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Du rasoir d'Ockham et de son usage inadéquat
Dieter Gernert
Technische Universität München
Arcisstrasse 21,
D-80333 München, Germany
Email : t4141ax@mail.lrz-muenchen.de
Traduit de : Journal of Scientific Exploration, vol. 21, n° 1, pp. 135-140, 2007
Résumé :
Le "Rasoir d'Ockham" est un principe méthodologique, dû au philosophe médiéval William
d'Ockham, qui principalement s'opposait à une création injustifiée de nouveaux termes en
philosophie. Ce principe et ses versions ultérieures étant souvent cités dans les discussions sur les
anomalies, il sera discuté ici en détail. Après un bref regard sur les racines historiques, les
principales formulations modernes sont résumées. Il sera montré qu'une demande de "simplicité" ne
peut être soutenue de manière générale. Plutôt, chercher la simplicité à tout prix peut entrer en
conflit avec d'autres essentiels de la méthode scientifique. Le principe d'Ockham - que ce soit dans
sa version d'origine ou modifiée - ne peut aider à une décision rationnelle entre des explications
concurrentes des mêmes faits empiriques. Un usage incorrect du Rasoir d'Ockham ne mène qu'à une
perpétuation et une corroboration de préjudice existant, et ce principe ne devrait pas être utilisé pour
se débarrasser facilement de données ou concepts non bienvenus.
Mots-clés :
Rasoir d'Ockham - anomalies - interprétation erronée de faits empiriques - principe de simplicité -
économie de pensée - perpétuation de préjudice.
L'interprétation erronée de faits empiriques - un schéma récurrent
Dans les discussions sur l'existence ou l'inexistence de classes de phénomènes controversés, sur une
interprétation correcte de données empiriques, mais aussi sur l'adéquation de termes nouvellement
créés à des fins d'explication, un principe est cité de manière persistante généralement connu sous le
nom de "Rasoir d'Ockham". Dans ce qui suit, après un bref aperçu des racines historiques, la portée
et les limitations de ce principe, en particulier sous sa forme moderne, seront explorées.
Parmi les nombreuses dysfonctions de la science, un schéma spécifique sera examiné dans de plus
grands détails. Une proportion significative des erreurs et incompréhensions dans l'histoire de la
science - jusqu'à très récemment - peut être comprise comme une interprétation erronée de faits
empiriques, de deux manières possibles :
* L'acceptation erronée de phénomènes (e.g., rayons N, eau polymérisée, homme de Piltdown).
* Le rejet injustifié de phénomènes (e.g., météorites, foudre en boule, dérive des continents,
rétrotranscriptase).
Le principe d'Ockham - versions d'origine et révisées
William d'Ockham (environ 1280-1349) est considéré comme l'un des philosophes les plus
importants du 14ème siècle. Le Rasoir d'Ockham est un principe méthodologique, en particulier dans
le contexte de questions ontologiques, selon lequel la philosophie et la science devraient supposer
aussi peu d'entités théoriques que possible à des fins de justification, explication, définition, etc. [1].
Il apparaît en deux versions: "Pluralitas non est ponenda sine necessitate" et "Frustra fit per plura,
quod potest fieri per pauciora"; la forme souvent citée "Entia non sunt multiplicanda praeter
necessitatem (sine necessitate)" (les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de nécessaire)
n'existe pas chez Ockham [2] [3].
Le sens d'origine de ce principe ne peut être compris que dans le contexte des débats philosophiques
et théologiques de cette époque, en particulier sur le "problème des universels". Par dessus tout,
Ockham s'oppose aux termes pseudo-explicatoires ou autres termes sans signification ou superflus.
Mais une vision claire de l'intention authentique est bloquée par des modifications ultérieures et des
ré-interprétations non consonantes avec la source primaire. Essentiellement trois schémas de base
des versions ultérieures peuvent être identifiées, qui bien sûr se recouvrent en partie :
* Le principe of parcimonie est le plus proche de la version d'origine en demandant une prudente
discrétion avant de créer de nouveaux termes et concepts.
* Le principe de simplicité (économie de pensée, selon Ernst Mach) vise à ce que les
explications, raisonnements, théories, etc., soient les plus simples possibles.
* Très liée à la dernière est la demande d'une exclusion des hypothèses supplémentaires non-
nécessaires.
Systèmes de termes simples ou suffisants ?
Déjà dans la vie d'Ockham son confrère de l'ordre franciscain, Walter de Chatton, exprima la
contradiction : Si trois choses ne sont pas suffisantes pour vérifier une proposition affirmative sur
des choses, une quatrième doit être ajoutée, et ainsi de suite. Plus tard, d'autres auteurs de manière
semblable défendirent un "principe de plénitude"[4]. Le mathématicien Karl Menger [5] formule
une "loi contre la parcimonie" et démontre que parfois trop de concepts différents sont unis sous un
seul terme (e.g., "variable").
Le besoin d'un système de termes fonctionnel, suffisamment différencié est maintenant
généralement accepté, tout comme l'avertissement à l'encontre de néologismes au-delà d'une mesure
nécessaire. Les stupidités de terminologie interviennent parfois comme un "vocabulaire de show"
dans de nouveaux domaines de science luttant pour une reconnaissance, et comme argot interne à
un groupe motivé par la dynamique de groupe et non la logique scientifique. Toujours non résolus,
cependant, sont des concepts tels que "théorie plus simple" et "hypothèse supplémentaire non
nécessaire".
Le mythe de la simplicité
Le scientifique et l' "inconnu inconnu"
Normalement, une explication devient nécessaire lorsqu'un phénomène surprenant et inattendu est
observé, et une explication doit "do away with this element of surprise"[6]. Bauer [7] conteste la
vision commune que les scientifiques sont ouverts d'esprit et "strive for new cognition and insight".
Par contraste, il affirme que l'ouverture d'esprit au nouveau n'existe que tant que les choses
nouvelles ne sont pas trop nouvelles. Bauer fait une distinction entre le "l'inconnu connu" qui peut
être dérivé de connaissance assurée (et est donc apte à des propositions de recherche), et l' "inconnu
inconnu" auquel on ne peut s'attendre sur la base de l'état de la connaissance. Sur la base de
l'expérience psychologique, Krelle [8] caractérise une limitation de la capacité humaine de
traitement de l'information sous le terme de distorsion conservatrice. Les caractéristiques
particulières et déviantes sont insuffisamment perçues, et les évaluations acceptées auparavant sont
maintenues.
Devient donc compréhensible la raison pour laquelle l'existence des météorites et de la foudre en
boule fut rejeté à l'origine. Le scepticisme face aux témoignages fournis par des profanes [9] induit
une détérioration persistante de la faculté de jugement, de sorte que même des éléments substantiels
et des rapports d'experts - spécimens réels de météorites et analyses chimiques - étaient écartés sous
le même préjudice. Etant habitué à catégoriser les phénomènes selon les schémas conceptuels et
explicatoires habituels, les scientifiques courent facilement le risque d'un piège réductionniste, étant
finalement contents d'une telle catégorisation peu rigoureuse, quand bien même fut elle mauvaise.
Victimes de ce mécanisme caractéristique, les scientifiques ont agi dramatiquement contre leurs
propres intérêts. Nous trouvons le schéma récurrent de la "découverte avant la découverte". Au
moins trois chimistes renommés produisirent de l'oxygène avant Lavoisier, mais le classèrent
incorrectement comme un gaz bien connu. Dans au moins 17 cas un nouvel objet céleste fut signalé
avant d'être finalement reconnu comme une nouvelle planète (Uranus), et des erreurs semblables
eurent lieu avant la "découverte catégorique" de la planète Neptune et des rayons X [10]. En 1995,
deux astronomes américains firent des observations suggérant une planète hors de notre système
solaire, mais ne poursuivirent pas plus loin leur découverte. D'autres astronomes purent donc être
les premiers à publier leur découverte indépendante et déclarer avoir identifié la première planète
extrasolaire [11].
La déformation de proximité - un schéma caractéristique de l'incompréhension
Lorsqu'ils essaient d'interpréter un phénomène, les humains ont toujours le risque de "falling short",
d'adopter des explications proches de leur "individual range of prior experience". Ceci peut être
documenté par une série d'épisodes de l'histoire.
Galilei s'opposa catégoriquement à l'idée que les marées aient quelque chose à voir avec la Lune
(théorie gravitationnelle des marées) et essaya de développer sa propre théorie purement terrestre à
la place [12]. Une explication était aussi hautement désirée à la controverse des météorites. Le
véritable débat commença en 1794 lorsque le physicien allemand Chladni publia un petit livre
défendant la réalité des météorites, et la même année une observation largement publiée eut lieu à
Sienne, en Italie. Mais Chladni et tous les autres défenseurs de la réalité des météorites étaient sous
le feu d'une attaque permanente. Même des universitaires qui étaient au niveau des standards de leur
temps tentèrent de d'arranger des explications pour faire échouer l'idée que des objets pouvaient
tomber du ciel, e.g., que les météorites étaient causées par l'enflammement de long trains de gaz
dans l'atmosphère ou par des ouragans et explosions volcaniques [13].
Le "Nördlinger Ries" est une formation géologique singulière en Bavière (sud de l'Allemagne).
Dans notre compréhension moderne il s'agit d'un cratère d'impact, pratiquement circulaire, avec un
diamètre de 24 km environ. Pendant longtemps le problème de son origine avait intrigué les experts.
Pour ce mystère, aussi, beaucoup d'interprétations terrestres possibles furent envisagées, e.g., un
volcan qui avait disparu dans l'intervalle, une "hypothèse d'explosion", une "théorie de glacier-
broyeur", etc. Ce n'est qu'après 1960 que l'impact d'un objet cosmique ("théorie de météorite") - la
théorie aujourd'hui généralement acceptée - ne fut sérieusement discuté [14].
Ce type récurrent de mauvaise interprétation peut être appelé déformation de proximité.
Symétriquement, il y a aussi une tendance aux "raisonnements tirés par les cheveux",
particulièrement dans certains groupes enclins à vite supposer des origines extraterrestres ou
souterraines.
A la recherche d'un critère de simplicité
Les termes symétriques de "simplicité" et "complexité" sont des notions de perspective: leur
signification dans un cas donné dépend - au-delà de la dépendance de contexte bien connue de toute
signification de mot - du contexte d'application et de la compréhension préalable de celui qui
l'utilise [15]. Dans le cas présent, devrait suffire une mesure comparative qui marque une de deux
explications possibles d'un fait empirique comme "la plus simple". Mais même une telle mesure
comparative n'est faisable que dans les contextes limités d'une science formelle (e.g., comparer
deux formules d'un calcul logique) ; une mesure de complexité provoquera immédiatement des
réserves dès que les relations aux données empiriques entreront en jeu.
Le degré de simplicité d'une équation de courbe peut être définie par le nombre de paramètres
libres: un cercle dans le plan obtient la mesure 3, et une ellipse obtient le nombre 5. Sur la base de
la simplicité nous devrions préférer les orbites planétaires circulaires de Copernic aux ellipses de
Kepler. Simplicité et précision sont des besoins conflictuels. De plus, une mesure de simplicité
dépend d'un schéma prédéfini. Dans une tâche de correspondance de courbe, étant donné un
ensemble de points de mesure, une courbe raisonnable doit être déterminée. Si une tâche fixée
nécessite, dans une première étape, d'exprimer une telle courbe par un polynôme, alors que dans
une seconde étape sin(x), log(x), etc., seront aussi permis, alors cette dernière représentation sera
"plus simple", mais au prix de moyens d'expression plus complexes. D'un autre côté, la réponse la
plus simple - peut-être une ligne droite ou légèrement courbée - n'est pas toujours utile : pour l'effet
Hall quantique, juste les extrema de la courbe sont pertinents. La théorie de la complexité n'aide pas
ici. On trouve dans la littérature diverses définitions de "complexité", chacune adaptée à une
application spécifique ; chacune d'entre elles est liée à sa classe spécifique de constructions
formellement définies, comme des algorithmes ou des séries de signes.
Le problème de décider entre des explications concurrentes à des faits empiriques ne peut être
résolu par des outils formels. Si une procédure neutre avait pu être imaginée, pour évaluer la
question de la foudre en boule toujours controversée il y a des décennies de cela : la foudre en boule
est-elle réelle, ou les signalements de profanes dans leur ensemble ne sont-ils fondés que sur des
illusions ?
Dans une vaste monographie, Mario Bunge [16] révèle les diverses lacunes et limitations d'un
principe de simplicité. En détail il démontre qu'une demande de simplicité (sous quelque facette que
ce soit) entrera en conflit avec d'autres essentiels de la science (comme exemplifié ci-dessus par
conflit entre simplicité et précision). Finalement il parle d'un "culte" ou "mythe de la simplicité".
Concernant le Rasoir d'Ockham, Bunge recommande la prudence : En science, comme chez le
barbier, mieux vaut sortir vivant et barbu que bien rasé et mort [17].
Ce que le principe d'Ockham ne peut pas accomplir
Le principe de simplicité, peu importe dans quelle version, ne contribue pas à la sélection de
théories. Au-delà de cas triviaux, le terme de "simplicité'' reste un terme subjectif. Ce qui est
compatible avec la vision du monde pré-existante de quelqu'un sera considéré simple, clair, logique,
et évident, tandis que ce qui contredit cette vision du monde sera vite rejeté comme une explication
inutilement complexe et une hypothèse supplémentaire insensée. Ainsi, le principe de simplicité
devient un miroir de préjudice, et, pire encore, un miroir déformant, puisque son origine est
camouflée.
Comme exemple, un défenseur du système géocentrique pourrait soutenir : une certaine facilité
dans le calcul des orbites planétaires n'est pas pertinente, parce que nous ne sommes pas obligés
d'adapter notre système de monde aux souhaits de confort des mathématiciens, et l'hypothèse d'une
Terre en mouvement est une hypothèse supplémentaire inutile – et aventureuse - pas du tout étayée
par la perception des sens.
Walach et Schmidt [18] proposent de complémenter le Rasoir d'Ockham par le "canot de sauvetage
de Platon". Ce principe, avec son origine dans l'Académie de Platon, déclare qu'une théorie doit être
suffisamment complète "pour sauver les phénomènes" ; ceci fut déclenché par des anomalies
observées dans le mouvement planétaire.
Notre monde est plus multi-facettes que certains pourraient l'imaginer. Le point critique n'est pas
seulement le fréquemment cité "plus de choses dans le ciel et la terre", mais simplement
l'explication adéquate du matériel en main. D'autres interprétations erronées viendront certainement.
Mais le principe de cet honorable philosophe médiéval ne devrait pas être mal utilisé comme arme
secrète destinée à instiguer le préjudice dans la discussion et à facilement écarter des concepts qui
ne sont pas bienvenus.
Remerciements
L'auteur est reconnaissant à deux referees anonymes. Ce texte est une traduction révisée et étendue
d'un texte allemand imprimé pour le journal Erwägung-Wissen-Ethik, avec l'aimable permission de
Lucius & Lucius Publ. Co., Stuttgart. Très particulièrement l'auteur remercie au traducteur de cette
version française.
1. Gethmann, C. F. (2004): "Ockham's razor", in Mittelstrass (Ed.), Enzyklopädie Philosophie und
Wissenschaftstheorie, vol. 2, pp. 1063-1064. Metzler.
2. Schwemmer, O. (2004): "Ockham", in Mittelstrass (Ed.), Enzyklopädie Philosophie und
Wissenschaftstheorie, vol. 2, pp. 1057-1063. Metzler.
3. Thorbum, W. M. (1918). The myth of Ockham's razor. Mind, 27, 345-353.
4. Maurer, A. (1984): "Ockham's razor and Chatton's anti-razor", Mediaeval Studies, 46, 463-475.
5. Menger, K. (1960): A counterpart of Ockham's razor in pure and applied mathematics.
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6. Kim, J. (1967): "Explanation in science" in Edwards (Ed.): The Encyclopedia of Philosophy,
vol. 3, pp. 159-163. Macmillan, p. 162.
7. Bauer, H. H. (1992): Scientific Literacy and the Myth of the Scientific Method, University of
Illinois Press, pp. 74-76.
8. Krelle, W. (1968). Präferenz- und Entscheidungstheorie. Tübingen: Mohr. pp. 344-347.
9. Westrum, R. (1978): "Science and social intelligence about anomalies: the case of meteorites",
Social Studies of Science, 8, pp. 461-493.
10. Kuhn, T. S. (1962): "Historical structure of scientific discovery", Science, n° 136, pp. 760-764.
11. Schneider, R. U. (1997): Planetenjäger. Die aufregende Entdeckung fremder Welten. Basel:
Birkhäuser.
12. Harris, H. S (1967): "Italian philosophy", in Edwards (Ed.): The Encyclopedia of Philosophy,
vol. 4, pp. 225-234. Macmillan, p. 228.
13. Westrum, R. (1978): "Science and social intelligence about anomalies: the case of meteorites",
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14. Dehm, R. (1969): "Geschichte der Riesforschung", Geologica Bavarica, 61, 25-35.
15. Gernert, D. (2000): "Towards a closed description of observation processes", BioSystems, 54,
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16. Bunge, M. (1963): The Myth of Simplicity, Prentice-Hall.
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18. Walach, H. et Schmidt, S. (2005). Repairing Plato's life boat with Ockham's razor. Journal of
Consciousness Studies, 12 (2), 52-70.