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Bull. Fr.
Pèche
Piscic.
(1997)
344/345
:181 -191 — 181 —
BILAN
DES INTRODUCTIONS DE POISSONS
D'EAU DOUCE EN
FRANCE.
P. KEITH (1, 2) et J.
ALLARDI
(2).
(1)
Muséum National d'Histoire Naturelle, Service du Patrimoine Naturel, 57 rue Cuvier, 75231
Paris Cedex 05, France.
Conseil Supérieur de la Pêche, 134 avenue de Malakoff, 75016 Paris, France.
(2)
Ministère de l'Environnement, Direction de l'eau, 20 avenue de Ségur, 75302 Paris 07 SP,
France.
RÉSUMÉ
27 espèces ont été introduites en France dans les eaux douces. Ce travail décrit l'histoire
des introductions d'espèces de poissons d'eau douce en France, essaye d'en analyser les
objectifs, les conséquences (écologiques, pathologiques et génétiques) et les problèmes de
gestion.
Mots-clés
: poissons, introduction, impacts, France.
AN
ASSESSMENT OF FRESHWATER FISH INTRODUCTIONS IN FRANCE.
ABSTRACT
About 27 species have been introduced into French freshwaters. The paper describes
the introduction of freshwater fish species in France, and analyses the consequences
(ecological, pathological and genetic) of these introductions and the management problems.
Key-words
:
fish,
introduction, impacts, France.
INTRODUCTION
Des revues générales décrivant les introductions de poissons dans le monde et en
Europe ont été publiées notamment par WELCOMME (1988) et HOLCIK (1991), mais elles
nécessitaient d'être complétées pour la France. En 1992, KEITH ef al. ont fait une première
synthèse avec cet objectif.
Cette présentation vise à compléter ce travail et décrit les introductions d'espèces de
poissons d'eau douce en France, en faisant référence à leur origine, leur répartition actuelle, leur
statut, les conséquences qu'elles engendrent et les problèmes de gestion qu'elles posent.
MÉTHODES
Depuis 1990, une coopération scientifique et technique a été établie entre le Conseil
Supérieur de la Pêche (CSP) et les principaux organismes de recherche qui travaillent dans les
Article available at http://www.kmae-journal.org or http://dx.doi.org/10.1051/kmae:1997021
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Pêche
Piscic.
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domaines de l'hydrobiologie et de l'ichtyologie (Muséum National d'Histoire Naturelle,
CEMAGREF, ...) afin d'établir la répartition géographique des espèces piscicoles présentes en
France et d'en tirer des évolutions.
Tous les inventaires piscicoles réalisés en France par ces établissements ont été
standardisés afin d'homogénéiser le recueil de l'information. Les données minimums recueillies
sont : l'auteur de la pêche, la date, les espèces et le lieu (coordonnées géographiques et
administratives, nom du cours d'eau, code hydrologique). Après contrôle et validation par les
producteurs, elles sont transmises sous forme de fichiers informatiques ou de formulaires au
Service du Patrimoine Naturel (ex Secrétariat Faune-Flore) du Muséum National d'Histoire
Naturelle qui assure un second contrôle selon le protocole standard de validation informatique
mis en place pour les inventaires nationaux de répartition d'espèces : contrôle de cohérence
entre localisation administrative et localisation géographique, détection des erreurs dans le
codage des espèces, homogénéisation des codages...
Les données sont stockées dans une base de données nommée "Fauna-Flora", au
Muséum National d'Histoire Naturelle (MAURIN, 1994). L'association de cette base à un
Système d'Information Géographique (SIG Arc Info) permet de dresser des cartes de répartition
d'espèces.
Figure
1
Carte
normalisée
des
stations
de
prospection.
Figure
1
Prospecting
map.
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-191
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Cette collaboration inter-organismes s'est traduite en 1991 par la parution d'un "Atlas
préliminaire des Poissons d'eau douce de France" (ALLARDI et KEITH, 1991). Ce travail, encore
très incomplet puisqu'il ne contenait que 22 000 données, permit cependant de stimuler la collecte
de l'information et de mettre en évidence une partie des localisations des espèces introduites.
La base contient maintenant près de 170 000 données sur les poissons d'eau douce
collectées entre 1983 et 1995 sur près de 13 000 stations. La répartition normalisée de ces
stations est visible sur la Figure 1.
Les inventaires des organismes impliqués dans ce programme sont fréquents et la mise
à jour de la base de données est permanente, notamment grâce aux échanges réguliers avec
la Banque Hydrobiologique et Piscicole (BHP) du CSP.
D'autre
part, afin de connaître les dates de l'introduction en France des espèces
"exotiques", le nombre de tentatives effectuées, réussies ou avortées, le Service du Patrimoine
Naturel a entrepris depuis 1993 de réaliser une synthèse bibliographique sur les poissons d'eau
douce de France. L'objectif du travail est de rassembler, de dépouiller et de rendre disponibles
les informations contenues dans toutes les publications scientifiques consacrées aux poissons
d'eau douce de France métropolitaine, depuis le 18ème siècle. Plus de 2 000 références
bibliographiques ont été ainsi dépouillées, indexées et informatisées. En particulier, une
exploitation systématique des trois revues majeures d'ichtyologie de la période la plus
importante pour les introductions d'espèces a été réalisée. Il s'agit du
Bulletin
de la
Société
d'Acclimatation
(1854-1948), du
Bulletin
de la
Société
Centrale
d'Aquiculture
et de
Pêche
(1889-1948) et du
Bulletin
Français
de
Pisciculture
(1928-1950).
Enfin,
pour évaluer les résultats des introductions de poissons d'eau douce en France,
un statut a été donné aux espèces introduites, selon les définitions utilisées par SHAFLAND et
LEWIS (1984) et complétées par KEITH ef al. (1992) : (1) espèce introduite : espèce dont la
présence actuelle ou passée est liée à une action anthropique volontaire ou involontaire ; (2)
espèce acclimatée : espèce introduite dont les populations se maintiennent naturellement ; (3)
espèce non acclimatée : espèce introduite dont les populations ne se maintiennent pas
naturellement ; (4) espèce en extension : espèce introduite dont
l'aire
de répartition ou la densité
des populations sont stables ou en extension, soit naturellement soit sous
l'action
de l'homme ;
(5)
espèce en régression : espèce introduite dont
l'aire
de répartition ou la densité des
populations sont en régression, du fait des modifications du milieu ou de conditions biologiques
particulières ; comprend également les espèces introduites et disparues ; (6) espèce sans
information : espèce introduite pour laquelle on ne dispose pas d'informations suffisantes
permettant de statuer sur son acclimatation, son extension ou sa régression.
RÉSULTATS
L'introduction de certaines espèces de poissons remonte à l'époque romaine, comme
cela est le cas pour la carpe commune qui aurait été transférée du bassin du Danube, puis
introduite par les romains dans différents pays d'Europe (BALON, 1974, 1995). Au cours du
Moyen-Age, les religieux ont dû, par ailleurs, entretenir des transferts de poissons entre leurs
différentes communautés, au moins pour assurer l'alimentation pendant les longues périodes
d'abstinence. Mais ce
n'est
vraiment que depuis le milieu du 19ème siècle que l'on assiste à
des tentatives d'introductions fréquentes d'espèces nouvelles.
Il faut rappeler que la Société Zoologique dite "Nationale" d'Acclimatation, ancêtre de
l'actuelle Société Nationale de Protection de la Nature et d'Acclimatation, récompensait toute
personne qui réalisait l'acclimatation d'une nouvelle espèce animale ou végétale. Il existait de
fait, au sein de cet organisme, une section particulière consacrée aux poissons.
Dans le domaine de l'ichtyologie, la découverte de la reproduction artificielle de la truite
par RÉMY et GEHIN en 1843 (HAXO, 1853) a été à
l'origine
de nombreuses tentatives
d'acclimatation de nouvelles espèces de poissons et de transferts d'un bassin à un autre.
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C'est
à cette époque que l'administration française créa le premier établissement de
pisciculture à Huningue, chargé de distribuer des oeufs embryonnés en vue du repeuplement
des rivières ; deux fonctionnaires y avaient un rôle particulier : "l'explorateur", qui prospectait
les régions voisines pour assurer une entrée d'oeufs suffisante pour permettre le
fonctionnement de l'établissement, et le "voyageur" qui prospectait les pays d'Europe et les
États-Unis à la recherche de poissons vivants à importer (VIVIER, 1956).
Pendant toute la fin du 19ème siècle, de nombreuses conférences ont été données dans
le cadre de la Société Nationale d'Acclimatation sur l'intérêt des introductions et de
l'acclimatation d'espèces nouvelles (VALENCIENNES, 1851 ; COSTE, 1854, 1874 ;
LA BLANCHÈRE, 1874).
C'est
l'époque des introductions de la truite arc-en-ciel (Oncorhynchus
mykiss), de l'omble de fontaine (Salvelinus fontinalis), des saumons du Pacifique (Oncorhynchus
kisutch, O. tschawytscha), du black-bass (Micropterus salmoides), et de plusieurs espèces de
corégones...
Ces pratiques se sont étendues jusqu'au début du 20ème siècle (GENSOUL, 1915) avec
l'introduction d'autres espèces comme le crapet de roche (Ambloplites rupestris), le sandre
(Stizostedion
lucioperca)
ou la gambusie (Gambusia
affinis)
; elles se sont alors interrompues
jusqu'à ces dernières années où une nouvelle vague d'introductions à des fins de lutte
biologique, zootechniques, de loisir pêche ou parfois accidentelles (carpes chinoises, esturgeon
de Sibérie (Acipenser
baeri),
tête de boule (Pimephales promelas), Pseudorasbora
parva,
Pachychilon
pictus
(TALES ef al., 1997)) a vu le jour (KEITH ef al., 1992).
Il existe aussi, depuis ces dernières années, des déversements en étangs ou en rivières
de poissons tropicaux devenus encombrants et issus de l'aquariophilie.
C'est
ainsi que, par
exemple, plusieurs spécimens de Loricaridae ont été péchés en 1994 dans le lac Léman ou bien
encore que plusieurs pacous (Serrasalmidae) ont été capturés en août 1992 dans le fleuve
Garonne et en août 1996 à Castelnaudary. Mais ces espèces ont en général des exigences
écologiques qui ne leur permettent pas de survivre au-delà de quelques semaines dans des
eaux tempérées. Ces cas, assez rares, de captures de poissons d'aquarium dans les eaux libres
n'ont
donc pas été pris en compte dans ce travail.
Le bilan des introductions de poissons réalisées en France est résumé dans le tableau I.
27 espèces ont été introduites en France durant la période historique. Un bilan comparé
avec les autres groupes de vertébrés en France permet de constater que les poissons occupent
une grande part des introductions entre 1900 et 1992 (MAURIN et al., 1994) (Fig. 2). Les
poissons constituent, avec les mammifères, le groupe taxonomique où les introductions ont été
les plus nombreuses au 20ème siècle.
On constate que 48% des espèces introduites en France proviennent du continent Nord-
Américain et 33% d'Europe (centrale et de l'est) (Fig. 3).
L'essentiel des introductions d'espèces (36%) a été réalisé pour le loisir pêche, qui est
la raison majeure des introductions piscicoles en France, suivie, à égalité, par la curiosité
scientifique et la lutte biologique (19% chacune), puis par les accidents (15%) et
l'aquaculture (11%) (Fig. 4). A titre de comparaison, WELCOMME (1988) signale qu'au
niveau mondial 40% des introductions sont réalisées pour l'aquaculture et 15% pour le loisir
pêche.
23 espèces sur les 27 introduites sont toujours présentes à ce jour dans les rivières
françaises et représentent 32% des espèces piscicoles présentes, ce qui est considérable. Les
espèces acclimatées représentent 44% des espèces introduites, les espèces non acclimatées
34%
(Fig. 5).
Les espèces acclimatées et en extension ont colonisé, petit à petit, l'ensemble du réseau
hydrographique français par le biais des canaux ou des déversements effectués par les
sociétés de pêche (KEITH, 1995).
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Tableau
I
Synthèse
des
introductions
de
poissons
d'eau douce
en
France.
Table
I
Synthesis
of
freshwater
fishes
introductions
in
France.
Espèces
par
Statut
Origines
Date
de
rirrtroduction
Raisons
Impacts
ACCLIMATÉS
ET EN EXTENSION
Salvelinus fontinalis
(Mitchill),
1815
Amérique
du
Nord
1904
Loisir-Pêche Inconnu
Carassius auratus
(Linnaeus),
1758
Asie
18ème
siècle
Loisir-Pêche Inconnu
Cyprinus carpio
Linnaeus,
1758
Europe centrale Ere
Romaine
Aquaculture Inconnu
Pseudorasbora parva
(Schlegel),
1842
Asie
1978-1979
Accident
Inconnu
Silurus glanis
Linnaeus,
1758
Europe centrale •
1857
Curiosité scientifique Ecologique)?)
Gambusia affinis
(Baird
et
Girard),
1853
Amérique du Nord
1924
Lutte biologique Ecologique
Stizostedion lucioperca
(Linnaeus),
1758
Europe centrale
1888
Loisir-Pêche Pathologique
Lepomis gibbosus
(Linnaeus),
1758
Amérique du Nord
1877
Curiosité scientifique Ecologique
Pachychilon pictus
(Heckel
et
Kner),
1858
Europe
de
l'Est
1987
Accident
Inconnu
Micropterus salmoides
(Lacépede),
1882
Amérique
du
Nord
1890
Loisir-Pêche Ecologique
ACCLIMATÉS
ET EN RÉGRESSION
Ictalurus mêlas
(Rafinesque),
1820
Amérique du Nord
1871
Curiosité scientifique Ecologique(?)
Chondrostoma nasus
(Linnaeus),
1758
Europe centrale
1853
Accident Ecologique
NON
ACCLIMATÉS ET EN EXTENSION
Oncorhynchus mykiss
(Walbaum),
1792
Amérique
du
Nord
1884
Loisir-Pêche Pathologique
Ctenopharyngodon idella
(Cuvier
et
Val.),
1844
Asie
1957
Lutte biologique Ecologique
Hypophthalmichthys molitrix
(Val.),
1844
Asie 1975 Lutte biologique Ecologique
Aristichthys nobilis
(Richardson),
1845
Asie 1975 Lutte biologique Ecologique
NON
ACCLIMATÉS
ET
EN
RÉGRESSION
Hucho hucho
(Linnaeus),
1758
Europe centrale
1951-1957
Lutte biologique
Ecologique
Oncorhynchus
tschawytscha
Walbaum,
1792
Amérique
du
Nord
1877
Loisir-Pêche Inconnu
Oncorhynchus kisutch
Walbaum,
1792
Amérique
du
Nord
1884-1891
Aquaculture
Inconnu
Coregonus
peled
G mel
in,
1789
Europe centrale
1983
Loisir-Pêche Inconnu
Micropterus dolomieu
(Lacépede),
1802
Amérique
du
Nord
1890
Loisir-Pêche
Inconnu
SANS
INFORMATION
Acipenser
baeri
Brandt,
1869
Europe
de
l'Est
1975-1987
Aquaculture
Inconnu
Salvelinus namaycush
(Walbaum),
1794
Amérique
du
Nord 1886
Loisir-Pêche Inconnu
Umbra pygmaea (De
Kay),
1842
Amérique
du
Nord
1910-1911
Curiosité scientifique Inconnu
Leuciscus
idus
(Linnaeus),
1758
Europe centrale
1930-1960
Accident
Inconnu
Ambloplites rupestris
(Rafinesque),
1817
Amérique
du
Nord
1904-1910
Curiosité scientifique Inconnu
Pimephales promelas
Rafinesque,
1820
Amérique
du
Nord
1980
Loisir-Pêche Pathologique
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Poissons
Amphibiens Reptiles Oiseaux Mammifères
Figure
2
Nombre d'espèces
de
vertébrés
introduits
et
acclimatés
en
France durant
la
période
1900-1992.
Figure
2
Number
of
vertebrates species introduced
and
acclimatized
in
France
(1900-1992).
Amérique
du Eur.
Centrale
Eur. de
l'Est Asie
Nord
Figure
3
Aire d'origine
des
espèces introduites
en
France.
Figure
3
Native
area
of
species introduced
in
France.
saoadsa.p
ajqoiofg
saoadsa.p
ajqiuoM
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-191
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11%
15%
19%,
36%
19%
Figure
4
Raisons
des
introductions d'espèces
en
France.
Figure
4
Reasons
of
species introductions
in
France.
22%
19%
15%
•
Loisir pêche
•
Curiosité scientifique
•
Lutte biologique
•
Aquaculture
•
Accidentelle
•
Acclimaté
en
extension
•
Acclimaté
en
régression
• Non
acclimaté
en
extension
• Non
acclimaté
en
régression
•
Indéterminé
37%
7%
Figure
5
Distribution
des
espèces
par
status d'acclimatation.
Figure
5
Distribution
per
status
of
acclimatization.
Impacts
L'impact d'une grande partie des introductions de poissons en France est inconnu. Les
études
n'ont
jamais été très nombreuses, et la collaboration dans ce domaine entre les
gestionnaires et les chercheurs est récente. Il est d'autre part difficile d'analyser avec précision
les conséquences de toutes les introductions, souvent par manque d'états de référence.
Nous avons cependant essayé, lorsque cela était possible, de classer les impacts en
quatre grands types : pathologique, écologique, génétique ou inconnu. Chaque espèce se voit
ainsi attribuer un type d'impact et un seul (celui qui semble se dégager de façon prépondérante)
même si, a priori, chacune des espèces pourrait en avoir plusieurs (Tab. I et Fig. 6).
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:181-191 — 188 —
52
11%
•
Pathologique
•
Ecologique
•
Inconnu
37%
Figure
6
Impacts
des
espèces
introduites.
Figure
6
Impacts
of
introduced species.
Un impact a été observé sur près de la moitié des espèces introduites (48%). Aucun
impact génétique n'a cependant été mis en évidence.
Certaines espèces ont un impact pathologique. Il faut, en effet, garder à l'esprit que
l'introduction d'une espèce s'accompagne aussi de celle de ses parasites et bactéries. Nous
avons plusieurs exemples dans ce domaine : l'introduction récente, avec des anguilles
japonaises, d'un nematode parasite de la vessie natatoire (Anguillicola
crassa)
provoque une
mortalité importante des populations d'anguilles sauvages (BONNEAU et al., 1991 ; BLANC,
1997) ; l'introduction du tête de boule d'origine américaine (Pimephales
promelas)
est à l'origine
d'une pathologie grave, la yersiniose, provoquée par une entérobactérie
{Yersinia
ruckeri)
(MICHEL ef al., 1986 ; BLANC, 1997) ; l'introduction du sandre (Stizostedion
lucioperca)
est à
l'origine d'une épizootie sévère avec le trématode parasite Bucephalus polymorphus (BAER,
1827),
qui sévit depuis 25 ans dans les plus grands bassins hydrographiques du pays (DE
KINKELIN et al., 1968 ; BLANC, 1997).
Les effets écologiques observés sont de différentes natures. Ils sont essentiellement
axés sur la compétition, sur la prédation ou sur l'exploitation d'une "niche" écologique vacante
dans l'écosystème en place. La perche soleil (Lepomis
gibbosus)
a, à certaines périodes, un
impact important sur les oeufs d'autres espèces. Le black-bass à grande bouche {Micropterus
salmoides), quant à lui, chasse beaucoup les juvéniles ou les petites espèces. Il est par ailleurs
intéressant de noter l'installation d'une concurrence entre espèces introduites. Le sandre (S.
lucioperca), par exemple, se reproduit plus tôt que M. salmoides, ce qui lui permet d'aller
agresser le second lorsqu'il surveille sa ponte et provoque parfois l'abandon du nid, dans les
milieux où les deux espèces cohabitent.
Il semble que l'arrivée et la pullulation du hotu Chondrostoma
nasus
dans les biotopes à
toxostome Chondrostoma toxostoma soient une des causes ayant entraîné la raréfaction de ce
dernier dans les milieux les plus propices au premier (NELVA, 1997). Le huchon
(Hucho
hucho)
a été, lui, introduit pour éliminer C.
nasus
(VIVIER, 1964), mais l'espèce ne s'est pas acclimatée.
Les carpes chinoises ont, quant à elles, été introduites pour lutter contre la prolifération
de la végétation aquatique due à l'eutrophisation des rivières. Il semble que leur sélectivité sur
les plantes soit néfaste à l'équilibre du plan d'eau, en favorisant le développement des plantes
les moins appétentes et en conséquence en déséquilibrant les populations d'invertébrés
aquatiques, de poissons et d'oiseaux d'eau (KNIGHT et HEPP, 1995).
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Gambusia
affinis
se nourrit abondamment de larves d'anophèles, de moustiques,
porteurs du paludisme, et a permis ainsi son eradication de la France et de la Corse (CHIMITS,
1947 ; ROCHE et MATTEI, 1997).
DISCUSSION - CONCLUSION
De tout temps, des introductions d'espèces ont eu lieu en France, pour diverses raisons.
Plus d'un tiers de la faune ichtyologique actuelle a été introduite. Si moins de la moitié des
espèces introduites semblent acclimatées, on peut considérer que près de 50% de celles-ci ont
un impact direct ou indirect sur l'écosystème en place. Les conséquences de ces introductions
sont variables, mais elles ne peuvent laisser indifférent.
Malheureusement, peu de ces impacts font encore
l'objet
d'études approfondies
permettant de les quantifier.
C'est
ce que nous espérons développer dans le cadre de la
collaboration entre les organismes gestionnaires et les chercheurs. S'il était important de faire
le bilan des introductions et d'établir la répartition actuelle et l'évolution des espèces
introduites, il est maintenant urgent de définir des règles de gestion intégrant ces
connaissances et d'adapter la réglementation en vigueur.
Il reste cependant plusieurs problèmes à résoudre, notamment sémantiques, pour établir
des bases de gestion et de réglementation en matière d'introduction.
L'aspect biogéographique, par exemple, n'a pas été évoqué ici. Pourtant, il est certain
que le peuplement ichtyologique de France était plus riche en espèces à la fin du tertiaire, avant
les glaciations, qu'il ne
l'est
actuellement. Un certain nombre d'espèces ont régressé, voire
disparu de ce territoire, faute d'avoir trouvé des refuges face à l'avancée des glaciers.
C'est
probablement le cas du silure glane
{Silurus
glanis), dont on a trouvé des fossiles dans le bassin
du Rhône datant du Miocène (MEIN era/., 1983). Doit-il alors être considéré comme une espèce
introduite, alors qu'il semble recoloniser un territoire qu'il occupait jadis ? Aura-t-il un impact
sur ces écosystèmes ? Si oui, sera-t-il négligeable, puisqu'il les a (probablement) déjà
fréquentés ?
D'une
façon plus générale, quel doit être le peuplement de référence qui sert de base
pour différencier les espèces allochtones des autochtones ? A partir de quelle époque peut-on
le différencier ? (PERSAT et KEITH, 1997).
D'autre
part, au niveau réglementaire, le législateur considère comme territoire
d'introduction le territoire compris entre les frontières françaises, mais
l'unité
de gestion doit
être le bassin versant et il existe en France des espèces endémiques de certains bassins
versants. Le déplacement de ces espèces vers d'autres bassins français qu'elles n'occupaient
pas constitue aussi une introduction.
A l'inverse, une espèce absente de France, mais présente dans un bassin versant dont
une partie serait sur le territoire français, peut-elle être considérée comme non indigène en
France ?
L'introduction et l'établissement de toute espèce de poissons dans un écosystème
aquatique induit des modifications de ce système, plus ou moins sévères selon les
circonstances.
C'est
une bonne connaissance de
l'état
actuel des écosystèmes aquatiques et
de leur fonctionnement qui doit constituer la démarche préalable à leur gestion et à leur
réhabilitation. Elle devrait permettre le développement des espèces les plus exigeantes en
terme de qualité du milieu, et satisfaire les principaux usages que l'on peut attendre des
systèmes fluviaux. Elle permettrait aussi de faire l'économie de l'introduction d' "espèces
miracles" qui ne sont, dans bien des cas (WHEELER et MAITLAND, 1973 ; ALLARDI, 1984 ;
POUYET, 1987 ; WELCOMME, 1988 ; HOLCIK, 1991 ; KEITH et ai, 1992...), que de mauvaises
réponses à un vrai problème de protection et de gestion des milieux naturels aquatiques.
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