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SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2005 N° 36 (87-98)
Konstantinos RAVANIS, Christina CHARALAMPOPOULOU,
Jean-Marie BOILEVIN, Georges BAGAKIS
LA CONSTRUCTION DE LA FORMATION
DES OMBRES DANS LA PENSÉE DES ENFANTS
DE 5-6 ANS : PROCÉDURES DIDACTIQUES
SOCIOCOGNITIVES
Résumé : Cette recherche porte sur le rôle de l’intervention didactique dans la désta-
bilisation des représentations spontanées de la formation de l’ombre par les élèves de l’école
maternelle. La résistance de ce système de représentation spontané aux tentatives de déstabi-
lisation a été étudiée sur deux groupes d’enfants d´âge de 5 à 6 ans, dont l’un (groupe expé-
rimental) participe à des interactions didactiques visant à créer chez les sujets un modèle
précurseur tandis que l’autre (groupe contrôle) suit les activités scolaires traditionnelles. Dans
toutes les tâches étudiées, les progrès entre le pré-test et le post-test ont été plus marquants
pour les sujets du groupe expérimental, au niveau de la prévision et de l’explication des phé-
nomènes liés à la formation des ombres.
Mots clés : Didactique de la Physique, représentations des élèves, formation des om-
bres, stratégies didactiques, école maternelle.
PROBLÉMATIQUE THÉORIQUE
Comme il a été souvent démontré par différents courants de la recherche en
psychologie et en didactique des sciences physiques qui s’orientent vers la construc-
tion des connaissances, la pensée humaine, même à la petite enfance, approche et
explore le monde physique. En réalité, comme on l’a constaté dans plusieurs études,
les jeunes enfants élaborent les éléments de l’environnement physique et social
spontanément ou dans des situations d’interaction et produisent des outils cognitifs
qui permettent une construction du réel. C’est pourquoi, partout dans le monde, les
curricula scolaires de l’école maternelle portent des activités d’initiation aux pro-
priétés des entités et des objets, aux phénomènes du monde physique ainsi qu’aux
concepts des sciences physiques.
L’étude des propositions d’activités pour l’école maternelle nous a permis de
distinguer des différences notables au niveau des objectifs, du contenu, de l’organi-
sation et de la mise en œuvre des activités scientifiques, mais aussi au niveau des
matériaux pédagogiques et des dispositifs utilisés, ainsi qu’au niveau du rôle des
enfants et des instituteurs et des outils d’évaluation utilisés. Cette approche nous a
conduits à une classification des activités scientifiques pour l’école maternelle qui
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propose les cadres théoriques et méthodologiques de trois approches différentes
(Ravanis, 1996 ; Ravanis et Bagakis, 1998).
La première catégorie rassemble des activités qui se développent dans des
cadres où dominent l’empirisme et les courants behavioristes. L’enseignant prépare
les dispositifs, présente des éléments choisis des sciences physiques, dirige la classe,
pose des questions, formule des problèmes et donne des explications, en essayant de
transmettre des connaissances selon le modèle traditionnel de communication à
l’école, du type enseignant-émetteur et élève-récepteur. Ces choix ne sont presque
jamais justifiés par rapport aux besoins logiques, aux représentations cognitives et
aux capacités ou aux possibilités des enfants (Harlan, 1976 ; Hildebrand, 1981 ;
Halimi, 1982 ; Chauvel et Michel, 1990 ; Paulu et Martin, 1992 ; Hibon, 1996 ;
Conezio et French, 2002).
Le cadre théorique et méthodologique de la deuxième catégorie de recherche
et de déploiement des activités est constitué par l’épistémologie génétique piagé-
tienne. Dans ce cadre, on offre aux enfants des possibilités d’assimilation des
connaissances physiques par l’expérimentation et la manipulation de matériel péda-
gogique spécialement construit, choisi et organisé. L’instituteur planifie les axes
généraux de l’activité, observe, encourage et questionne les enfants, intervient selon
les circonstances et évalue les résultats du travail effectué par les enfants afin
d’améliorer l’ensemble de ces conditions (Kamii et De Vries, 1978 ; Kamii, 1982 ;
Crahay et Delhaxhe, 1988a, 1988b).
La troisième approche, l’approche sociocognitive, regroupe des activités in-
fluencées par la théorie de Vygotski et/ou par les théories d’apprentissage post-
piagétiennes ainsi que par certains résultats de la recherche en didactique des scien-
ces physiques. Ces derniers reconnaissent en général l’importance et le rôle privilé-
gié de l’interaction sociale dans la mise en place de nouvelles opérations cognitives
et de nouveaux apprentissages. La question de la construction des représentations du
monde physique dans la pensée de l’enfant constitue un champ de recherche psy-
chologique et épistémologique suffisamment exploré. En réalité les aspects psycho-
logiques et épistémologiques portent sur les origines et la genèse des représentations
et s’orientent vers les conditions sociales de la construction et de la modification des
représentations durant le développement (Rayna et al., 1982 ; Karmiloff-Smith,
1992 ; Baillargeon, 2000). Dans le cadre de la didactique des sciences physiques, le
problème de la construction et du changement des représentations à l’âge scolaire
occupe aussi une place importante (Driver et al. 1994). Les représentations étant le
produit de l’histoire individuelle et sociale de l’enfant, elles se trouvent en interac-
tion continue avec le milieu socioculturel et éducatif et elles présentent un caractère
dynamique, développemental et évolutif. Dans la mesure où les représentations à
travers lesquelles l’enfant interprète les phénomènes du monde physique sont dis-
tantes ou en contradiction avec certains éléments des modèles scientifiques, les
idées dominantes des courants des recherches en didactique des sciences physiques
visent à la construction d’interventions pédagogiques et de situations didactiques
susceptibles de favoriser le passage des représentations naïves, implicites, locales et
non conscientes des notions ou des phénomènes à des conceptions et des formes
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RMATION DES OMBRES DANS LA PENSÉE DES ENFANTS DE 5-6 ANS
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mentales explicatives plus conformes au discours scientifique. Ainsi l’enseignant
et/ou le chercheur peut intervenir comme un tuteur et/ou un médiateur entre d’une
part, les connaissances et les pratiques scientifiques et, d’autre part, les systèmes de
pensée des jeunes enfants (Inagaki, 1992 ; Coquidé-Cantor et Giordan, 1997 ; Ra-
vanis et Bagakis, 1998 ; Dumas Carré et al., 2003).
Dans ce dernier cadre, on émet souvent l’hypothèse selon laquelle le concept
du modèle précurseur proposé par Weil-Barais et Lemeignan, pourrait être fécond
pour le travail sur le progrès cognitif des jeunes enfants. « Le qualificatif précurseur
associé au mot modèle signifie qu’il s’agit de modèles préparant l’élaboration
d’autres modèles. En conséquence, les modèles précurseurs comportent un certain
nombre d’éléments caractéristiques des modèles savants vers lesquels ils tendent »
(Lemeignan et Weil-Barais, 1993, p. 26). Que nous offrent ces entités intermédiaires
entre les premières représentations qu’ont les élèves du monde physique et les mo-
dèles des Sciences Physiques ? « Le présupposé dont nous sommes partis est qu’il
est possible d’expliciter, de systématiser les représentations personnelles, de cerner
leur domaine de validité pour en faire des représentations au sens d’une modélisa-
tion. Ces modèles peuvent, dans certains cas, constituer des précurseurs des modè-
les scientifiques » (Weil-Barais et Lemeignan, 1994, p. 98). Suivant cette direction,
nous avons effectué une série de recherches sur l’appropriation des éléments de ces
modèles comme, par exemple, la reconnaissance de la substance constituant un
objet compact comme facteur permettant de prévoir s’il flotte ou s’il coule (Kolio-
poulos et al., 2004).
Dans cet article, nous présentons les résultats quantitatifs d’un travail de re-
cherche qui porte sur la comparaison de l’efficacité de deux interventions didacti-
ques différentes pour le phénomène de la formation des ombres à l’école maternelle.
La première intervention, inspirée par l’approche sociocognitive, est organisée afin
de déstabiliser les représentations des enfants et de conduire à la construction d’un
modèle précurseur pour la formation des ombres. La seconde est un travail caracté-
ristique du courant empiriste étant donné qu’on expose aux enfants les conditions de
la production de l’ombre des objets et qu’on leur demande de développer une série
d’activités.
PROBLÉMATIQUE MÉTHODOLOGIQUE
La procédure
Notre effort a été tendu dans deux directions. Tout d’abord, dans une pers-
pective descriptive, nous avons examiné les représentations spontanées des sujets
sur la formation des ombres, avant qu’ils réalisent des activités systématiques à
l’école maternelle. Ensuite, nous avons mis en place la procédure didactique avec
les élèves. Cette dernière visait à conduire à la reconstruction des représentations
des élèves après les interventions didactiques.
En effet, à la suite de l’analyse systématique entreprise à partir des recher-
ches antérieures qualitatives avec les enfants de l’école maternelle (Ravanis, 1996,
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1998 ; Dumas Carré et al., 2003), nous avons pu distinguer trois obstacles (Marti-
nand, 1986) principaux dans les raisonnements et les explications des élèves :
- une difficulté pour reconnaître le mécanisme de la formation de l’ombre ;
- une difficulté pour définir la place de l’ombre par rapport à celle de la
source et de l’obstacle ;
- une difficulté pour identifier la correspondance entre le nombre des lampes
et celui des ombres.
C’est pour ces raisons que nous avons guidé nos interventions vers ces trois
objectifs éducatifs concrets. La réussite de ces trois objectifs devrait conduire à la
construction dans la pensée des enfants d’un modèle précurseur pour les ombres
dont la caractéristique fondamentale est la reconnaissance de la formation des om-
bres comme résultat de l’empêchement de la propagation de la lumière par un objet.
L’échantillon et le recueil de données
70 sujets (35 garçons, 35 filles de 5,5 à 6,5 ans — moyenne d’âge : 6,14) ont
participé à cette recherche. Ces élèves sont ceux qui ne se montrent pas en mesure
de fournir des réponses correctes aux questions qui concernent la formation des
ombres et ils ont été retenus après un pré-test sur un échantillon un peu plus large
(74 élèves), à travers des entretiens individuels dirigés, dérivés dans une certaine
mesure des techniques piagétiennes. La population provient de 6 classes d’écoles
maternelles différentes. Il s’agit d’enfants dont les parents ne disposent pas de
connaissances particulières en sciences physiques puisqu’ils n’ont pas fait d’études
universitaires (niveau d’étude compris entre la fin du primaire et la fin du se-
condaire). Ces sujets, qui dans leur compréhension des phénomènes liés à la forma-
tion des ombres, font preuve d’un type de raisonnement que nous pourrions appeler
« intuitif », ont été répartis dans deux groupes (expérimental et contrôle) composés
de 35 sujets chacun (garçons et filles).
Quinze jours après le pré-test, les sujets du groupe expérimental ont participé
aux interactions de tutelle visant à la déstabilisation de leurs conceptions naïves et la
construction d’un modèle précurseur, tandis que les enfants du groupe contrôle ont
suivi l’enseignement de la même matière dans une approche traditionnelle empi-
riste. Chaque séance d’intervention didactique pour des petites équipes des 2-3 en-
fants, visant à la reformulation de leurs représentations a duré 15 minutes. Cet en-
seignement a été effectué par des institutrices, spécialement formées dans un cours
de formation à l’Université animé par les membres de l’équipe de recherche, et il
faisait partie d’une unité didactique sur l’éveil scientifique à l’école maternelle. La
procédure ne s’est pas déroulée dans les conditions habituelles d’une classe normale
mais elle a eu lieu dans une salle spécialement aménagée à cet effet à l’intérieur des
écoles.
Le dépistage des représentations des sujets quant à la formation des ombres a
été réalisé à travers la même technique, tant au niveau du pré-test qu’au niveau du
post-test qui a suivi, quinze jours après la phase expérimentale.
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RMATION DES OMBRES DANS LA PENSÉE DES ENFANTS DE 5-6 ANS
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Dispositif et entretiens lors du pré-test et du post-test
Nous présentons ci-dessous le dispositif utilisé et la structure des interviews
réalisées par les membres du groupe de recherche.
Tâche 1. En utilisant la lumière du soleil, on forme l’ombre d’un objet de la
salle de classe. Au cours de l’entretien nous demandons aux enfants de faire une
description et de donner des explications sur la formation de l’ombre.
Tâche 2. Nous demandons aux enfants de prévoir les places éventuelles
d’ombres par rapport à la place d’une lampe et de l’objet duquel nous formons
l’ombre, sans qu’ils réalisent la tâche.
Tâche 3. Nous proposons aux enfants de prévoir « où peut se former l’ombre
d’un obstacle vertical quand on allume deux lampes fixes » et « comment ça se
forme », là encore sans qu’ils réalisent la tâche.
Les interventions didactiques
Le groupe expérimental. Nous avons donné aux enfants une lampe de poche
et comme obstacle un bâton posé verticalement sur une table horizontale.
L’institutrice leur a demandé de former l’ombre du bâton et d’expliquer la formation
de l’ombre. Dans le cas où l’enfant n’y arrivait pas, elle demandait : « Est-ce que la
lumière peut passer à travers le bois ? ». Voici un exemple de dialogue :
Expérimentateur. Est-ce que tu peux former l’ombre du bâton ?
Maria. Eeeeee…. j’allume la lampe…..et la voilà.
E. Comment cette ombre se forme-t-elle ?
M. Par la lampe.
E. Mais comment ?
M. Elle fait la lumière….. et puis… elle fait l’ombre…. elle est comme le bâton…
mais plus grande…
E. Je veux que tu m’expliques de quelle façon exactement on forme l’ombre.
M. Avec ceci (lampe)….et cela (bâton)…
E. Que fait la lampe ?
M. Elle forme l’ombre.
E. C’est à dire… qu’est-ce qu’elle fait exactement ?
M. Elle fait l’ombre.
E. Mais comment ?
M.……..
E. Est-ce qu’elle peut passer à travers le bâton ?
M...A travers le bâton… non elle ne peut pas….. non je ne crois pas….
E. Et alors qu’est-ce qu’il se passe ?
M.…. Je crois que le bâton cache la lampe… et la lumière…. elle ne peut pas passer
par là et il se forme un bâton noir….
Après le dialogue avec les enfants, l’institutrice a expliqué, en discutant avec
eux, que l’interposition d’un objet non-transparent dans la trajectoire des rayons
lumineux empêche le passage de la lumière. Le concept de l’ombre est ainsi associé
à l’empêchement de propagation de la lumière. Cette discussion déstabilise des
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explications centrées uniquement sur les ombres ou les obstacles ou la lumière.
Cette approche peut permettre aux enfants de se représenter l’ombre non pas comme
un objet ayant une existence autonome, mais comme un objet dont l’existence dé-
pend de l’absence ou de l’empêchement de la lumière qui la constitue.
Ensuite, les institutrices ont demandé aux enfants de former l’ombre du bâ-
ton à des places que nous leur indiquions et de spécifier la place de l’ombre par
rapport à celle de la source et de l’obstacle. Après nous être mis d’accord avec les
enfants sur le fait que l’ombre se forme de l’autre côté de l’obstacle par rapport à la
source lumineuse, nous leur avons demandé de manœuvrer la source lumineuse de
façon à ce que l’ombre apparaisse du côté de la source lumineuse et non pas de
l’autre côté. Ce problème est en fait sans solution, mais en discutant avec les enfants
on explore ainsi les conditions de réalisation du phénomène.
Dans la salle où était réalisée l’expérimentation, plusieurs lampes de poche
étaient disponibles sur une table. Nous avons demandé aux enfants de travailler afin
de former deux ou trois ombres d’un bâton vertical. Pour réussir la tâche, quelques
enfants ont utilisé directement deux ou trois lampes. Mais la majorité a utilisé sans
succès une seule lampe. Après leurs expériences, on leur demandait de prévoir le
nombre d’ombres qu’on pourrait voir si on allumait deux lampes. Ensuite, nous leur
avons proposé de les allumer et de les éteindre successivement tout en prévoyant les
résultats de ces opérations. Les enfants ont eu besoin d’un guidage constant, car
souvent, même quand les ombres étaient visibles, ceux-ci ne les remarquaient pas.
Quand les enfants n’utilisaient qu’une ou deux lampes, nous mettions en valeur une
proposition éventuelle des élèves allant dans le sens de l’utilisation de plusieurs
lampes, sinon nous nous servions d’autres lampes en prenant l’initiative nous-
même. Une fois qu’ils avaient obtenu le résultat souhaité, nous éteignions successi-
vement les lampes et nous les rallumions de façon à amener les enfants à compren-
dre la correspondance entre le nombre de lampes et le nombre d’ombres.
Le groupe contrôle
Dans l’activité de type « empiriste », n’a pas eu recours au dispositif expéri-
mental proposé par la recherche. Elles planifiait les activités pédagogiques en utili-
sant une mise en scène ludique à partir d’un objet familier (une poupée représentant
une amie) et s’appuyait sur l’intérêt des enfants pour les jeux d’ombre. Il s’agissait
de les conduire à s’intéresser aux conditions du processus de formation des ombres
et à comprendre les paramètres et les manipulations nécessaires. Par conséquent,
dans le cadre d’une planification didactique prédéterminée, elle s’adaptait aux pro-
positions des enfants. Mais l’institutrice devait se saisir de toutes les occasions pour
amener les enfants à s’intéresser aux relations entre la source lumineuse, la poupée
et la place, la forme, le nombre des ombres.
Tout d’abord elle faisait appel à plusieurs sources lumineuses, naturelles (le
soleil, le feu, la bougie) et artificielles (lampe de bureau ou de plafond et lampe
torche) et à des objets transparents et opaques. L’activité était introduite sur le mode
de la fiction : la poupée s’appelle Catherine et son ombre est son amie. Il n’y avait
pas de tâches programmées mais par contre on pouvait distinguer des choix didacti-
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RMATION DES OMBRES DANS LA PENSÉE DES ENFANTS DE 5-6 ANS
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ques bien définis. La discussion avec les enfants était introduite à partir de cette
fiction. Catherine perd son amie, que peut-on faire pour la retrouver ? Que peut-on
faire pour que l’amie de Catherine bouge ? Ensuite l’institutrice expliquait que l’in-
terposition d’un objet non-transparent dans la trajectoire des rayons lumineux empê-
che le passage de la lumière.
Après cette première activité, l’institutrice proposait aux enfants une série
d’activités successives : passer de l’ombre sur le sol à l’ombre sur le mur, regarder
les places des ombres par rapport à la poupée et le soleil ou les lampes, faire une
ombre à un endroit prescrit, expliquer comment on peut produire deux ombres d’un
objet. Dans ce cadre, l’institutrice proposait aux enfants de manipuler eux-mêmes
les objets et elle demandait des constatations de faits ou bien des observations de
phénomènes.
Les hypothèses opérationnelles
Nous nous attendons à ce que lors du post-test, les enfants du groupe expé-
rimental reconnaissent plus souvent que les enfants du groupe contrôle le méca-
nisme de la formation de l’ombre (première hypothèse). Par ailleurs, ces mêmes
enfants du groupe expérimental devraient reconnaître plus fréquemment que ceux
du groupe contrôle la place de l’ombre par rapport à celle de la source et de l’obsta-
cle (deuxième hypothèse) et ils devraient aussi repérer la correspondance entre le
nombre des lampes et celui des ombres (troisième hypothèse).
RÉSULTATS
Nous avons classé les réponses que nous avons reçues durant les entretiens
du pré-test et du post-test en deux catégories :
a) Réponses suffisantes : Nous avons considéré comme réponses suffisantes
celles qui étaient suivies d’une explication satisfaisante du point de vue du modèle
précurseur évoqué précédemment. Il s’agit des réponses qui à la première tâche
reconnaissent le mécanisme de la formation des ombres (p. ex. « ….la chaise empê-
che la lumière….elle ne peut pas passer par là et il se forme une chaise noire sur le
mûr…. »), à la deuxième prévoient et expliquent correctement les positions de
l’ombre (p. ex. « …n’importe où on met la lampe de poche… elle se forme derrière
l’objet »), de l’objet et de la lumière et à la troisième tâche reconnaissent la corres-
pondance entre le nombre des lampes et des ombres (p. ex. « …..pour qu’on puisse
voir deux ombres… on a besoin de deux lampes »).
b) Réponses insuffisantes. Sont regroupées ici les réponses qui à la première
tâche n’évoquent pas la relation entre la lumière et l’objet pour la formation de
l’ombre (p. ex. « …il y a la lampe et ma main… c’est pour ça que l’ombre est
comme ma main… l’ombre se forme par ma main »), à la deuxième elles ne peuvent
pas expliquer les positions de l’ombre, de l’objet et de la lumière (p. ex. « L’ombre
est… devant… non… derrière… je sais pas… devant ou derrière ») et à la troisième
tâche ne reconnaissent pas la correspondance entre le nombre des lampes et des
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ombres (p. ex. Question : « Si j’allume ces deux lampes combien d’ombres se sont
créées ? », Réponse : « Une »).
Le tableau 1 présente les réponses des sujets du groupe expérimental et du
groupe contrôle aux trois tâches proposées.
Tableau 1
PRE-TEST
POST-TEST
Réponse
G.E.
G.C.
G.E.
G.C.
Suffisante
1
2
27
5
Tâche 1
Insuffisante
34
33
8
30
Suffisante
1
2
26
6
Tâche 2
Insuffisante
34
34
9
29
Suffisante
4
5
32
16
Tâche 3
Insuffisante
31
30
3
19
Pour le traitement statistique des réponses, on définit comme progrès le pas-
sage d’une réponse insuffisante à une réponse suffisante. Nous avons classé les
réponses des sujets dans trois catégories, en termes de progrès, stagnation ou recul
des performances entre le pré-test et le post-test qui a suivi.
Les résultats principaux sont les suivants :
Tableau 2 : Effectifs de sujets qui progressent, stagnent ou reculent entre le pré-test et le post-
test dans les deux groupes
G.E.
G.C.
Progrès
26
3
Stagnation
9
32
Tâche 1
Recul
Progrès
25
5
Stagnation
10
29
Tâche 2
Recul
1
Progrès
28
11
Stagnation
7
24
Tâche 3
Recul
Les résultats du tableau 2 semblent valider notre première hypothèse quant à
la reconnaissance du mécanisme de la formation de l’ombre, correspondant à la
première tâche. En effet, dans ce cas, nous constatons que, entre le pré-test et le
post-test, 26 élèves du groupe expérimental contre 3 du groupe de contrôle réalisent
un progrès en donnant des réponses justes et bien expliquées (Test Mann-Whitney :
p < 0.001).
En ce qui concerne la deuxième tâche, on peut constater aussi une nette supé-
riorité des performances des sujets du groupe expérimental. 25 élèves du groupe
expérimental contre 5 du groupe de contrôle réalisent un progrès entre le pré-test et
le post-test (deuxième hypothèse, p < 0.001), étant donné qu’ils prévoient et expli-
quent correctement les positions de l’ombre, de l’objet et de la lumière
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RMATION DES OMBRES DANS LA PENSÉE DES ENFANTS DE 5-6 ANS
95
Dans la troisième tâche, nous nous apercevons que, entre le pré-test et le
post-test, 28 élèves du groupe expérimental contre 11 élèves du groupe de contrôle
réalisent un progrès (troisième hypothèse, p < 0.005).
Cependant du point de vue didactique, nous soulignons que, malgré les diffé-
rences statistiquement significatives entre les deux groupes, il y a un nombre relati-
vement important d’enfants du groupe expérimental qui ne progressent pas.
DISCUSSION
Selon notre hypothèse, les sujets qui ont participé à la procédure didactique
sociocognitive allaient pouvoir différencier d’une façon significative leurs représen-
tations et construire un modèle précurseur sur le problème de la formation des om-
bres, par rapport aux élèves qui ont suivi des activités traditionnelles construites
selon un cadre empiriste. Le contrôle de nos hypothèses opérationnelles dans les
trois tâches étudiées semble confirmer le rôle du guidage de l’élève vers une démar-
che de preuve dans la reconstruction de ses représentations spontanées. La compré-
hension du phénomène de la formation de l’ombre serait facilitée par une déstabili-
sation didactique menée sous la forme d’une action cadrée et d’un dialogue dirigé
susceptibles de permettre à l’enfant d’effectuer de nouvelles modélisations et
d’inférer des explications pertinentes des phénomènes physiques observés. D’ail-
leurs, la stabilité des progrès effectués par les élèves du groupe expérimental,
comme elle a été démontrée dans les trois tâches qui ont suivi la phase expérimen-
tale, montre l’assimilation effective du nouveau modèle précurseur sur la notion de
la formation des ombres. Par contre, nous pouvons trouver certains enfants qui ne
réussissent toujours pas à expliquer des phénomènes qui nécessitent la compréhen-
sion de la formation des ombres. En réalité, nous trouvons des enfants qui n’arrivent
pas à acquérir les éléments principaux du modèle précurseur de la formation des
ombres. Quelques analyses qualitatives effectuées dans d’autres recherches sur le
même sujet d’étude ont montré qu’il s’agit d’enfants qui ne contribuent pas suffi-
samment aux interactions et qui ne prennent pas d’initiatives dans les manipulations
des objets réels (Ravanis, 1998 ; Dumas Carré et al., 2003). Ces difficultés aux
niveaux de la communication et de la collaboration pourraient éventuellement ex-
pliquer la persistance des difficultés cognitives.
Notre recherche donne quelques indications sur l’importance de la planifica-
tion d’interventions didactiques ayant comme objectif la déstabilisation et la recons-
truction des représentations des petits élèves. Ainsi nous avons eu la possibilité de
vérifier le rôle positif de l’intervention de l’enseignant et des interactions didacti-
ques qui peuvent conduire aux transformations tant au niveau logique qu’au niveau
des représentations des concepts physiques. Dans le cadre théorique utilisé, inspiré
par les hypothèses de l’interactionnisme social (Vygotski, 1934/1985 ; 1978) et de
la psychologie sociale du développement et du fonctionnement cognitif (Doise &
Mugny, 1981 ; Perret-Clermont, 1986 ; Gilly, 1990) on se limite à un champ com-
mun de références où s’articulent d’une part, les idées piagétiennes sur la construc-
tion de la pensée logique et d’autre part les théories socioconstructivistes qui étu-
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dient la naissance et le développement de l’intelligence comme résultat des facteurs
sociaux.
Dans notre recherche, nous avons privilégié l’étude des situations didacti-
ques menées afin de conduire la pensée des enfants aux transformations nécessaires
à une meilleure compatibilité avec le modèle précurseur. Les résultats quantitatifs
des séances didactiques renforcent l’hypothèse selon laquelle au niveau cognitif
l’efficacité des activités déployées dans le cadre sociocognitif est clairement supé-
rieure par rapport à celle des activités traditionnelles réalisées dans le cadre empi-
riste. En réalité, on a constaté que l’interaction didactique systématique transforme
les paramètres du raisonnement sur lesquels est basée la compréhension d’une no-
tion élémentaire de la physique : la formation des ombres.
Pour cette raison, il nous semble que la comparaison de deux interventions et
subséquemment l’approche des cadres théoriques correspondants pourrait être utile
comme base de référence à la formation des enseignants de l’école maternelle.
C’est-à-dire que du point de vue didactique, nous devons signaler l’importance de la
résistance de représentations naïves de la formation de l’ombre. Ainsi, l’utilisation
de stratégies didactiques fécondes et la valorisation d’arrangements expérimentaux
pertinents paraissent indispensables afin de réorganiser ce type de préconceptions
intuitives et spontanées. Mais il est évident que la valeur éducative des interactions
effectuées (relations de type tutelle et/ou médiation) doit être confirmée non seule-
ment dans des conditions expérimentales d’enseignement en petits groupes, mais
aussi et surtout dans des conditions « normales » de classe scolaire.
Konstantinos RAVANIS
Christina CHARALAMPOPOULOU
Georges BAGAKIS
Université de Patras
Jean Marie BOILEVIN
IUFM Aix-Marseille
UMR ADEF
Abstract : This research project investigates the role that teaching intervention plays
in the destabilization of representations of the concept of formation of shadows of nursery
school pupils. The resistance that this system of representations shows in the attempt to des-
tabilize it has been studied with two groups of children, 5-6 years old. One of the groups (the
experimental) participated in a teaching process which aimed to lead pupils to the construc-
tion of a precursor model ; the second (the control group) followed traditional teaching me-
thods. In all experimental situations that were studied the progress between pre-test and post-
test was significant for the subjects of the experimental group at the level of explanation of
the phenomena of formation of shadows.
Key words : Physics Education, pupils’representations, formation of shadows, didac-
tic strategies, nursery school.
LA FO
RMATION DES OMBRES DANS LA PENSÉE DES ENFANTS DE 5-6 ANS
97
Références Bibliographiques
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