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Perla Serfaty-Garzon Le Chez-soi : habitat et intimité
©Perla Serfaty -Garzon
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Le Chez-soi : habitat et intimité
par
PERLA SERFATY-GARZON
In
DICTIONNAIRE CRITIQUE DE L’HABITAT ET DU LOGEMENT
Sous la direction de Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant
Paris, Editions Armand Colin, 2003
p.65-69
Perla Serfaty-Garzon Le Chez-soi : habitat et intimité
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La notion de chez-soi intègre l’habitation et l’un de ses modes majeurs d’expérience, soit
l’intimité. Le chez-soi, l’habitat et l’intimité dessinent les pôles d’un même champ
d’intelligibilité, qui est celui de l’habiter, mais chacune de ces notions couvre des sens et
ouvre des perspectives qui lui sont propres.
L’habitat : l’approche des sciences sociales
L’habitat constitue un thème majeur de la géographie où cette notion dépasse largement celle de
maison ou de logement pour couvrir la répartition spatiale des habitations, le paysage, les
espaces urbains, la population et son genre de vie. L’archéologie, comme la géographie, voit
également l’habitat comme un élément majeur de la culture matérielle, l’expression de la
mentalité des habitants et de leur rapport à leur milieu.
Il revient cependant à l’anthropologie d’avoir pleinement mis en lumière que les types
d’habitations, leurs modes de localisation, les dispositifs architecturaux et de distribution des
espaces intérieurs, comme les variations dans l’utilisation des matériaux, relèvent moins d’une
conception utilitaire de la maison que d’une intention de traduction d’un modèle culturel de vie
sociale. Dans cette perspective, comme l’a montré A. Rapoport (1972), la fonction d’abri de
l’habitat est une fonction passive. Son but actif est de constituer une unité signifiante et pertinente
au sein de l’espace social d’une culture.
L’étude que M. Mauss (1974) consacre aux Eskimos, puis les travaux de C. Lévi-Strauss (1966)
sur les populations amazoniennes vont à cet égard exercer une influence majeure. Ils mettent en
lumière les rapports d’interdépendance entre l’habitat et tous les aspects de la vie sociale,
modifiant du même coup le regard que portent les ethnologues sur l’habitat. En particulier, C.
Lévi-Strauss fait mesurer pleinement les conséquences de l’organisation de l’espace non
seulement sur l’existence même des cultures, mais aussi sur leur transformation, voire leur
disparition.
La gravité de cet enjeu a fréquemment conduit à considérer comme générateurs de
dysfonctionnements les contradictions et les écarts constatés entre des pratiques d’habitation qui
tirent leur sens de la tradition et celles qui sont appelées par des organisations spatiales
étrangères à la culture des habitants. Il faut cependant nuancer les choses, car ces écarts
soulèvent des enjeux d’importance très inégale, qui varient selon les contextes sociologiques et
historiques des groupes humains. D’autre part, les liens directs entre l’habitat comme dispositif et
l’engendrement de pratiques révélatrices d’un dysfonctionnement ne vont pas de soi.
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Deux situations analysées en profondeur permettent, en particulier, d’illustrer l’inégalité de ces
enjeux. C. Lévi -Strauss a montré que l’enjeu du déplacement des Bororos amazoniens par des
missionnaires dans un nouveau village est celui de la survie même de leur culture. Ceci dans la
mesure où les dispositifs spatiaux du village Bororo traditionnel traduisent étroitement la structure
du système social et religieux de ce groupe. L’installation dans un village dont le plan est
entièrement étranger à cette structure remet violemment en question la viabilité même de ce
système. Toute autre est, par exemple, la situation des ouvriers de la cité de Pessac étudiée par
Ph. Boudon (1969). A Pessac, les habitants sont confrontés à la distribution intérieure, nouvelle
pour eux, des pavillons conçus par Le Corbusier. Les dispositifs spatiaux des pavillons et de la
cité remettent en question les codes ouvriers du privé, de la sociabilité et du voisinage. Les
habitants réagissent en se livrant à des modifications de ces pavillons, qu’ils altèrent en fonction
de leur conception des pratiques acceptables du chez-soi. En d’autres termes, ils les rendent
habitables. En cela, les habitants de Pessac montrent qu’ils disposent en eux -même des moyens
culturels d’agir pour adapter ce nouvel habitat à leur mode vie et que la société à laquelle ils
appartiennent considère le recours à ces moyens comme légitime. D’autre part, leur dynamisme
montre que ce mode de vie n’est pas menacé dans son essence par le dessin de Le Corbusier.
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Le versant actif de l’habitat
Les enquêtes sociologiques, dont celle, fondatrice, sur la vie quotidienne des familles ouvrières
menée par P.-H. Chombart de Lauwe, ou celle encore consacrée par M. Verret à l’espace
ouvrier, les travaux de P. Clerc portant sur grands ensembles ainsi que ceux de l’équipe d’Henri
Raymond sur l’habitat pavillonnaire, vont démontrer plus avant que c’est à partir d’une culture
que se définissent les choix résidentiels et que se déploient les pratiques quotidiennes de
l’habitat. Surtout, ces travaux montrent que le concept d’habitat sous-entend la mise en œuvre
d’un projet d’habitation. L’habitat est une création délibérée par l’habitant d’un rapport dynamique
d’appropriation de son espace propre. Cette appropriation est ainsi une expression individuelle.
Elle relève de l’affirmation identitaire de l’habitant. En ce sens, l’habitat est le projet d’engager
l’espace habité dans la construction de soi.
La lumière est ainsi projetée sur le versant conscient et actif de l’habitat. Dans ce rapport, la part
du sujet se révèle dans les gestes quotidiens qui traduisent le soin que l’habitant prend de
l’espace habité. Ces gestes, fréquemment humbles et sans héroïsme, forment pourtant un tissu
de significations réciproques entre l’habitant et sa maison. Ils sont la manifestation même de la
singularité d’être de l’habitant et de sa manière de se situer dans le monde. Pratiques et parfois
rituels de l’habitation sont ainsi à la fois signifiants du sujet, producteurs de l’individu, mais aussi
indicateurs d’une créativité quotidienne. En somme, pour reprendre un concept élaboré par H.
Lefebvre, les usages et pratiques de la maison sont une poiétique.
Cette poiétique est à l’œuvre alors et là même où les contraintes des modèles culturels, des
ressources matérielles des individus, du marché ou des médias semblent en aliéner le
déploiement, en interdire la force d’expression et la transformation en langage propre. Ainsi,
beaucoup d’analystes comme Y. Bernard (1978) ou G. Pratt (1982), à la suite des travaux
marquants de Bourdieu (1979) sur le jugement ont montré, par exemple, que l’agencement des
objets du mobilier est en grande partie déterminé par le système relationnel d’une classe sociale.
Ils ont souligné le rôle de l’habitat comme instrument de distinction, servant à valider un statut.
Tout cela sans pourtant jamais nier la dimension d’œuvre de l’appropriation qui prend place au
cœur de ces agencements.
La psychologie environnementale d’inspiration anglo-saxonne considère pour sa part, sous
l’influence des travaux de M. Fried (1982) puis de H. Proshansky (1983), que la dynamique de
cette expression spatiale se fonde sur le sentiment d’une identité spatiale (a sense of spatial
identity ou place identity). Ce sentiment, fondamental au fonctionnement humain lui-même,
représente l’intégration, sur le plan de l’idéation ou des phénomènes, d’expériences essentielles
concernant les dispositifs spatiaux et les relations qui sont en rapport avec la conception que la
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personne a de son propre corps dans l’espace. Dans cette perspective, certains lieux deviennent
ainsi en quelque sorte partie de soi. A ce titre, ils fournissent la base des processus
d’appropriation de l’espace.
Mais si l’habitat sous-entend toujours l’appropriation, s’il ne peut être uniquement considéré
comme le lieu d’un exercice de validation d’un statut, c’est qu’il ne fait pas seulement référence à
ce qui est compris entre les murs et à l’aménagement propre à l’habitant de cet espace. L’habitat
fait aussi référence à la conscience de l’habitant de sa propre intériorité, à ses secrets, à sa vie
familiale et domestique, à ses arrangements privés ; en somme à son intimité.
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L’intimité et la conscience de l’intériorité
La notion d’intimité traduit le sens et l’expérience même de l’habitat. Elle doit être resituée dans le
champ des explorations phénoménologiques et théoriques qui trouvent leurs fondations dans
l’ouvrage charnière que G. Bachelard consacre, à la fin des années cinquante, à la poétique de
l’espace et conduites, depuis les années quatre vingt, dans leurs travaux sur l’habiter et le chez-
soi par P. Korosec-Serfaty, G. Barbey, M. Villela-Petit ou P. Amphoux. Ces explorations ont été
aussi nourries par l’œuvre majeure que constitue l’histoire de la vie privée élaborée sous la
direction de P. Ariès et G. Duby (1985 à 1987).
Les travaux d’histoire des mentalités nous ont appris que l’intimité, dans l’acception
contemporaine et courante de ce terme, est une construction sociale dont l’élaboration sur
plusieurs siècles a radicalement altéré la confusion entre le privé et le public qui prévalait avant le
XVIIème siècle. Cette confusion, qui suppose une vie constamment commune, était l’expression
d’une conception des rapports que doivent entretenir les versants personnels, familiaux et
sociaux de la vie des individus. Elle traduisait une mentalité où la notion actuelle d’intime est
absente et ne fait pas partie des principes qui guident les conduites. A l’époque moderne, les
nouvelles démarcations entre sphère publique et sphère privée correspondent à la définition de
nouveaux idéaux : retrait personnel, sociabilité sélective et de convivialité, intimité familiale et
domestique. La demeure se referme sur le cercle familial et celui des proches. Elle fait l’objet
d’un intense investissement affectif qui s’affirme comme l’autre face du sentiment de la famille.
Mais la maison est par nature un « intérieur » et c’est l’intense valorisation de ce caractère qui
fonde aujourd’hui la revendication du droit à l’intimité. Or, entre l’intime et l’intérieur, la différence
n’est que de degré, puisque l’intime (intimus) est le superlatif - « ce qui est le plus intérieur » - et
« interior » le comparatif. L’intérieur évoque ce qui a rapport au dedans, dans l’espace compris
entre les limites d’une maison ou du corps. Polysémie du terme donc, qui nous renvoie à
l’homologie entre l’intérieur domestique et l’intérieur de la personne. D’ailleurs, les termes
« intérieur » et « intestins » partagent une étymologie commune ; les deux dérivent de l’adverbe
latin « intus » qui signifie « dedans ».
La notion d’intérieur, en tant que lieu propre et territoire privé, nous renvoie au champ de la
restitution psychanalytique dans ses correspondances avec le for intérieur de la personne, avec
la mère accueillante et à la « bonne mère ». Elle renvoie aussi, à travers la conscience que la
personne a de sa capacité à se retirer en elle-même, au rapport du sujet avec le monde
extérieur. L’intérieur est ce qui est retiré du dehors dans la conscience de l’habitant, par exemple
le sentiment et la conscience qu’il a de lui-même et de ses manières propres d’être. Entre mon
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intérieur et le monde, il y a les limites de mon corps, ma peau. De la même façon, entre l’intérieur
habité et le dehors, il y a les murs de la maison.
Enfin, l’intime, évoquant le retrait, évoque en même temps le retour vers soi ou vers un cercle de
proches, l’individuel, la conscience et la découverte du moi. L’intime introduit le sujet à une
intériorité par rapport à soi, à l’intimité à l’être qu’ E. Lévinas désigne comme recueillement .
Ici encore le courant anglo-saxon de la psychologie environnementale éclaire différemment
l’intimité. En particulier, l’intimité du domestique transmise par le concept de privacy (le privé) est
définie par H. Proshansky (1973), I. Altman (1975) et D. Stokols (1981) de façon
multidimensionnelle : la privacy est un exercice régulateur d’ouverture et de fermeture au monde
extérieur et de retrait chez-soi. Elle est aussi une revendication de respect par le corps social du
domaine domestique. Elle est enfin la conscience aiguë de la légitimité de l’existence d’un
espace intérieur individuel toujours à défendre contre les intrusions de ce même corps social.
Ainsi l’accent est-il mis sur l’aspect dynamique de la revendication de privé, voire sur les
traductions légales de cette revendication. De manière significative, le concept d’intimité, dans
son acception française, met plutôt l’accent sur la protection d’une intériorité, celle de la
conscience de (et du retour) sur soi.
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Le chez-soi : l’intimité entre repli et hospitalité
Le concept de « chez-soi » nous éloigne plus encore de l’approche anglo-saxonne qui explore
pourtant l’idée, très fortement investie, de « home ». Car l’expres sion française véhicule deux
questions distinctes mais déjà reliées : celle de la maison, qui traduit l’essence même du
« home », est véhiculée par le mot « chez » qui dérive du nom latin « casa ». L’autre est celle
transmise par le pronom personnel « soi » qui renvoie à l’habitant, à sa maîtrise de son intérieur,
mais aussi à sa manière subjective d’habiter. Le chez-soi est ainsi plus que le « home ». Il est
l’espace de la constitution d’une identité et de la dynamique d’évolution de cette dernière.
La présence du terme « soi » dans l’expression « chez-soi » indique que la maison est le lieu de
la conscience d’habiter en intimité avec soi-même. Il est l’espace de la prise de conscience mais
aussi celui de la connaissance de soi, de ses capacités et de ses responsabilités. Le chez-soi
abrite l’intimité de l’habitant avec ses forces et ses faiblesses, avec la tentation de l’ancrage dans
la maison, de l’arrêt, de la stabilité et des sécurités du repli. Il abrite en même temps la
conscience du potentiel d’aliénation que porte cette stabilité et ce repli. Ce dernier est toujours
menacé d’étroitesse et de renonciation à la disponibilité envers autrui, menacé, en somme,
d’absence de l’habitant au monde et à ses conflits, menacé d’oubli de l’hospitalité
Dans cette perspective, partir de chez-soi prend le sens d’une prise assumée du risque de la vie
sociale, tandis que rentrer chez soi est une aspiration vers le repos en soi. La question du chez-
soi est résumée par cette tension entre le pôle de la construction identitaire et la conscience de
soi et de son rapport au monde et le pôle des tentations casanières et des enfermements
domestiques à l’écart des heurts de la vie sociale.
En conclusion, il faut rappeler que si le chez-soi est le dispositif d’expression du soi dont la
signification est aujourd’hui la plus lourde et la plus socialement manifeste, il n’en est pas le seul.
Bien des lieux de travail, non seulement l’atelier d’artiste, mais aussi, par exemple, la chambre, le
bureau ou la bibliothèque de l’écrivain, le laboratoire du chercheur, l’atelier de l’artisan prennent
sens d’habitation, précisément par ce que, dans ces cas, la personne habite l’écriture, la
réflexion, l’art ou la recherche scientifique. L’habitat – la maison – est la figure majeure d’une
dimension ontologique, et donc pérenne, celle de l’habiter. Mais d’autres figures peuvent traduire
le chez-soi, son aspiration à la conscience de soi et à l’appropriation de même que son risque
d’aliénation à soi-même et à autrui.
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Références bibliographiques
AMPHOUX Pascal, MONDADA Lorenza (1989), « Le chez-soi dans tous les sens », Architecture et
comportement, Lausanne Vol. 5, n°2.
BARBEY Gilles (1990), L’évasion domestique. Essai sur les relations d’affectivité au logis,
Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes.
KOROSEC-SERFATY Perla, Condelo Montagna (1989), « Mise à distance et proximité de l’autre »
Architecture et comportement, Lausanne, Vol. 5, n°2.
SERFATY-GARZON Perla (1999), Psychologie de la maison. Une archéologie de l’intimité,
Montréal, Editions du Méridien.
VILLELA-PETIT Maria (1989), « Le chez-soi : espace et identité », Architecture et comportement,
Lausanne, Vol. 5, n°2.