec Ricardo et en France avec Sismondi » (1859,
p. 30). Ricardo peut être considéré comme une figure emblématique.
C’est lui qui, « donnant à l’économie politique classique sa forme
achevée, a formulé et développé de la façon la plus nette la loi de la
détermination de la valeur par le temps de travail » (ibid., p. 37). Il est « la
limite que la science bourgeoise ne franchira pas » (1872-75, t. I, p. 24).
Parmi les auteurs « vulgaires » figurent ceux qui se contentent de glo-
ser sur les phénomènes superficiels de la « sphère de la circulation » et
négligent de se pencher sur ce qui se passe réellement derrière le rideau,
c’est-à-dire dans la « sphère de la production ». « La volonté béate de voir
dans le monde bourgeois le meilleur des mondes possibles, remplace
dans l’économie vulgaire l’amour de la vérité et la propension à la
recherche scientifique » (1894, t. III, p. 221, n.). Un auteur emblématique
de cette approche est l’ « inepte » Say (1862-1863, t. II, p. 559) — pour ne
retenir que le qualificatif le plus doux — qui « cherche à camoufler ses
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
74
platitudes en enrobant dans des formules générales et définitives les de-
mi-vérités et les bévues de Smith » (ibid., t. I, p. 104).
En général, ces auteurs adoptent d’emblée une théorie de la valeur et
des prix fondée sur l’interaction de l’offre et de la demande. Mais cette
théorie tourne en rond et n’explique pas grand’chose. « En coïncidant,
l’offre et la demande cessent leur action […]. Quand deux forces égales
agissent en sens opposé, elles s’annulent et ne se manifestent pas à
l’extérieur. Des phénomènes se produisant dans ces conditions doivent
trouver leur explication ailleurs que dans l’intervention de ces deux for-
ces […]. Si l’offre et la demande s’annulent réciproquement, elle cessent
d’expliquer quoi que ce soit […]. Il est évident que les lois internes effec-
tives régissant la production capitaliste ne peuvent trouver leur explica-
tion dans l’interaction de l’offre et de la demande » (1894, t. I, p. 204-205).
Les limites de l’économie politique classique
Cependant, s’il admire l’économie politique classique, Marx entend
aussi faire sa critique. Car les auteurs, même les meilleurs, ne dépassent
pas une forme de « conscience bourgeoise », succombent au « féti-
chisme » des catégories de l’économie de marché et prennent cette forme
de production pour la forme naturelle — et non simplement historique-
ment déterminée, transitoire — de l’organisation économique des
sociétés. « L’économie politique […] ne s’est jamais demandé pourquoi le
travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée
dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au
premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans
laquelle la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être
régis par lui, paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité […]
naturelle » (1872-75, t. I, p. 91-92). Cette forme de pensée a pu se déve-
lopper de manière scientifique tant qu’une certaine paix sociale, même
toute relative, a prévalu ; mais son temps est fini : l’heure des conflits est
venue, et les auteurs ne peuvent plus ignorer les positions de classe. « En
effet, tant qu’elle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle voit dans l’ordre
capitaliste non une phase transitoire du progrès historique, mais bien la
forme absolue et définitive de la production sociale l’économie politique
ne peut rester une science qu’à condition que la lutte des classes demeure
latente ou ne se manifeste que par des phénomènes isolés » (ibid., p. 24).
Mais la critique de Marx se fait aussi plus précise et touche, en par-
ticulier, deux points importants : la notion de valeur et la répartition des
revenus. En ce qui concerne la détermination de la valeur des
marchandises par le temps de travail « socialement nécessaire » à leur
production, Marx donne acte à l’économie politique classique d’avoir
analysé, « même imparfaitement », la grandeur de valeur, par l’accent
qu’elle place sur le travail dépensé. Son défaut est de ne pas avoir
reconnu explicitement le caractère abstrait du travail qui est à l’origine de
la valeur et d’en avoir donc manqué l’analyse (ibid., p. 91-92, n.).
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
75
Dans cette perspective, Smith insisterait trop exclusivement sur le tra-
vail « vivant », en acte (le « travail commandé »), et Ricardo sur le travail
« mort », passé. Le caractère unilatéral de ces points de vue respectifs les
empêcherait en outre, l’un comme l’autre, de formuler la véritable théorie
de la répartition des revenus : la théorie de la « plus-value » (ou
« survaleur », selon les traductions) ou de l’« exploitation » du travail par
le capital.
Car, pour Marx il existerait une théorie de la « plus-value » sous une
forme embryonnaire chez Smith comme chez Ricardo. Smith ne parle-t-il
pas de « prélèvement sur le produit du travail » pour caractériser la
nature du profit et de la rente foncière ? Quant à Ricardo, l’accent qu’il
place sur la relation décroissante entre salaires et profits par le biais de la
valeur des biens de consommation ouvrière ne prouverait-il pas qu’il
concevait l’idée d’une théorie de la « plus-value relative », même s’il ne
comprenait pas la notion de « plus-value absolue » et donc le mode de
détermination de la « plus-value » en tant que telle ?
En d’autres termes : (i) Smith, par son accent exclusif sur le travail
« vivant », aurait pressenti que, dans le mode de production capitaliste, la
valorisation d’une somme d’argent ou d’une marchandise se fait par la
quantité de travail vivant qu’elle est en mesure de commander (salariat),
et non par la quantité de travail mort contenu dans les marchandises
qu’elle peut acquérir. (ii) Ricardo, par l’accent exclusif qu’il place sur le
travail « mort », dépensé, est induit à parler de « valeur du travail » et
non de « valeur de la force de travail »; le salaire apparaît alors comme
rémunération de tout le travail dépensé par le travailleur et le concept de
« plus-value » ne peut pas être dégagé.
Soulignons enfin que, si Smith et Ricardo sont les deux auteurs
« classiques » auxquels Marx se confronte le plus souvent, surtout dans le
domaine de la théorie de la valeur, il ne faut pas oublier que d’autres
auteurs et d’autres courants de pensée sont aussi importants pour la for-
mation de ses idées et de sa terminologie en matière économique et
sociale : les « jeunes hégéliens » (Marx ne reprend pas seulement la
critique que Feuerbach adresse à Hegel, mais aussi par exemple certaines
idées de Moses Hess sur la monnaie), les saint-simoniens (notamment
pour l’expression « exploitation de l’homme par l’homme »), ou encore
Friedrich List (pour l’expression « forces productives ») et ceux que l’on
appelle les « socialistes ricardiens » (Thomas Hodgskin, en particulier,
avec sa critique du concept de capital et sa dénonciation d’une réalité
inversée). Il est malheureusement impossible de nous étendre sur ce
thème.
2.3. La teneur du projet marxien
Nous verrons que, dans la plupart des écrits majeurs de Marx, trois
types bien particuliers de raisonnement sont mis en œuvre, chacun
d’entre eux possédant sa propre logique et ses définitions des principaux
concepts de l’analyse. Avant toutefois d’exposer la teneur de ces
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
76
développements et de nous interroger sur leur compatibilité réciproque,
il est utile de préciser les raisons probables de la présence simultanée de
ces raisonnements dans les différents écrits de Marx. Car la construction
marxienne s’articule autour de trois exigences qu’il convient de
distinguer avec soin.
(i) Une première exigence a déjà été évoquée : le mode de production
capitaliste et ses lois de fonctionnement ne sauraient être considérés
comme éternels. Les lois dégagées pour ce type particulier de société doi-
vent démontrer son caractère transitoire et la nécessité de sa disparition.
Dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital, Marx cite —
en l’approuvant — un compte rendu de l’ouvrage paru le 20 avril
1872 dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg, dans lequel on peut lire :
« Marx ne s’inquiète que d’une chose : démontrer par une recherche
rigoureusement scientifique, la nécessité d’ordres déterminés de rapports
sociaux […]. Pour cela, il suffit qu’il démontre, en même temps que la
nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation
dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l’humanité y
croie ou non, qu’elle en ait ou non conscience » (1872-75, t. I, p. 27).
Cette première exigence est ce qui frappe d’emblée tout lecteur du
Capital où elle est bien illustrée : la théorie de la valeur-travail est censée
constituer le fondement sur lequel s’élève la démonstration de l’antago-
nisme des classes, de leur lutte et des crises qui en résultent jusqu’à
l’effondrement du système (ci-dessous, § 3, 4, 5 et 8). Le raisonnement se
fonde alors sur les apports scientifiques de l’économie politique clas-
sique, et en particulier sur une problématique en termes de « prix
naturels ».
(ii) Cette mise en perspective historique, cependant, ne porte pas seu-
lement sur les lois du système mais également sur les concepts qui
fondent l’approche théorique. C’est là une deuxième exigence impor-
tante. Elle consiste — Marx polémique ici avec la philosophie idéaliste
allemande mais la critique s’applique aussi à l’économie politique — à ne
pas considérer un objet d’étude comme une simple illustration d’une
logique universelle, mais à fournir la logique particulière de cet objet ou,
selon ses propres termes, « la logique spécifique d’un objet spécifique ».
Pour cela, il convient de faire ressortir la « différence spécifique » que
présente cet objet : « une explication qui ne donne pas la differentia
specifica n’est pas une explication » (1843, p. 45). Pour l’étude que Marx se
propose de mener à bien, celle d’un type particulier de société, le mode
de production capitaliste, qui « ne peut s’aider du microscope ou des
réactifs fournis par la chimie, l’abstraction est la seule force qui puisse
[…] servir d’instrument » (1872-75, t. I, p. 18). Mais, « les abstractions
prises en soi, détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune
valeur » (1845a, p. 52). Le type d’abstraction qui doit produire la connais-
sance de ce mode de production ne peut être indépendant du caractère
historique et déterminé de l’objet auquel il se rapporte. Les catégories les
plus abstraites de l’analyse, « malgré leur validité (à cause de leur
abstraction) pour toutes les époques n’en sont pas moins, dans cette
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
77
détermination abstraite, tout autant le produit de conditions historiques
et n’ont leur pleine validité que pour elles et dans leur limite » (1857,
p. 259-260).
En d’autres termes, par exemple, le capital est avant tout un rapport
social spécifique à une société donnée, même s’il revêt aussi la forme de
moyen de production et si, comme tel, il peut paraître — de manière
erronée — former une catégorie valable pour tout autre mode de produc-
tion. « Ce qui fait que le capital existe, ce n’est pas que le travail accumulé
serve de moyen au travail vivant pour une nouvelle production. Il existe
parce que le travail vivant sert de moyen au travail accumulé pour
conserver et accroître sa valeur d’échange » (1849, p. 214).
L’analyse est similaire pour les concepts de valeur et de monnaie. Ce
n’est donc qu’en oubliant ce premier principe, commente Marx, que l’on
peut démontrer que « l’existence du capital est, pour la production
humaine, une éternelle loi de la nature […]. Je pourrais démontrer aussi
bien que les Grecs et les Romains célébraient la cène, parce qu’ils
buvaient du vin et mangeaient du pain, et que les Turcs s’aspergent
quotidiennement d’eau bénite catholique, parce qu’ils se lavent tous les
jours » (1863-66, p. 425).
Cette deuxième exigence est souvent confondue avec la première. Elle
s’en distingue cependant. Elle a pour but, par la mise au jour de la
« différence spécifique » que présente le mode de production capitaliste
par rapport aux autres formes de société, de fonder cette différence dans
l’échange marchand généralisé et la présence nécessaire de la monnaie
(ci-dessous, § 6).
(iii) Troisième exigence, enfin : la société communiste future qui doit
s’édifier sur les ruines de l’état de choses actuel reposera sur l’abolition
de l’échange marchand et des rapports monétaires. S’il est vrai que Marx
affirma n’avoir pas voulu donner de recettes pour les « marmites de
l’avenir », ce point est cependant bien établi (voir Marx, 1875 par
exemple).
Les deux premières exigences notées ci-dessus, cependant, sont inca-
pables à elles seules de fournir un fondement rationnel à la troisième : si
la monnaie devait nécessairement apparaître dans un mode de produc-
tion fondé sur la propriété privée des moyens de production (base de
l’échange généralisé), et si l’opposition entre le capital et le travail devait
provoquer l’instabilité chronique et explosive de la société capitaliste, il
ne serait cependant pas prouvé pour autant que l’organisation sociale qui
doit lui succéder devrait obligatoirement se passer de monnaie et abolir
l’échange marchand. Or, s’il est un point important aux yeux de Marx,
c’est bien l’identité qui existe selon lui entre le mode de production
capitaliste et l’économie monétaire tout court. Afin d’établir ce point, par
conséquent, et de relier par là sa troisième exigence aux deux autres de
manière organique, il doit montrer que toute économie monétaire est
nécessairement un mode de production fondé sur le capital. C’est ce qui
est tenté par lui dans un raisonnement qui met en œuvre une déduction
dialectique des concepts (ci-dessous, § 7).
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
78
Les trois exigences analytiques issues du projet de Marx donnent lieu,
dans les Grundrisse, la Contribution à la critique de l’économie politique et les
différents livres du Capital, notamment, à trois types de raisonnement qui
s’enchevêtrent à des degrés divers — cet enchevêtrement formant la
principale difficulté de lecture. Dans la suite de ce chapitre, nous distin-
guerons ces raisonnements. Il sera alors possible de comprendre pour-
quoi certains textes de Marx peuvent paraître si complexes ou difficiles
d’accès de prime abord, la thèse développée ici étant que ces raisonne-
ments mettent en œuvre — sous des appellations identiques — des défi-
nitions différentes, et incompatibles entre elles, des principaux concepts :
ceux de valeur et de monnaie en particulier.
3. LA PREMIÈRE APPROCHE (I) :
LA PROBLÉMATIQUE DES « PRIX NATURELS »
ET LA THÉORIE DE LA VALEUR-TRAVAIL
3.1. Le fondement de la valeur : le travail
Le mode de production capitaliste, affirme Marx au début de la
Contribution et du Capital, est une « immense accumulation de
marchandises », c’est-à-dire d’objets produits en vue de l’échange sur les
marchés en régime de concurrence. C’est la spécificité de ce « mode de
production » : dans d’autres formes de société, historiques (le système
féodal par exemple) ou encore imaginaires (la société communiste), la
médiation du marché n’existe pas, les produits du travail ne sont pas des
marchandises, ils n’ont ni valeur ni prix et leur conversion en monnaie
est accidentelle. Nous retrouverons ce thème.
Dans une économie régie par les lois du marché et de la concurrence
des capitaux, le produit du travail revêt un double aspect qu’il faut ex-
pliquer : il est à la fois « valeur d’usage » et « valeur ». En d’autres ter-
mes, il possède certaines qualités objectives qui font de lui un objet utile
pour un besoin déterminé (c’est le côté valeur d’usage), et aussi, en même
temps, une qualité particulière qui le rend échangeable contre toute autre
marchandise (côté valeur). Sous ce dernier aspect, une marchandise pos-
sède une valeur que l’on peut quantifier : une quantité d’une certaine
« substance », une valeur absolue ; mais cette valeur absolue ne possède
une signification que si elle permet au propriétaire de la marchandise de
la faire valoir sur un marché en échange de certaines quantités de ce qu’il
désire : une marchandise est donc valeur d’usage et valeur, mais aussi
valeur d’échange.
Quelle est, selon Marx, cette « substance » de la valeur ? En d’autres
termes, qu’est-ce qui fonde la « grandeur de valeur » d’une marchan-
dise ? C’est la quantité de travail direct et indirect dépensé dans la pro-
duction de la marchandise. La valeur d’usage, si elle est nécessaire à une
marchandise (faute de quoi elle ne trouverait pas preneur sur le marché),
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
79
ne joue donc ici apparemment aucun rôle dans la détermination de la
grandeur de valeur. Bien entendu, un certain nombre de précisions
s’imposent ici.
(i) Tout d’abord, cette quantité de travail qui fonde la valeur d’une
marchandise indépendamment de sa valeur d’usage est une quantité de
travail techniquement nécessaire pour produire une marchandise, en
moyenne et pour un état donné des techniques utilisées. Le producteur
qui, par exemple, introduirait une nouvelle technique abrégeant ce temps
de travail bénéficierait au départ d’un avantage sur ses concurrents, et
réaliserait des sur-profits jusqu’à ce que la nouvelle technique se généra-
lise dans la branche (l’analyse est ici fort simple et ne prend pas en
compte les coût de recherche et de mise en œuvre des nouvelles techni-
ques).
(ii) Ensuite, la valeur ainsi déterminée est une grandeur « naturelle ».
Elle règle le rapport d’échange de la marchandise. Lorsque la production
est celle qui répond à la demande au prix naturel, affirme Marx, le rap-
port d’échange exprime immédiatement cette valeur. En cas de sur ou de
sous-production d’une marchandise au regard de la situation précédente,
en revanche, le rapport d’échange effectif de cette marchandise, toutes
choses égales par ailleurs, sera inférieur ou supérieur à sa valeur natu-
relle ; ce rapport effectif est sa valeur de marché, et il fluctue en fonction
de l’offre et de la demande. Mais en cas de désajustement entre la
« valeur naturelle » et la « valeur de marché », des mouvement de capi-
taux se font jour entre les branches : en modifiant en conséquence les rap-
ports offre/demande sur les marchés, ils sont censés ramener la valeur
de marché au niveau de la valeur naturelle. On aura reconnu ici le pro-
cessus de « gravitation » des grandeurs de marché autour des grandeurs
naturelles, cher à Smith et à Ricardo, dont on sait les difficultés
d’interprétation mais que Marx accepte comme s’il s’agissait là d’un
résultat établi.
(iii) Enfin, Marx tente de résoudre un problème analytique important
qui gît au cœur de la théorie de la valeur-travail : celui de la possibilité
même de comparaison entre des travaux d’origines et de qualités dif-
férentes. En effet, si, pour obtenir la valeur d’une marchandise, il a fallu
additionner des quantités de travail dépensées par les différents interve-
nants dans la production de cette marchandise, il a également fallu,
d’une manière ou d’une autre, trouver un critère pour homogénéiser ces
différents travaux ; faute de quoi, il en irait pour le travail comme pour
les objets : l’addition de quantités de travail de charpentier, de maçon, de
fondeur, d’ingénieur, d’informaticien ou d’agent commercial serait aussi
illicite que celle d’une table, d’une tonne d’acier et de quelques quintaux
de blé. Pour traiter ce problème, Marx introduit une double distinction.
(a) La première distinction est celle entre « travail simple » et « travail
complexe ». Elle part de l’idée classique selon laquelle chaque profession
exige une certaine formation, plus ou moins importante, représentant un
capital investi dans la personne. Les classiques, en particulier, se ser-
vaient de cette idée pour expliquer la hiérarchie des salaires naturels.
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
80
Marx l’utilise pour souligner le fait que, pendant un laps de temps
donné, le travail « simple », c’est-à-dire pas ou relativement peu qualifié,
crée une quantité moindre de valeur que le travail qualifié, i.e. « com-
plexe ». Mais le problème de l’homogénéisation n’est pas réglé pour
autant, cette comparaison entre « travail simple » et « travail complexe »
le supposant résolu.
(b) D’où la seconde distinction, fondamentale pour la théorie de la
valeur : celle que Marx opère soigneusement entre « travail concret » et
« travail abstrait ». Les travaux « concrets » représentent les différents
types de travaux réellement existants, avec toutes leurs spécificités, et en
tant que tels incommensurables. Le travail « abstrait », par contraste,
représente, pour le dire rapidement — nous reviendrons sur ce thème —,
ce que ces différents travaux concrets ont en commun. « Mais déjà le
produit du travail lui-même s’est métamorphosé à notre insu. Si nous
faisons abstraction de la valeur d’usage, tous les éléments matériels et
formels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à la fois […]. Avec les
caractères utiles et particuliers des produits du travail disparaissent en
même temps, et le caractère utile des travaux qui y sont contenus, et les
formes concrètes diverses qui distinguent une espèce de travail d’une
autre espèce. Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces
travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, à une dépense
de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous
laquelle cette force à été dépensée ». Le travail qui forme la substance de
la valeur, et donc la grandeur de la valeur, est le travail « en général », le
travail « humain égal », « abstraitement humain » (Marx, 1890, p. 177).
« Je suis le premier à avoir diagnostiqué de manière critique cette double
nature du travail contenu dans la marchandise. […] il y a là le point
cardinal autour duquel pivote la compréhension de l’économie
politique » (1890, p. 181).
Notons enfin que Marx reprend également — en les modifiant — les
concepts classiques de « travail productif » et « travail improductif ».
Nous négligerons ici cette distinction.
3.2. Valeur et travail : quelques remarques
Le raisonnement de Marx
À ce stade de l’analyse il n’est pas superflu de faire une halte et de se
pencher sur l’évolution et sur quelques ambiguïtés de la pensée de Marx,
liées aux concepts qui viennent d’être définis.
Tout d’abord, il faut remarquer que la justification de la position qui
fonde la valeur dans le travail, et la grandeur de valeur dans la quantité
de travail direct et indirect dépensé dans la production, n’a pas été
envisagée d’emblée par Marx. Les textes de la Contribution (1859) et de la
première édition du Capital (1867) ne consistent qu’en une reprise des
simples affirmations de Ricardo sur le sujet : « Le rapport d’échange des
marchandises montre au premier coup d’œil que la substance de la
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
81
valeur d’échange est quelque chose de totalement indépendant et
différent de l’existence physiquement tangible de ces marchandises ou de
leur existence en tant que valeurs d’usage. Un tel rapport se caractérise
précisément par l’abstraction que l’on y fait de la valeur d’usage » (1867a,
p. 25). Et pourtant, le second exposé était déjà une nouvelle élaboration
du premier. « J’ai estimé que c’était nécessaire », affirme Marx (à
Kugelmann, 13 octobre 1866), « […] parce que même les bonnes têtes ne
comprennent pas la chose tout à fait exactement; il devait donc y avoir
quelque chose de défectueux dans le premier exposé, particulièrement
dans l’analyse de la marchandise. »
Le processus de modification se poursuit avec l’édition française du
Capital qui, de ce fait, possède, selon les termes mêmes de Marx, « une
valeur scientifique indépendante de l’original ». Les innovations majeu-
res résident (i) dans la distinction opérée entre la « valeur » et la « valeur
d’échange », et (ii) dans le procédé utilisé pour « prouver » que cette
valeur ne saurait prendre sa source dans la valeur d’usage : une déduc-
tion par l’absurde, une simple élimination de termes manifestement ina-
déquats.
En effet, pour déterminer ce qu’est la « substance de la valeur », Marx
écarte tout d’abord ce que, selon lui, elle ne peut pas être, c’est-à-dire une
propriété « naturelle » des marchandises. Le « quelque chose de com-
mun » aux différentes marchandises, qui forme leur valeur, « ne peut pas
être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimi-
que, etc., des marchandises. Leurs qualités naturelles n’entrent en consi-
dération qu’autant qu’elles leur donnent une utilité qui en fait des
valeurs d’usage. Mais, d’un autre côté, il est évident que l’on fait abstrac-
tion de la valeur d’usage des marchandises quand on les échange » (1872-
75, 1, p. 53). Comme valeurs, les « marchandises ne contiennent […]
aucun atome de valeur d’usage » ; et ceci « de quelque manière que celle-
ci [la valeur] soit déterminée » (1890, p. 177). Cette détermination ne peut
donc apparaître qu’en tant qu’hypothèse, et non de résultat logique de
l’élimination précédente comme pourtant le laisse entendre le texte : « La
valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste
plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail » (1872-75, 1,
p. 54).
Un tel raisonnement, cependant, prête par bien des points le flanc à la
critique.
(i) La déduction repose tout d’abord sur l’identification de la com-
mensurabilité des marchandises et de leur propriété d’être des grandeurs
de « substance » commune. Quelle est la nature de cette substance ? Nous
aborderons le problème lorsque nous nous pencherons sur la nature du
travail « abstrait ». Mais le caractère ambigu et « naturaliste » de ce terme
doit être remarqué.
(ii) Le raisonnement exclut ensuite les différentes propriétés physi-
ques des marchandises. Il ne tient ici que dans la mesure où il est fait
exclusivement référence aux propriétés naturelles géométriques, physi-
ques, chimiques etc., des objets, et qu’il semble a priori peu probable que
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
82
ces derniers s’échangent en fonction de leur poids, de leur forme ou de
leur couleur. Mais ces propriétés, qui forment la valeur d’usage au sens
« objectif » du terme, peuvent entrer en relation avec d’autres éléments et
fonder ainsi plusieurs « substances communes » autres que le travail.
C’est ce que soulignait Böhm-Bawerk. Marx affirme qu’il ne reste qu’une
seule qualité commune une fois les propriétés physiques mises de côté.
« Vraiment ? Une seule qualité ? Ne reste-t-il pas encore cette autre quali-
té commune d’être rares par rapport aux besoins qu’on en a ? Ou aussi
d’être objets de l’offre et de la demande ? Ou aussi d’appartenir à quel-
qu’un ? Ou encore d’être des “produits naturels” dans la mesure où ils
sont tout autant des produits de la nature que du travail ? Pourquoi […]
le principe de la valeur ne pourrait-il pas résider dans l’une de ces pro-
priétés communes plutôt qu’en celle d’être des produits du travail ? »
(1884-89, p. 317-318). La difficulté est réelle. « Marx ne présente pas
l’ombre d’une argumentation positive » en faveur de son développement.
« Son unique argument est d’ordre négatif : la valeur d’usage, opportu-
nément éliminée, n’est pas le principe de la valeur » (ibid., p. 318).
(iii) Pour « déduire » le travail comme principe de la valeur, Marx
délimite le champ de son analyse, d’une manière similaire au raison-
nement de Ricardo, aux marchandises reproductibles à l’aide de travail.
Là encore, la mise à l’écart ne repose que sur les besoins de la logique
adoptée, la problématique en termes de prix naturels, et sur la tradition.
Elle ne saurait se présenter comme preuve. Toujours selon Böhm-Bawerk,
Marx ne se comporterait-t-il pas ici « en fin de compte comme celui qui
désire à tout prix qu’une boule blanche sorte de l’urne, et qui, pour
obtenir ce résultat, ne pose sagement dans l’urne que des boules
blanches » ?
(iv) Tout procédé d’élimination demeure incomplet, et même si les
qualités écartées par Marx l’avaient été à juste titre, le travail effectué ne
serait pas nécessairement la seule qualité qui resterait en lice. « Lord Kel-
vin un jour découvre dans l’air atmosphérique un gaz inerte ; procédant
par la méthode d’élimination, il aurait pu dire : ce gaz n’est pas de
l’oxygène, ni de l’acide carbonique, ni de l’hydrogène, etc., donc c’est de
l’azote. Il se serait trompé, c’était un nouveau gaz : l’argon » (Pareto,
1902-3, p. 352). Un tel procédé ne peut prendre en compte que des élé-
ments connus au préalable, et écarte donc d’emblée toute nouvelle carac-
térisation.
(v) La méthode de démonstration utilisée par Marx, enfin, n’est pas
concluante dans la mesure où le même mode de déduction peut fort bien
servir à prouver le contraire de ce que Marx veut établir. Ce point a été
fort bien vu par Wicksteed et par Böhm-Bawerk. Marx précise en effet
que le « quelque chose de commun » qui forme la grandeur de valeur
n’est pas le travail « concret », déterminé dans le processus de travail,
mais le travail « abstrait », « en général », représentant ce que tous les
types de travaux concrets possèdent en commun. Mais dans la produc-
tion, ce sont les différents travaux concrets, qualitativement différents et
incomparables, qui comptent. « Si seul compte le travail utile, alors,
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
83
lorsque les marchandises sont réduites à de simples produits indifférents
de ce travail considéré dans l’abstrait, elles sont encore abstraitement
utiles » (Wicksteed, 1884, p. 712) et cette utilité peut constituer le
« quelque chose de commun » dont parle Marx. « Marx a donc tort lors-
qu’il dit que, quand on passe de ce en quoi les valeurs d’échange diffè-
rent (valeurs d’usage) à ce en quoi elles sont identiques (valeurs
d’échange), nous devons laisser leur utilité de côté et ne considérer que
les gelées de travail abstrait. Ce que nous devons vraiment faire, c’est
mettre de côté les utilités concrètes et spécifiquement qualitatives en quoi
elles diffèrent, pour ne laisser que l’utilité générale et abstraite qui forme
leur identité » (ibid., p. 713-714). En d’autres termes, puisque l’on est
apparemment autorisé à parler d’une substance commune, le travail
abstrait, bien que les différents travaux soient qualitativement différents,
il n’y a aucune raison de ne pas pouvoir formuler un tel raisonnement à
propos des valeurs d’usage et des utilités afférentes. Les raisonnements
sont tous deux valides ou tombent à la fois.
L’origine probable de la position de Marx
Le mode de déduction utilisé par Marx ne provient pas de l’économie
politique classique. Il est intéressant de noter qu’il est probablement
importé de Hegel. Cette remarque est importante à un double titre : elle
montre le caractère arbitraire de l’identification entre le travail et la
valeur opérée par Marx, ainsi que la médiation constante, chez lui, de
l’économie politique, du moins de ses concepts fondamentaux, par le legs
hégélien. L’étude des deux autres approches illustrera ce point de
manière encore plus nette.
La manière de poser le problème de la valeur-substance provient
vraisemblablement des Principes de la philosophie du droit (1821). Dans cet
ouvrage, après avoir identifié le contrat réel et le contrat d’échange,
Hegel considère un acte d’échange et déclare que, malgré la non-identité
factuelle des choses qui changent de propriétaire, un élément demeure
cependant constant : la valeur elle-même. Puisque, écrit-il, « dans le
contrat réel, chacun conserve la même propriété dans ce qu’il acquiert et
dans ce qu’il cède, ce qui reste identique, c’est-à-dire la propriété en soi,
objet du contrat, se distingue des choses extérieures qui changent de
propriétaire au cours de l’échange. Ce qui reste identique, c’est la valeur
qui rend tous les objets d’échange égaux, quelles que soient les différen-
ces qualitatives extérieures des choses ; c’est donc la valeur qui constitue
ce qu’il y a d’universel en elles » (1821, § 77, p. 127). Il s’agit là du
raisonnement repris au début du Capital. Il peut paraître curieux que
Marx ait fait sien ce type d’approche qui relève entièrement de la
dialectique par abstractions indéterminées. C’est aussi dans le Capital
qu’apparaît le concept de valeur absolue, ou « valeur proprement dite »
des marchandises, par distinction d’avec leur valeur relative, ou rapport
d’échange. Les deux innovations vont de pair.
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
84
Il n’est pas non plus indifférent de remarquer que Hegel, loin de se
tourner vers le travail, relie la valeur au besoin (ibid., § 63). « Dans son
usage, la chose est une chose singulière, qualitativement et quantitati-
vement déterminée et en rapport avec un besoin spécifique. Mais, en tant
qu’elle est déterminée quantitativement, cette utilité spécifique est
comparable à d’autres choses de même utilité. De même, le besoin
spécifique qu’elle sert est besoin en général et, en tant que tel, compa-
rable à d’autres besoins, et, par suite, la chose est aussi comparable à
d’autres, qu’on utilise pour la satisfaction d’autres besoins. Cette uni-
versalité, dont la déterminité simple découle de la particularité de la
chose de telle sorte que l’on fait abstraction de sa qualité spécifique, est ce
qui constitue la valeur de la chose » (ibid., p. 116). Wicksteed et Böhm-
Bawerk ne se sont pas mieux exprimés. On voit donc comment Marx, en
recueillant l’héritage ricardien (l’accent placé sur le « travail dépensé ») et
en le transformant par sa lecture de Hegel, peut parvenir à son idée de la
valeur-substance. Mais si pour Hegel la valeur est bien l’élément
d’universalité, une « substance », celle-ci revêt chez lui un sens différent
de celui qu’elle a chez Marx. Elle est définie comme la « totalité des
particularités », la « totalité des accidents » (p. 114, note 37, addendum au
§ 61 ; et p. 120, § 67), sur le mode de l’essence et du phénomène. Marx, au
contraire, identifie la substance à une entité mesurable, et établit un
rapport de causalité entre cette entité et la valeur.
Valeur, monnaie, capital
Ayant opéré cette modification qui ne saurait tenir lieu de démonstra-
tion, Marx est dès lors contraint à une analyse qui se déroule fondamen-
talement en termes réels. La valeur étant définie par une substance
identifiable a priori, la monnaie ne peut jouer aucun rôle essentiel. Dans
cette problématique classique des prix naturels, elle apparaît comme une
monnaie-marchandise dont la valeur est celle de la marchandise qui fait
office de monnaie. Elle revêt, certes, toutes les fonctions que l’on recon-
naît habituellement à la monnaie : unité de compte, moyen de circulation,
réserve de valeur, que Marx rappelle et décompose avec un luxe de dé-
tails (1859, chapitre II ; 1872-75, chapitre III). Cependant, sur le plan de
l’analyse de la valeur, elle ne fait office que de numéraire dans un
système de prix relatifs.
Marx analyse bien la circulation monétaire, mais, sur ce thème, il ne se
démarque pas beaucoup des analyses classiques. De Smith, il reprend
l’idée selon laquelle les « canaux de la circulation » ne peuvent pas
« déborder ». Mais alors que Smith faisait intervenir là l’exportation de
métaux précieux (voir le premier volume de cet ouvrage), Marx attribue
un rôle ad hoc à la thésaurisation : c’est elle qui, de manière plutôt
mystérieuse, permet de règler la quantité de monnaie nécessaire à la
circulation (1872-75, t. I, p. 139). Lorsque Marx, d’autre part, envisage le
problème de la circulation des billets de banque (1859, p. 86-87, analyse
reprise dans 1872-75, t. I, p. 133-134), c’est pour adopter d’autres analyses
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
85
classiques, plus ricardiennes : une forme assez stricte de théorie
quantitative de la monnaie notamment.
En aucun cas, donc, dans l’optique des prix naturels adoptée dans la
plupart des pages de la Contribution et du Capital, l’analyse du mode de
production capitaliste ne nécessite l’intervention spécifique de la mon-
naie — sauf peut être pour la détermination la plus abstraite des crises
(voir ci-dessous, § 8). Cette analyse est fondamentalement menée en ter-
mes réels.
Quant au passage au capital, il est également mené en termes réels et
exclut aussi tout rôle spécifique de la monnaie : il ne s’agit (voir ci-
dessous, § 4) que d’un échange particulier d’un ensemble de biens de
consommation ouvrière contre la marchandise « force de travail » et de la
production par celle-ci d’un surproduit qui, valorisé, est nommé « plus-
value » (ou « survaleur »).
3.3. Un problème fondamental : la définition du « travail abstrait »
Les développements précédents nous mènent à un autre problème
important lié à la définition des concepts fondamentaux de la théorie de
la valeur : la question de la nature du « travail abstrait » qui forme la
substance et la grandeur de la valeur. Et il faut reconnaître que les textes
de Marx qui portent sur cette question sont loin d’être clairs. Qu’est donc
ce travail « abstrait » ? Plusieurs interprétations peuvent être proposées.
Nous en énoncerons quatre.
(i) Une première interprétation est purement conceptuelle, au sens
idéaliste du terme. Le travail en général, abstrait, n’est que le concept de
travail, la notion qui recouvre effectivement, sur le plan des catégories,
tous les types imaginables de travaux concrets, comme le concept de fruit
le fait de son côté pour les différentes sortes de fruits (Marx, 1845, p. 73-
77) ou comme l’utilité peut recouvrir les diverses utilités concrètes. Mais
ce travail abstrait forme la substance de la valeur : en tant que tel, le
concept serait alors hypostasié, et rien n’est plus éloigné de la volonté
initiale de Marx. Il faut pourtant admettre que la formule citée plus haut
à la fin du paragraphe 3.1 (Marx, 1890, p. 177), — tout comme d’autres
qui parsèment les différents écrits — suggère cette optique.
(ii) Un second type d’interprétation est également avancé par Marx : il
s’agit de la conception physiologique du travail abstrait. « En fin de
compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile,
est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le
tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive
du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens
du travail humain au même titre » (1872-75, t. I, p. 59). Le travail abstrait
consisterait donc en une dépense de force physiologique de travail,
mesurée, pourquoi pas, en quantité d’énergie. « Tout travail est d’un côté
dépense, dans le sens physiologique, de force de travail, et, à ce titre de
travail humain égal, il forme la valeur des marchandises. De l’autre côté,
tout travail est dépense de force humaine sous telle ou telle forme
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
86
productive, déterminée par un but particulier, et à ce titre de travail
concret et utile, il produit des valeurs d’usage » (ibid., p. 61).
Cette seconde optique nous semble poser autant de problèmes que la
première. Elle va au devant d’innombrables difficultés, probablement
insolubles, et se place en contradiction avec d’autres passages importants
de Marx. Il peut tout d’abord paraître curieux qu’une science importe
d’une autre science (biologie, physique…) son concept central et sa
mesure, d’autant plus que cette dernière semble bien inexistante. Ce type
d’explication dilue ensuite le travail abstrait dans l’énergie humaine
(dépense de « nerfs », de « muscles » etc.), et l’énergie humaine dans
l’énergie tout court. Pourquoi considérer alors le seul travail humain
comme source de valeur ? En outre, cette optique crée des contradictions
au sein même de l’analyse. Dans la mesure où seule l’énergie physiolo-
gique est prise en compte, la distinction et le rapport quantitatif entre le
travail simple et le travail complexe peuvent bien s’inverser : la dépense
d’énergie, dans les types de travaux habituellement déterminés comme
« simples » ne paraît-elle pas supérieure, du moins pour la dépense
musculaire, à celle qui s’effectue dans ceux désignés comme « com-
plexes », la dépense de « matière grise » étant difficilement mesurable ?
La distinction théorique entre le travail productif et improductif
s’estompe également, et avec elle la détermination historique de la
valeur. Enfin, sur un autre plan, tout aussi important, le fait de désigner
comme « substance de la valeur » une « propriété naturelle, physique,
chimique » d’une marchandise particulière, la force du travail, n’est-il pas
en opposition avec le raisonnement mené précédemment, lorsque Marx
avait précisément écarté ces propriétés de l’analyse du rapport
d’échange ?
(iii) Une troisième interprétation possible considère le travail abstrait
comme un fait réel émergeant d’autant plus de la société capitaliste que
celle-ci se développe. Elle se fonde sur quelques pages du Chapitre VI
(inédit) du Capital (1863-66, p. 377-378 et 439-441) qui soulignent une
caractéristique essentielle du travail dans une économie capitaliste : la
mobilité du capital et son indifférence au type d’activité dans lequel il
s’investit (seule compte sa valorisation) implique la mobilité du travail et
l’indifférence des travailleurs quant au type concret de travail effectué
(seul compte le salaire obtenu en échange de la force de travail). Cette
indifférence — qui, précise Marx, se constate le mieux aux États-Unis —
est psychologique, mais aussi pratique dans la mesure où elle est permise
par la disparition des obstacles mentaux, sociaux et légaux à la mobilité
du travail ; bien sûr, les différentes tâches requièrent en général des
travailleurs une certaine formation, mais Marx insiste sur le fait que ces
travailleurs n’hésitent pas à en changer et que, s’ils ne pouvaient acquérir
la qualification nécessaire aux nouveaux emplois attractifs, les nouvelles
générations s’en chargeraient sans délai.
La question du travail abstrait n’est pas directement abordée dans ces
passages, mais elle est explicitement mentionnée, par exemple, dans un
texte antérieur plus court, faisant référence au même phénomène :
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
87
l’Introduction de 1857. L’abstraction du travail en général, y lit-on, « n’est
pas seulement le résultat mental d’une totalité concrète de travaux [pre-
mier type d’explication, ci-dessus]. L’indifférence à l’égard du travail
particulier correspond à une forme de société dans laquelle les individus
passent avec facilité d’un travail à un autre, et dans laquelle le genre dé-
terminé du travail leur paraît fortuit et par conséquent indifférent. Le
travail est alors devenu, non seulement en tant que catégorie [sic], mais
dans la réalité même, un moyen de produire la richesse en général »
(1857, p. 259). Ceci est surtout sensible dans la forme la plus moderne de
la société bourgeoise, les États-Unis. « C’est là que la catégorie abstraite
“travail”, “travail en général”, travail sans phrase, le point de départ de
l’économie moderne, devient pratiquement vraie » (ibid.).
L’interprétation qui se profile ici relierait donc le processus d’abstrac-
tion du travail à l’indifférence psychologique et pratique. La logique du
raisonnement voudrait, à la limite, que cette indifférence pratique
s’accompagne d’une déqualification de fait des différents travaux (ce qui
entrerait en contradiction avec les faits et avec les affirmations de Marx
concernant l’émergence continuelle de diverses formes de travail dans le
mode de production capitaliste) : le travail ne serait alors « abstrait »,
« général », que parce que les différences entre les travaux concrets se
seraient estompées, devenues d’une importance négligeable. Mais, que
l’on mette l’accent sur l’attitude mentale des travailleurs ou sur l’homo-
généisation concrète des travaux, on voit bien en quoi ce type d’interpré-
tation pose problème : il aboutit en fait à abolir purement et simplement
la distinction théorique établie entre le travail concret et le travail abstrait.
C’est en outre placer sur un même plan deux processus différents, l’un
pratique (l’indifférence psychologique et pratique), l’autre théorique
(l’analyse de la valeur).
(iv) Un quatrième et dernier type d’interprétation du travail abstrait,
enfin, souligne la réalité purement « sociale » — ou encore historique : ci-
dessous, § 6 — de celui-ci. Elle s’appuie sur un bon nombre de passages
de Marx soulignant la réalité (l’« objectivité ») « fantomatique » des pro-
duits du travail, et la caractérisation du « travail humain indistinct »
comme une « susbstance sociale commune » des produits qui se voient,
en tant que tels, « réputés valeurs » (1872-75, p. 54). Des paragraphes
entiers développent cette idée, tel celui-ci, tiré du premier chapitre du
Capital. « Par un contraste absolu avec l’objectivité sensiblement grossière
des corps des marchandises, il n’entre aucun atome de matière naturelle
dans l’objectivité de valeur de celles-ci. Que l’on tourne et retourne
comme on voudra une marchandise singulière : en tant qu’objet de
valeur, elle reste insaisissable. Se souvient-on cependant que les
marchandises ne possèdent une objectivité de valeur que dans la mesure
où elles expriment la même unité sociale, le travail humain, se souvient-
on qu’en conséquence, leur objectivité de valeur est purement sociale, et
l’on comprendra sans effort que cette objectivité de valeur ne puisse
apparaître que dans un rapport social de marchandise à marchandise »
(1890, p. 188). Dans la Contribution, enfin, il est un passage
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
88
symptomatique où Marx oppose le travail concret, qu’il assimile au
travail physiologique, au travail général, abstrait, qu’il place au niveau
social : « Activité systématique en vue de s’approprier les produits de la
nature sous une forme ou une autre, écrit-il, le travail est la condition
naturelle de l’existence humaine, la condition — indépendante de toute
forme sociale — de l’échange de substances entre l’homme et la nature.
Le travail créateur de valeur d’échange, au contraire, est une forme de
travail spécifiquement sociale » (1859, p. 15).
4. LA PREMIÈRE APPROCHE (II) : LES FONDEMENTS
DE LA RÉPARTITION DES REVENUS
Supposons clairement définis les premiers concepts de la théorie de la
valeur. Il convient à présent de voir les développements analytiques
qu’ils sous-tendent. Parmi ceux qui ont le plus retenu l’attention figurent
la théorie de la répartition des revenus.
4.1. La théorie de la « plus-value » (ou « survaleur »)
Marx reprochait à Smith de focaliser son attention sur le travail
« vivant », et à Ricardo de ne prendre en compte que le travail « mort ».
Tous deux, en raison de points de vue unilatéraux, auraient manqué
l’analyse de la nature du profit. D’autre part, l’économie politique
classique raisonnait indistinctement en termes de « travail ». Marx, lui,
accorde beaucoup d’importance à l’introduction, dans la théorie de la
valeur et de la répartition, d’un autre concept : celui de « force de
travail » qui, dans les sociétés modernes, est une marchandise. Car, en
dehors de la pure fiction d’une économie « marchande simple » de petits
producteurs indépendants, une économie de marché généralisé, précise
Marx, est fondée sur un phénomène bien particulier : le salariat.
Cette institution du salariat implique elle-même une double condition
historique : (i) pour vendre leur capacité de travail, les travailleurs doi-
vent d’abord être libres de le faire : tout lien de dépendance personnelle
doit avoir disparu, certaines formes de travail comme l’esclavage, le ser-
vage ou la « hiérarchie corporative » doivent donc avoir été abolies ;
(ii) mais avoir la liberté de vendre une capacité de travail ne suffit pas : il
faut aussi que les travailleurs soient contraints de le faire, c’est-à-dire
qu’ils soient séparés des moyens de production et que ces moyens se
soient accumulés entre les mains des possesseurs de capitaux. Ce double
processus est décrit par Marx, en particulier, dans quelques chapitres
saisissants du Capital (1872-75, huitième section) : libération et « expro-
priation » des travailleurs d’une part, « accumulation primitive » du capi-
tal (ou accumulation « originelle », selon les traductions) de l’autre.
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
89
Travail nécessaire, surtravail et plus-value
Les salariés, contre un salaire, échangent donc leurs services. Mais
qu’échangent-ils réellement ? Et comment la grandeur de ce salaire est-
elle déterminée ?
Ce que les salariés vendent aux employeurs sur le marché est leur
« force de travail », c’est-à-dire leur capacité, physique et intellectuelle, de
travailler pendant une durée déterminée. Cette capacité, cette « force de
travail », est une marchandise au même titre que toute autre. Elle se vend
et s’achète, elle possède une valeur naturelle et une valeur de marché qui
s’expriment par le salaire naturel et le salaire de marché. La valeur natu-
relle se forme sur le même mode que pour toute autre marchandise : elle
exprime la quantité de travail, direct et indirect, nécessaire à sa reproduc-
tion. Autrement dit, la valeur naturelle de la « force de travail » d’un
salarié est celle des éléments du salaire réel dont ce salarié a besoin pour
vivre, avec sa famille, pendant l’unité de temps pour laquelle elle est
achetée et étant donné un environnement économique et social déterminé
(Marx souligne que la valeur de la « force de travail » comporte un élé-
ment « moral » et « historique » qui varie selon les pays et les époques).
Mais la « force de travail » possède aussi une valeur d’usage qui est de
travailler pendant un temps donné. Or, souligne Marx, qui dit dépense
de travail au cours du processus productif dit création de valeur nou-
velle : la force de travail constitue donc une marchandise très particulière
qui se distingue de toutes les autres puisque son utilisation dans la pro-
duction, c’est-à-dire son utilisation à sa valeur d’usage, crée en même
temps de la valeur. L’originalité de la position de Marx réside ici : dans
l’articulation qu’il opère entre l’échange de la force de travail sur le mar-
ché et son utilisation dans la production. Sur le marché, cette force est
achetée à sa valeur. Dans la production, elle est utilisée à sa valeur
d’usage, qui est aussi de créer de la valeur. Dès lors, au sein de cette pro-
duction, la force de travail opère une triple opération :
(i) elle côtoie évidemment les éléments matériel du capital investi
(machines, matières premières, produits semi-finis…) qu’elle utilise : par
sa mise en œuvre concrète, elle permet la transmission aux produits de la
valeur des moyens de production utilisés en totalité ou en partie ;
(ii) en même temps, parallèlement à ce transfert d’une valeur pré-
existante, le temps pendant lequel la force de travail est mise en œuvre
est une création de valeur nouvelle ; une partie de cette valeur nouvelle
vient remplacer la valeur versée par l’employeur pour les salaires :
l’employeur peut, en quelque sorte, se rembourser de cette dépense
puisque le produit du travail (et donc la valeur créée) lui appartient ;
cette fraction du temps de travail passée au « remboursement » de la
valeur de la force de travail est appelée « temps de travail nécessaire »,
ou simplement « travail nécessaire » ;
(iii) de plus, selon Marx, la valeur nouvelle créée dans la production
excède la valeur versée sur le marché pour l’achat de la force de travail.
La force de travail crée davantage de valeur qu’elle n’en coûte et cette
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
90
différence positive, appelée « surtravail », « survaleur » ou « plus-value »,
est aussi appropriée par l’employeur puisque incorporée dans les
produits qui lui appartiennent.
La « plus-value », travail non payé mais légitimement approprié par
l’employeur, forme le profit. C’est là l’expression de l’« exploitation » du
travail par le capital. « L’homme aux écus [le capitaliste] a payé la valeur
journalière de la force de travail ; son usage pendant le jour, le travail
d’une journée entière lui appartient donc. Que l’entretien journalier de
cette force ne coûte qu’une demi-journée de travail, bien qu’elle puisse
opérer ou travailler pendant la journée entière, c’est-à-dire que la valeur
créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre valeur
journalière, c’est là une chance particulièrement heureuse pour l’ache-
teur, mais qui ne lèse en rien le droit du vendeur » (1872-75, t. I. p. 194).
En liaison avec les concepts fondamentaux précédents, Marx introduit
une distinction parmi les éléments dans lesquels s’investit le capital. Les
sommes d’argent que le capitaliste met en jeu dans la production sont en
effet consacrées à deux types d’achats : les éléments matériels de la
production et la quantité de force de travail qui les mettra en œuvre. Une
distinction traditionnelle est celle entre « capital fixe » et « capital circu-
lant » : le premier comprend les éléments dont la durée de vie excède la
période de production, le second ceux qui sont entièrement consommés
pendant cette période ; dans cette optique, la force de travail fait partie
du capital circulant, avec les matières premières par exemple. Dans
l’optique de la théorie de la valeur-travail et de la répartition, Marx, s’il
utilise cette première distinction, en préfère une autre, à la signification
différente : celle entre « capital constant » et « capital variable ». Le critère
de distinction n’est plus la durée de vie au regard de la longueur de la
période de production, mais la création de valeur nouvelle. Les éléments
matériels du capital (machines, matières premières…) n’ont pas de rôle
actif, ils ne créent aucune valeur nouvelle : leur valeur est simplement
transférée au produit au cours du procès de travail ; ils forment le
« capital constant ». En revanche, la fraction du capital investie en achat
de force de travail permet la création de valeur nouvelle : elle est appelée
« capital variable ».
« Dans le cours de la production, la partie du capital qui se transforme
en moyens de production, c’est-à-dire en matières premières, matières
auxiliaires et instruments de travail, ne modifie […] pas la grandeur de sa
valeur. C’est pourquoi nous la nommons partie constante du capital, ou
plus brièvement : capital constant. La partie du capital transformée en
force de travail change, au contraire, de valeur dans le cours de la
production. Elle reproduit son propre équivalent et de plus un excédent,
une plus-value qui peut elle-même varier et être plus ou moins grande.
Cette partie du capital se transforme sans cesse de grandeur constante en
grandeur variable. C’est pourquoi nous la nommons partie variable du
capital, ou plus brièvement : capital variable » (ibid., p. 207).
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
91
Quelques questions concernant le concept d’exploitation
Cette analyse soulève des difficultés dont certaines renvoient par
ailleurs à la question de la distinction entre le travail concret et le travail
abstrait. Il suffit ici de souligner deux points autour desquels se sont
traditionnellement centrés les débats. Le premier concerne la prétention
de Marx de démontrer l’exploitation du travail par le capital. Le second a
trait au fondement de la démonstration de Marx : la loi de la valeur, et
non celle des « prix de production » (voir ci-dessous), ce qui pose le
problème de la pertinence du maintien de la théorie marxienne de la
répartition lorsque l’on passe de l’une à l’autre.
(i) En premier lieu, il faut bien voir que si la loi de la valeur paraît né-
cessaire à la démonstration de l’exploitation, elle n’en est pas pour autant
suffisante. Supposons l’échange à la valeur. Sur la base de ce seul prin-
cipe, qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que, de la production, il résul-
tera un surplus en valeur ? Si ce surplus existe, et étant donné que la
force de travail est la seule marchandise qui crée de la valeur, on peut
dire que la plus-value résulte du surtravail, mais à une condition : que la
valeur de la force de travail n’excède pas la quantité de valeur qu’elle
crée. Mais ceci, la théorie elle-même ne nous l’assure pas, et tout l’édifice
dépend en dernière instance d’une constatation empirique. En d’autres
termes, ce n’est pas parce que les marchandises s’échangent à leur valeur
qu’il existe un surtravail, mais c’est parce que l’on constate que les capita-
listes dégagent un surplus monétaire et que les rapports d’échange sont
supposés s’effectuer selon les quantités de travail incorporées que la
plus-value est ramenée à du surtravail. La théorie de la valeur est donc
bien nécessaire à la théorie de l’exploitation, mais non suffisante. Il faut
en effet y ajouter un élément empirique irréductible ainsi qu’un jugement
de valeur. La théorie de la valeur revêt bien les apparences d’une cons-
truction ad hoc, finalisée par une conception particulière de la répartition
des revenus. De la théorie de la valeur ne découle pas logiquement la
théorie de la répartition, mais la première est forgée en fonction de la
seconde.
Il reste que l’identification de la plus-value et du surtravail résulte de
ce projet, mais n’est pas démontrée. On en déduit en effet de manière
logique que la valeur de la force de travail doit être inférieure à la valeur
qu’elle est censée créer, mais on ne le démontre pas. La seule manière qui
nous permette de l’établir est de comparer, au niveau physique des
marchandises, ce que la force de travail consomme et ce qu’elle produit,
ce que l’on ne peut évidemment faire que pour l’ensemble de l’économie,
pour toutes les forces de travail regroupées. La déduction de
l’exploitation est donc tributaire, chez Marx, d’un raisonnement en
termes réels de partage d’un produit net physique. C’est ce partage qui,
valorisé, permet de définir un taux global de plus-value qui est ensuite
étendu aux branches de l’économie, et non l’inverse. Quant à nommer
« exploitation » ce partage constaté au niveau global, en termes physi-
ques, cela requerrait une justification qui n’est jamais fournie par l’auteur
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
92
puisque, à ses yeux, l’assimilation entre plus-value et surtravail paraissait
logiquement ressortir des prémisses du système.
(ii) En second lieu, la surdétermination de la loi de la valeur par la
théorie de la répartition est soulignée par Marx lui-même lorsqu’il aborde
les problèmes liés à l’uniformité du taux de profit. Marx admet que les
marchandises s’échangent en raison de rapports différents de ceux dictés
par les valeurs (ci-dessous, § 5), mais la première étape du raisonnement
lui semble nécessaire à des fins de « démystification » des catégories
utilisées par l’économie politique, et notamment la notion de profit. La loi
de la valeur est censée dévoiler ce qui se passe réellement derrière le
décor illusoire du marché, de la concurrence et des prix, dénoncer le
« monde enchanté » de surface dans lequel le travail apparaît intégra-
lement rémunéré et où le profit semble émerger de manière naturelle de
la mise en œuvre du capital, tout comme l’intérêt de la simple cession
provisoire d’une somme d’argent. Au début de livre III du Capital, de
longs passages développent ce thème (1894, t. I, p. 47-67), une constante
de l’œuvre de Marx (voir aussi la lettre à Engels, 27 juin 1867).
4.2. Le taux de plus-value et ses variations
Adoptons à présent une première notation. Désignons par λi la
valeur-travail de la production de la branche i. Nous pourrions raisonner
sur une firme donnée, ou encore en termes de la valeur d’une unité de
marchandise particulière : la logique du raisonnement serait la même.
L’analyse au niveau de la branche facilite simplement l’exposé des
développements ultérieurs de la théorie de la valeur et des prix.
Quelle est l’expression de λi ? Soit Ki le capital total avancé dans la
branche i pour produire les marchandises de valeur globale λi. Soit Ci
la masse de capital constant avancée dans cette branche et soit ci = αCi
(où 0 < α < 1) la fraction consommée, pendant la période de production,
du capital constant avancé Ci. Soit vi le capital variable mis en œuvre
dans cette branche : le capital total avancé dans la branche est alors égal à
Ki = Ci + vi. Soit enfin pli la masse de plus-value obtenue pendant la pé-
riode de production dans la branche i. La valeur λi de la production de la
branche i s’écrit :
λi = ci + vi + pli.
On appelle « taux de plus-value » ou « taux d’exploitation » ei
(souvent noté, aussi, pl’i) de la branche i le rapport de la masse de plus-
value créée pendant la période à la masse de capital variable avancé :
ei = pli/vi.
Il exprime le rapport du « surtravail » au « travail nécessaire ». Par
exemple, si ce rapport est de 100 %, cela signifie que, pendant la période
en question, les salariés de la branche passent la moitié de leur temps de
travail à créer la valeur qui remboursera l’employeur du capital variable
avancé, et l’autre moitié à créer une plus-value appropriée par cet
employeur.
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
93
Les employeurs sont donc directement intéressés à augmenter la
grandeur de ce taux puisque, sous l’hypothèse de l’échange des marchan-
dises à leur valeur, le rendement de leur capital en dépend. Pour obtenir
cette augmentation, ils peuvent procéder de deux manières différentes :
(i) pour une valeur donnée de la force de travail, et donc, à technique
inchangée, pour une valeur donnée du capital variable avancé et du tra-
vail nécessaire, ils peuvent augmenter, en valeur absolue, le temps de
surtravail : ils tenteront par exemple d’allonger le temps de travail pour
un salaire inchangé ;
(ii) pour une grandeur donnée du temps de travail par période, ils
peuvent, alternativement, tenter de réduire le capital variable avancé,
c’est-à-dire le travail nécessaire ; en supposant que la force de travail
s’échange à sa valeur naturelle (et donc qu’il ne peut pas être envisagé
d’abaisser durablement les salaires au-dessous de cette valeur), les
employeurs peuvent parvenir à leurs fins, consciemment ou non, direc-
tement ou non, en abaissant la valeur naturelle de la force de travail, ce
qui se produit si les éléments qui entrent dans le salaire réel sont produits
à moindre coût : ils voient alors leur valeur s’abaisser et provoquent par
là même, toutes choses égales par ailleurs, une baisse de la valeur de la
force de travail.
Du premier procédé, qui ne nécessite pas de changements dans les
techniques de production, Marx parle comme du procédé de création de
« plus-value absolue ». Le second, qui exige une modification des techni-
ques dans les branches qui produisent, directement ou indirectement, les
biens de consommation ouvrière (c’est-à-dire les biens faisant partie du
salaire réel), est appelé procédé de création de « plus-value relative ».
À ces deux procédés correspondent aussi, selon Marx, deux phases
d’évolution du mode de production capitaliste, impliquant respective-
ment des modes différents de « soumission » (« subordination », ou
encore « subsomption » selon les traductions) du travail au capital : la
« soumission formelle » et la « soumission réelle » (ces termes ne figurent
pas dans l’édition française du capital de 1872-75 mais sont utilisés dans
les éditions allemandes : voir par exemple Marx, 1890, chapitre 14). La
première correspond à la première phase d’expansion du capital qui se
soumet peu à peu les secteurs tout en y laissant inchangées les méthodes
de production. La seconde correspond à la phase suivante au cours de
laquelle le capital bouleverse les méthodes de production existantes et se
crée, en quelque sorte, une technologie appropriée à ses besoins. Sur ce
sujet, des développements suggestifs sont contenus dans le Chapitre VI
(inédit) du Capital (Marx, 1863-1866 ; voir aussi Napoleoni, 1972).
4.3. Le taux général de profit et la logique du capitalisme
Jusqu’à présent, nous avons supposé que les marchandises
s’échangent à leur valeur sur le marché. Qu’implique cette hypothèse au
niveau de l’analyse du profit et de la dynamique capitaliste ?
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
94
Le concept de concurrence des capitaux, puissamment développé par
Turgot et Smith au XVIIIe siècle, est fondamental pour Marx comme il
l’est pour l’économie politique classique tout entière. Il exprime simple-
ment la logique de fonctionnement d’une économie de marché dans
laquelle les capitaux, recherchant le meilleur rendement possible,
quittent les branches à faible rendement pour aller s’investir dans celles
qui offrent un rendement supérieur. Ainsi s’explique, toutes choses
égales par ailleurs (c’est-à-dire, par exemple, pour des risques jugés
équivalents dans les différentes branches, etc.), la tendance à l’égalisation
des taux de profit entre les branches. À l’équilibre, un seul taux de profit
prévaut dans l’économie pour tous les capitaux quelle que soit leur
branche d’investissement. Marx souligne plusieurs fois à quel point
l’hypothèse d’un taux général de profits est essentielle à la
compréhension du capitalisme et traduit fondamentalement son mode de
fonctionnement : « […] il n’existe pas et il ne saurait exister des
différences dans les taux moyens de profit entre les différentes branches
de production, sans que tout le système de la production capitaliste en
soit supprimé » (1894, t. I, p. 170).
Un problème surgit alors dans l’analyse du Capital : si l’indicateur de
rentabilité pris en compte par les possesseurs de capitaux est, comme il se
doit, le taux de profit, l’analyse qui, jusqu’à présent, n’avait considéré
que le taux de plus-value (taux d’exploitation) doit être modifiée. Le taux
de plus-value, en effet, n’est pas un taux de profit : ce dernier rapporte la
masse de profit à l’ensemble du capital avancé, constant comme variable,
alors que le premier ne rapporte les profits (ici identiques à la plus-value)
qu’à la masse de capital variable avancé.
Puisque Ki désigne le capital total avancé dans la branche i
(Ki = Ci + vi), et puisque le profit est ici assimilé à la plus-value, le taux de
profit obtenu dans cette branche i s’écrit :
ρi = pli/Ki.
À l’évidence, il est différent du taux d’exploitation ei = pli/vi. À vrai dire,
cette différence serait sans importance si l’analyse en termes de taux
d’exploitation s’avérait équivalente à celle menée en termes de taux de
profit. Mais ce n’est pas le cas. Pour le voir, reformulons l’expression du
taux de profit :
ρi = pli/Ki = pli/(Ci + vi) = [pli/vi]/[(Ci/vi) + 1].
Soit encore :
ρi = ei/[(Ci/vi) + 1].
Dans la branche i, le taux de profit est égal au taux d’exploitation de la
branche, divisé par la grandeur [(Ci/vi) + 1]. Le rapport (Ci/vi) est ce que
Marx appelle la « composition organique du capital » investi dans la
branche i (nous reviendrons plus loin sur ce concept : ci-dessous, § 8). Il
rapporte la masse totale de capital constant investi dans cette branche à la
masse de capital variable engagé et exprime donc, grossièrement, l’état
de la technique de production utilisée dans la branche (une « composi-
tion organique » élevée signifie une forte « composition technique »,
c’est-à-dire un nombre élevé de machines, etc., par travailleur ; et inver-
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
95
sement pour une faible « composition organique »).
Avec Marx (1894, t. I, p. 159 et 191 par exemple), supposons que les
taux d’exploitation ne peuvent pas être très différents de branche à bran-
che (en raison, par exemple, de la mobilité de la main d’œuvre et de la
concurrence sur le marché du travail) ; posons l’uniformité de ces taux :
ei = pli/vi = e, quel que soit i. Le taux de profit de la branche i s’écrit
alors :
ρi = e/[(Ci/vi) + 1].
Il est alors évident que, si les marchandises s’échangaient à leur
valeur, les taux de profits par branche seraient inégaux. Chaque taux
dépendrait de la composition organique du capital de la branche et la
reflèterait : les branches à compositions organiques élevées auraient des
taux de profit faibles, et les branches à compositions organiques faibles
des taux de profit élevés.
Dans les termes mêmes de Marx, puisque la composition organique
du capital investi est différente de branche à branche, « des portions
identiques de capital total, dans les différentes sphères de production,
impliquent des sources de plus-value plus ou moins grandes, la seule
origine de la plus-value étant le travail vivant. La masse de travail mis en
œuvre par un capital de 100, donc aussi le surtravail qu’il s’approprie,
dépend de l’importance de son élément variable, le degré d’exploitation
du travail restant constant. Si un capital se composant en pourcentage de
90c + 10v […] produisait autant de plus-value ou de profit qu’un capital
composé de 10c + 90v, il serait clair que la plus-value, donc la valeur tout
court, n’aurait pas le travail comme origine, ce qui supprimerait toute
base rationnelle de l’économie politique » (1894, t. I, p. 166). Il s’ensuit
que — sur la base de l’échange des marchandises à leur valeur — les taux
de profit par branche sont inégaux.
La loi de la valeur-travail entre ici en contradiction avec l’hypothèse
d’une uniformité des taux de profit : les rapports d’échange fondés sur
cette loi ne constituent pas, par conséquent, des rapports d’échange
d’équilibre pour la production capitaliste mue par la concurrence des
capitaux. Marx en conclut logiquement qu’il « semblerait […] que la
théorie de la valeur soit […] incompatible avec le mouvement réel et les
phénomènes objectifs accompagnant la production et qu’il faille par
conséquent renoncer à comprendre ces phénomènes » (ibid., p. 170).
Nous retrouvons ici un problème qui avait déjà préoccupé Ricardo.
Mais en réalité, dit Marx, une solution existe. Dès le chapitre 11 du livre I
du Capital, il remarque — à propos de la loi de la proportionnalité de la
plus-value par rapport au capital variable avancé — qu’elle « est en
contradiction évidente avec toute expérience fondée sur les apparences ».
Les profits des différentes branches, reconnaît-il, sont proportionnels au
capital total avancé. « La solution de cette contradiction apparente exige
bien des moyens termes, de même qu’en algèbre, il faut bien des moyens
termes pour comprendre que 0/0 peut représenter une grandeur réelle »
(1872-75, t. I, p. 300-301).
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
96
Il faut poursuivre l’analyse et, sur la base de la loi de la valeur qui a
permis de « dévoiler » l’origine et la nature du profit, développer un
autre système de rapports d’échange : les « prix de production ». Ricardo
avait mélangé les différents niveaux d’analyse : d’où la confusion de ses
écrits. Il nous incombe, dit Marx, « de distinguer ce que lui-même n’a pas
distingué » (1861-63b, t. II, p. 189). « Ricardo ne considère nulle part la
plus-value à part séparée de ses formes particulières — profit, intérêt,
rente […] D’où le fait qu’il confond valeur et [prix de production] » (ibid.,
p. 443) ; « lorsqu’il présente correctement les lois de la plus-value, il les
fausse en les exprimant immédiatement comme lois du profit » (p. 444).
Les raisons d’une telle confusion doivent être recherchées du côté de la
méthode utilisée : Ricardo « veut exposer les lois du profit sans les
moyens termes que représentent les lois de la plus-value » (ibid.). La
bonne méthode consiste donc à distinguer valeur et prix, plus-value et
profit, et à établir les termes intermédiaires qui mènent des unes (valeur
et plus-value) aux autres (prix et profit).
5. LA PREMIÈRE APPROCHE (III) :
LES PRIX DE PRODUCTION ET LE PROBLÈME
DE LA « TRANSFORMATION » DES VALEURS EN PRIX
5.1. Quelques remarques historiques
Quand Marx en vint-il à prendre en compte les distorsions introduites
par l’exigence d’un taux général de profit ? Le problème n’est traité ou
annoncé explicitement ni dans les Grundrisse (1857-58), ni dans la
Contribution à la critique de l’économie politique (1859), ni dans les écrits
antérieurs. Pour ce qui est de ces ouvrages, seule la théorie de la valeur-
travail y est exposée. Marx se contente de corriger une première
« confusion » de Ricardo et de rejeter son concept de « valeur du travail »
en introduisant celui de « valeur de la force de travail ». Mais la seconde
confusion de Ricardo, entre « valeur » et « prix », n’est pas encore
analysée.
Du mois d’août 1861 au mois de janvier 1862, Marx travaille à la suite
de la Contribution qu’il interrompt pour se pencher sur l’histoire de
l’économie politique ; le manuscrit qu’il nous laisse à ce sujet sont les
Théories sur la plus-value. C’est lors de ces recherches historiques
qu’intervient un élément nouveau qui l’oblige à modifier sa construc-
tion : « Sous un certain angle, mon travail (le manuscrit pour l’impres-
sion) avance bien », écrit Marx à Engels le 15 août 1863 (1849-95, p. 143) ;
« […] je considère maintenant cette construction, et […] je vois combien
j’ai dû tout bouleverser ». Il s’agissait du fait, commente V. Vigodsky
(1967, p. 79) « que la théorie de la plus-value, dans la forme sous laquelle
elle avait été élaborée dans les Grundrisse ne pouvait pas être considérée
comme achevée […]. Mais après avoir fait cela, il devait parcourir le
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
97
chemin inverse et montrer comment la plus-value “règle” toutes les
autres catégories du mode de production capitaliste : le profit, le profit
moyen, la rente foncière, l’intérêt etc. […]. En bref, il était nécessaire de
compléter la théorie de la plus-value par la théorie du profit moyen et du
prix de production. Marx résolut ce problème au cours de son travail sur
les Théories sur la plus-value ».
C’est en tant que sous-produit de la théorie de la rente absolue qu’il
permet alors d’asseoir (ci-dessous, § 8) que la solution au problème de la
transformation est annoncée dans une lettre à Engels datée du 2 août
1862 (Marx 1849-95, p. 120-125). Il en résulte que la prise en compte des
problèmes liés au taux de profit uniforme et à la scission de l’analyse en
deux niveaux n’apparaît incidemment que dans les Théories sur la plus-
value (1861-63b) pour être développée dans le livre III du Capital rédigé
vers 1864-1875. Elle est de toute façon antérieure à la rédaction du livre I
et ne peut par conséquent pas être considérée — contrairement à ce que
prétendent certains critiques — comme une « correction tardive » du
premier livre.
5.2. Le passage de la valeur-travail au prix de production
Les hypothèses
La logique du passage de la valeur au prix se décompose en deux
temps : la mise au jour des hypothèses du raisonnement et la formalisa-
tion de celui-ci.
Fondamentalement, Marx entend demeurer, en matière de prix
comme de valeur, dans l’optique classique des prix naturels. Il prend
donc à son compte toutes les hypothèses héritées de cette problématique.
Mais il en ajoute d’autres, non essentielles, simplement destinées à lui
faciliter la tâche dans l’exposé de ses principes. C’est ainsi que seul le
capital « productif » est pris en compte, les autres formes de capital
(commercial, porteur d’intérêt…) et les questions liées à la rente foncière
étant reléguées à une étape ultérieure de l’analyse.
Vient ensuite une série d’hypothèses habituelles en la matière : la
valeur de la monnaie, la longueur de la journée de travail, la productivité
et l’intensité du travail, le niveau des salaires, et le taux de plus-value par
voie de conséquence, sont considérés comme donnés et constants. Enfin
« lorsque, au cours de cette étude, nous parlons de composition ou de
rotation du capital dans un secteur donné de la production, nous suppo-
sons toujours que le capital investi dans ce secteur l’a été dans le rapport
moyen normal. De façon générale, nous supposons qu’il s’agit de la
moyenne du capital total investi dans le secteur donné et non des
différences fortuites qui existent entre les capitaux individuels investis
dans ce secteur » (1894, t. I, p. 161).
Le temps de rotation des différents capitaux est supposé uniforme et
constant. Il est formé de la somme du temps de production et du temps
de circulation, c’est-à-dire par le laps de temps qui s’écoule entre le mo-
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
98
ment où le capital est investi en éléments de la production et où il revient
au capitaliste sous forme monétaire. Si des capitaux possèdent des temps
de rotation différents, alors celui dont le temps de rotation est le plus bref
sera à même de recommencer, pendant une période donnée, davantage
de cycles de production que ne le font les autres capitaux, donc de créer
plus de plus-value qu’eux avec le même capital total, et par conséquent
d’avoir un taux de profit supérieur, toutes choses égales par ailleurs. La
différence provient du fait que seul le capital constant circulant et le capi-
tal variable doivent être avancés au début de chaque cycle de production,
mais non le capital fixe. Dans la prise en compte des différentes branches
pendant une période donnée, ce fait se traduit simplement par la masse
des capitaux avancés dans chaque branche en moyenne pour la période :
ce qui équivaut en fait, sur le plan logique, à formuler l’hypothèse citée.
Une dernière hypothèse doit enfin être rappelée : elle postule
l’uniformité du taux de plus-value dans toute l’économie (ibid., p. 159).
De la valeur au prix de production
Nous pouvons à présent apprécier la manière avec laquelle Marx ré-
soud l’apparente contradiction entre la loi de la valeur et l’uniformité du
taux de profit. Simplement en adoptant une autre théorie des rapports
d’échanges, les « prix de production », précisément fondés sur cette uni-
formité des taux de profit. La loi de la valeur serait-elle donc sans objet,
et avec elle la théorie de l’exploitation ? Non, répond Marx, car (i) sans la
théorie de la valeur il serait impossible de déterminer les prix de produc-
tion, et (ii) sans la théorie de l’exploitation il serait impossible de com-
prendre le profit et de connaître sa grandeur. Ce passage de la valeur au
prix de production est exposé et discuté dans le livre III du Capital (chapi-
tres 9 et 10 dans l’édition Engels ; chapitres 6 et 7 dans l’édition Rubel).
La solution de Marx, exposée au travers de son célèbre schéma de la
transformation des valeurs en prix de production, consiste en ceci :
(i) au coût de production des marchandises produites dans les différentes
branches (les αCi + vi = ci + vi), il faut ajouter une masse de « profit
moyen » (notée πi) :
pi = (ci + vi) + πi
(ii) dans chaque branche, le coût de production est connu grâce à la loi de
la valeur : il est exprimé en valeur ;
(iii) la masse de profit moyen attribué à chaque branche et qu’il faut
ajouter au coût de production pour obtenir le « prix de production » est
calculée grâce à la connaissance du taux général de profit (noté ρ) qui
prévaut dans l’économie et de celle des masses des capitaux respective-
ment investis dans les branches (les Ki = Ci + vi) : pour chaque branche,
elle résulte du produit de la masse de capital total avancé dans cette
branche par le taux général de profit :
πi = ρKi
(iv) le taux général de profit ρ, qui s’impose ainsi aux branches, est
connu, lui aussi, grâce à la loi de la valeur : il est déterminé par le rapport
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
99
de la plus-value totale produite dans l’économie (i.e. la somme des plus-
values issues des différentes branches : Σpli) à la masse totale des capi-
taux avancés dans toutes les branches (ΣKi) :
ρ = Σpli/ΣKi.
Le principe de ce que Marx appelle la « transformation » des valeurs
en prix de production repose donc sur une sorte de « communisme capi-
taliste » exigé par la concurrence des capitaux. La plus-value globale de
l’économie, c’est-à-dire la somme des plus-values produites dans toutes
les branches pendant une période donnée, est comme mise en commun
et, par le jeu des nouveaux rapports d’échange (les prix de production),
redistribuée aux branches. Cette redistribution se fait non pas en fonction
des seules quantités de capital variable avancé dans les branches, mais en
proportion des masses de capitaux totaux qui y sont investis. Ainsi, les
branches dont le capital variable est relativement élevé par rapport au
capital constant engagé (i.e. dont la composition organique est relative-
ment faible) créent davantage de plus-value qu’elles n’en récupèrent sous
forme de profit moyen ; et celles dont le capital variable est relativement
faible par rapport au capital constant engagé (i.e. dont la composition
organique est relativement forte) créent moins de plus-value qu’elles n’en
récupèrent sous forme de profit. Le « prix de production », dans une
branche, ne serait égal à la valeur que dans la situation hypothétique où
la composition organique de cette branche serait égale à la « composition
organique moyenne » de l’économie (voir ci-dessous) : cette branche par-
ticulière serait alors, selon les termes de Marx, une « branche moyenne ».
Une dernière précision. Pour élaborer son schéma de la transforma-
tion des valeurs en prix, Marx a-t-il pu s’inspirer de raisonnements
équivalents proposées par d’autres auteurs ? De telles démarches sont
très rares. Au début du siècle, A.C. Whitaker suggéra que Marx avait pu
se souvenir du passage suivant tiré des Principles of Economics de
J.R. McCulloch : « On doit noter que, bien que les oscillations des salaires
provoquent quelques variations dans la valeur d’échange de quelques
marchandises particulières, elles n’ajoutent ni ne retranchent rien à la
valeur totale de la masse globale de marchandises. Si elles accroissent la
valeur de celles qui sont produites par des capitaux moins durables, elles
diminuent d’autant la valeur de celles qui sont produites par des capi-
taux plus durables. Leur valeur globale demeure donc inchangée. Et bien
qu’il ne soit pas exactement vrai de dire d’une marchandise particulière
que sa valeur d’échange est égale à celle de ses dépenses de production,
ou de la quantité de travail requise pour la produire et la conduire au
marché, il est correct d’affirmer que ceci se produit pour la masse globale
des marchandises ». Plus récemment, on a pu avancer le nom de
P.L. Rœderer : le procédé de Marx présente en effet une similitude frap-
pante avec celui que Rœderer présenta, dans un ouvrage de 1787, pour
concilier le principe de la productivité exclusive de l’agriculture de
Quesnay avec celui de la concurrence des capitaux et de la tendance à la
péréquation des taux de profits (voir le tome 1 du présent ouvrage,
chapitre 11, p. 268).
NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
100
L’exemple de Marx
Il est utile de reporter l’exemple (légèrement modifié) que Marx
donne pour illustrer le processus de la transformation (1894, t. I, p. 173).
Dans cet exemple, l’économie est formée de cinq branches ; dans chaque
branche, le capital avancé est le même : 100, et chaque branche se distin-
gue des autres par la valeur de sa composition organique. Les indices c et
v désignent respectivement les valeurs du capital constant et du capital
variable.
Supposons d’abord que les marchandises s’échangent à leur valeur.
Le tableau 1 résume la situation :
Tableau 1
Ki
ei
pli
ci = αCi
ci + vi
λi
ρi
80c + 20v
100 %
20
50
70
90
20 %
70c + 30v
100 %
30
51
81
111
30 %
60c + 40v
100 %
40
51
91
131
40 %
85c + 15v
100 %
15
40
55
70
15 %
95c + 5v
100 %
5
10
15
20
5 %
Supposons à présent que les marchandises ne s’échangent pas à leur
valeur, mais à leur prix de production. Le tableau 2 montre
(i) comment les prix sont calculés en fonction des coûts de production
et des capitaux avancés — exprimés en valeur —, le taux de profit global
étant égal à 110/500 = 22 %,
(ii) et (dernière colonne) quels sont, dans les différentes branches, les
écarts entre les prix et les valeurs (et, par conséquent, entre les profits
perçus et la plus-value créée).
Tableau 2
Ki
pli
λi
ci + vi
ρ
pi
pi - λi
80c + 20v
20
90
70
22 %
92
+ 2
70c + 30v
30
111
81
22 %
103
– 8
60c + 40v
40
131
91
22 %
113
– 18
85c + 15v
15
70
55
22 %
77
+ 7
MARX ET LA CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
101
95c + 5v
5
20
15
22 %
37
+ 17
Quelques précisions
Le principe fondamental de la « transformation » une fois exposé, cinq
précisions s’imposent afin d’éviter toute confusion :
(i) le taux de profit est calculé avant les prix, comme grandeur
indépendante de ceux-ci ;
(ii) le taux de profit est égal, par hypothèse, au rapport de la plus-
value globale à la valeur du capital total engagé dans l’économie ;
(iii) puisque, par hypothèse le profit n’est qu’une redistribution de la
plus-value, il n’est donc pas étonnant de retrouver, en fin de schéma, les
égalités quantitatives globales suivantes : la somme des plus-values est
égale à la somme des profits, et la somme des valeurs est égale à la
somme des prix, soit
Σ pli = Σ πi et Σ λi = Σ pi.
(ces égalités quantitatives ne sont qu’une autre manière d’exprimer les
hypothèses mêmes du schéma de la transformation) ;
(iv) l’écart prix-valeur dans chaque secteur dépend de la composition
organique du secteur pris en compte comparée à une composition définie
comme « moyenne » (composition organique du « capital social », c’est-
à-dire du capital total investi dans l’économie) que nous noterons qo ;
« nous appelons capitaux de composition supérieure ceux qui contiennent
un pourcentage plus grand de capital constant, partant un pourcentage
plus petit de capital variable, que le capital social moyen. Inversement
nous appellerons capitaux de composition inférieure ceux dont le capital
constant est relativement plus petit, le capital variable plus grand que