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Reflets et Perspectives, XLIX, 2010/1 — 79
La crise de 2008.
Quel effet de retour
sur la théorie macroéconomique ?
Michel De Vroey
Résumé – Notre article s’interroge sur les répercussions de la crise financière de
2008 sur la théorie macroéconomique. Dans une première partie, nous offrons un
survol de l’histoire de la macroéconomie soulignant la révolution qui s’est produite en
son sein, amenant au remplacement de la macroéconomie keynésienne par la mac-
roéconomie nouvelle classique. Ensuite, nous nous interrogeons sur l’impact que la
crise pourrait avoir sur la pratique théorique des macroéconomistes. La thèse que
nous développons est double. D’une part, la crise révèle les limites de la macroécon-
omie d’équilibre. D’autre part, s’il est probable qu’elle va susciter des travaux visant à
réintégrer des intuitions keynésiennes dans le corpus théorique, il est hautement
improbable qu’un retour pur et simple à la théorie keynésienne se produira.
Mots clés – histoire de la macroéconomie, théorie keynésienne, crise financière.
Classification JEL : B 22, B 40.
Notre objectif dans cet article n’est pas de donner un diagnostic sur les causes de
la crise récente mais de nous pencher sur ses répercussions sur la pratique théo-
rique des macroéconomistes. La crise a-t-elle constitué une remise en cause radi-
cale de celle-ci ? A-t-elle eu, aura-t-elle un impact sur son développement ? Telles
sont les questions auxquelles nous souhaitons apporter des éléments de réponse.
Mais avant de les traiter, il est nécessaire de faire le point sur l’état de la théorie
macroéconomique avant la crise.
UN BREF SURVOL DE L’HISTOIRE
DE LA MACROÉCONOMIE 1
Les économistes formés avant les années 1990, pour établir une césure grossière,
assimilent la macroéconomie avec la Théorie générale de Keynes, le mod èle IS-LM
1 Pour une analyse plus détaillée, le lecteur est renvoyé à De Vroey (2009a).
DOI: 10.3917/rpve.491.0079
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et ses multiples ramifications et les modèles économétriques tels qu’ils ont cul-
miné dans le modèle de Brookings. Leur objet d’intérêt privilégié était le chômage.
Celui-ci était expliqué en termes d’une insuffisance de demande, à laquelle il s’agi-
rait de remédier par des actions de relance sous une forme monétaire ou fiscale.
Certes, depuis Keynes, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et la macroéco-
nomie a évolué sous l’effet des travaux d’une armada de chercheurs. Mais, durant
son premier quart de siècle d’existence, elle est fondamentalement restée keyné-
sienne, en méthode et en esprit. S’il était généralement admis que la macroéco-
nomie faisait preuve d’une moindre rigueur théorique que la microéconomie, cette
faiblesse était compensée, pensaient les macroéconomistes, par le fait que son
dévolu était jeté sur des problèmes ayant une portée politique et un impact supé-
rieurs sur le bien-être des populations. De toute façon, la microéconomie et la
macroéconomie étaient des champs distincts et les membres de l’une ou de
l’autre avaient le tact de ne pas se préoccuper de ce qui se passait dans le jardin
du voisin.
Cet état des choses s’est radicalement modifié dans un mouvement qui s’est
amorcé dans les années 1970 pour graduellement s’imposer et déboucher sur
une véritable révolution méthodologique2. Alors que les premiers jalons de celle-ci
furent le fait de M. Friedman, ses protagonistes ultérieurs, comme R. Lucas,
T. Sargent et R. Barro, ont été des économistes qui, après avoir commencé à tra-
vailler dans le cadre du paradigme keynésien, en sont arrivés à découvrir des
cadavres dans les placards et à estimer qu’une remise à plat radicale s’imposait.
En particulier, la césure de fait séparant la microéconomie et la macroéconomie a
été critiquée et les macroéconomistes keynésiens se sont vus reprocher le manque
de fondement microéconomique de leurs travaux. Lucas a sans doute été l’acteur
principal de cette remise en cause en mettant en doute les fondements du projet
keynésien d’introduire une théorie du chômage involontaire. Selon lui, même si
dans le contexte de la crise des années 1930, il est compréhensible que Keynes ait
eu un tel projet, ex post sa démarche s’est révélée être une fausse piste. Keynes a
eu tort, déclare-t-il, d’abandonner la « discipline d’équilibre », le fait de vouloir
enraciner les phénomènes économiques dans les comportements optimisateurs
dont ils sont issus. En d’autres mots encore, la macroéconomie n’aurait pas dû se
constituer dans un affranchissement par rapport à la microéconomie. Une autre
critique de Lucas, qui eut un grand retentissement, a porté sur le travail des éco-
nomètres keynésiens et a consisté à affirmer, dans la foulée de la critique concep-
tuelle, que leurs modèles étaient incapables de remplir correctement la tâche qui
leur était assignée de comparer les effets de politiques économiques alternatives,
vu précisément leur manque de microfondements. En effet, ces modèles négli-
geaient de prendre en compte la présomption, pourtant forte, que, suite à des
changements de régime économique, les agents économiques modifient leurs
comportements. Dès lors, les conclusions atteintes ne sont pas fiables.
Ces critiques ont eu un impact important, mais étaient, en elles-mêmes, insuf-
fisantes pour engendrer une révolution scientifique. Lucas, en collaboration au
départ avec L. Rapping, ouvrit également des voies nouvelles, mais l’impulsion
2. Cf. De Vroey (2009b).
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principale, venue dans un second temps, a été due à F. Kydland et E. Prescott, les
inventeurs des modèles dits de « cycle réel ». Avec eux, la macroéconomie a pris
pied dans un domaine qui, jusqu’alors, était resté extérieur aux principes néoclas-
siques, l’étude des fluctuations économiques. Auparavant, il était considéré comme
acquis, au moins par les keynésiens, que le cycle était la manifestation d’un dysfonc-
tionnement de l’économie de marché, un phénomène de déséquilibre et qu’en
conséquence, l’État devait intervenir pour le stabiliser. Le modèle de Kydland et
Prescott a pris la piste opposée en analysant les variations conjoncturelles comme
l’effet des changements décisionnels des agents, découlant d’une attitude d’opti-
misation, en réaction à des chocs exogènes, principalement de nature technolo-
gique. Dans le même chef, la macroéconomie a cessé de s’intéresser au problème
du chômage, renvoyant l’étude de celui-ci aux économistes du travail.
Kydland et Prescott ne se sont pas contentés de créer des modèles abstraits.
Leur ambition était de faire un travail empirique et de confronter leur modèle, aussi
abstrait qu’il ait été, aux faits. À cette fin, ils ont étudié l’évolution cyclique des
États-Unis de 1950 à 1975. Ceci a impliqué un travail méthodologique d’une
ampleur titanesque, au terme duquel Kydland et Prescott ont montré qu’effective-
ment leur modèle parvenait à mimer l’évolution réelle sur un bon nombre de varia-
bles significatives. Si les travaux de Kydland et Prescott ont d’abord rencontré une
réaction de large scepticisme, leur méthode a graduellement été adoptée par de
larges pans de la profession et d’innombrables travaux ont visé à l’appliquer et à
l’étendre, avec un succès indéniable. Une des implications de la théorie nouvelle
est que le cycle, étant l’expression d’un comportement optimisateur, n’est plus vu
comme une dysfonction qu’il s’agit de corriger. Plus largement, la notion même de
défaillance du marché cesse de faire partie de la macroéconomie. Bien qu’ultérieu-
rement des résultats plus nuancés aient vu le jour, il reste néanmoins vrai qu’un
renversement radical a eu lieu. Le côté de revanche que ceci a impliqué a été
épinglé par les étiquettes de macroéconomie « nouvelle classique » ou de « macro-
économie néoclassique »3.
Pour les non-initiés, le tableau qui précède peut donner l’impression qu’un
coup de force s’est produit par lequel une approche plausible s’est vue évincer par
une autre approche qui semble être à cent coudées de la réalité. Mais il faut aller
au-delà de cette impression. D’une part, les défauts de la théorie keynésienne que
Lucas a mis en avant ne sont pas des inventions de ce dernier. Ils sont réels, pro-
fonds et n’ont été que peu surmontés. D’autre part, le changement qui s’est pro-
duit s’est accompagné de ce qu’on pourrait appeler du « progrès technologique »,
notamment le recours à des notions mathématiques empruntées aux ingénieurs
qui ont permis de s’engager beaucoup plus sérieusement qu’auparavant dans
l’étude de la dynamique. Une contrepartie de cette évolution est que la compré-
hension de la nouvelle approche implique des préalables mathématiques élevés
alors qu’au contraire, la démarche keynésienne pouvait facilement être appré-
hendée même par les non-initiés.
3. La terminologie qui maintenant prédomine est celle de « modèle d’équilibre général stochastique »
(MEGS), terme dérivé de l’appellation anglaise de “dynamic stochastic general equilibrium model”
(ou modèle DSGE).
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Pour compléter le tableau, deux remarques additionnelles doivent être faites.
La première porte sur le rapport entre théorie et position normative ou idéologique.
De par son objet, la macroéconomie a une dimension normative. Il s’agit en effet in
fine de savoir si un plus grand bien-être social est atteint en laissant les forces de
marché jouer sans entraves ou si, au contraire, des interventions étatiques, princi-
palement de relance, augmentent ce bien-être. Dans un article antérieur, nous
avons construit un curseur des différentes positions possibles à cet égard4. On
trouve à l’un de ses pôles la position de « plein libéralisme » et, à l’autre, la défense
d’une organisation planifiée de l’économie. Entre ces deux extrêmes, plusieurs
nuances de libéralisme économique peuvent être distinguées. Nous avons épinglé
les macroéconomistes keynésiens comme des « libéraux mitigés ». Sans être vrai-
ment à gauche, ils sont quand même réformistes. Comme Keynes, ils croient en la
supériorité du système de marché mais leur adhésion à celui-ci reste mitigée dans
la mesure où ils reconnaissent que des défaillances importantes sont susceptibles
de s’y produire. Par contre, les macroéconomistes de l’école des cycles réels
penchent vers un degré de libéralisme plus accentué. Bien que, comme nous le
verrons, des différences ont surgi entre eux, ils ont en commun d’être opposés aux
politiques de relance de la demande qui caractérise l’approche keynésienne et,
plus généralement, ils voient dans l’État plus un problème qu’une solution.
La seconde remarque porte sur le champ d’application de la macroéconomie
nouvelle. La modélisation de cycle réel peut-elle intégrer dans son champ d’ana-
lyse toutes les variations cycliques, y compris les grandes crises, comme celle des
années 1930, ou n’est-elle valable que pour les fluctuations de moindre ampleur ?
En d’autre termes, s’applique-t-elle autant aux fortes tempêtes qu’aux intempéries
normales ? Vis-à-vis de cette question, un auteur comme Lucas a pris une position
de retrait, affirmant que les grandes crises restent hors de la portée de ces modèles.
Au contraire, Prescott, après avoir été d’accord avec cette vue, a évolué vers
l’affirmation que le nouveau cadre conceptuel est aussi capable d’expliquer les
crises de grande ampleur.
L’IMPACT DE LA CRISE SUR LA THÉORIE
MACROÉCONOMIQUE
Le pouvoir donne de l’assurance. L’adage s’applique aussi aux théories domi-
nantes. Les phrases inaugurales de l’allocation présidentielle de Lucas à l’Ame-
rican Economic Association en 2003 en donnent un exemple frappant :
“Macroeconomics was born as a distinct field in the 1940, as part of the intel-
lectual response to the Great Depression. The term then referred to the body
of knowledge and expertise that we hoped would prevent the recurrence of
that economic disaster. My thesis in this lecture is that macroeconomics in this
original sense has succeeded: its central problem of recession-prevention has
been solved, for all practical purposes and has in fact been solved for many
decades” (Lucas, 2004, p. 1).
4. Cf. De Vroey (2009c).
LA CRISE DE 2008. QUEL EFFET DE RETOUR SUR LA THÉORIE MACROÉCONOMIQUE ?
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La crise présente a porté un démenti cinglant au constat de Lucas et a mis à mal la
macroéconomie régnante. D’une part, celle-ci n’avait accordé que peu d’impor-
tance dans ses modèles au secteur financier. D’autre part, décrire l’évolution récente
en termes d’équilibre et de positions optimisatrices se révèle être une tâche ardue.
Quant aux keynésiens, qui avaient été mis en minorité dans la profession, ils voient la
chance leur sourire à nouveau et remontent au créneau. Plus largement, Keynes re-
devient à la mode alors que le libéralisme connaît un ressac dans l’opinion publique.
Quelle a été la réaction des macroéconomistes tenants du plein libéralisme
face à la crise ? Ont-ils été à Canossa en reconnaissant que la crise a manifesté un
échec du capitalisme et qu’il y a lieu de revoir les positions adoptées quant aux
vertus autorégulatrices du système ? Certains l’ont fait, en particulier R. Posner
(2009a, 2009b), mais cette attitude est restée un point de vue minoritaire.
Notons d’abord qu’une césure s’est produite à l’intérieur de la position de
plein libéralisme entre ceux que nous avons appelé dans notre article mentionné
plus haut “le libéralisme de laissez-faire” et le libéralisme régulé. Leur différence
peut s’appréhender en réfléchissant sur le sens de l’expression d’autorégulation.
Ce terme peut d’abord se rapporter au fonctionnement d’un marché supposé être
concurrentiel. Entendue de cette manière, l’autorégulation signifie qu’un état de
déséquilibre engendre un processus correctif ramenant les résultats des marchés
vers une position d’équilibre. Mais l’autorégulation peut aussi porter sur la stabilité
du cadre institutionnel. L’autorégulation des marchés en ce second sens existe si,
lorsque pour une raison ou l’autre, le marché cessait d’être concurrentiel, un effet
de retour se produirait. En d’autres termes, le système se débarrasserait de lui-
même de ses scories. Les défenseurs du libéralisme de laissez faire croient en la
présence de ce double mécanisme d’autorégulation. Dans cette perspective, ins-
taurer des autorités de contrôle de la concurrence se révèle inutile. Les partisans
du libéralisme régulé sont moins optimistes. Ils admettent la fragilité de la concur-
rence et sont conscients du fait que l’économie de marché requiert des préalables
culturels et institutionnels. En conséquence, ils pensent que l’État doit y jouer un
rôle particulier, celui d’édicter des règles du jeu et d’installer un régime institu-
tionnel adéquat. L’évolution qui s’est produite parmi les macroéconomistes plei-
nement libéraux est un glissement de la première vers la seconde variante, un
changement qui est loin d’être anodin.
Interrogeons-nous ensuite sur le diagnostic établi par les macroéconomistes
de la mouvance cycles réels à propos de la crise. Certes, il y a une reconnaissance
généralisée que des dysfonctions se sont produites. Ce simple constat est déjà en
soi un aveu des limites de leur cadre théorique puisque celui-ci exclut de telles
occurrences. Lucas se voit ainsi récompensé d’avoir pris une attitude plus réservée
que Prescott quant au champ de pertinence de la théorie des cycles.
Enfin, l’atonie idéologique qui caractérisait la macroéconomie dans les années
antérieures a cédé la place à des débats des plus animés. Un des enjeux est de
déterminer qui est le « vilain » de l’affaire. Pour les keynésiens, la crise est la mani-
festation d’un échec de coordination et une absence de régulation adéquate - et
donc une infirmation de l’approche des cycles réels. Les tenants du plein libéralisme
ont, quant à eux, suivi la trace ouverte par Friedman et Schwartz dans leur célèbre
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analyse de la crise des années 1930 aux États-Unis (Friedman et Schwartz, 1963).
Le diagnostic de ceux-ci était que si la Banque centrale américaine, la FED, ne
s’était pas engagée dans une politique monétaire restrictive, une crise boursière et
bancaire relativement banale n’aurait pas dégénéré en une grande dépression.
Dans cette perspective, la cause de la crise n’est pas une défaillance du système
de marché, mais une erreur de politique économique. Le coupable n’est pas le
marché, mais l’État. Les macroéconomistes pleinement libéraux d’aujourd’hui font
le même raisonnement en mettant l’accent sur deux erreurs de politique écono-
mique. La première est la politique de taux d’intérêt menée par la FED. Le taux de
base est resté trop bas trop longtemps. La seconde concerne la politique de
l’administration Clinton en matière de politique de logement. On la critique d’avoir
exercé une pression indue sur les firmes hypothécaires sous son influence, comme
Fannie May, pour qu’elles élargissent leurs prêts à des ménages qui, en d’autres
temps, en auraient été exclus.
Un autre élément de l’attitude adoptée par les pleins libéraux est leur refus
radical d’une politique de relance de la demande, en particulier de politique fiscale.
Autant ils admettent la nécessité de « réparer » le système financier et de mieux le
réguler, autant ils refusent radicalement toute politique d’activation de la demande.
Au contraire, les auteurs keynésiens préconisent une telle politique. Tout en pen-
sant que l’origine de la crise ne réside pas dans une insuffisance de demande glo-
bale, ils estiment néanmoins qu’elle l’a engendrée, de telle sorte que la politique
keynésienne traditionnelle retrouve ses droits. C’est sur ce point que l’opposition
entre macroéconomistes de la mouvance des cycles réels et macroéconomistes
keynésiens est la plus violente, comme l’illustrent par exemple les débats qui ont
mis aux prises R. Barro, d’une part, et P. Krugman de l’autre 5.
Ces débats, qui opposent des ténors de la profession, sont tonitruants, et amu-
sants à suivre. Les positions adoptées sont souvent à l’emporte-pièce, mais ceci est
de bonne guerre vu les enjeux sous-jacents. Derrière les rodomontades, la situation
réelle est toutefois plus complexe et plus subtile. Certes, la théorisation dyna-
mique-stochastique a été affaiblie par la crise, mais ceci ne signifie pas que l’appa-
reillage conceptuel et les méthodes de mesure empirique qui la sous-tendent vont
être balayés. Par ailleurs, il y a une part de bluff dans les déclarations de Krugman,
selon lequel tout se trouve déjà chez Keynes. Si par son souffle, la Théorie générale
est un grand livre, au contenu théorique élevé pour les critères de son temps, son
apport est faible à l’aune de ce qu’on attend aujourd’hui d’une théorie. Penser
qu’en y retournant on pourra refonder la macroéconomie est un leurre.
Ces controverses ne vont pas s’arrêter de sitôt. Elles ont le mérite de nous
rappeler que, depuis Adam Smith, l’enjeu central de la théorie économique, et en
particulier de sa composante macroéconomique, porte sur la question de savoir si
la métaphore de la main invisible est valable. Smith a-t-il eu raison en affirmant que,
par un phénomène de conséquence inattendue, le bien-être social découle de la
recherche par les agents de leur intérêt individuel ? On évoque souvent l’appât du
gain comme cause ultime de la crise, proposition qui ne peut que déboucher sur
des vœux de réarmement moral 6. Smith, quant à lui, était sceptique quant à la
5. Cf. Krugman (2008) et Barro (2009).
LA CRISE DE 2008. QUEL EFFET DE RETOUR SUR LA THÉORIE MACROÉCONOMIQUE ?
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possibilité d’une amélioration de la nature humaine. Sa thèse était plutôt que, quel
que soit l’opprobre émis par le moraliste vis-à-vis de la passion pécuniaire et de la
vanité qui la sous-tend, les comportements qui en dérivent ont des conséquences
économiques positives. Tel est, selon Smith, le secret prodigieux du « système de
liberté », de prendre ces passions comme levier de l’enrichissement de la société
dans son ensemble. À cet égard, la crise présente constitue un défi pour la thèse
de Smith, dans la mesure où elle indique que la main invisible ne parvient pas tou-
jours à jouer son rôle.
Quant à l’historien des théories, pour lui, l’intérêt de la crise réside dans le fait
qu’elle a généré un énorme courant d’air dans un monde intellectuel qui ronron-
nait, qu’elle a réveillé les animosités - ce qui est bien dès lors qu’on est dans un
domaine normatif - et qu’elle va, il l’espère, susciter l’éclosion de nouvelles œuvres
iconoclastes dont on dira, dans quelques décennies, qu’elles peuvent être mises
sur le même pied que celles de Keynes et Lucas.
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pour l’Europe. Une vue peu académique », dans ce numéro.
6. C’est le cas par exemple de l’article de G. Ugeux dans ce numéro.