On désigne aujourd’hui communément sous le terme d’arganeraie un ensemble territorial assez vaste, situé dans le sud ouest marocain, entre l’Atlantique, les dernières montagnes de l’Atlas et les portes du Sahara. Ce territoire s’étend sur près d’un million d’hectares et doit son nom à la présence d’un arbre dont les caractéristiques attirent depuis près de deux décennies chercheurs, développeurs et entrepreneurs de tout poil : l’Arganier (Argania spinosa (L.)). Il assure en effet une variété de biens et services remarquables qui peuvent expliquer en partie cet intérêt : formation d’écosystèmes uniques au monde (seule station mondiale d’arganier), participation importante aux systèmes de production paysans locaux et potentialités de valorisation économique des noix d’argan à travers l’essor international du commerce d’huile d’argan, à fins cosmétiques ou alimentaires. Ce territoire fait donc se croiser et se recroiser enjeux économiques, environnementaux et sociaux.
Des enjeux sociaux d’une part, caractérisés par une pauvreté rurale importante et des indicateurs de développement humain très faibles. Les 4 provinces concernées par la présence de l’écosystème arganeraie se classent ainsi parmi les plus pauvres du royaume, et ce quel que soit l’indicateur considéré (Banque Mondiale, 2004). La région est aussi très faiblement urbanisée et l’essentiel de l’économie rurale repose sur l’exploitation familiale et la complémentarité entre différents ateliers de production : élevage caprin, céréaliculture en sec, exploitation des arganiers. Chacun de ces ateliers dépend de manière plus ou moins forte de l’exploitation de l’arganeraie : fourrage foliaire et parcours sous forêt pour les caprins, labour sous forêt pour la céréaliculture en sec, production de noix et de bois de feu par les arbres (Bourbouze & El Aïch, 2005).
C’est autour de cette dépendance des systèmes de production locaux à l’arganier que se cristallisent en second lieu les enjeux environnementaux. Cette exploitation intensive des arbres mènerait en effet à une dégradation importante de l’écosystème (PNUD, 2003), dont la préservation est présentée comme un enjeu majeur pour au moins deux raisons :
- L’écosystème assure un rempart contre les processus de désertification arrivant du Sud ;
- Il représente la seule station mondiale d’arganier et possède de ce fait même une forte valeur d’existence .
Enfin, la valorisation relativement récente (un peu moins d’une vingtaine d’années) de l’huile d’argan et le succès grandissant de sa commercialisation à l’échelle internationale placent l’ensemble de la zone productrice au centre d’enjeux économiques importants .
Pour tenter d’intégrer la diversité des acteurs et les enjeux qu’ils défendent dans une vision plus globale du territoire, une Réserve de Biosphère a été créée en 1998, sous la tutelle de l’UNESCO.
Au cours des dernières années, la possibilité d’embrasser l’ensemble de ces enjeux par une politique unique de valorisation de la ressource « huile d’argan » a été promue et intégrée par de nombreux acteurs. L’équation est simple, au moins d’un point de vue conceptuel : valoriser sur les marchés internationaux une ressource telle que l’huile d’argan permettrait, par les retombées économiques que cela engendre, d’élever le niveau de vie des populations et de réduire leur dépendance à l’écosystème arganier dans son ensemble ; il en résulterait une diminution de la pression exercée sur les arbres et donc indirectement la possibilité de préserver l’écosystème par des mesures restrictives aux conséquences sociales devenues moindres. L’intérêt économique de la ressource « arganier » constituerait de plus une incitation forte à leur protection par les populations elle mêmes, qui en percevraient les dividendes.
Ce « modèle de développement durable » a l’avantage de rassembler l’ensemble des parties prenantes autour d’une même idée fédératrice : Haut Commissariat aux Eaux et Forêts et à la Lutte Contre la Désertification (en charge de la protection des écosystèmes), projets de développement financés par l’aide publique au développement (Union Européenne, coopération Allemande), entreprises privées de transformation et commercialisation de l’huile d’argan (Absim, etc.). Il est par ailleurs largement encouragé au niveau international, en particulier dans le cadre de la mise en œuvre de la convention sur la diversité biologique (CBD).
Pour autant, sa validité semble pouvoir être discutée au regard de premiers résultats portant d’une part sur les faibles retombées locales du développement de la filière huile d’argan et de l’autre sur le lien entre fonctionnement des systèmes de production et dégradation de l’arganeraie. En effet, les analyses économiques menées par (Lybbert, 2007, Lybbert & al., 2002) montrent que les retombées économiques de la commercialisation à l’échelle internationale sont plus que minimes pour les populations locales. Les nombreuses coopératives féminines créées sous l’impulsion de l’aide publique au développement ont cependant tenté d’infléchir le processus et de permettre à une part plus importante de la plus value de rester sur place. Le principe est relativement simple : permettre aux femmes – car ce sont traditionnellement elles qui sont en charge de la transformation des noix en huile – de s’assurer un revenu décent et éviter que la plus value s’échappe hors de la zone de production, même si les modalités de fonctionnement diffèrent grandement d’une coopérative à l’autre. Dans tous les cas, si les coopératives permettent effectivement d’assurer un meilleur revenu aux femmes que lorsqu’elles travaillent pour une entreprise privée, l’essentiel de la plus value réalisée au long de la filière ne reste pas dans la zone de production et est réalisée à l’aval de la filière (Guyon, 2008).
Par ailleurs, d’un point de vue environnemental, la logique défendue par ce « modèle » peut elle aussi être questionnée. Il postule que la diminution de la dépendance des systèmes de production locaux à l’écosystème « arganeraie » permettrait de limiter sa dégradation, l’action des paysans en étant la principale cause. Or, à l’échelle de l’ensemble de l’aire de répartition de l’arganeraie, les principales pertes nettes (c'est-à-dire la disparition pure et simple des arganiers) se localisent dans la province d’Agadir. Les défrichements y sont la cause non des pratiques paysannes mais bien de l’urbanisation non contrôlée et principalement liée au développement du tourisme de masse autour d’Agadir, et de l’extension des cultures maraîchères sous serre destinées à alimenter le marché européen hivernal en légumes (PNUD, 2003). Par comparaison, la zone de Smimou, caractérisée par une faible urbanisation et une prédominance de l’élevage caprin dans les systèmes de production, a subi au cours des 25 dernières années une perte probablement inférieur à 2 arbres / 1000 ha (Demoulin, 2008).
D’autres études menées à l’échelle des peuplements et à l’aide d’indicateurs de qualité des écosystèmes montrent que les fonctionnalités écologiques des peuplements d’arganiers gérés et exploités par les paysans sont souvent meilleures que celles des peuplements collectifs sous tutelle de l’administration forestière (Tarrier & Benzyane, 2003).
Le modèle de développement durable proposé, faisant de la valorisation économique de l’huile d’argan un levier à la fois du développement socio-économique de la région et de la protection des écosystèmes, souffre donc d’un certain simplisme au regard de la situation étudiée. Nous proposons donc une recherche qui va au contraire chercher à clarifier les paradoxes de ce modèle, en réintroduisant dans l’analyse les rapports de pouvoir et le caractère stratégique du comportement des acteurs et des organisations. Pour ce faire nous proposons de nous appuyer sur une prospective environnementale de territoire (Mermet & Poux, 2002 ; Poux, 2005; Street, 1997). Celle-ci consiste à élaborer des scénarios d’évolution possible du territoire concerné afin d’explorer les tendances lourdes en cours, les inflexions données par certains projets, les germes de changement et les marges de manœuvre possibles, en s’intéressant tant aux évolutions démographiques, sociologiques, économiques, qu’écologiques ou même climatiques.